XI LE RETOUR DU BOUC

Vous maintenez votre version des faits

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— Vous maintenez votre version des faits?

Le commissaire divisionnaire Legendre veut bien répéter ladite version, pour que je prenne les mesures de son extravagance et que je puisse y renoncer en toute sérénité.

— S'il faut vous croire, monsieur Malaussène, Mlle Corrençon et vous-même auriez loué un camion pour prendre possession d'une cinémathèque dont elle serait légataire (ce qu'aucun document n'atteste), camion qu'on vous aurait volé (vol enregistré par un policier inexistant) dans la cour d'une auberge (où personne ne vous a vus) pour le cacher sur le lieu même de sa destination afin de vous impliquer dans le double assassinat de M. Bernardin et de son fils, le docteur Matthias Fraenkhel, c'est exact?

Hélas! Le vieux Job, oui… et Matthias… retrouvés morts sous les décombres… avec un autre corps non identifié.

— Un traquenard passablement alambiqué, et qui exige beaucoup de personnel, vous ne trouvez pas?

Si.

Il récapitule tout de même:

— Un voleur de camion, un client postiche pour hurler au vol de sa propre voiture, deux autres hommes pour jouer les policiers, au moins deux autres encore pour piéger la maison… Qui peut vous haïr au point de lever une armée entière contre vous, monsieur Malaussène?

C'est la grande question de ma vie, ça. Qui peut me haïr? Et pourquoi à ce point-là? Qu'est-ce que je vous ai fait?

Le commissaire divisionnaire Legendre ne veut pas croire à tant de haine.

— D'un autre côté, vous connaissiez le docteur Fraenkhel.

D'un autre côté, oui.

— Il était le gynécologue de Mlle Corrençon.

C'est vrai.

— Un ami intime de sa famille.

C'est vrai.

— Vous aviez une absolue confiance en lui.

C'est vrai.

— Après ce qu'il vous a fait, il n'est pas absurde de penser que vous ayez pu souhaiter sa mort.

C'est faux.

— Cela s'appelle un mobile, monsieur Malaussène.

Et ça s'appellera bientôt une erreur judiciaire.

Mais que dire? Que dire quand on est le malheureux détenteur de la vérité vraie? L'homme ne se nourrit pas de vérité, l'homme se nourrit de réponses! Or, Legendre est un homme. Jeunes hommes des générations à venir, écoutez-moi: ne sachez rien, ayez réponse à tout. Dieu est né de cette préférence! Dieu et la Statistique! Dieu et la Statistique sont des réponses qui se portent de mieux en mieux.

— Non, monsieur Malaussène, votre histoire est incroyable.

S'il n'y avait que ça, d'incroyable, dans la vie… Ce bureau, par exemple, l'ex-bureau du divisionnaire Coudrier… Comment peut-on, en si peu de temps, modifier si radicalement le décor d'une pièce? Comment peut-on, en quelques jours, transformer cette mémoire du Premier Empire — pénombre vert et or jalousement close sur la méditation de son hôte — en une pièce à ce point transparente: large baie ouverte sur la ville, blanche moquette et lumière halogène, double porte vitrée derrière laquelle coule le fleuve luisant du couloir, fauteuils translucides qui semblent maintenir le prévenu en suspension dans l'atmosphère, bureau de verre opalin… Qu'a-t-on fait de l'ébène sombre et du velours épinard? de la porte de cuir et du parquet grinçant? de la lampe à rhéostat et du divan Récamier? du buste impérial et de sa cheminée? Où se sont envolées les abeilles? Elisabeth, où êtes-vous? Café, Elisabeth! Un petit café…

— Si mon opinion vous importe, monsieur Malaussène, je vais vous la donner.

Le commissaire divisionnaire Legendre est un gendre sans haine. Sa voix est posée. Il entasse sans préjugé les petits cubes de ses raisonnements. Ses yeux sont fixés sur des ongles nets. Le commissaire Legendre s'applique à être un homme net.

— Je crois en effet que vous avez loué ce camion pour prendre livraison de cette cinémathèque et de ce… «Film Unique» (que nous cherchons toujours parmi les films). Vous l'aviez annoncé, vos amis cinéphiles en témoignent, ce point ne semble pas contestable. Que ces films constituent une sorte d'héritage pour Mlle Corrençon, c'est fort possible aussi. Cela reste à vérifier, mais c'est possible.

Les yeux sur ses mains impeccables, le commissaire Legendre regarde peu. Sa calvitie miroir reflète la conscience du prévenu. On est censé se voir penser dans le crâne du penseur. Il a dû faire craquer plus d'un malfrat, ce miroir!

— Mais il y a autre chose, monsieur Malaussène. Je crois que ni vous ni Mlle Corrençon n'avez supporté l'assassinat — oui, on peut appeler cela un assassinat — de l'enfant que vous attendiez.

Le commissaire est un homme délicat. Il place les silences où il le faut. Et ne les fait pas durer plus qu'il ne se doit.

— C'est à partir d'ici que ma version des faits diffère de la vôtre.

De ces différences négligeables qui remplissent les prisons.

— Une question, d'abord. Mlle Corrençon et vous étiez les seuls à savoir que le docteur Fraenkhel avait trouvé refuge dans le Vercors, auprès de son vieux père. Pourquoi ne pas en avoir averti mes services?

Affaire de culture, monsieur le commissaire… Et d'ailleurs, à l'époque, «vos services» étaient encore ceux de votre beau-père Coudrier.

— C'est là que le bât blesse, monsieur Malaussène. Au lieu d'alerter la police, vous avez pris la décision de vous rendre vous-mêmes sur place et de demander des comptes au docteur, ce qui somme toute est parfaitement compréhensible.

Matthias était bien la dernière personne que je souhaitais rencontrer sur le plateau du Vercors. Mais essayez de glisser cette donnée humaine dans une suite logique. Essayez, pour voir…

— Officiellement, vous partiez donc prendre livraison de ces films et du Film Unique. En réalité, vous alliez interroger le docteur Fraenkhel. Et il y a eu meurtre. Double meurtre. Triple, avec le cadavre non identifié.

Qui es-tu, ô mon autre mort? Quelle surprise me réserves-tu?

LEGENDRE: Qui est cette autre victime, monsieur Malaussène?

MOI: …

LEGENDRE: Nous le saurons tôt ou tard. La médico-légale…

MOI: Julie et moi pensions que la maison était vide.

LEGENDRE: Tout à fait impossible. Un écriteau, retrouvé sur la porte de son bureau, indiquait que M. Bernardin faisait la sieste, et qu'il ne souhaitait pas être dérangé. Or, selon vos propres dires, c'est l'ouverture de cette porte qui a provoqué la première explosion.

MOI: Cet écriteau date de vingt ans.

LEGENDRE: Peut-être, mais M. Bernardin l'avait placé sur sa porte, cet après-midi-là.

MOI: Il l'y plaçait tous les jours.

LEGENDRE: Dans une maison où il vivait seul depuis la mort de sa femme? Peu probable.

MOI: C'était en souvenir du temps où il y avait des enfants dans la maison.

LEGENDRE: Monsieur Malaussène… On a retrouvé Job Bernardin carbonisé dans son bureau, assis dans son fauteuil, le crâne défoncé, face à sa cheminée, et l'écriteau sur la partie de sa porte qui n'a pas brûlé.

MOI: Si Julie n'a pas vu le vieux Job, c'est que le fauteuil devait tourner le dos à la porte.

LEGENDRE: Malheureusement, l'évasion de Mlle Corrençon ne nous a pas permis de l'interroger.

*
L'ÉVASION DE JULIE

Roulement de nuages et de tambours. Le ciel bleu soudain couleur d'asphalte. Une colère du Vercors. Instantanée. Une de ses fureurs estivales, qu'il joue rideau fermé. La foudre perpendiculaire et le grêlon horizontal. Bombardement. Le ciel explose. La terre encaisse. La voiture de la brigade criminelle, venue nous chercher de Valence, Julie et moi, prise dans la tourmente. Humeur des deux flics: c'est Beyrouth! C'est Sarajevo! C'est le Vercors. La dernière fois c'était pareil! On vient tranquillement se balader, en famille, tu vois, on vient aux myrtilles et ça finit en opération survie. Putain de Vercors! On va péter le pare-brise si ça continue. L'essuie-glace gauche a morflé. Tu vois le croisement? Fais gaffe, là, devant, devant… Devant! Ça vient vers nous! Freiiiiine! Jusqu'au choc. Mou, le choc. Lourd et mou. Merde! Qu'est-ce que c'est? Du foin! Une avalanche de bottes rondes qui déboulent du haut de la côte. Putain de Dieu! Sémaphore du paysan à la vitre de la voiture: pas ma faute, un éclair! Le cul qui a lâché dans la montée. La foudre, oui, sur le verrouillage. Pas trop affolé, le paysan. Vertical sous l'orage. Une belle gueule burinée aux grêlons. Visage familier. Je ne dirai pas qui. Je l'aurais bien embrassé, mais… menottes. Menottes accrochées à la portière. Dangereux criminel, Malaussène! Pas de menottes pour Julie. Poignets brûlés. Juste un mastard à côté d'elle. Bouge seulement, ma pouliche… Pauvre mastard. Connaît pas Julie. Son estomac digère mal le coude de la pouliche et sa nuque couine sous le tranchant de sa main. Portière ouverte, bond de Julie dans les fourrés. Course de Julie vers la liberté. Eclair, tonnerre, splendide! Merde! L'autre flic, à côté de moi qui dégaine. Merde! Merde! Ne tirez pas! Mon pied dans ses côtes. Coup de feu dans les arbres. Cours, Julie! Coup de crosse sur ma gueule. Rideau.

*
SYNTHÈSE IRRÉFUTABLE
DANS UN BUREAU TRANSPARENT

COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE LEGENDRE: Voilà ce qui s'est passé, monsieur Malaussène. Mlle Corrençon et vous-même vous êtes officiellement rendus dans le Vercors pour prendre possession de cette cinémathèque et de ce Film Unique. Votre but réel était de retrouver le docteur Fraenkhel afin de l'interroger. Vous l'avez fait. La conversation a mal tourné. Il y a eu mort d'homme. Deux témoins gênants — ou deux personnes que vous estimiez complices du médecin — ont subi le même sort que lui: son père et un inconnu. Affolés, vous avez maquillé l'affaire en attentat à l'explosif. Vous avez vous-mêmes dissimulé votre camion dans la forêt de Loscence. Vous avez tenté de vous faire passer pour les victimes d'un traquenard.

BENJAMIN MALAUSSENE: Mais enfin, bon Dieu, qui aurait pu croire un truc pareil?

LEGENDRE: Précisément, monsieur Malaussène. Pour que votre thèse fût crédible, il fallait qu'elle fût difficile à croire. Vous êtes allés jusqu'à laisser traîner dans le camion des éléments qui vous accusaient davantage: un bâton de dynamite et un système de mise à feu. Mlle Corrençon connaissait bien cet explosif. C'est celui que tous les spéléologues de la région utilisent pour élargir les boyaux des grottes.

MOI: Pourquoi aurions-nous fait ça?

Lui: Je vous l'ai dit, monsieur Malaussène. Vous avez accumulé les signes de votre culpabilité pour donner à penser que d'autres les avaient semés. Vous avez spéculé sur le raisonnement suivant: la police ne croira jamais que deux assassins puissent être si maladroits dans la dissimulation de leur crime. En revanche, quelqu'un qui chercherait à leur faire porter le chapeau ne s'y prendrait pas autrement.

MOI: …

LUI: A dire vrai, c'était intelligemment pensé.

MOI: …

LUI: Et d'une certaine façon, cette comédie plaide en votre faveur.

MOI: …?

LUI: Mais si! Elle exclut la préméditation. Il n'y a que l'affolement pour vous avoir acculés à une pareille mise en scène. Vous n'êtes donc pas venus pour tuer le docteur Fraenkhel. Mais vous avez monté ce scénario parce que vous l'avez tué.

MOI: …

LUI: …

MOI: Mais… la jeune fille de l'auberge? L'étudiante? Elle sait bien, elle, que nous y avons passé la nuit et que notre camion a été volé!

LUI: L'étudiante disparue… C'est une bonne question, en effet.

