La police? Depuis quand, la police?
L'huissier stagiaire Clément ne levait pas les yeux. Son stylo ne prenait aucune respiration. Il s'était immergé dans une lettre où coulait une écriture bleue, calme, d'une spontanéité parfaitement réfléchie.
21 juillet de ma première année
Chers parents,
J'ai deux nouvelles à vous annoncer: une bonne et une excellente. Commençons par la bonne: j'ai décroché haut la main mes UV de droit constitutionnel, de statistique et de comptabilité. Maintenant, l'excellente: j'abandonne le droit constitutionnel, les statistiques et la comptabilité. Et, plus généralement, toutes les ambitions que vous nourrissez à ma place depuis le jour de ma naissance.
Vous me trouverez sans doute un peu direct. Il était temps, voilà vingt-trois ans que je tourne autour de mon pot.
Il va sans dire que je lâche votre ami La Herse par la même occasion. Père pensait à juste titre qu'un stage de juillet chez le bon huissier serait formateur. Il l'a été. J'ai, suivant les conseils paternels, «ouvert les yeux sur la réalité» et «regardé le monde tel qu'il est». Un petit metteur en scène de sept ou huit ans avec des lunettes roses m'y a beaucoup aidé. D'où la présente.
A propos de mise en scène et pour que vous ne vous souciiez point de mon avenir, c'est au cinéma que je vais désormais me consacrer. En qualité de quoi? Je n'en ai pas la moindre idée. Tout m'y intéresse: je pourrais faire le scénariste, le metteur en scène, le monteur, le comédien, l'ingénieur du son, l'accessoiriste, le bruiteur, l'archiviste, l'exégète, l'ouvreuse ou le critique. Je crois même que je pourrais me mettre tout nu devant une caméra, bander comme un âne et faire l'amour à une jeune fonctionnaire pour que le foutre jaillisse et qu'un peu de paix s'installe.
Vulgaire, je sais.
Mais je profite de cet adieu pour vous rendre (avec les clefs de votre studio et mon emploi de fils modèle) les trois et uniques mots que votre éducation a su mettre à ma disposition en guise d'appareil critique: «vulgaire», «médiocre» et «remarkâble».
Voilà, je ne vous dois plus rien, si ce n'est la vie — ce que j'ai eu la délicatesse de ne jamais vous reprocher.
Clément glissa sans la relire la lettre dans son enveloppe, y ajouta son livret de caisse d'épargne, sortit, verrouilla la porte du studio paternel, envoya la clef plate rejoindre lettre et livret, cacheta, timbra, et se dirigea d'un bon pas vers le métro Châtelet. Une petite caméra super-8 battait sa hanche, fidèle comme une arme de service.
Direction porte des Lilas.
C'était à la poste de Belleville et à aucune autre qu'il voulait confier cette existence révolue.
Belleville où la veille un Lilliputien à lunettes roses l'avait remis à neuf en le plongeant sans sommation dans un film de Tod Browning. Quand la petite âme nue avait bondi au-dessus de lui en poussant son cri de guerre, l'huissier stagiaire Clément avait aussitôt compris qu'il venait de vomir vingt-trois années de peur et de soumission. Ce qu'il avait vu descendre l'escalier en courant, ce n'était pas un enfant, c'était un nain fou de Tod Browning. Et, quand la porte du dessous avait lâché le reste de la troupe, Clément n'avait eu qu'une envie, les rejoindre, se fondre en eux, devenir un de ces gnomes déments, dont seule la féroce imagination pouvait rendre ses couleurs à la réalité. (Toutes phrases un peu ronflantes, ressassées dans l'excitation de la nuit blanche qui avait suivi.)
Il n'avait pas pénétré avec les autres dans l'appartement. Le nain avait prévenu son monde: c'était bien pire à l'intérieur. Clément l'avait cru sur parole. Le fantôme de Lon Chaney devait attendre les déménageurs derrière cette porte interdite. Clément s'était donc jeté à la poursuite des poupées folles de Tod Browning, avait glissé sur la flaque des petits déjeuners répandus, dévalé l'étage à plat ventre, et, quand il s'était relevé, il s'était retrouvé face à un géant noir, flanqué d'un rouquin large comme la cage d'escalier. C'était trop beau pour être vrai.
Le Noir avait demandé:
— Où tu crois aller, bonhomme?
— Avec eux! Avec eux!
Le rouquin avait souri. Il avait les dents du Prophète: du vent entre les incisives.
— Tu fais partie du club?
Deux mains l'avaient retourné.
— Remonte jouer avec les grands.
On lui avait botté les fesses. Un shoot si puissant qu'il en avait remonté la moitié de l'étage.
Là-haut, le fantôme de Lon Chaney s'en donnait à cœur joie. Pour les besoins du film, Tod Browning avait domestiqué toutes les mouches de la création.
Quand Clément s'était retourné, la cage d'escalier était vide. L'immeuble silencieux.
Il marchait, maintenant, dans Belleville. Sa tête était retombée sur ses épaules. Ce n'étaient pas des nains évadés d'un cirque fou qu'il recherchait, mais des enfants. Et parmi eux, un gamin de sept ou huit ans avec des lunettes roses. Il y passerait sa vie s'il le fallait. Le gosse grandirait, deviendrait grand-père, mais il le retrouverait. Il s'était débarrassé de sa lettre dans la poste de la rue Ramponeau: il se sentait infiniment léger. Il n'avait pas un sou en poche, mais sa caméra lui battait la hanche. Une caméra et trois chargeurs de rechange. Les parfums de Belleville le portaient. C'était la toute première fois qu'il reniflait vraiment Belleville. Il s'y sentit chez lui, une existence neuve sous les pieds. Un destin, enfin un destin! Un monde à soi et un destin! Il ne riait pas le moins du monde en marmonnant ces sottises.
Il offrit à l'œil de sa caméra une orgie de poivrons, de dattes, de pastèques, de piments rouges et d'aubergines. Il aurait voulu filmer le parfum de la coriandre, le grésillement des merguez.
Des index se frappaient le front.
Dans l'ensemble, on trouvait qu'il gâchait la pellicule.
D'épiceries en quincailleries, de canards laqués en fringues à trente balles, il débarqua boulevard de Belleville.
Et le vit.
Juste en face de lui, à vingt mètres.
L'enfant aux lunettes roses.
Qui sortait de ce cinéma à l'enseigne du Zèbre.
Avec un autre gosse. Et une gamine.