MOI: …

LUI: …

MOI: …

LUI: Vous ne seriez pas redescendus pour l'éliminer, tout de même? Pour supprimer ce témoin?

MOI: …!

LUI: Si c'était le cas, cela changerait les données du problème, évidemment.

MOI: …!!

LUI: Eh oui! Sur ce meurtre, au moins, la préméditation ne ferait aucun doute. Mais vous n'avez pas fait ça, n'est-ce pas? Vous n'êtes pas allés jusque-là?

*

On peut se tirer de toutes les situations. On a vu des nageurs imprudents ressortir vivants du garde-manger où les avait entraînés un crocodile en maraude. Si, on a vu ça! Au Cameroun! En Floride! On a vu des parachutistes distraits sauter sans parachute et mourir dans leur lit. Chaque jour des taulards réussissent à s'évader de prison et des promoteurs immobiliers à ne pas y entrer. On a même vu des assurés arriver à se faire rembourser. Mais personne, jamais, n'est sorti indemne des mains d'un gendre acharné à s'émanciper de son beau-père. C'est ce qui m'est apparu clairement lorsque le divisionnaire Legendre a enfin levé sur moi son regard franc.

— Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, monsieur Malaussène.

Je n'ai pas compris, d'abord. Mais il a vite allumé ma chandelle.

— Mon prédécesseur se serait emparé de ce faisceau de présomptions pour démontrer votre innocence. Il prétendait que vous étiez un cas d'école, le déni vivant des apparences. Bouc émissaire. Victime expiatoire. Vous lui aviez vissé cette idée dans la tête. Grâce à vous, il a formé — ou déformé — des générations de policiers. Il leur a inoculé une telle prévention contre les évidences que plus un seul d'entre eux ne serait capable de reconnaître un flagrant délit sur la voie publique. Le virus de la subtilité… Si le coupable paraît à ce point coupable, c'est que, précisément, il est innocent. Cela flatte l'intelligence du flic de base, mais personnellement je récuse ce théorème, monsieur Malaussène. Tout au plus une recette de romancier. Dans la vie, les faits sont des faits, les méfaits des méfaits, et la plupart désignent clairement leur auteur.

J'ai cessé d'écouter Legendre. J'ai soudain compris la métamorphose du bureau. Syndrome du successeur. L'Homme Nouveau est arrivé! Et avec lui, la relève de l'Humanité. Evidemment, ça ne va pas sans casse pour l'humanité relevée: éviction des uns, retraite anticipée des autres, placard, exil, mélancolie, démission… solitude. Solitude. On succède! On efface, on éradique, on s'assied sur le passé, l'œil rivé sur l'avenir. M'est avis que l'ancienne équipe de Coudrier a suivi les meubles à la casse. Mais c'est ainsi: à homme nouveau, politique nouvelle. L'hymne imbécile du successeur. On croit en sa modernité. On ignore que la modernité date de la nuit des temps. Qu'il n'y a pas plus ringard, en fait de tradition. Ma tête à couper qu'on est allé jusqu'à changer la marque des agrafes qui rassembleront les feuilles de mon dossier. Il y croit dur comme fer, à sa nouveauté, le commissaire Legendre. Avec lui, on va voir ce qu'on va voir. Les graphiques placardés au mur en témoignent, classification des délits, répartition géographique, courbes de la criminalité nationale, pourcentages, ce sont les feuilles de la température sociale. Fini, la police à l'estime. On fait dans le scientifique, désormais. «Or il n'y a de science, monsieur Malaussène, que science des faits!» Il croit parler calmement, Legendre, ses lèvres polytechniciennes prennent la mesure de chaque mot, oui, mais derrière le bleu fonctionnaire de ses yeux, c'est un cocotier qu'il secoue. Et avec quelle fureur! Arrête, connard! Arrête, frénétique connard! Ce n'est pas Coudrier qui s'accroche aux branches, là-haut, c'est moi! Il est à la pêche, Coudrier! Il s'en branle, Coudrier! A la pêche! Avec son pote Sanchez! A Malaussène! Le village qui porte mon nom! Il ne met pas sa vie dans son gendre, Coudrier! Il accroche un vermisseau à son hameçon! Une bouteille de rosé au frais dans la rivière…

Et, comme pour confirmer mes pires soupçons, la voix mesurée du divisionnaire Legendre conclut:

— Il va de soi que je n'en fais pas une affaire personnelle, monsieur Malaussène. En ce qui me concerne, vous êtes un prévenu comme un autre. Vos droits sont les droits de tous. Ni plus ni moins. Et votre cas sera examiné méthodiquement et sans passion. S'il y a doute, comptez sur moi pour que ce doute, lui aussi, soit méthodique.

Elisabeth, où êtes-vous? Vous ne m'avez pas entendu, tout à l'heure? Café, Elisabeth! Je vous en prie. Un petit café. C'est bien le moins, quand on vient d'ouvrir sous mes yeux les portes de la perpète.

Mais ce n'est pas Elisabeth qui s'annonce à l'interphone, et ce n'est pas Elisabeth qui profile sa silhouette dans la porte de verre. Encore un miracle de l'Homme Nouveau: la métamorphose d'une antique et protectrice bonne de curé en une secrétaire toute neuve qui n'a rien d'autre à offrir qu'un sourire nerveux sur une compétence à jupe courte.

Et ce n'est pas une tasse de café qu'elle tient à la main.

C'est un fax.

Qu'elle pose en minaudant sur le bureau.

— Merci, mademoiselle.

Si transparent, le bureau du divisionnaire Legendre, que mademoiselle semble sortir en traversant les murs.

Un fax.

Le temps de le lire.

— Voilà qui devrait vous intéresser, monsieur Malaussène.

Le temps de finir sa lecture.

— L'identité de la troisième victime.

Le temps de relever sur moi un regard neutre.

— «Marie-Hélène Desgranges…», monsieur Malaussène. Ça vous dit quelque chose?

Rien. Par bonheur, ça ne me dit rien.

— Vous en êtes certain?

Rien de rien, désolé. Je ne connais aucune Marie-Hélène Des granges.

— Dix-neuf ans, monsieur Malaussène… étudiante… gardienne de nuit intérimaire dans une auberge où vous prétendez avoir passé la nuit… Dois-je rappeler le nom de l'auberge?

— …

C'est dans mon propre silence que j'ai entendu les dernières rafales de la machine à écrire qui collait les mots au mur depuis le début de l'interrogatoire.

41

Un groupe de touristes japonais, assis dans l'espace, jambes ballant sur le vide… C'est ce que voyait Julie dans le miroir.

— Sors de là, Barnabé!

Seule dans l'appartement parisien de feu le vieux Job, Julie parlait à une armoire à glace.

— Sors de là ou je vais te chercher.

L'armoire lui répondait.

— Tais-toi donc, Juliette, et fais comme moi, regarde le spectacle.

La glace de l'armoire ne renvoyait pas son image, à Julie. La glace de l'armoire lui proposait l'image inversée du téléviseur. Et, dans le téléviseur, ce groupe de Japonais, place du Palais-Royal, assis dans le vide, croisant et décroisant les jambes, se relevant et sautillant au-dessus du sol, grimpant et descendant d'invisibles escaliers sans jamais réussir à toucher terre, pour la plus grande joie de la foule alentour.

Julie n'était pas d'humeur.

— Pour la dernière fois, sors de cette armoire, Barnabé, ou je fous tout en l'air.

— Ecoute le baratin du commentateur, Juliette, et sois sage. C'est de mon art qu'il s'agit, après tout.

Les Japonais en lévitation au-dessus de la place du Palais-Royal s'imposèrent de nouveau à Julie. Malgré tous leurs efforts, ils n'arrivaient décidément pas à atteindre le sol. Ils mimaient le découragement, comme si la pesanteur terrestre leur interdisait, à eux seuls, le plancher des vaches. Tout autour, la place du Palais-Royal, japonaise elle aussi, riait.

Et la voix du commentateur:

— Si les colonnes de Buren ont alimenté la polémique durant le règne du Président-Architecte, nul doute que le regard facétieux de Barnabooth n'inaugure dès aujourd'hui les querelles de demain. Etait-ce de l'art, les pyjamas rayés de Buren? Est-ce de l'art, la disparition de Buren sous le regard de Barnabooth? Une attraction pour touristes, les escamotages de Barnabooth, ou le verdict esthétique d'un vengeur masqué? Une coqueluche passagère, Barnabooth, ou le paroxysme du regard critique? Qui osera créer, désormais, sous cet œil qui efface?

— Qui, je vous le demande? fit en écho la voix ironique de Barnabé dans le secret de l'armoire.

«Et merde, se dit Julie. Ce type massacre sa famille, brûle mes souvenirs d'enfance, nous envoie en taule Benjamin et moi, m'oblige à assommer un flic, me force à m'évader, me plonge dans la clandestinité, et je reste là, comme une conne, à le regarder effacer les colonnes de Buren! A l'écouter ironiser sur les retombées de son art!»

Elle arracha le téléviseur de son socle et le précipita dans l'armoire à glace. Implosion, explosion, fracas divers, éclats lumineux, retombées étincelantes. Fumerolles. Silence, enfin.

Et tête de Julie.

L'armoire était vide.

Mais la voix toujours présente:

— Qu'est-ce que tu as fait, Juliette? Tu as bousillé l'armoire? Tu croyais sérieusement que je t'attendais dans une armoire à glace?

Bouche ouverte, bras pendants.

— Je te tuerai, dit-elle enfin.

— La destruction de Loscence ne te suffit pas? Il faut massacrer aussi le mobilier parisien du vieux Job?

— Je te tuerai.

— C'est bien pour ça que je ne suis pas dans cette armoire.

— Où es-tu?

— Où veux-tu que je sois? Place du Palais-Royal, pardi! C'est du direct, l'émission! L'escamotage des colonnes de Buren exige ma présence, et du doigté. Un gros contrat en perspective, avec les Japonais. Ils sont épatants, ces danseurs, tu ne trouves pas?

— J'en viens, du Palais-Royal!

— Et tu ne m'as pas trouvé, je sais. Juliette, il te faut un émetteur, dehors, si tu veux parler avec moi. Quant à me voir, il n'en est pas question. Renonces-y une fois pour toutes. Personne ne peut me voir. Je ne ferai pas d'exception pour toi, journaliste!

Et ce cri:

— J'y suis arrivé, Juliette! J'y suis arrivé!

Oh, cette voix! Julie n'en finissait pas de reconnaître Barnabé dans cette voix. Moins elle le voyait, plus elle le reconnaissait. Cette voix… un écho à peine déformé d'une très lointaine et criarde voix d'enfant: «J'y arriverai!! Juliette, j'y arriverai!»

*

Il y avait des siècles de cela, un après-midi de leur adolescence, Barnabé l'avait convoquée dans sa chambre.

— Dans ma chambre. A quinze heures pétantes, Juliette. Une petite minute de retard et c'est foutu.

L'heure exacte à laquelle Liesl, Matthias et Job s'enfermaient dans ce qu'ils appelaient pompeusement leur «laboratoire». Barnabé proposait toujours quelque chose à Julie, quand les trois autres se retiraient. Et Julie acceptait toujours.

— Quinze heures pile? Dans ta chambre? D'accord.

Julie et Barnabé avaient réglé leur montre.

— Tu vas voir ce que tu vas voir, Juliette.

En ouvrant la porte de la chambre, Julie avait poussé un cri. La porte donnait sur le vide. Ou sur le néant. La porte était ouverte et il n'y avait rien derrière. Plus de lit, plus de commode, plus de mur, plus de plafond, plus de poutres, plus de sol, plus d'angles, plus de volume, plus de surfaces. Rien. Une opacité blanche. Elle avait battu des bras, elle s'était adossée à la porte refermée — qui avait disparu à son tour. Perte d'équilibre, haut-le-cœur, tout comme dans le noir absolu de leurs grottes. Elle s'était laissée glisser sur ses talons. Tout en elle était devenu cotonneux, comme si, ouvrant cette porte, c'était en elle qu'elle avait fait le vide, mais un vide saturé de ouate, un néant irrespirable. Elle cherchait son souffle, le cœur au bord des lèvres.

La surprise passée, elle l'avait vu enfin. Quelque part dans cet espace sans espace, en un lieu qu'elle supposa être le coin gauche supérieur de la chambre, elle avait vu le visage de Barnabé. Le visage seul. Comme découpé au rasoir et collé sur une feuille blanche. Un visage aux paupières closes. Sans le corps. Elle aurait aimé détourner les yeux, mais toute cette blancheur la rappelait à ce masque flottant. Sa première pensée avait été pour la fragilité de Barnabé. Dieu que c'est petit, un visage sans rien autour! Et comme c'est ovale! Irréel! Et périssable, pourtant!

Puis un livre ouvert était apparu comme par enchantement devant le visage. Un livre sans doigts pour le tenir. Un livre que Julie reconnut pour être leur passion du moment: le Barnabooth de Valery Larbaud. Et Julie entendit la voix de Barnabé — une voix grêle, privée de corps — lire des vers qu'ils connaissaient tous deux par cœur. Le visage lisait, paupières toujours closes. Mais, derrière ces paupières, Julie voyait nettement les yeux de Barnabé rouler dans le sillage des vers de Barnabooth:

Allez dire à la Honte que je meurs d'amour pour elle;

Je veux me plonger dans l'infamie

Comme dans un lit très doux;

Je veux faire tout ce qui est justement défendu;

Je veux être abreuvé de dérision et de ridicule;

Je veux être le plus ignoble des hommes.

Puis il y eut le pet sec d'un court-circuit et tout un pan de la pièce réapparut dans une odeur de fil brûlé et de cuivre fondu: la fenêtre, le lit, la commode, que camouflaient des draps blancs. Là-haut à gauche, le visage écarquillait les yeux. Le visage disait: «Merde! merde! merde! merde!» Dans la pétarade qui avait suivi, le corps de Barnabé se recomposait par saccades. Pieds, jambes, mains, coudes, épaules remontaient à l'assaut du visage dans une atmosphère de foire mexicaine. Une myriade de minuscules projecteurs explosaient les uns après les autres selon un itinéraire complexe. Et Barnabé apparut finalement tout entier, Pierrot lunaire, suspendu à quelques centimètres du plafond, blanc dans sa chambre blanche — longue chemise de nuit volée à Liesl, pieds et mains gantés de chaussettes qui lui faisaient des pattes de lapin, bonnet de nuit enfoncé jusqu'aux oreilles —, blanche chauve-souris prise dans la toile d'araignée de ses cordes de rappel, le Barnabooth de Valery Larbaud maintenu devant ses yeux par des fils de nylon punaisés au plafond: «Merde, merde, merde, merde, ça n'a même pas tenu une minute!» Et la rigolade compulsive de Julie qui se roulait par terre en frappant le parquet du plat de sa main, et la fureur de Barnabé qui lui jeta le livre à la figure.

— Ma pauvre fille, tu ne seras jamais qu'un cartoon!

Sa fureur et sa résolution, tandis que Valery Larbaud rebondissait contre le mur.

— Un jour, j'y arriverai! Tu verras, j'y arriverai!

*

Il y était arrivé. Il n'était plus que sa voix, désormais. Julie écoutait le cadavre d'une armoire à glace.

— Non, Juliette, je n'ai tué ni mon père, ni mon grand-père! Et je n'ai pas foutu le feu à la maison de Loscence. Et je n'ai pas farci votre camion de preuves accablantes.

— C'était toi, Barnabé! Chaque pièce qui explosait, c'était toi! On a suffisamment élargi de galeries ensemble! Mêmes doses d'explosif, mêmes intervalles.

— Un bon indice, Juliette. Ça prouve qu'il doit y avoir dans cette bande un amateur de spéléo qui connaît son travail.

Un instant elle fut tentée de le croire.

— Ose dire que tu n'y étais pas.

— Pourquoi aurais-je fait ça?

— Tu y étais?

— Par vengeance? C'est la première idée qui t'est venue, hein, Juliette? La vengeance! Barnabé aura assassiné le vieux Job parce que le vieux Job l'a privé de papa, c'est ça? Et pour faire bonne mesure Barnabé a massacré le papa et le reste de la maison.

— Tu y étais, oui ou non?

— La vengeance! C'est toujours la première idée qui vous vient, à vous autres. Mais je ne me venge pas, moi! Barnabooth ne se venge pas! Tu as entendu parler de ma mise en scène d'Hamlet, à New York?

— Ne m'emmerde pas avec Hamlet, Barnabé.

— Un scandale du feu de Dieu. Parce que au lieu de se venger, mon Hamlet n'a qu'un désir: annuler cet univers d'assassins et de tricheurs. Qu'ils disparaissent, tous ces menteurs! Le mensonge et la dissimulation nous transforment en spectres. Le roi, la reine, Polonius, Ophélie elle-même, dissous dans le mensonge social, n'ont pas plus de réalité pour Hamlet que le spectre de son père assassiné. Pourquoi Hamlet vengerait-il un père aussi pourri que l'oncle? Pourquoi Hamlet tuerait-il un oncle aussi spectral que le père?

Julie n'avait plus d'autre solution qu'attendre. Barnabé avait toujours eu ça en commun avec Hamlet, oui: le goût des monologues.

Annuler, Juliette. Pas éliminer, annuler. Effacer les images trompeuses. Tu sais encore ce que les mots veulent dire? J'annule, moi! Je ne tue pas, j'annule! J'ai effacé tout le royaume de Danemark pendant plus de trois actes. Le regard de mon Hamlet annulait tous les personnages. Les acteurs disparaissaient les uns après les autres dès qu'Hamlet posait les yeux sur eux. Trois actes de dialogues flottant dans le vide absolu. Glapissements de la critique, tu penses!

— Barnabé…

— Je ne me venge pas, moi, je ne me mesure pas aux autres, je romps la chaîne! Tu entends? Annuler! Annuler! Tout est là. Et surtout, pas de souvenir! Je ne commémore pas! Je ne suis allé ni à l'enterrement de Liesl ni à celui de Job et de Matthias. Je me suis interdit de commémoration! Je croirai aux commémorations quand les Allemands viendront pleurer nos morts et que nous irons nous agenouiller sur les tombes d'Algérie, quand les Arabes pleureront les Juifs égorgés, et les Juifs les Palestiniens abattus, quand les Amerloques se recueilleront sur les ruines japonaises et que les Nippons demanderont pardon aux dépouilles chinoises et aux femmes coréennes… Alors là, seulement, moi aussi j'irai pleurer les morts…

Il se tut brusquement.

— Bon. Tu veux savoir si j'étais à Loscence?

Elle n'eut même pas le temps d'être surprise.

— J'y étais, Juliette. Je t'avais prévenue que je ne te laisserais pas projeter le Film Unique. Je suis allé chercher la bobine.

— Seul?

— Non. Avec votre Clément. Vous lui aviez flanqué une telle mauvaise conscience, à propos de Cissou la Neige, qu'il ne demandait qu'à se racheter, le pauvre. Il a accepté de m'aider.

— Tu avais besoin d'aide, Barnabé, toi?

— Je ne voulais pas entrer dans la maison de Loscence. Trop de souvenirs… Et ce gosse voulait sauver sa conscience. Quand je lui ai dit que la projection de ce film constituerait un crime autrement grave que l'exposition des tatouages de Cissou, il s'est porté volontaire.

— Alors?

Il y eut une hésitation dans la voix.

— C'était un gosse attachant, Juliette. Il ne vivait que pour le cinéma. Mais vous lui avez flanqué une Ophélie dans les pattes.

— Barnabé, merde! Ne recommence pas avec Hamlet!

— Il me demandait: «Où me conduisez-vous, Barnabooth, chez la Belle ou chez la Bête?»

— Il t'a vu? Tu t'es montré à lui?

— Je te répète que je ne me montre à personne. Non. Deux voitures. Lui devant, moi derrière. Je l'avais équipé. Je lui indiquais le chemin au fur et à mesure.

— Alors?

— «Alors?» «Alors?» «Alors?» Il faudrait que tu t'entendes poser tes questions, Juliette.

— Ne commence pas, Barnabé…

— Ce n'est déjà plus pour sauver ton Malaussène que tu m'interroges… je m'y connais, en arrière-voix… «Alors!» «Alors!» L'obscène appétit du scoop! Vous êtes tous bâtis sur le même modèle, journalistes! Les «comment?» vous intéressent beaucoup plus que les «pourquoi?». Parce que la seule vraie question qui compte, au fond, c'est «combien?», hein? Combien d'exemplaires? Combien d'auditeurs? Combien de collègues sur le coup avant moi? Combien de fois a-t-on traité le même sujet?

— Barnabé, tu les as tués avant ou après l'arrivée de Clément?

Ce coup d'arrêt pour abréger la tirade sur le journalisme. Mais Julie avait dû frapper trop fort. Le silence qui suivit fut presque aussi long qu'une tirade. Elle se retrouvait assise devant une armoire obstinément muette. Elle savait qu'il attendait une nouvelle question et que cette question prolongerait son silence. Il savait qu'elle s'abstiendrait, et dit, finalement:

— Quand Clément est entré dans la maison, il y avait au moins deux personnes à l'intérieur. Un homme et une femme.

«C'est donc ça…», pensa Julie.

— Ils lui ont sauté dessus?

— Pas tout de suite. Ils ne l'ont pas vu tout de suite. Il est allé directement dans le bureau de Job. Je lui avais fait un plan de la maison pour qu'il ne perde pas de temps à s'extasier sur les bibelots. C'est en entrant dans le bureau qu'ils l'ont vu.

Nouveau silence de Barnabooth.

— Vous l'aviez vraiment rempli de honte, ce pauvre gosse.

Et encore:

— Parce qu'il s'est cru obligé de se comporter en héros.

Puis:

— Il a fait illusion un certain temps. Mais les deux autres ont fini par comprendre.

Silence.

— Ils l'ont tué?

— Clément a dû bondir vers la porte. La femme a crié: «Arrête-le!» Il y a eu un choc, et je n'ai plus rien entendu.

— Où étais-tu, toi?

— Derrière, sur la route forestière, tu vois?

— Et qu'est-ce que tu as fait?

— J'ai hésité. J'ai commencé à descendre vers la maison, et je les ai vus sortir. Une grande fille et un gros type. Le type portait Clément sur son épaule. La fille est montée dans une Fiat rouge et le gros type a récupéré la voiture de Clément sur le chemin de Maupas. Cinq minutes après, ils sont passés devant moi. J'ai couru à ma voiture. En sortant des bois ils ont pris à droite, par la route du col de Carri. Je les ai suivis de loin. De trop loin. Parce que quand je suis arrivé au col de la Machine, je n'ai plus vu que la Fiat rouge. Elle démarrait sur les chapeaux de roue. Ils avaient jeté la voiture de Clément du haut de la falaise. Elle doit être encore en bas, dans les bois de la combe Laval.

— Quel genre de voiture?

— Une petite Renault blanche, de location.

— Et ensuite, qu'as-tu fait?

— J'ai descendu le rocher de Laval. J'avais ma corde de rappel dans le coffre.

— Alors?

— Il était mort, Juliette.

Silence.

— Barnabé?

— Oui?

— Je te crois.

BARNABÉ: …

JULIE: Mais, dis-moi…

BARNABÉ: Oui?

JULIE: …

BARNABÉ: Oui, Juliette?

JULIE: Pourquoi n'es-tu pas retourné à Loscence, après? Tu savais que nous allions arriver, non?

BARNABÉ: Je ne savais pas quand.

JULIE: Ça ne valait pas le coup de nous attendre? De nous prévenir? Ou de prévenir la gendarmerie à propos de Clément?

BARNABÉ: Pour qu'ils me collent le meurtre sur le dos? Pas question.

JULIE: Au fond tu as préféré qu'ils nous alpaguent à ta place, c'est ça?

BARNABÉ: Mais non! Je ne pouvais pas savoir que la maison était piégée!

JULIE: Tu veux que je te dise pourquoi tu es remonté à Paris? La vraie raison?

BARNABÉ: …

JULIE: Pour préparer ton exposition, Barnabooth.