Clément dégaina et commença à les filmer. En marchant à reculons.
Les trois gosses occupaient la largeur du trottoir.
Ils avançaient vers lui, les pieds à l'extérieur et le ventre en avant.
Ils rigolaient, le menton haut, le cou tendu.
Quand ils s'aperçurent qu'on les filmait, ils exagérèrent la cambrure de leurs reins et accentuèrent leur démarche d'oies gavées.
On aurait juré que ces gosses en étaient à leur huitième mois de grossesse.
O vous qui chaussez les besicles du préjugé, toujours prompts à l'extase prescrite et au scandale de commande, si vous repérez trois enfants maigres — dont un à lunettes roses — qui se traînent boulevard de Belleville, le dos cambré, les mains sur les reins et les pieds en canard, en cette attitude douloureusement repue de la femme qui porte, n'allez pas imaginer que Belleville engrosse sa jeunesse.
Non!
Regardez plutôt sur le trottoir d'en face.
C'est moi qu'ils imitent, ces petits cons.
C'est de moi qu'ils se moquent.
Si je les chope…
C'est un fait, dès les premières semaines de la grossesse de Julie, Benjamin Malaussène, le bouc au crâne de fer, avait été jeté hors de lui. Il déambulait, loin de sa première personne, le ventre en avant et les pieds circonflexes. Leila, Nourdine et le Petit l'imitaient. Julius le Chien semblait ne plus le comprendre.
Julie riait:
— Une crise d'empathie, Benjamin?
Enceint, Malaussène; inapte au travail. Il encombrait les Editions du Talion avec cette existence à naître. Il en parlait même aux auteurs qui avaient usé la leur à écrire les manuscrits qu'il leur refusait. Il se demandait à voix haute s'il n'était pas vain de créer et criminel de procréer. Il se trouvait quantité de circonstances aggravantes.
— On devrait couper les couilles aux boucs émissaires.
Il s'était mis, entre autres, cette idée dans la tête:
— Une poisse pareille, c'est certainement héréditaire… va savoir de quoi on va l'accuser, mon gosse, dès qu'il mettra le nez dehors.
Il épuisait ses plus fidèles amis.
— Tu exagères, Benjamin.
— Si j'exagère, Loussa, c'est forcément sur fond de vérité, voilà ce que tu es en train de me dire. Merci. Ça me remonte le moral. Décidément, le fond est plus noir que je croyais.
Pour la première fois de sa vie, il se faisait accusateur:
— Votre faute, Majesté! vous m'avez envoyé à la procréation planquée derrière votre pucelage.
La reine Zabo corroborait:
— C'est mon boulot, d'envoyer les gens au casse-pipe.
Il cherchait d'autres interlocuteurs.
— Et vous, Mâcon, ça va?
La secrétaire Mâcon le prit en pitié:
— J'ai soigneusement fait mes comptes, monsieur Malaussène, eh bien, je crois ne pas avoir connu un seul instant de bonheur dans ma vie. Pas un seul.
Calignac, le directeur commercial, intervenait:
— Arrête de saper le moral de Mâcon, Benjamin, tu commences à nous emmerder.
— Tu as un ballon de rugby à la place du cœur, Calignac, un cuir épais avec de l'air dedans.
Il déprimait à ce point son monde qu'on se demandait où on avait puisé l'énergie de naître.
Il y eut des arrêts de maladie.
La maison périclitait.
Finalement la reine Zabo trancha:
— Entendu, Malaussène, je vous colle en congé de maternité. Neuf mois à plein salaire, ça vous va?
Une fois libéré de ses obligations professionnelles, Malaussène se retourna contre la médecine. Il alla trouver Marty, le docteur de la famille, qui les avait tous sauvés deux ou trois fois d'une mort certaine, et le bombarda à son tour. Il ne lui parla pas de l'enfant à naître. Il se contenta de l'engueuler.
— C'est vrai, quoi, merde, sauver les gens, sauver les gens, vous pourriez penser à l'avenir, tout de même!
Le professeur Marty écouta Malaussène broder sur ce thème. Le professeur Marty était patient avec ses patients. Il ne pratiquait pas la patience comme une vertu morale, mais comme le viatique de l'investigation clinique. Il commença par se demander si on n'avait pas collé en douce une deuxième balle dans la tête de son bouc, rejeta l'hypothèse, chercha d'un autre côté, et n'intervint qu'une fois son diagnostic au point:
— Dites-moi, Malaussène, ne seriez-vous pas en train de me pomper l'air parce que vous allez devenir papa?
— Si.
— Bon. Cinq cents millions d'Hindous sont probablement dans votre cas. Qu'est-ce que vous voulez savoir au juste?
— Le nom du meilleur obstétricien du monde. Vous m'entendez bien, docteur? Du monde!
— Fraenkhel.
— Connais pas.
— Parce que non content d'être le meilleur, c'est le plus discret. Vous ne le verrez jamais à la télé, lui, ce n'est pas un Berthold. Et pourtant, il a accouché plus de stars, de monarques et de quidams que vous n'avez dit de conneries depuis que Julie est enceinte.
— Fraenkhel?
— Matthias Fraenkhel.
Ce soir-là, Malaussène arriva chez lui comme s'il avait une meute aux fesses, il chopa Julie par le coude et tous deux grimpèrent jusqu'à leur chambre plus vite que s'il s'agissait d'y fabriquer un jumeau.
— Julie, dit-il, Julie, laisse tomber ton gynéco habituel et va trouver le docteur Fraenkhel.
— Je fais ce que je veux, Benjamin. Mais en l'occurrence nous voulons la même chose: c'est Fraenkhel qui s'occupe de moi depuis mes premières règles.
— Tu le connais?
— Toi aussi, tu le connais. Rappelle-toi, il y a quelques années, cette conférence de la ligue antiavortement où se trouvait cet ogre de Léonard, je devais faire un papier, tu te souviens? Tu étais venu avec moi, c'était notre première sortie… Fraenkhel y était aussi.
Malaussène avait lâché Julie comme s'il s'était électrocuté. Il revoyait Fraenkhel, oui, très nettement, assis derrière la table de cette conférence: un grand échalas inachevé, une construction humaine tout en cordes et en os, des tifs en fusées d'artifice et un regard égaré, comme s'il avait gobé le Saint-Esprit en personne. Non seulement Malaussène le revoyait, mais il l'entendait. Malaussène n'en croyait pas son souvenir.
— Et toi, Julie, tu te souviens de ce qu'il a osé dire, à cette conférence, ce type?