BARNABÉ: …

JULIE: La pureté selon Barnabooth. La morale de Barnabooth, l'universel donneur de leçons… Des tueurs occupent la maison du vieux Job, un jeune homme meurt pratiquement sous ses yeux, sa petite sœur d'enfance risque d'être impliquée dans l'affaire… Que fait Barnabooth, celui qui ne se venge pas, celui qui annule et ne commémore jamais, le Barnabooth unique, Barnabooth le pur, Noé sauvé de l'espèce humaine, que fait le nouvel Hamlet en cette triste occurrence? Vous croyez qu'il va s'enquérir de la santé des siens? Ou qu'il se soucie de la sépulture du jeune Clément? Du tout! Il ferme la parenthèse. Il annule… Il remonte à Paris préparer l'escamotage des colonnes de Buren!

BARNABÉ: …

JULIE: Un contrat est un contrat.

BARNABÉ: …

JULIE: Une carrière est une carrière…

BARNABÉ: …

JULIE: Et une pareille manifestation se prépare avec soin.

BARNABÉ: …

JULIE: Pas question de la compromettre en traînant dans un fait divers.

BARNABÉ: …

JULIE: Barnabé, tu m'écoutes?

BARNABÉ: …

JULIE: Quand tu es descendu constater la mort de Clément, tu n'avais qu'une idée en tête.

BARNABÉ: …

JULIE: Récupérer l'émetteur-récepteur. Ne pas laisser de trace.

BARNABÉ: …

JULIE: …

BARNABÉ: …

JULIE: Inutile de te rendre invisible, Barnabooth. On te repère de loin. Tu es la merde la plus puante que la terre ait jamais chiée!

*

«Bon, qu'est-ce que je fais, maintenant?» Julie avait installé un silence d'escamoteur dans les ruines de l'armoire à glace. «Qu'est-ce que je fais?»

Elle jeta un regard autour d'elle. Hormis ses deux visites à Barnabé, elle n'avait jamais mis les pieds dans les bureaux parisiens de Job. Elle n'y reconnut rien de son vieux mentor. Pas la moindre trace de Liesl non plus. Un de ces bureaux élyséens qui ont pour seule fonction de dire la «surface» d'une entreprise. A part le coup du miroir qui ne vous reflète pas, Barnabé s'était bien gardé d'y apporter la moindre touche personnelle. Et l'armoire à glace, désormais, se portait mal. «Bon, je m'en vais», se dit Julie en restant assise.

— Je m'en vais.

Elle se leva enfin.

— Où vas-tu?

L'armoire à glace reprenait du poil de la bête. Julie se dirigea sans répondre vers le couloir de la sortie.

— Ne fais pas l'idiote, Juliette. Reviens et ouvre le faux plancher de l'armoire.

Elle s'arrêta. Elle jeta un coup d'œil incrédule à l'armoire. Le faux plancher?

— Il s'ouvre en glissant ta main par-dessous. Tu trouveras une targette. Ça coulisse. A moins que tu n'aies tout cassé, ça devrait coulisser.

Elle revint sur ses pas et fit ce que l'armoire lui disait. Ça coulissait.

— Prends l'enveloppe.

Une petite enveloppe de papier kraft.

— C'est la conversation entre Clément et ses agresseurs. J'ai tout enregistré.

L'enveloppe contenait un minuscule magnétophone chargé d'une cassette.

— Assieds-toi. Ecoute ça tranquillement. Et tu comprendras pourquoi je suis rentré à Paris.

Julie retourna s'asseoir en face de l'armoire. Tout en sortant le magnétophone de l'enveloppe, elle entendit Barnabé conclure:

— On a volé le film de Job et de Liesl, Juliette.

42

La bande commençait sur une exclamation étouffée:

«Mais c'est la porte du comte Zaroff!»

Aussitôt réprimandée par la voix de Barnabé:

«Ne perdez pas de temps en extase, Clément.»

Dans le hall, pourtant, Clément n'avait pu contenir un deuxième cri d'émerveillement:

«Les poupées de Trnka! C'est ça que vous appelez des bibelots, Barnabooth?»

Furieux chuchods de Barnabé:

«Vous tenez à réveiller la maison? Montez en vitesse, et je ne veux aucun commentaire sur les médaillons de Bergman.»

Clément taquinait Barnabé.

«Je m'intéresse davantage à Renoir qu'à Bergman.

— Montez!»

Julie entendit le poids de Clément sur les marches. Elle imagina l'ascension du garçon vers le bureau du vieux Job, Clément précédé du faisceau de sa lampe torche, follement excité par le caractère cinématographique de la situation. Clément grimpant vers son destin sur l'escalier de La Règle du jeu. Ce qu'il avait dû se raconter! Elle l'entendit murmurer:

«Voilà, j'y suis. C'est le bureau. Avec l'écriteau, pour la sieste.»

Et la réponse agacée de Barnabé:

«Eh bien, entrez, puisque vous y êtes!»

Julie entendit nettement la poignée tourner.

Les chuchotements de Barnabé et de Clément s'étaient faits à peine audibles: orientation dans la jungle du bureau, repérage des trois cachettes possibles. «Non, chuchotait Clément, non, ce n'est pas là. — Bon, essayez la tablette de la cheminée…»

Jusqu'à l'explosion d'une voix de femme:

«Qu'est-ce que vous faites ici?»

Et l'incroyable réflexe de Clément:

«Putain que vous êtes belle! Il m'avait dit que vous étiez belle, mais je ne pensais pas que c'était à ce point-là! Rangez votre arme, vous allez vous blesser.»

Arrêt sur son. Marche arrière. Reprise.

«Putain que vous êtes belle! Il m'avait dit que vous étiez belle, mais je ne pensais pas que c'était à ce point-là! Rangez votre arme, vous allez vous blesser.»

«Incroyable, pensa Julie. Clément avait fait mine de reconnaître cette fille. Réponse instantanée. Sans la moindre surprise.»

Intriguée par ce «il», la fille avait hésité.

«Qui êtes-vous?»

Même jeu de Clément:

«Je ne sais pas si je devrais vous le dire, mais ce sont vos taches de rousseur qu'il aime, surtout.»

Ricanement de la fille.

«Je sais mieux que toi ce qu'il aime, va… Qu'est-ce que tu fous là?»

Encore une réponse instantanée:

«Je viens chercher le film, bien sûr!»

A quelques minutes de sa mort, Clément jouait. Clément jouait à jouer. Clément tournait dans son propre film. Clément Graine d'Huissier s'offrait le rôle de sa vie. Tous les sens aiguisés par le danger, il alignait les répliques plausibles dans un scénario dont il ignorait tout. Ce faisant, il communiquait à Barnabé le plus grand nombre d'informations possible. Il décrivait son interlocutrice!

«Vous boitez? Vous vous êtes fait mal au genou? Il ne m'a pas dit que vous boitiez.

— Le film est parti avant-hier.

— Parti, mais pas arrivé. Alors me voilà.

— Comment ça, pas arrivé? Cazo est remonté avec, avant-hier.»

Stop. Marche arrière:

«Cazo est remonté avec, avant-hier.»

La suite. Durcissement du ton chez Clément:

«Alors, pourquoi êtes-vous encore ici? Si le film est parti, vous devriez être rentrée. On vous attend là-bas! Vous ne seriez pas en train de nous doubler, des fois?»

Incroyable!

«C'est nos affaires à nous. Ça ne regarde pas le Roi, ça.»

Arrière!

«Ça ne regarde pas le Roi, ça.»

«… pas le Roi, ça.»

Puis, une voix d'homme, soudain:

«Avec qui tu parles?»

Voix de Clément, troublé, tout à coup:

«Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?»

Voix de l'homme:

«Tu es dans le coup, toi?»

Voix de la femme:

«Paraît que Cazo n'est pas arrivé.»

Enchaînement immédiat de Clément:

«Le Roi m'a envoyé chercher le film.»

Stop! Stop! Arrière! Reprise! Reprise!

«Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

— Tu es dans le coup, toi?»

Encore!

«Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?»

Il le connaît. Clément connaît ce type!

«Tu es dans le coup, toi?»

Et le type reconnaît Clément.

«Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?»

Clément le connaît, mais pas suffisamment pour se rappeler son nom.

Voix de la fille:

«Paraît que Cazo n'est pas arrivé.»

Enchaînement immédiat de Clément:

«Le Roi m'a envoyé chercher le film.»

Mais le trouble perceptible dans sa voix. Il ne s'attendait pas à trouver cet homme ici. Or, si on l'avait envoyé chercher le film, il aurait dû savoir que ce type était là. Ce que l'autre a compris aussitôt.

Voix de l'homme:

«Ah! oui? Avec une lampe torche? Et sans nous prévenir?»

Voix panique de Clément:

«On croyait que vous étiez partis. C'était prévu comme ça, non?»

Voix de l'homme.

«Prévu par qui?»

Exclamation de Clément:

«Touche-moi, et je balance tout à la fille du Viet!»

Cri de la fille:

«Arrête-le!»

Puis une série de chocs sourds.

Puis le silence.

Puis Julie, penchée, seule sur l'appareil. Dernier retour en arrière.

«Avec qui tu parles?

— Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

— Tu es dans le coup, toi?

— Paraît que Cazo n'est pas arrivé.

— Le Roi m'a envoyé chercher le film.

— Ah! oui? Avec une lampe torche? Et sans nous prévenir?

— On croyait que vous étiez partis. C'était prévu comme ça, non?

— Prévu par qui?

— Touche-moi, et je balance tout à la fille du Viet!

— Arrête-le!»

«La fille du Viet? pensa Julie. Gervaise? Gervaise… Qu'est-ce que Gervaise vient faire là-dedans?»

*

— Juliette? D'après toi, qui est la fille du Viet? Julie se leva.

— Cette fois, il faut que j'y aille, Barnabé.

— Prends un émetteur, il faut que nous puissions parler, dehors. Regarde dans le coussin gauche du canapé, j'en ai préparé un pour toi.

Et, pendant que Juliette s'appareillait:

— Et le Roi? Juliette, qui est ce Roi?

43

Il n'y avait pas trente-six mille rois pour s'intéresser à ce point au travail du vieux Job. Il n'y en avait qu'un et Julie se représentait parfaitement Sa Majesté: rire de bon aloi sur râtelier de porcelaine, chemise ouverte sur toison de blé oxygénée, chaîne, gourmette et chevalière accordées, embrassade franche et propos direct. Quarante années d'idéal trahi décomposées en une flaque de repentir aux pieds de Suzanne: «Je suis le Roi des Morts-Vivants, c'est une affaire entendue, j'ai gâché ma pellicule et n'ai pas pu t'embobiner…» Puis ce cri: «Je veux voir ça, Suzanne! A genoux sur une règle, un dictionnaire sur la tête… il faut que je voie ce film!» Ni Suzanne ni Julie n'avaient évalué l'ampleur de ce besoin. Le Roi voulait voir le Film Unique du vieux Job. A tout prix. Le fantôme d'un cinéphile errait sous ces décombres, il réclamait sa vérité. Suzanne avait éconduit le Roi des Morts-Vivants, et le Roi s'était servi par ses propres moyens. Considérables, les moyens…

Barnabé avait insisté:

— Alors, ce Roi, tu as une idée?

Julie avait échangé l'identité du Roi contre son adresse parisienne, que Barnabé avait dégotée en un tournemain.

Dans le taxi qui conduisait Julie vers le Roi des Morts-Vivants, Barnabé continuait de marchander.

— Et la fille du Viet?

Julie se promenait avec un Barnabooth dans la tête. Le bandeau qui dissimulait ses brûlures et lui faisait un visage aigu de femme-serpent cachait les écouteurs fichés dans ses oreilles. De gigantesques lunettes noires et bombées donnaient un regard de mouche à la femme-serpent.

— La fille du Viet? Connais pas.

Barnabé grésillait de rage.

— Juliette, je t'ai donné l'adresse du Roi.

— Et moi son identité.

— Juliette. Qui est la fille du Viet?

— Barnabé, qu'est-ce que raconte ce film?

— Si je ne veux pas qu'on le voie, ce n'est pas pour le raconter.

— Même à moi?

— Surtout à toi.

— Je ne sais pas qui est la fille du Viet, Barnabé.

— Vous parlez toute seule?

Cette question venait de l'extérieur. Le chauffeur de taxi s'inquiétait dans son rétroviseur.

— Vous parlez seule?

La femme aux yeux de mouche lui fichait vaguement la trouille.

— Je suis folle, répondit Julie.

— Folle comment? demanda le chauffeur de taxi.

— Folle dingue. Un interlocuteur planté dans la tête, précisa Julie.

— Un quoi? demanda le chauffeur de taxi.

— Avec qui parles-tu? demanda Barnabé.

— Un interlocuteur, répéta Julie au chauffeur de taxi. Il me demande avec qui je parle. Comment vous appelez-vous?

— Je m'appelle Raymond.

— Je parle avec Raymond, répondit Julie à Barnabé, en fixant la nuque du chauffeur derrière ses lunettes noires.

— Enfin… on ne parle pas vraiment, corrigea le chauffeur en regardant droit devant lui. On peut pas vraiment dire qu'on parle…

— Qu'est-ce que c'est, «parler vraiment»? demanda Julie avec une pointe d'agressivité.

— C'est à moi que tu poses cette question? demanda Barnabé.

— Toi, Hamlet, on t'a pas sonné! répondit Julie. Couché, ou je t'annule!

Le chauffeur, qui espérait promener un peu cette touriste enturbannée, changea de cap et coupa au plus court.

*

En descendant devant chez lui — un hôtel platement particulier de l'avenue Henri-Martin — Julie sut qu'elle n'aurait plus jamais l'occasion de parler au Roi des Morts-Vivants. Elle repéra immédiatement les journalistes disséminés parmi la foule. Elle sut pourquoi ils étaient là, leurs appareils et leurs micros en batterie. Et la foule contenue par la police. Et tous ces sanglots rentrés. Ça sentait le décès de star, la mort lucrative. A en juger par ce que Julie entendait, la nécro de l'acteur-producteur devait être prête de longue date.

— Avec ce qu'il picolait, ça devait arriver.

— Il a même tenu longtemps.

— Une sorte de record.

— Paraît qu'il ne se lavait plus depuis sept ans.

— Oh?

— Je te jure. Talqué, parfumé, bronzé par-dessus la crasse.

— Un vrai roi, en somme.

— Des oripeaux de nabab sur une peau de clodo.

— C'était dans sa dernière interview, ça… oui: la tentation de la cloche.

— Bon, alors, il est mort ou pas, finalement?

— Il est perdu. Sauf complications.

— «Il est perdu, sauf complications.» Flers et Caillavet, cette réplique: L'Habit vert.

— Bravo, Jeannot!

Julie, qui avait annulé Barnabé, promenait ses oreilles et ses yeux. Le Roi se mourait à l'Hôpital américain de Neuilly. De quoi était-il atteint? Nul ne le savait. Hospitalisé d'urgence. Un grand secret qui avait tenu une nuit entière. Il était peut-être déjà mort. On attendait son corps d'une minute à l'autre.

— Quelle que soit la maladie qui l'emporte, c'est une étoile qu'elle nous enlève, oui, c'est une étoile qui s'éteint… et la foule assemblée

Le type qui murmurait ça dans son micro avec les derniers accents de la compassion tenait un pain au chocolat dans l'autre main.

Julie rebrancha Barnabé.

— Barnabooth?

— Qui est la fille du Viet? demanda Barnabé.

— La question n'est plus là, Barnabé, le Roi se meurt.

Elle décrivit la foule devant chez le Roi, répéta les propos entendus.

— La boîte de Pandore, commenta Barnabé. Il a vu le film et il en est mort.

«Non, Barnabé, pensa Julie, je ne te demanderai pas une deuxième fois ce que contient cette bobine pour laquelle on s'étripe.»

— J'y vais, dit-elle, j'entre. Je vais voir ça de plus près. Je te rebrancherai plus tard.

— Inutile, je suis là.

Elle sursauta.

— Quoi?

— Je suis là. Près de toi.

Elle ne put empêcher ses yeux de le chercher dans la foule.

— Ton imperméable te va très bien, Juliette.

— Je te rends ton jouet, Barnabooth.

Elle arracha les écouteurs et jeta le minuscule boîtier dans une poubelle. Elle respira profondément, serra autour de sa taille la ceinture de son imperméable mastic, releva son col, mouilla son doigt, macula ses joues de rimmel, gonfla ses lèvres de chagrin, arrima ses lunettes sous son turban, et ainsi travestie en photo inconsolable entreprit la traversée de la foule. Les appareils des confrères ne s'y trompèrent pas. Cela crépitait sur son passage. Elle avançait, le cou rentré, la tête basse, mais les hanches expressives. On s'effaçait devant elle. La police fit comme tout le monde.

Dans le hall, un maître d'hôtel voulut la «défaire». Elle lui opposa un refus convulsif et marcha droit devant. D'une silencieuse glissade, le maître d'hôtel atteignit avant elle une porte monumentale qu'il ouvrit toute grande.

Le gotha se retourna. Comme les veuves inconsolables ne manquaient pas, les regards lâchèrent aussitôt Julie et les conversations reprirent, chacun regardant par-dessus l'épaule de chacun en quête d'un interlocuteur plus rentable. Regards fuyants, regards lointains, regards en coin, regards avides, Julie glissait entre les yeux du cinématographe. Elle cherchait. Elle trouva. Suzanne, d'abord. Seule, près d'une fenêtre, fagotée comme l'as de pique, l'œil perdu dans le jardin, lourde d'un vrai chagrin, mais qui se serait transformé en rire clair si on avait eu l'indécence de le débusquer. Suzanne… Bon, Suzanne est là. Julie lui en fut reconnaissante. Un peu de chaleur dans cet été glacial. Elle poursuivit ses recherches. Et, loin devant elle, au bout d'une diagonale de parquet luisant, ses yeux tombèrent sur Ronald de Florentis. Tel qu'à l'hôpital Saint-Louis, au chevet de Liesl: crinière léonine, carrure de Zeus, mais assis sur une bergère, tout de même. Vieil homme. Quel âge peut-il avoir? Même génération que Job? Mais toujours aux affaires, lui. Bon, j'y vais. Parvenue à la hauteur du vieux producteur, Julie le contourna. Elle se pencha sur son oreille.

— Ronald?

Il eut un sursaut d'endormi.

— Qui est-ce?

Vieil homme, oui. Il dormait bel et bien.

— C'est moi, Ronald, c'est Juliette.

Il se retourna, incrédule.

— Juliette? La filleule de Job?

— C'est moi, oui.

— Qu'est-ce que tu fais là, ma petite Juliette? Des semaines que la police te cherche partout!

— Je sais, Ronald, je sais. Et ce n'est pas moi qui ai tué Job. Je peux vous parler cinq minutes?

— Bien sûr! Bien sûr!

— Seul, Ronald.

Geste d'impatience.

— Je n'ai jamais parlé ni couché avec deux personnes à la fois.

Le secret de sa carrière.

— Ronald… de quoi le Roi est-il mort?

— Impossible à savoir.

— Comment ça, impossible?

— Sa femme l'a retrouvé ici, hier soir, dans un certain état. Elle a aussitôt appelé l'Hôpital américain.

— Dans un certain état?

— Elle était horrifiée. Muette d'horreur. On a dû l'endormir. Et silence total de l'hôpital sur le sujet.

— Meurtre?

— Non. Le médecin a délivré le permis d'inhumer. Il est mort il y a deux heures. Tu vois, on attend le corps.

— Suicide?

— Non plus.

— Vous l'aviez vu récemment?

— Chaque jour de la semaine jusqu'à mardi soir.

— Vous prépariez quelque chose?

— Un achat et une diffusion. Difficile à monter. Compliqué. Ça m'a épuisé. Un machin international. Tout le monde est dans le coup. Les Américains, les Japonais, l'Europe… Un événement mondial. Une exception culturelle pour tous. L'œuvre des œuvres.

— Vous pouvez m'en dire davantage?

Un grand garçon s'était avancé, une coupe à la main, où dansaient des bulles médicamenteuses. Ronald le cloua sur place.

— Je parle.

Le grand garçon disparut. Un secrétaire escamotable.

Ronald regarda Julie.

— Tu savais que Job faisait un film depuis la nuit des temps?

«O bon Dieu…», pensa Julie. Qui répondit:

— Bien sûr!

Colère de Ronald:

— Bien sûr! Comment ça, bien sûr? Je ne le savais pas, moi!

— Il n'y avait que la famille, je crois…

— La famille! Soixante-quinze ans d'amitié, ça ne vaut pas toutes les familles, peut-être?

Quelques têtes se retournèrent. Le regard du lion les remit à l'endroit.

— Quel rapport avec le Roi? demanda Julie.

— C'est le film de Job qu'il nous a vendu.

«Et voilà, pensa Julie. Voilà…» Elle hasarda la question suivante.

— Avec l'accord de Job?

Ronald de Florentis la regarda comme si elle était tombée de la lune.

— Evidemment, avec son accord. Un contrat de deux cents pages. Verrouillé par tous les bouts. Tu connaissais Job!

«Justement, pensa Julie, je connaissais Job.»

— Qu'est-ce que ça raconte, ce film? demanda-t-elle d'une voix détachée.

— C'est ce que personne ne peut savoir jusqu'à l'heure de sa diffusion, coupa Ronald. Personne, c'est dans le contrat, justement. Le secret, ici, est le nerf de la promotion. Si l'on veut que tout le monde le voie, il faut d'abord que personne ne sache.

— Pourquoi achetez-vous à prix d'or un film dont personne ou presque ne sait rien?

— Avant de venir me trouver, le Roi a démarché. Trois ou quatre décideurs l'ont vu. Sur le terrain, ce sont ces quatre-là qui comptent.

— Vous en faites partie?

— Non, moi je ne suis qu'un intermédiaire. Je boucle le financement avec les éléments qu'on veut bien me donner, c'est tout. Et crois-moi, ce n'est pas la curiosité qui me manque. Un ami de soixante-quinze ans! Une œuvre unique! Ne me parler de rien! Ne rien me montrer! Vendre ça à ce…

Mais il se souvint tout à coup qu'il était dans la maison de ce… qu'il attendait le cadavre de ce… Julie eut pitié.

— Vous avez acheté quelque chose que vous n'avez pas vu?

— Par voie de commanditaires, oui. Et pas les moindres. Toutes les vannes de l'argent légal se sont ouvertes d'un coup. Ils veulent en faire l'événement du centenaire.

*

Puis le Roi fit son entrée. Dans un cercueil. Vissé. Qui ressemblait à son autel particulier. On fit la ronde. Suzanne exceptée.

Julie la suivit vers la sortie.

Dehors, elle la suivit de loin.

Pour la dépasser dans l'escalier du métro Pompe.

Et se fouler la cheville devant elle, en poussant un cri de douleur italien.

Suzanne se précipita.

— Comment vont les enfants? demanda Julie entre deux bordées de jurons importés de Rome.

— Julie? murmura Suzanne penchée sur sa cheville.

— Comment vont les enfants? répéta Julie à son oreille.

— Bien, chuchota Suzanne, très bien. Quelqu'un a déposé une cassette chez la mère de Benjamin. On y certifie que vous êtes innocents et qu'on en a la preuve. Ils ne s'en font pas trop. Vous les connaissez…

— Une cassette?

Un autre voyageur se pencha, en se déclarant docteur. A peine eut-il effleuré la cheville de Julie qu'il se releva d'un bond.

Julie hurlait:

— Ma che vvole'sto stronzo? Guarda che me la rompe davvero la caviglia! Aòh!.. A'ncefalitico! Ma vvedi d'anna affanculo! Le mani addosso le metti a quella pompinara de tu' sorella!

Fuite du guérisseur sous la furie romaine.

— Il faut que je voie Gervaise, enchaîna Julie à toute allure.

— C'est facile. Elle nous rend visite de temps en temps. Elle s'est attachée à Verdun, je crois.

— Vous êtes filée, Suzanne.

— Nous le sommes tous. Ils vous cherchent.

— Le prétendu docteur, là…

— C'était un flic?

— Ou un amoureux. Il vous suit depuis dix minutes.

— Mettons que vous m'avez fait rater une occasion.

— Suzanne, il faut que je voie Gervaise. Très vite.