Julie était la mémoire du journalisme.
— Parfaitement. Comme tous ces messieurs, il était contre l'avortement, il a cité un Père de l'Eglise, saint Thomas, je crois: «Mieux vaut naître malsain et contrefait que de ne naître point.» Et il a été interrompu par une grande fille qui lui a lancé un morceau de barbaque sanglante à la figure en hurlant que c'était son fœtus. C'est ça?
Malaussène prit le temps de respirer tout l'air de la chambre.
— Et tu confies à «ça» le soin de nous mettre au monde?
— Marty ne t'a pas dit que c'était le meilleur?
— Le meilleur? Un ogre à l'envers! Un type capable de laisser passer des mômes à six têtes!
— Le mieux serait peut-être que tu voies Matthias, Benjamin, que tu lui parles.
— Matthias? Tu l'appelles par son prénom?
Alors, pour qui connaissait Julie, Julie fit la réponse la plus surprenante qui soit:
— Nous sommes ce qu'il est convenu d'appeler des amis.
Et il y eut la visite à Matthias Fraenkhel, l'accoucheur des stars et des monarques.
En effet: vaste cabinet dans le seizième, Aubusson (pur XVIe aussi) sur les murs. Saint Georges terrassant le dragon accroché au-dessus des patients, début XVIe: Carpaccio. Même la tête de Fraenkhel datait du XVIe. Un visage d'écorce morte à la Grünewald. Maigre comme l'Inquisition. Dans le regard, une fixité à allumer les bûchers. Et un brasier de cheveux blancs sur son crâne usagé.
— C'est bien ce que vous avez dit? Cette citation de saint Thomas, c'est bien ce que j'ai entendu?
— Et c'est malheureusement ce que je crois, oui… Un vieux débat, entre votre femme et moi.
(Ma femme? Quelle femme? Où ça, ma femme? Julie n'est pas «ma femme», cher monsieur, mais comment appeler sa femme quand elle n'est pas sa femme et qu'on récuse les ersatz du langage amoureux?)
— Pardonnez-moi… j'oubliais que Julie et vous… vivez dans le péché… mes pauvres enfants…
Une tête d'anachorète mangeur de racines, et hop, changement à vue: le sourire de Marx (Harpo)!
— Sérieusement, monsieur Malaussène, vous pensez que je vais vous livrer un enfant à six têtes? Douze, si ce sont des jumeaux?
— C'est vous qui l'avez dit, à cette conférence!
— C'est saint Thomas qui le disait… Moi… moi, j'ai été interrompu par un mou de veau sanguinolent… J'allais ajouter quelque chose.
Fraenkhel se tut. Comme on se repose d'avoir parlé. Il avait le débit saccadé. Une cadence d'asthmatique. Il regarda le dos de ses mains. Il s'excusa:
— J'ai toujours été très lent… Même pour parler il faut que je fasse un brouillon… Je cherchais mes mots quand cette jeune femme m'a envoyé cet… argument… J'allais dire… j'allais dire…
Très très lent, en effet. De longs doigts de salamandre qui ne se posent qu'avec la plus grande précaution sur les centimètres du futur. Le sourire dubitatif.
— J'allais dire… que je faisais miens les propos de saint Thomas… mais qu'en tout état de cause c'était affaire de conscience personnelle… parce qu'il n'est pas de plus grand crime que de se substituer à la conscience d'autrui.
(Assez d'accord sur ce point.)
— La seule leçon qu'il nous faille retenir de l'Histoire, à mon avis.
(Développez…)
— Cette manie de vouloir imposer son point de vue… beaucoup de morts, depuis des siècles, vous ne trouvez pas?… Toutes ces convictions, toutes ces identités meurtrières… Non?
Si… si, si. Même que le nombre aurait tendance à augmenter, ces derniers temps. Tout compte fait, il commençait à me plaire, Fraenkhel. Il ne cherchait pas seulement ses mots.
Sourire.
— En d'autres termes, monsieur Malaussène… d'ici quelques semaines, Julie saura absolument tout du petit hôte qu'elle abrite: nombre de têtes et de jambes… sexe… poids… rhésus sanguin… et la décision lui appartiendra de le garder ou non.
Bon.
— D'ailleurs qui a jamais pu imposer quoi que ce soit à Julie?
C'est vrai.
Suivit un long silence où je compris que ce type, avec sa voix d'asthmatique et ses mains douces, était en train de me réinstaller dans mes chaussures. Baisse appréciable du niveau de l'angoisse.
Il dit encore:
— Julie m'apprécie parce qu'elle s'intéresse à tout… et que de mon côté je sais tout en matière d'obstétrique… tout ce qu'on a imaginé depuis la nuit des temps pour naître ou ne pas naître… tout ce qui se mitonne aujourd'hui… tout ce qu'on inventera demain… et croyez-moi, saint Thomas n'était pas le plus cinglé de ces messieurs.
— Mais vous, pourquoi vous intéressez-vous à Julie?
C'est sorti comme ça.
La réponse aussi:
— Elle ne vous l'a pas dit? C'est moi qui l'ai mise au monde, monsieur Malaussène.
(Ah! bon. Ah! bon… Ah!.. bon…)
Ce que c'est que la vie… Tu crois t'amener chez l'accoucheur des monstres, bardé de principes comme si tu allais croiser le fer avec Torquemada en personne, et tu te retrouves devant le type à qui tu dois le bonheur de ta vie.
— Nous étions amis, le gouverneur son père et moi… Nos enfants jouaient ensemble, pendant les vacances, là-haut, dans le Vercors… C'est là que votre Julie est née. Très exactement sur la table de la cuisine, dans la ferme des Rochas… une très grande table… une table fermière.
Il me regarda, un peu essoufflé, un peu étonné d'en avoir tant dit, un peu embêté, peut-être.
Histoire de rester sur son terrain, j'ai demandé:
— Combien avez-vous d'enfants?
— Un fils. Barnabé. Il vit en Angleterre, aujourd'hui.
Il se leva.
Il n'en finissait pas de déployer son corps d'écorce et de corde.
Debout derrière son bureau, il s'était remis à réfléchir. Un mot sur chaque plateau de sa balance:
— La tolérance, monsieur Malaussène… c'est… comment dire?… c'est… la prudence élevée à une métaphysique.
Tour du bureau. Il marchait tordu. Un long cep de vigne rhumatisant.