44

Flanquée des inspecteurs Titus et Silistri, Gervaise était occupée à suivre un trousseau de clefs dans le couloir sonore d'une prison pour femmes. Le trousseau se balançait à une hanche de catcheuse.

La catcheuse disait:

— Elle ne parle à personne, jamais. Depuis qu'elle est ici, pas un seul mot.

Les mains de la catcheuse étaient de celles qui accrochent sans peine les bœufs aux portemanteaux.

— Et mauvaise, avec ça.

La catcheuse hochait une tête de buffle.

— Pas d'autre solution que l'isolement.

Gervaise sentait la peur dans le ton de la catcheuse.

*

La nièce avait agressé ses trois codétenues. Un œil crevé, une joue fendue jusqu'à l'os, un bras cassé. Brusquement, sans la moindre raison, et dans un silence de Sphinx. Beaucoup de sang dans la cellule. Pas une seule tache sur son tailleur rose.

Isolement.

— Les types de Legendre n'ont pas pu lui sortir le moindre mot. Après toutes ces semaines, ils ne savent pas encore qui elle est.

Les inspecteurs Titus et Silistri en tiraient ce que Titus appelait «un petit plaisir de placard». Interdits d'interrogatoire par le divisionnaire Legendre, Titus et Silistri avaient passé la main aux machines logiques du nouveau patron. «Interrogatoires méthodiques». Legendre en avait été pour ses frais. Ses inspecteurs revenaient exsangues. Apparemment, la prisonnière ne dormait jamais. Elle avait des yeux d'inquisiteur, mais qui disaient la vanité des interrogatoires, l'équivoque de toute vérité. Le regard de la prisonnière vous renvoyait à vos propres mensonges. Les inspecteurs rentraient avec des cernes et des envies de confession. Ils doutaient — méthodiquement, certes —, mais de leur méthode. En désespoir de cause, le divisionnaire Legendre avait dû se rabattre sur le trio de son beau-père. Une fois de plus Gervaise avait tiré Titus des bras de Tanita, Silistri des draps d'Hélène, et maintenant tous trois suivaient la surveillante-catcheuse sur les dalles d'une prison qui rendaient le son clos de toutes les prisons.

— Tu entends ça? demanda Silistri.

— Quoi, ça? demanda Titus.

— L'écho de nos pas sur ce béton, tu entends?

— J'entends.

— C'est ce bruit qui m'a rendu honnête.

C'était vrai. A sa dernière voiture volée, après lui avoir fichu une raclée durable, le père Beaujeu avait conduit lui-même le petit Silistri en prison. Un ami gardien les avait laissés debout dans un couloir une journée entière. Cissou avait juste dit: «Ecoute.»

*

— C'est ici.

La surveillante désignait la porte de la cellule.

Titus fut le premier à coller son œil au judas. La nièce se tenait assise, égale à elle-même, sur l'arête de son lit, droite, les yeux rivés à la porte, impeccable dans son tailleur rose. La première impression de Titus fut confirmée. Décidément il lui trouvait l'air amidonné de ces pétasses des boutiques de mode qui venaient inspecter le travail de Tanita, sa modiste à lui. Hâlées et blondes, tombées droites dans leurs tailleurs de classe, le bracelet clinquant, la jambe fuselée et le mot sec, elles pontifiaient sur les calicots délicieusement futiles de Tanita, elles s'ingéniaient à changer la légèreté en plomb. Elles exigeaient que le monde ressemblât à leurs permanentes. Plaqué derrière elles, Titus faisait mine de les enculer pendant que Tanita exposait ses dessins en soutenant avec candeur leur regard de marbre.

Silistri voyait autre chose en cette femme assise droit dans l'armure de son tailleur: chasseuse de têtes, chef du personnel, directrice des ressources humaines, froide pourvoyeuse du chômage qui vous dégraisse une entreprise avec autant de sentiment qu'un boucher son gigot. Une de ces tueuses amidonnées qui faisaient dire à Hélène, les soirs de lassitude philosophique: «Tout compte fait, je préfère les femmes battues aux femmes battantes.»

En somme, Titus et Silistri s'accordaient à trouver la nièce parfaitement ordinaire. Chaque époque se fait la norme qu'elle mérite. Et la norme devenait sereinement assassine.

Silistri s'effaça pour laisser la place à Gervaise.

— Non.

Gervaise refusa l'œilleton.

— Ouvrez, dit-elle à la surveillante.

La catcheuse ouvrit. Non sans hésitation, mais elle ouvrit.

— Restez dehors.

Les deux inspecteurs obéirent à Gervaise.

— Fermez derrière moi, dit-elle à la catcheuse. L'œilleton aussi, précisa-t-elle.

*

Outre le lit rivé au mur, la cellule disposait d'un tabouret, rivé au sol, et d'une petite table, rivée à l'autre mur. «Enchaîner les objets c'est emprisonner l'homme», pensa Gervaise. Un bloc de feuilles et un stylo bille avaient été laissés là, à l'intention de la nièce, par les inspecteurs méthodiques du commissaire Legendre. «Au cas où vous préféreriez nous écrire.»

Les feuilles étaient restées vierges.

Gervaise s'assit sur le tabouret.

Ses genoux effleuraient ceux de la nièce.

Gervaise se tut.

Deux éternités.

Ce ne fut pas pour rompre le silence que Gervaise parla enfin. Ce fut juste pour lever le voile qui cachait les mots. Libre aux mots de s'envoler alors, ou de rester au fond.

— Bonjour, Marie-Ange, dit Gervaise.

La nièce ne broncha pas. La révélation de son identité pulvérisait son silence, mais elle accusa bravement le coup.

— Je ne voulais pas penser que c'était toi, dit encore Gervaise, mais quand ils m'ont montré les photos anthropométriques…

A vrai dire, Gervaise ne l'avait pas reconnue immédiatement sur ces photos. Une sensation de banalité absolue, d'abord. Un visage trop semblable aux visages. «On ne peut pas être normal à ce point-là», s'était dit Gervaise. Et elle avait éprouvé le besoin d'emmener un jeu de photos chez elle. Elle les avait regardées une nuit entière sans y trouver rien d'autre que le masque d'une femme d'entreprise. Mais ce masque ne tenait pas à ce visage. Gervaise avait résolu de faire photographier ces photographies. Elle avait fait ce que Thian son père aurait fait à sa place. Elle était allée trouver Clara Malaussène. Gervaise et Clara s'étaient enfermées sous une lampe rouge. Dans les bras de Gervaise, Verdun prêtait aux deux femmes son regard-projecteur. On commença par agrandir la nièce. Agrandissements des yeux, des lèvres, des oreilles, des maxillaires. En vain. Le nez avait été refait, les sourcils épilés, la bouche mangeait volontairement les lèvres. Si ce visage avait un jour été connu de quelqu'un, la nièce s'était acharnée à le rendre méconnaissable. «Et si nous y mettions un peu de flou?» avait suggéré Clara. Gervaise avait jeté un coup d'œil surpris au profil de Clara penché sur son bac. «Flou comme la vérité», disait parfois le divisionnaire Coudrier. «Nous sommes les spécialistes du flou.» Clara avait dilué le visage de la femme. Et voilà qu'en s'estompant dans la lumière du projecteur, le visage avait pris consistance dans le souvenir de Gervaise. Oui, ce fut là, devant cette forme maintenant lointaine et flottante, que Gervaise eut une intuition. Le large et beau visage de Marie-Ange! «Pourrait-on la décoiffer?» avait demandé Gervaise. En quelques aplats de gouache, Clara avait rendu leur liberté aux cheveux de la femme. «Accuser le nez?»… «Epaissir les sourcils?» avait suggéré Gervaise. «Ressortir les lèvres…» «Plus charnues…» Et le souvenir s'était précisé sous le pinceau de Clara. «Marie-Ange… oui.»

En quittant Clara Malaussène, Gervaise avait juste dit: «Faites-moi plaisir, Clara, mangez un peu.» Et, à Verdun: «Je reviendrai bientôt.»

Dehors, Gervaise s'était répété inlassablement la liste des filles mortes, égrenées par le divisionnaire Coudrier: Marie-Ange Courrier, Séverine Albani, Thérèse Barbezien, Melissa Kopt, Annie Belledone et Solange Coutard. Comment les avait-on identifiées?

Pour répondre à cette question, Gervaise était allée trouver son ami Postel-Wagner. Le médecin des morts lui avait offert un demi-litre de café. «Identification habituelle, les empreintes dentaires, le plus souvent… — Et le corps de Marie-Ange Courrier? avait-elle demandé. — Ah! Celle-là, ils ne l'ont pas tuée, ils l'ont complètement détruite. On a retrouvé ses papiers dans ses vêtements. — Ça ne vous a pas paru bizarre? demanda Gervaise. Rendre un corps méconnaissable et laisser traîner ses papiers…» Non, ça n'avait pas éveillé leurs soupçons. «Coudrier a dû mettre ça sur le compte d'un acharnement sadique. Ces cinglés n'ont pas pris de précautions particulières pour dissimuler l'identité des autres victimes, tu sais…» Sur quoi Postel-Wagner avait demandé: «Ça va bien, toi? Je te trouve piètre mine… Passe me voir, à l'occasion, que je te fasse un petit bilan.»

*

Et maintenant, voilà, Gervaise se trouvait seule dans une cellule, assise devant Judas, en quelque sorte: la plus ancienne de ses putes repenties. Le premier disciple. La préférée. Et qui avait massacré les autres, en se faisant passer pour morte.

— Ça n'a pas dû être bien difficile, pour toi, tu connaissais toutes les filles, et tu connaissais leurs tatouages.

Puis Gervaise se tut. Elle n'avait pas envie de poser de questions. Connaissant Marie-Ange, elle imaginait ses réponses. Elle les lisait déjà dans son regard. Elle se souvint d'une autre phrase de Postel-Wagner à propos de la nièce: «Raisonneuse et moraliste comme une paranoïaque, très construite. Tu vois?» Oui, Marie-Ange avait réponse à tout, expliquait tout, justifiait tout. En quelques mots, elle vous faisait une éthique de la prostitution. Elle amusait Gervaise: «La morale est une question de syntaxe, Gervaise, tous nos ministres apprennent ça au berceau. On devrait me refiler le ministère de la Morale.» Aujourd'hui, Gervaise trouvait Marie-Ange moins amusante. Dans les yeux de Marie-Ange, Gervaise lisait les silencieuses réponses aux questions qu'elle ne lui posait pas:

— Je m'en suis sortie, Gervaise! Je suis devenue ce que tu voulais que je devienne. Je me suis «intégrée». Tu voulais que je retourne en médecine, n'est-ce pas? Que je finisse mes études? Que j'accomplisse la volonté paternelle, non? Chirurgien, comme papa! «Soigner l'homme, disais-tu, c'est lui ôter une occasion d'être méchant.» Eh bien, je t'ai écoutée, Gervaise, j'ai soigné, j'ai tranché dans le vif! Chirurgien! J'ai ôté d'un coup toutes les occasions d'être méchant. Grâce à toi! Merci, Gervaise! Pourquoi j'ai fait ça? Mais pour l'amour de l'Art, voyons! Pour l'amour de ton art!

Etc.

La rhétorique du mal. «Ils cherchent toujours à nous mouiller, disait Thian en parlant des vrais criminels. — Ils installent leurs crimes dans notre logique, expliquait le divisionnaire Coudrier. — Ils n'ont pas d'autre solution, convenait Thian: c'est ça ou s'avouer qu'ils sont dingues. — Extraordinaire, à quel point les vrais tueurs se ressemblent dans leur désir de paraître uniques, rêvait le divisionnaire Coudrier. — C'est pour ça qu'on s'emmerde tant en prison», concluait Thian.

— Ce n'est pas bien de m'avoir fait ça, dit tout à coup Marie-Ange.

Gervaise ne comprit pas, d'abord.

Le son de la voix lui était arrivé avant le sens des mots. Marie-Ange et sa fraîche voix de garçonnet.

— Ce n'est vraiment pas gentil, Gervaise.

Le garçonnet avait du chagrin.

— Me faire mettre en prison…

Gervaise ne répondit pas.

— Qu'est-ce que tu veux que je devienne, en prison?

Marie-Ange levait sur elle un regard désemparé.

— Tu crois que c'est une solution, la prison?

Elle s'était penchée vers Gervaise.

— Franchement… hein?

Elle essaya un timide sourire.

— A l'isolement, en plus!

Elle hocha la tête.

— Juste au moment où j'avais trouvé ma voie…

Elle fronça les sourcils.

— Qui est-ce que je vais pouvoir tuer, maintenant?

Elle levait des yeux convaincants.

— Tuer, c'était ma vie, Gervaise! C'est ma vie, tuer. Comprends-moi, bon Dieu. Un peu d'humanité, quoi! Qui veux-tu que je tue, ici?

Gervaise dut changer de tête tout de même, parce que l'autre éclata de rire.

— Ce que tu peux être conne, ma pauvre fille!

C'était vraiment de la gaieté. Un joyeux fou rire. Qui la secouait tout entière. Qui la décoiffait un peu, même.

— Ma pauvre Gervaise! Ce que tu devais te raconter, en me regardant! Tu m'avais mise en carte, hein? Dans tes petits registres perforés! La parano de service qui raisonne tous ses crimes. Qui accuse papa, maman, la société et le système, hein? Mais non, Gervaise, ce n'est pas ça, le meurtre. C'est un métier, pas davantage. Et d'un bon rapport, comme la Charité!

Gervaise demanda:

— A qui vendais-tu les tatouages, Marie-Ange?

Le rire tomba comme il était venu. Ce fut sur un ton de collaboratrice dévouée que Marie-Ange répondit:

— Tu veux le nom du commanditaire ou celui du collectionneur?

— A qui vendais-tu les tatouages?

Marie-Ange eut l'air soulagé.

— Bon, le nom du commanditaire. Ça tombe bien, parce que le collectionneur, lui, je ne le connais pas.

Elle hésita une seconde.

— Tu es sûre que tu veux ce nom, Gervaise? Tu sais, ça ne va pas te faire plaisir.

Gervaise écoutait.

— Ça a déjà dû te flanquer un coup de savoir que c'était moi qui faisais le travail… je suis désolée, vraiment. Tu ne méritais pas ça. Pas toi. Ça me gênait, quelquefois, de penser à toi, pendant le boulot. Je me disais…

Elle s'interrompit.

— Tu veux vraiment savoir à qui je vendais ces tatouages?

Gervaise ne répéta pas sa question.

— Tu es sûre, Gervaise?

Gervaise attendait.

— Il s'appelle Malaussène, répondit enfin Marie-Ange.

Gervaise se tendit.

— Benjamin Malaussène, Gervaise, tu sais? Le saint. Avec sa petite famille, Louna, Thérèse, Clara, Jérémy, le Petit, Verdun, C'Est Un Ange, et ce gros chien dégueulasse, et cette mère qui s'est envoyée en l'air au moins autant que moi, mais à qui, va savoir pourquoi, personne ne le reproche.

Gervaise se taisait. Marie-Ange lui envoya un regard compatissant.

— Je te comprends, Gervaise, ça fait toujours un bruit répugnant, un Jésus qui tombe de sa croix.

Gervaise ne s'expliqua pas d'abord la réaction de tout son corps. Ce fut comme une vague. Cela monta du fond de son être comme un geyser absolument irrépressible, cela jaillit par sa bouche, et le tailleur rose en fut entièrement éclaboussé.

Contre toute attente, Marie-Ange ne fit pas le moindre geste pour se protéger. Ni le corps, ni le visage, ni les cheveux, ni les jambes. Quand Gervaise se redressa enfin, la bouche acide et les yeux brouillés de larmes, l'autre s'était reculée sur sa couchette, et, adossée contre le mur, elle regardait Gervaise de loin. Un regard qui l'englobait tout entière. Ce fut d'une voix vraiment comblée qu'elle dit, finalement, en se léchant les lèvres:

— Et enceinte, par-dessus le marché. Je n'en demandais vraiment pas tant.

45

— Malaussène? fit Silistri. Le Malaussène qu'on connaît?

— Le Malaussène de Belleville? demanda Titus. Avec des mouflets partout? Le Malaussène du Zèbre?

— Malaussène, répéta Gervaise en montant dans la voiture de service.

— Tu crois ça possible?

— Possible ou pas, c'est ce qu'elle dit, c'est ce que Legendre s'empressera de croire, et c'est ce qu'elle répétera à l'instruction.

— Malaussène…, murmura Titus.

Qui ajouta:

— Avec ce Clément Clément qui photographiait les tatouages des pendus, ça ne va pas arranger ses bidons, au Malaussène.

— …

Gervaise se taisait.

Silistri lui jeta un regard en coin.

— Ça t'a flanqué un coup, cette nouvelle, hein?

La gorge acide, le nez en feu, Gervaise ne souhaitait qu'une chose: arriver chez elle.

— C'est pour ça que tu as dégueulé sur son beau tailleur? demanda Titus. Le choc?

— Non.

— Non? Qu'est-ce que c'est alors? Tu es malade, Gervaise?

Les deux hommes la couvaient des yeux. Ils ne supportaient pas l'idée que Gervaise fût malade.

— Je suis enceinte, dit-elle.

*

Titus et Silistri soufflèrent littéralement la porte du tripot. Sous le choc, le videur roula parmi les tables. Les descentes de flics n'étaient pas une coutume à l'As de trèfle. En tout cas, ces deux-là, un Créole et un Tatar qui brandissaient leurs cartes en gueulant le nom de Pescatore, on ne les avait jamais vus.

— Pescatore. Il est là, le nommé Pescatore?

Et Pescatore qui dresse ses deux mètres au ralenti, son costard bien croisé, ses brèmes encore à la main, et qui, en bon indic, fait semblant de ne pas reconnaître les deux flics:

— Qu'est-ce que vous lui voulez, à Pescatore?

— Lui parler d'amour, susurra le Tatar en retroussant ses babines.

— C'est vous, Pescatore? demanda l'Antillais.

— Pour mes amis, quelquefois.

— On vous attend dehors.

— Et si je reste dedans?

— Si tu restes dedans, plus personne ne sort, pépère, fit le Tatar aux yeux bleus. On a un gros cadenas.

*

— Qu'est-ce qui vous prend, de venir me chercher ici? demanda Pescatore, en rejoignant Titus et Silistri dans la rue.

— Tu es chargé? demanda Silistri.

Les trois hommes marchaient à grands pas dans la nuit.

— J'ai ce qu'il faut. Pourquoi? Vous avez besoin d'un coup de main?

— Donne, fit Silistri en claquant des doigts.

— Quoi?

— Donne.

— Aie confiance, ajouta Titus, on ne te le rendra pas.

— Qu'est-ce que j'ai fait?

Pescatore poussa un soupir d'enfant puni en déposant son Smith et Wesson dans la main de Silistri.

— Garde ça au chaud, fit Silistri en confiant Smith et Wesson à Titus.

Puis, poussant Pescatore dans une porte cochère:

— Tes trois soldats qui gardaient Gervaise à l'hosto, quand elle était dans les vapes, t'as confiance en eux?

— Garantis hermétiques! Personne aurait pu entrer dans sa piaule. Pas plus que dans la piaule à Mondine.

Les deux bons mètres de Pescatore se réduisirent à un petit tas sous le poing de Silistri. Quelque chose au foie. Suivi d'une solide migraine. Quand la tête de Pescatore eut fini de résonner, il entendit nettement Silistri lui dire:

— Gervaise est enceinte.

Et Titus conclure:

— On te rendra ton feu quand tu nous amèneras celui qui a fait ça.

*

— Fabio! Emilio! Tristan!

Penchés sur le même billard, les trois barbeaux se demandaient s'il fallait attaquer la rouge par la bande ou la prendre pleine bille avec un léger effet à gauche, quand la voix du patron explosa derrière eux. Il y avait une certaine urgence dans le ton. Ils se retournèrent comme un seul visage. Le poing de Pescatore cueillit les trois mentons en enfilade.

— Gervaise est enceinte!

Ils auraient aimé pouvoir se relever mais les pieds de Pescatore avaient pris le relais.

— Qui a fait ça?

Ils croyaient avoir trouvé refuge sous le billard, et voilà que le billard s'élevait au-dessus de leurs têtes. Pis, le billard menaçait de retomber.

— Qui?

*

De la cellule où elle avait éclos en passant par la gardienne-catcheuse, par les flics de l'entrée et par les chauffeurs de fourgons, la nouvelle sortit de prison et se répandit jusque dans les couloirs de la Maison mère.

— Gervaise est enceinte.

— Arrête.

— Je te jure.

L'auréole des Templiers en fut brutalement oxydée.

— Les Templiers se sont fait la sainte.

— Non?

— Si.

Des rires.

— C'est peut-être la sainte qui s'est farci les Templiers.

Et des coups.

— Répète, connard? Répète-moi ça une seule fois, fils de pute!

— C'était pour causer.

*

Ainsi vont les nouvelles qui nuisent.

Lorsque le professeur Berthold pénétra dans la chambre de Mondine ce soir-là (une Mondine cicatrisée depuis belle lurette, mais devenue indispensable au corps hospitalier), il lui trouva le teint brouillé.

— Qu'est-ce qui chiffonne mon petit Pontormo?

— Gervaise est enceinte.

Ces trois seuls mots. Mais prononcés avec un regard de femme, un de ces rayons ultraviolets qui vous débusquent le mensonge au plus noir de la nuit menteuse.

— C'est toi qu'as fait ça, professeur? demanda Mondine.

— Une patiente endormie! explosa Berthold. J'aurais… moi… une patiente endormie! Putain de merde, Mondine, si c'était pas toi qui me posais cette question, je te jure que je…

— Justement, coupa Mondine, c'est moi. Alors, pas de crise.

Mais l'explosion de Berthold l'avait convaincue.

— En amour, y a pas de morale, professeur, y a que des questions.

Elle plongea sa main dans la tignasse de Berthold. Elle secoua sa grosse tête d'aboyeur.

— Et je suis contente de ta réponse.

Fin de l'épisode. Retour à la fureur.

— Ça ne fait rien, dit-elle sombrement, je le sectionnerai, celui qui a fait ça.

Elle dit encore:

— Gervaise, c'était Gervaise.

*

Rentrée chez elle, le premier mouvement de Gervaise fut pour son répondeur.

— Il y a cinq messages, fit une voix de femme derrière elle.

Gervaise se retourna. La femme se tenait debout dans l'embrasure de sa chambre.

— Je vous ai entendue entrer. Je me suis cachée. Je n'étais pas sûre que ce soit vous.

— Vous êtes Julie? demanda Gervaise.

Julie fit oui de la tête.

— J'avais peur que Suzanne n'arrive pas à vous faire parvenir ma clef, dit Gervaise. Ils sont tellement surveillés, là-bas…

— Elle m'a envoyé Nourdine, le plus jeune garçon des Ben Tayeb.

— Bon, fit Gervaise. On se fait un thé?

Elles s'activèrent en silence dans la cuisine, chacune intimidée d'avoir tant entendu parler de l'autre.

— C'est bien d'être venue, dit Gervaise. Personne n'aura l'idée de vous chercher ici.

— Non, non, je ne reste pas. Trop compromettant pour vous.

Gervaise retint son rire. En fait de compromission, le petit clandestin qui squattait dans son ventre se posait un peu là!

— Ne vous préoccupez pas de mon honneur, Julie. Je vous garde.

Assises devant leur thé, elles résumèrent leurs deux affaires. Julie fit écouter la bande de Clément à Gervaise. Elle lui expliqua que le cri de Clément: «Je balance tout à la fille du Viet» lui semblait une sorte de testament. Clément souhaitait que Gervaise entendît cette bande. Gervaise fut d'avis que la bande innocentait Benjamin. Sur quoi, Gervaise montra les photos de Marie-Ange à Julie.

— Non, nous ne connaissons pas cette femme, ni Benjamin ni moi, dit Julie en lui rendant les photos. Pourquoi?

— Elle prétend que c'est Benjamin qui lui achetait les tatouages.

— Oh, bon Dieu! murmura Julie.

— Vous ne la connaissez pas, mais elle vous connaît, conclut Gervaise. Elle fera tout pour enfoncer Benjamin.

— Oh, bon Dieu! répéta Julie. Mais pour quelle raison?