— J'ai un vieux père, aussi, monsieur Malaussène, toujours vivant… Julie le connaît très bien… un très vieux père qui ne tient pas en place… beaucoup plus vert que moi… un industriel en pellicule cinématographique… (d'où ma clientèle)… toujours en voyage… mais qui a une peur bleue de l'avion.
Sa main sur mon bras, nos pas vers la sortie.
— Chaque fois qu'il doit prendre l'avion, il va dire un chapelet à l'église, un psaume au temple, une petite sourate à la mosquée, sans oublier l'escale à la synagogue…
La main sur la poignée de la porte.
— Et savez-vous ce qu'il fait, ensuite?
Je ne savais pas.
— Il téléphone à la compagnie aérienne pour s'assurer que le pilote ne croit pas en Dieu!
Sourire timide, main tendue, porte ouverte.
— Au revoir, monsieur Malaussène, vous avez eu raison de venir me voir. On ne confie pas son bébé les yeux fermés à un commandant de bord qui croit en l'Eternité.
Oui, ce type m'a rendu à moi-même. Plus la moindre angoisse côté grossesse. Julie est entre de bonnes mains. Reste la question de la suite — ce qu'on appelle la vie…
C'est à quoi je méditais, boulevard de Belleville, les pieds inconsciemment circonflexes et le ventre empathiquement ballonné, lorsque Mo le Mossi et Simon le Kabyle surgirent devant moi. Le géant noir et son ombre rousse. Les âmes damnées de l'ami Hadouch Ben Tayeb.
— Arrête de gamberger, Ben, ça n'a jamais empêché de naître.
— Amène-toi plutôt, on a quelque chose à te montrer.
— Quelque chose d'important.
Le quelque chose d'important se trouvait dans la cave du Koutoubia, le restaurant d'Amar où Cissou était en train d'écluser son pastis en jouant aux dominos avec le patron. («Bonjour, mon fils Benjamin, ça va? — Ça va, Amar, et toi, ça va? — Ça va, à la grâce de Dieu, et ta mère, depuis hier, ça va? — Ça va, Amar, elle s'installe, et Yasmina, ça va? — Ça va, mon petit, il y a quelque chose pour toi dans la cave…»)
Le quelque chose était ficelé parmi les casiers de sidi-brahim et n'en menait pas large. Un jeune mec saucissonné dans son costume gris souris. Un étudiant de bonne famille qu'on aurait lâché dans la tourmente. Il était tout froissé.
— On l'a trouvé en train de filmer le Petit.
— Avec ça.
Hadouch me tend une caméra super-8.
Mon joli front se plisse.
— Et alors, il est pas beau, le Petit?
Hadouch, Mo et Simon s'offrent un regard triangulaire.
— Vous lui avez fait faire du théâtre contre votre porte, hier, il peut bien faire du cinéma dans la rue aujourd'hui!
(Histoire de leur rappeler que je n'étais pas très chaud pour le coup de la crucifixion en rouge. Il y a des symboles avec lesquels on ne chahute pas.)
— Ça dépend de l'opérateur, Ben.
Du bout de son index, Simon redresse l'étudiant et me le colle sous les yeux.
— C'est l'apprenti de La Herse.
— Graine d'huissier…
(S'il survit à l'aventure, je sens que c'est un surnom qui lui collera à la peau.)
— Il était là, hier matin, avec l'équipe de son patron.
— Il voulait déjà poursuivre les mômes mais on l'avait dissuadé.
— A coups de pompe dans le train.
— Apparemment ça n'a pas suffi.
— Un coriace.
Le «coriace» pendait au bout du doigt de Simon comme la serpillière de tous les regrets. Il se gardait bien de bouger le petit doigt. Il aurait bien voulu parler, mais une bonne grosse terreur était assise sur son lexique.
— Toute la question, maintenant, est de savoir ce qu'on en fait.
— Parce que ça doit coûter bonbon, une séquestration d'officier ministériel.
— Je veux pas risquer vingt ans de placard pour une graine d'huissier.
Simon replia son index et Graine d'Huissier retomba sur son cul, entre les bouteilles.
Mo sourit. Une explosion de dents blanches.
— Il ne sait peut-être pas ce que bouffent les couscous de Belleville?
Simon s'accroupit et posa la question à sa façon:
— Dis voir, Graine d'Huissier, tu sais avec quoi les Arabes font les merguez?
Ça peut paraître gros pour quelqu'un de l'extérieur, mais vu d'ici, au fond de cette cave, à la lueur du râtelier de Mo, sous l'œil affamé de Simon, et dans le retrait silencieux de Hadouch occupé à se curer les ongles à la pointe de son couteau, ça prend une certaine réalité dans l'imagination d'un fils de famille.
— On met de tout dans les merguez.
— Après, il reste plus rien.
— Et le roumi de passage digère le roumi de la veille.
Je sais, je sais, j'aurais dû intervenir avant, mais j'étais curieux de voir jusqu'à quelle profondeur ils pouvaient le descendre. Benjamin Malaussène, arpenteur des crédulités, spéléo de la terreur… Pas joli, joli… mais moi non plus je n'ai pas une sympathie démesurée pour les huissiers.
— Qu'est-ce que t'en penses, Ben?
— Vous avez enlevé la pellicule?
— Non, on voulait la donner à Clara pour qu'elle développe. Va savoir ce qu'il a filmé, le con.
J'ai regardé le con.
Je me suis tu.
Tout le monde s'est tu.
Et j'ai mis les pouces. Après tout, les vrais tortionnaires commencent peut-être en jouant innocemment à la torture.
— Hadouch, détache-le.
Hadouch l'a détaché. Sans trancher les liens. En dénouant tout bonnement la ficelle.
— Comment vous appelez-vous?
Il restait là, tout ligoté, comme si on n'avait pas ouvert l'emballage.
J'ai dit:
— Du calme, c'est fini. Détendez-vous. C'était pour rigoler. Comment vous vous appelez?
— Clément.
— Clément comment?
— Clément Clément.
C'était probablement vrai. Il avait bien une bouille à sortir d'un papa suffisamment fier de son spermato pour en faire une tautologie.
— Pourquoi filmiez-vous mon frère?
— Parce qu'il a bouleversé ma vie.
Et lui qui était si muet, si tellement terrorisé, voilà qu'il se lance dans un monologue vitesse grand V, comme quoi la vision du Petit déboulant cul nu dans l'escalier lui a fait opérer un virage existentiel à 180 degrés, que depuis cette révélation digne d'un pilier claudélien il n'est plus ce qu'il était, ou l'est enfin devenu, c'est selon, bref qu'il a rendu son bavoir à sa famille et son veston à son patron, que tout ce qu'il veut dorénavant dans la vie, c'est vivre à Belleville et faire du cinéma, rien que du cinéma, toujours du cinéma…
Il s'arrêta une seconde pour reprendre son souffle.
Plop! Hadouch lui tendit une bouteille de sidi.
— Tiens, bois un coup, ça donne soif, l'autobiographie.
Il descendit d'un trait de quoi faire sauter son permis. Il s'essuya la bouche d'un revers de main. Il dit:
— Ah! ça fait du bien.
— Où habitez-vous?
Il sourit pour la première fois.
— Depuis ce matin, je n'habite plus.
Simon secoua une tête paternelle.
— Le cinéma, le cinéma, c'est très joli, mais avec quoi tu comptes bouffer?
— C'est vrai, dit Mo, le sidi-brahim, c'est pas gratuit!
Et Hadouch:
— Tu sais combien il y a de mecs au chomedu, dans le cinoche?
Ce que j'aime, chez mes amis, c'est leur aptitude à me faire rêver. Ça commence par un passage à tabac dans les règles, on s'attend à les voir sortir la gégène, et voilà qu'ils mettent la table du conseil de famille: «Il serait bon, mon garçon, que vous vous préoccupassiez sérieusement de votre avenir professionnel, croyez-en notre vieille expérience, la vie n'est vivable que bien réfléchie…»
Des arguments qui portent, d'ailleurs. Graine d'Huissier fronce les sourcils:
— Je ne sais pas. Vous pourriez peut-être me trouver du boulot?
Et voilà!
Et voilà!
Et voilà la tribu Malaussène avec un môme de plus sur les bras! Ce que j'ai exprimé haut et niet:
— Vous ne pouviez pas lui foutre la paix? Le laisser filmer tranquillement et tailler la route? Vous trouvez que ma famille ne me suffit pas? J'ai pas assez de bouches à nourrir? On n'est pas assez à l'étroit, chez moi, c'est ça? Il faut se préoccuper d'un avenir supplémentaire? Avec Julie qui fabrique probablement des quintuplés!
Me voilà parti à mon tour. Un démarrage à la Clément: ma tirade dans la roue de son monologue. Ça aurait pu durer tout un chapitre si Hadouch ne m'avait collé d'office la bouteille de sidi dans les mains.
En disant:
— Il y a une solution.
Puis:
— Simon, va chercher Cissou.
Et, à moi:
— Il n'y arrive plus tout seul, Cissou. On n'est pas toujours libres pour lui filer un coup de main. Il a besoin d'un aide.
J'ai bien cru que Graine d'Huissier allait mourir de peur quand il a vu débarquer la masse énorme du serrurier dans notre cave. Un fameux bond en arrière dans son espace-temps.
Le temps de ranimer le mouflet et de redistribuer les rôles, Cissou y allait de sa première question.
— Tu t'y connais, en menuiserie?
Graine d'Huissier nous a tous regardés, mais on ne pouvait rien pour lui.
— Bon. Et question serrurerie, tu touches?
Que c'est terrible à voir, le désarroi dans les yeux d'un môme préparé depuis sa naissance à l'oral de l'ENA!
— D'accord. Rien en menuiserie, que dalle côté serrures. Voyons la suite. L'électricité, ça te branche?
On a beau colmater, c'est toujours une surprise, l'étendue de notre ignorance.
— Parfait…
Cissou m'a pris la bouteille des mains et a dit:
— Je l'embauche.
Comme il remontait vers sa partie de domino, quelqu'un a demandé:
— Et pour dormir?
Sans se retourner, Cissou a répondu:
— Au Zèbre. C'est un bon squat, le Zèbre, pour un amateur de pelloche.
Ma foi, l'idée d'une Graine d'Huissier plantée dans un squat de Belleville ne nous parut pas plus mauvaise que ça. Et que ledit squat fût le dernier cinéma du quartier, c'était un plumard au paradis pour Clément fils de Clément.
Ce que je te raconte là, ce sont les heures de ta préhistoire. Les pièces de ton dossier, en somme. Qu'au jour de sa livraison le petit paquet soit convenablement affranchi. D'aucuns prétendront que j'ai tort de t'en parler, que la distribution des rôles ce n'est pas de ton âge, que ce sont là des affaires de grands… mais, selon le docteur Fraenkhel, ta cigogne personnelle, la question de l'âge est des plus complexes:
— Savez-vous que d'un point de vue génétique nos enfants naissent plus âgés que nous?… l'âge de l'espèce, plus le nôtre… génétiquement parlant, ils sont nos aînés…
A quoi Fraenkhel avait ajouté:
— J'ai toujours pensé que le «Carnet» du Monde se devait de publier l'âge des nouveau-nés.
D'accord avec lui: «Madame et Monsieur Bustamentalo ont la joie de vous annoncer la naissance de leur fils Basile, âgé de 3 797 832 ans…»
Bref, Graine d'Huissier fut embauché par Cissou la Neige et dormit dans le ventre d'un zèbre.
Cissou exigeait de lui le même travail que l'huissier de justice La Herse. Ce fut une surprise pour le jeune homme. Mêmes visites, aux mêmes Bellevillois. Même estimation des meubles et des biens. Mêmes déménagements. Mais personne ne résistait aux saisies de Cissou. Plus besoin de passe: Cissou pillait un Belleville grand ouvert. Un Belleville consentant. Un Belleville reconnaissant. La télé du vieil Habib dans les bras de Cissou: «Un café, Cissou mon frère, je te fais un bon café?» Ou le frigo de Selim Sayeb sur le dos de Cissou: «Ma mère t'a préparé le thé, Cissou, avec les pignes, juste comme tu aimes.» Cissou vidait les appartements comme des cosses, mais chacun y allait de son invitation pour le méchoui du lendemain. On lui donnait des coups de main: «Moktar va t'aider pour descendre la cuisinière, Cissou. Moktar, aide Cissou pour la cuisinière!» Oui, le même boulot que chez l'huissier La Herse, exactement. Comme quoi, en matière de travail tout est question d'atmosphère. Cela se passait la nuit. Toutes les nuits qu'Allah faisait, Cissou pillait les biens du Juste. Et lui qu'on accueillait avec des crachats dès que le soleil se levait, c'était la main sur le cœur qu'on lui ouvrait les portes de la nuit: «Salâm' alaykoum, mon frère Cissou», à quoi Cissou répondait, sans fioritures: «Alaykoum Salâm, Idrïs a emballé la vaisselle?» et Graine d'Huissier redescendait chancelant sous les piles de tajines. Les étages ressemblaient aux étages, Graine d'Huissier y gagnait des mollets de danseuse, quelques mots d'arabe et une placidité de dromadaire. «Il est pas épais, ton petit, Cissou, mais il est fort. Il ne dort jamais?» Clément vivait un rêve qui le tenait éveillé: descendre des frigos neufs dans le camion de Cissou et remonter avec des carcasses de frigos décédés, échanger une literie à quatre pattes contre des plumards boiteux, remplacer une vaisselle pimpante par une porcelaine ébréchée… la philosophie du commerce portée à sa perfection: tout bénef. Au petit matin, on entreposait les biens de Belleville dans les coulisses du Zèbre. Ça rutilait tout neuf, comme dans le loft d'Ali Baba. Graine d'Huissier s'effondrait sur son matelas. Suzanne O' Zyeux bleus le bordait. Graine d'Huissier coulait à pic, des étoiles dans la tête. Le zèbre veillait sur le sommeil du dromadaire.