— C'est ce qu'il nous faudra découvrir, dit Gervaise, et arrêtez de répéter que Dieu est bon, ajouta-t-elle, ça Lui gâte le caractère.

Sur quoi Gervaise se retourna vers le répondeur.

— Qu'est-ce que tu nous racontes, toi?

Le répondeur racontait la même chose que le reste de la ville.

— Il paraît que tu serais enceinte, Gervaise? Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Viens me voir tout de suite, que je t'examine.

*

Une demi-heure plus tard, Gervaise se trouvait étendue sur une table à cadavres fraîchement nettoyée, et son ami Postel-Wagner constatait que oui, elle était bel et bien porteuse d'avenir.

— Tu ne t'en étais pas aperçue, jusqu'ici?

— Un retard de règles à la sortie de l'hôpital, expliqua Gervaise, mais j'ai pensé que c'était le choc… que la machine allait se remettre en route. Elle eut un sourire.

— Le plus drôle, c'est que Thérèse Malaussène me l'avait prédit.

— Quand ça? demanda Postel-Wagner en bourrant sa pipe, avant ou après ton entrée à l'hôpital?

— Avant. La veille de mon accident. Quand je suis allée leur annoncer la mort de Cissou.

Deux ou trois bouffées de réflexion, et Postel demanda:

— Tu y crois, à ces prédictions?

— Je n'y croyais pas, mais il faut bien admettre…

— Rien du tout, Gervaise. Quand Thérèse t'a annoncé ça, tu étais déjà enceinte.

— Ah! non, ça je suis certaine que non.

— Depuis deux mois minimum, confirma le médecin en tirant sur sa pipe.

— Mais j'étais réglée comme une honnête religieuse, et régulière! protesta Gervaise.

— Des hémorragies, que tu as dû prendre pour des règles. Ton enquête t'a beaucoup fatiguée, mine de rien. Trop de nuits blanches, beaucoup d'émotions… Qui as-tu rencontré, il y a trois ou quatre mois?

— Rencontré? demanda Gervaise.

— Avec qui as-tu fait connaissance, si tu préfères? Des nouvelles têtes. D'autres types que ta garde de maquereaux incorruptibles…

Gervaise fronça les sourcils.

— Les deux inspecteurs avec lesquels tu as coincé Marie-Ange, dit-elle enfin.

— Titus et Silistri?

— Oui. Le commissaire Coudrier les avait détachés du grand banditisme pour qu'ils veillent sur moi.

Postel-Wagner hocha une tête navrée.

— Si improbable que ça me paraisse, c'est malgré tout dans cette direction-là qu'il va falloir chercher, Gervaise…

*

Dans la nuit du samedi au dimanche, la porte de l'As de trèfle s'ouvrit de nouveau. Le grand flic antillais était seul, cette fois-ci.

— Pescatore!

Le maquereau suivit une seconde fois le flic à l'extérieur.

— Je te rends ton feu, Pescatore, tes hommes n'y sont pour rien.

*

Le lendemain, aux alentours de treize heures, courses faites, Hélène et Tanita s'asseyaient au bistrot des Envierges.

Elles laissèrent passer un silence gêné après que Nadine eut déposé devant elles leur porto dominical.

— Alors, demanda finalement Hélène, d'après toi, c'est le tien, c'est le mien, ou c'est les deux?

— C'est elle, répondit Tanita la mine sombre.

*

Ce fut le divisionnaire Legendre qui eut le mot de la fin.

— Vous me connaissez, Gervaise, je ne suis pas bégueule. Votre vie privée est votre vie privée. Mais votre… état… suscite une telle fièvre dans les services… tous ces soupçons mutuels… l'efficacité s'en ressent… vous voyez?… la cohésion… c'est indispensable, la cohésion… il ne s'agit pas de prendre des mesures disciplinaires, bien entendu… vous êtes un bon élément… un travail… remarquable… excellent même à bien des égards… mais… je veux dire… la santé de la Maison… enfin… pour être net, si vous me remettiez votre démission, je ne la refuserais pas.

46

«Arrête-le!» crie la fille. Suit une série de chocs sourds. Une lutte brève. Clément ne fait pas le poids. Silence. Le micro a dû être débranché dans la bagarre. Ce qui reste dans ma tête, c'est la haine, dans ce cri de femme: «Arrête-le!» Clément! Clément! Dire que je t'ai imaginé dans cette maison de Loscence comme en ton paradis! Oh! Clément… Le paradis n'est pas un endroit pour mourir!

— Et voilà.

La voix du commissaire divisionnaire Legendre me rappelle à la transparente réalité de son bureau. Il m'observe depuis la fin de la bande. Il voit les larmes dans mes yeux. Il me laisse, pour les sécher, le temps de rembobiner. Claquement. Ejection de la cassette. Que le commissaire divisionnaire Legendre me montre entre deux doigts.

— C'est la confirmation de ce que je vous expliquais la dernière fois, monsieur Malaussène.

Qu'est-ce qu'il m'expliquait, la dernière fois, ce con?

— La crédulité des enquêteurs formés par mon prédécesseur est sans bornes, et votre crédit auprès d'eux sans limite.

Il me regarde. Il a l'air de ne pas en revenir. Il regarde la cassette.

— Cet enregistrement devrait vous innocenter, selon eux.

Ce n'est pas le cas? La mort de Clément ne m'innocente pas? Après tous les efforts qu'il a faits pour permettre l'identification des tueurs? Il est mort pour rien?

Le commissaire divisionnaire Legendre dépose soigneusement la cassette dans un tiroir, croise les mains et m'offre à nouveau l'irréprochable miroir de son crâne.

— Essayons de réfléchir méthodiquement, voulez-vous? Qu'est-ce que nous apprend cette bande magnétique?

Il se ravise aussitôt:

— Ou plutôt non. Procédons par ordre. D'abord ceci: d'où provient cette bande magnétique?

De Barnabé! Au début, on y entend nettement Clément dialoguer avec Barnabé.

— D'un certain Barnabooth. Connaissez-vous ce Barnabooth, monsieur Malaussène?

— De nom.

— Et pour cause. Il se souhaite invisible. Nos services l'ont interrogé en qualité de fils et petit-fils des victimes, et nous n'avons pas eu l'honneur de le voir. Dans notre République amoureuse des Arts, les artistes officiels semblent bénéficier de certains privilèges…

Il laisse l'agacement filer sur un fin sourire.

— Or, ce Barnabooth remplit auprès de notre élite plasticienne la fonction d'escamoteur. Le dernier chic… On efface la Joconde et le Tout-Paris s'y rue. La preuve de votre innocence nous serait donc fournie par un illusionniste professionnel, monsieur Malaussène!

Puis, très pédagogue:

— Outre que les enregistrements comme les photographies ne font pas preuves devant la loi, il va de soi que cette bande peut avoir été enregistrée par n'importe qui et n'importe où. La présence de cet invisible Barnabooth sur les lieux du meurtre, juste avant votre arrivée, et enregistrant ce qui se passait à l'intérieur de cette maison est non seulement fort improbable, monsieur Malaussène, mais tout à fait impossible à prouver. D'autant que nous n'avons trouvé d'émetteur-récepteur ni sur le corps de M. Clément, ni dans la carcasse de sa voiture, ni dans les ruines de la maison. C'est un premier point. Deuxièmement, que nous apprend-elle, cette bande?

Que Clément a été assassiné, monsieur le divisionnaire, et que vous n'en avez rien à foutre — ou plutôt, que le sacrifice héroïque de ce pauvre môme n'entre pas dans la construction logique de votre enquête.

— Elle nous apprend qu'on aurait volé le Film Unique de M. Job Bernardin. Or, d'autres informations, et beaucoup plus crédibles, attestent que ce long métrage de cent quatre-vingts minutes a fait l'objet d'une transaction contractuelle légalement enregistrée. Un contrat que nous avons étudié à la loupe, monsieur Malaussène, et dans lequel les desiderata de M. Bernardin sont on ne peut plus clairement exprimés. Le bénéficiaire de cet achat étant récemment décédé, nous n'avons bien entendu pas eu le loisir de l'interroger. Nous nous sommes rendus auprès de son épouse, très affectée par le décès de son conjoint…

Il ronronne, le divisionnaire Legendre. Il parle la langue de ces contrées glaciales où l'on décède au lieu de mourir, où les femmes sont des épouses et les maris des conjoints que la douleur affecte mais ne bouleverse pas, le commissaire divisionnaire Legendre parle la langue vernie de ces registres où l'on accroche les prénoms au cul des patronymes — lesquels deviennent des matricules quand le temps se gâte.

— Vous m'écoutez, monsieur Malaussène?

Il me semble que je vous entends depuis le jour de mon enregistrement à l'état civil.

— Est-il exact que M. Bernardin vous ait promis ce Film Unique, comme l'affirment vos amis cinéphiles?

— Oui.

— C'est bien ce que je craignais.

Il ouvre la bouche pour me révéler l'objet de sa crainte, mais le téléphone l'interrompt.

Décrochage.

— Oui? Bien, très bien. Non, non, je n'en ai plus que pour une petite minute. C'est ça. Je vous appellerai.

Raccrochage.

— Où en étions-nous?… Ah, oui. C'est embêtant, que M. Bernardin ait trahi sa promesse.

Il se tait.

— Très embêtant.

Il lève les yeux sur moi.

— Vous maintenez que vous vous êtes rendus chez M. Bernardin pour prendre livraison de sa cinémathèque et de ce Film Unique?

— Oui.

— Film qu'il avait en réalité vendu à quelqu'un d'autre.

— Nous ne le savions pas.

— Mais vous l'avez appris en arrivant.

— Nous n'avons vu personne en arrivant. Le bureau a explosé quand Julie a ouvert la porte.

— S'il vous plaît, monsieur Malaussène, ne revenons pas sur cette fable… elle est aussi peu crédible que cet enregistrement.

Je me tais.

Il se tait.

Nous nous taisons.

Et je lui laisse le plaisir d'une conclusion logique.

— Je ne vous cache pas que la mort du vieux Bernardin me chiffonnait, avoue-t-il. Je n'en voyais pas la raison. Le mobile de l'assassinat du docteur Fraenkhel était clair. Celui de la jeune étudiante aussi. Et pour peu que vous ayez trouvé Clément sur place…

Silence.

— Mais aujourd'hui je m'explique mieux la mort de M. Bernardin. Il vous a trahi, vous vous êtes vengé. Un mobile parfaitement compréhensible. Surtout lorsque l'on considère le prix de vente du film en question. Celui qui figure sur le contrat. Et dont a été crédité le compte de M. Bernardin… oui, nous avons vérifié cela aussi.

Silence.

— Considérable, le prix de vente… Ce n'était pas un film, monsieur Malaussène, c'était un magot que vous convoitiez!

Il s'est tu.

Puis il a dit, sur un ton rêveur:

— Vous vous rendez compte? Des inspecteurs de la police judiciaire qui déposent entre mes mains une prétendue preuve de votre innocence… et qui me fournissent le mobile réel de ce carnage! Faut-il qu'ils aient été mal formés…

*

Il m'a flanqué sous les yeux ce que la machine avait tapé dans mon dos.

Je n'ai pas signé.

Je me suis levé et j'ai tendu mes poignets au gendarme qui me servait d'ange.

Legendre m'a retenu d'un geste de la main.

— Encore une petite chose, monsieur Malaussène.

Il a appuyé sur son interphone.

— Faites entrer, a-t-il dit à la machine.

Et, à moi:

— Quelqu'un qui a beaucoup insisté pour vous revoir.

Est entrée une grande fille en tailleur rose, menottée mais soigneusement permanentée. Le tailleur n'était pas de première fraîcheur, mais il lui allait comme un de ces diplômes qui ne s'usent pas. En me voyant, la grande fille s'est fendue d'un sourire salonnard.

— Benjamin! comment va depuis la dernière fois?

Elle avait une voix de petit garçon.

— Et la famille? Tu as des visites?

Je ne la connaissais ni d'Eve ni d'Adam.

— Verdun pleure toujours quand C'Est Un Ange a faim? Julius est sorti de son épilepsie?

Et, sur le ton de la vraie compassion:

— Est-ce que ta maman s'est remise à manger?

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