Rentré chez lui, Cissou sniffait un long rail de coke (on se fait la santé qu'on a et les surnoms qu'on peut). La Sibérie se réfugiait en trombe dans les narines de Cissou la Neige qui décollait aussitôt. De l'autre côté du boulevard un zèbre bondissait avec lui dans le ciel naissant. L'œil sur l'animal, Cissou décrochait son téléphone. Il composait le numéro de Gervaise, la fille de feu l'inspecteur Van Thian.
— Debout, frangine, c'est l'heure où les zèbres s'envolent.
«Frangine» créchait rue des Abbesses. Elle œuvrait comme religieuse dans un foyer de michetonneuses repenties. Tous les matins, elle renvoyait à Cissou quelques mots ensommeillés.
Il répondait:
— Faites comme moi, frangine, ne vous couchez pas. Ça aide pour le réveil.
Le seul vrai bonheur de Cissou la Neige, ce coup de téléphone à Gervaise. Il y tenait peut-être davantage qu'à sa tornade sibérienne. A ce propos, Gervaise lui trouvait une drôle de voix.
— Le nez pris, Cissou?
Il avouait:
— Blanc comme neige.
Gervaise le grondait.
Cissou se défendait:
— J'en connais une autre qui communie tous les matins.
Gervaise engageait un débat sur le corps mystique. Cissou y coupait court.
— Amen, frangine, amen… Comment va, côté putes? Ça s'arrange?
Ses putes souciaient Gervaise depuis quelques mois. Elles disparaissaient, les unes après les autres.
— Je suis sur une piste.
— Attention à vous, frangine, une pute qui disparaît c'est de la réinsertion, deux c'est une crise morale, au-delà, ça sent la mort violente…
— On m'a donné deux anges blancs, Cissou, deux inspecteurs du grand banditisme détachés pour ma protection, les inspecteurs Titus et Silistri. Ils sont très bien. Et puis j'ai les anges noirs de Pescatore.
Ainsi appelait-elle les maquereaux pénitents qui, sous la houlette de leur chef Pescatore, un barbeau toscan tatoué aux armes de saint Michel, veillaient sur son sommeil. Les inspecteurs Titus et Silistri accompagnaient ses jours.
— Et la famille, Cissou, ça va?
C'était sa façon de s'enquérir des Malaussène. Les Malaussène avaient adopté l'inspecteur Van Thian, en un temps où, trop occupé par ses putes, Gervaise négligeait son vieux père. Elle en avait de la reconnaissance. Cissou était l'œil de Gervaise dans le nid des Malaussène.
Il y allait de son rapport quotidien. Il donnait des nouvelles de la mère qui ne mangeait toujours pas, de Julius qui mangeait trop, de Thérèse qui s'accrochait aux astres, de la tribu endère qui se portait couci-couça, mais beaucoup mieux que bien des familles millésimées. Il donnait des nouvelles de Benjamin, de Julie, suivie de près par le docteur Fraenkhel.
— Le docteur Fraenkhel?
— La poule couveuse posée sur le ventre de Julie, l'accoucheur des stars à ce qu'il paraît, un vieux pote de la famille Corrençon. Il vient dîner, certains soirs. Ils sont devenus intimes.
Et le reste de la famille?
Cissou ne cachait rien. Même ce qu'il aurait dû. La crucifixion du Petit, par exemple. Ça n'avait pas vraiment plu, la crucifixion du Petit.
— Y a pas d'offense, frangine! Rien qu'une petite blague. Ça a même flanqué quelques grammes de bon Dieu dans la tête de La Herse. Mais vous savez ce que c'est… Le bon Dieu est volatil.
Elle prenait enfin de ses nouvelles à lui.
— Et vous, Cissou?
Elle se faisait très attentive. Chaque matin, c'était comme s'ils s'appelaient une fois l'an.
— Ça boume, frangine, ça boume… ils continuent de me casser mon Belleville, mais j'organise la résistance. Ma Graine d'Huissier met du cœur à l'ouvrage. De leur côté, les Malaussène ont pris Suzanne et son Zèbre sous leur protection.
Il l'entendait sourire. Parfaitement, il l'entendait sourire. Il disait:
— J'aurai bientôt des images pour vous, si vous êtes sage.
Ici, un rire comme un bruit d'eau fraîche sur son visage: elle le remerciait pour les images; elle promettait de les ranger dans son «album préféré».
— A votre disposition, frangine.
Elle était tout à fait réveillée, à présent. Elle se demandait comment, sans lui, elle aurait pu sortir de cette nuit-là et des précédentes. Et comment elle émergerait des sommeils à venir si d'aventure il n'appelait plus. Il faisait semblant d'y croire. Elle lui disait: «A demain, Cissou.» Elle ajoutait: «Sans faute, hein?» Elle avait un accent de gamine, tout à coup. Il y croyait vraiment.
Il raccrochait avec le sentiment de son importance.
Après tout, c'était peut-être lui, l'ange tutélaire.
Assis dans son unique fauteuil, l'œil fixé sur le zèbre envolé, il éclusait un bon quart du seul calva susceptible de l'arracher aux cimes neigeuses. Et, pendant que le zèbre continuait son ascension, Cissou se laissait doucement redescendre vers la journée à venir.
Qui s'annonçait bientôt par le coup de sonnette de l'huissier La Herse.
L'huissier La Herse sonnait deux fois. Cissou sortait, le trousseau de clefs à la ceinture. Cissou repartait au boulot. Le boulot diurne. Le travail propre du citoyen méritant. Au chant du coq, Cissou la Neige se métamorphosait en rossignol. La Herse et lui remontaient dans Belleville, flanqués des quatre déménageurs. Ils s'en allaient au nom de la loi saisir des frigos morts, des télés aveugles, des plumards boiteux, des assiettes ébréchées, des fourchettes à trois dents. C'était fou ce que Belleville semblait tenir à ces loques. Les griffes poussaient aux doigts des femmes et les vieux s'arrachaient les cheveux. On lâchait des troupeaux dans les étages et on clouait des gosses à lunettes roses sur les portes. Cissou ne prenait pas la peine d'essuyer les crachats. Il ne comptait plus les éternités infernales où le vouaient les malédictions arabes. «Tu finiras merguez, Cissou, la broche du Prophète dans le cul!» «Que la ronce te pousse, Cissou, pisse ta mort!» «Nique ta mère et mange ta merde!» «Honte à jamais sur les enfants de tes enfants!» «Maudit soit l'étron qui te dent lieu de nom!» Ça n'empêchait pas Cissou d'ouvrir les portes et de remonter le moral de ses troupes: «La police? depuis quand, la police?» Et de fait, il ne se passait jamais rien. Belleville ne tuait pas Cissou la Neige. Ce que l'huissier La Herse résumait en une formule qu'il répandait dans les salons: «Les Arabes, ce sont des mots.» La troupe redescendait, laissant les appartements plus désolés que la maison de Job. Cissou prenait en photo chaque immeuble frappé de la malédiction municipale. Un jour, La Herse s'en était étonné: «Vous faites dans la nostalgie, Cissou?» Cissou avait répondu: «Non, c'est pour une frangine qui fait dans la mémoire.»
Et on attaquait l'immeuble suivant. Et le jour passait. Et la nuit revenait. Et Graine d'Huissier reprenait le collier. Il s'agissait de remettre chaque meuble à sa place. Le frigo de Selim dans la cuisine de Selim, la vaisselle d'Idrïs entre les mains d'Idrïs. Que Belleville redevienne Belleville. Et qu'à jamais, l'huissier La Herse ne soit que la poubelle de Belleville.
Voilà. Je te jure que ça ne se passe pas autrement.
Avant de partir en expédition, Cissou et Graine d'Huissier viennent dîner dans l'ancienne quincaillerie qui nous tient lieu de maison.
Cissou mange en se taisant, sa chemise de bougnat bien fermée au ras du cou et des poignets. De temps en temps, il donne une pellicule à Clara:
— 13 × 18, comme d'habitude.
Clément Graine d'Huissier raconte au lieu de manger.
Lui qui n'a connu que l'envers de Cissou, lui qui croyait avoir affaire à Eric Campbell, le colossal méchant des films de Charlot, avec ses yeux exorbités et ses sourcils en coupe-feu, voilà qu'il côtoie Willard Louis, le moine hilare de Robin des Bois, version Douglas Fairbanks.
Il sait des tas de choses, Graine d'Huissier, sa famille y a veillé, mais tout son vrai savoir, il le sort de la pellicule. C'est un producteur intarissable de métaphores celluloïd. Même Suzanne O' Zyeux bleus en est tout épatée, elle qu'on reconnaît encore parfois dans l'autobus pour avoir été le «Monsieur Cinéma» des années soixante-dix!
Tous les soirs, à l'heure du coucher, assis sur leurs plumards superposés, les plis de leur pyjama tombant droit sur leurs charentaises, les enfants écoutent Graine d'Huissier dérouler ses bobines, et, ma parole, des yeux s'ouvrent dans leurs oreilles! C'est la mort de la littérature, ce garçon-là, ses mots éclaboussent comme des images.
Ce qui n'est pas pour déplaire à Clara, ma petite photographe, qui semble apercevoir un homme pour la première fois depuis la mort de Saint-Hiver. Elle consent même à rompre quelques lances cinéphiliques, ma Clarinette.
— Errol Flynn dans le rôle de Robin des Bois, d'accord, mais qui jouait celui de Richard Cœur de Lion? demande-t-elle.
— Wallace Beery dans la version Allan Dwan, et Ian Hunter dans la version Michael Curtiz!
— Et dans la version de Ken Annakin?
— Annakin ne mérite pas qu'on s'en souvienne! répond Clément avec cette superbe résolument brutale qui ne pousse qu'en terre de cinéphilie.
L'amour n'a jamais été regardant quant à ses premiers aliments. Les premières conversations de l'amour tiennent des petits pots de bébé. Peu importent les ingrédients, c'est d'autre chose qu'on parle. L'amour défie les lois de la diététique, il se nourrit de tout et un rien le nourrit. On a vu d'authentiques passions naître de conversations si pauvres en protéines qu'elles tenaient à peine sur leurs jambes.
C'est à quoi nous assistons, ce picotage amoureux, entre Clara et Clément. Ni l'un ni l'autre ne sait encore de quoi il parle au juste, mais maman comprend parfaitement que tout ce qui fleurit dans la bouche de Clément — qu'il s'adresse à Cissou, à Jérémy, à Thérèse, à Julius le Chien, aux enfants ou à moi — s'envole en réalité vers Clara, cerfs-volants bariolés, petits émissaires d'amour que Clara saisit au vol, sans bouger un cil.
Que Clara saisit au vol.
Maman le sait, approuve et n'en dit rien. Maman dont l'assiette reste pleine.
Je croise le regard de Thérèse.
Qui le détourne.
Pastor, Pastor, qu'as-tu fait de maman?
Eh! Oh! tu m'écoutes, oui? Concentre-toi un peu, bon Dieu! Arrête de ronronner dans le ventre de ta mère. C'est ta tribu d'accueil que je te présente, après tout! Que tu saches à qui tu auras affaire, le jour de ton avènement. Que tu n'ailles pas me reprocher de ne pas t'avoir averti. Assez de Verdun qui fait la gueule du matin au soir comme si on l'avait trompée sur notre marchandise. Il reste à peine huit mois pour te les décrire tous… Si tu t'imagines que trente-deux semaines suffisent à cerner des personnalités aussi «contrastées» (comme on dit en patois de conférence), tu te goures! J'ai quelques décennies d'avance sur toi et je ne suis pas sûr d'avoir fait le tour d'un seul d'entre eux. Jérémy, par exemple… prends ton oncle Jérémy, ou le Petit, avec ses lunettes roses… ou les deux ensemble…
L'autre soir avant le dîner, ton oncle Jérémy se pointe dans notre chambre. Il frappe, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Il attend qu'on l'invite à entrer, ce qui lui ressemble encore moins. Il entre et se tait, ce qui est une franche innovation.
Alors, je dis:
— Oui, Jérémy?
Il dit:
— Benjamin…
J'étais allongé sur notre pieu, mes deux genoux au bain-marie sous la langue de Julius, occupé à contempler ta mère assise à son bureau, tout l'or de sa tête offert au cône de sa lampe de travail. Je redistribuais ses traits sur ta bobine à venir (j'espère bien que, garçon ou fille, tu iras piocher dans ce puzzle-là pour jouer à la ressemblance, et que tu auras la charité de laisser ma palette de côté — je me suis assez vu).
— Oui, Jérémy?
Et j'ai eu un soupçon.
Tout immobile qu'il fût (je t'apprendrai le subjonctif, aussi, un petit plaisir de bouche, tu verras…) tout immobile qu'il fût, donc, Jérémy se tortillait intérieurement. Une fois de plus, monsieur s'était pris à son propre hameçon. Je connaissais bien cette tête-là. Elle allait nous annoncer la connerie du siècle.
— Ben, je suis très emmerdé.
Confirmation.
— Je ne sais pas comment te dire ça, Ben.
Julie a posé son stylo et s'est levée. Elle a regardé Julius et lui a montré la porte:
— Les confidences d'hommes, c'est pas pour les chiens. Respect du secret de l'instruction, Julius.
Ils nous ont laissés très seuls.
— Alors?
— Alors, j'ai une question à te poser.
— C'est que tu me supposes la réponse. Le pédagochef s'en voit très honoré.
— Arrête de déconner, Ben, c'est vraiment pas facile.
— Ce n'est facile pour personne, Jérémy.
(J'adore ce genre de réponses. Elles ne renseignent pas vraiment, mais elles réchauffent le cœur de celui qui les sort. Je t'en servirai quelques-unes quand tu m'exposeras tes soucis. Tu verras, ça me fera du bien.)
Jérémy fixait très attentivement ses godasses.
— Ben, dis-moi comment on fait.
— Comment on fait quoi?
— Fais pas chier, tu sais très bien ce que je veux dire.
Ses doigts de pieds cherchaient à fuir le petit brasier de ses pompes et on avait mis le feu à ses oreilles. Il fallait plonger pour éteindre tout ça, alors il s'est jeté à l'eau.
— Les enfants, Ben. Dis-moi comment on fait les enfants.
La surprise est mère de tous les silences. Immédiatement après la muette explosion de la stupeur, il y eut les retombées flottantes de l'incrédulité… Mais non, Jérémy, debout, là, tout corseté de honte, ne se foutait pas de moi. Suivit le silence idiot de l'hébétude. Comment était-ce possible? Comment un adolescent de cette fin de siècle pornophile, de ce pays hautement sexué, de cette capitale réputée la plus voluptueuse, de ce quartier hyper-couillu et d'une famille où les nouveau-nés pleuvent comme des météores, comment, dis-je, se peut-il que cet adolescent-là — mon propre frère! — ne soit pas au fait des mécanismes élémentaires de la reproduction sexuée? Jérémy! Jérémy qui fabriquait des bombes à douze ans! Jérémy qui l'année dernière projetait le meurtre collectif de tous mes employeurs! Jérémy qui fréquente un établissement scolaire où on «nique ta mère» à la moindre engueulade! Jérémy qui accueille les fureurs de Thérèse en lui demandant si par hasard elle n'aurait pas «une fin de mois difficile»! Jérémy qui assista en direct à la souriante apparition de C'Est Un Ange entre les cuisses de Clara! Troisième silence: les abysses de la consternation. Je n'ai pas fait mon boulot d'éducateur, voilà la seule explication. J'ai laissé parler l'époque, j'ai pensé comme tout le monde qu'il n'y avait plus d'enfance, qu'on naissait branché, j'ai cru au poids des mots et au choc des photos, je n'ai pas fait crédit à l'innocence, honte sur ma tête! Et réparons! Réparons tout de suite, crénom de Dieu!
— D'accord, Jérémy. Assieds-toi.
Il s'assied.
Je me lève.
— Jérémy…
Ici, le plus sournois de tous les silences: l'embarras pédagogique.
J'y suis allé prudemment. J'ai commencé par le commencement: je lui ai parlé gamètes mâles et gamètes femelles, cellules haploïdes et diploïdes, ADN et Léon Blum («qui fut le premier, Jérémy, à nous autoriser la procréation comme acte réfléchi et volontaire»), ovulation, flaccidité, corps caverneux, vestibule, trompe de Fallope et cône d'attraction… Je commençais à m'admirer sincèrement quand Jérémy s'est levé d'un bond.
— Tu te fous de moi?
Des larmes de rage au bord de ses yeux.
— Je ne te demande pas de me faire un cours d'éducation sexuelle, putain de merde, je te demande de me dire comment on fait les gosses!
La porte s'est ouverte et le Petit a fait son apparition:
— A table! Matthias est arrivé.
Et, comme il nous voyait saisis dans le même iceberg:
— Les gosses? Mais je sais, moi! c'est très facile, les gosses!
Il a saisi une feuille, le stylo de Julie, et a tendu le résultat à Jérémy:
— Tiens, c'est comme ça qu'on fait!
Deux secondes plus tard, ils dévalaient les escaliers en ricanant comme un coin de récré. Le croquis bâclé par le Petit ne laissait aucun doute: c'était bien comme ça.
En bas, autour de la table, la conversation battait son plein à mon arrivée. Clément Graine d'Huissier était en train de faire notre panégyrique à Matthias Fraenkhel qui a beaucoup à apprendre sur la tribu Malaussène.
Selon Clément, je suis le héraut (et le héros) de Belleville, la maison Malaussène quelque chose comme la forêt de Sherwood, et l'huissier La Herse le shérif de Nottingham, l'âme damnée de cette raclure de Jean sans Terre qui a fauché son trône au gentil Cœur de Lion. Bellevillois et Bellevilloises figurent le bon peuple saxon sous domination normande, mais la troupe de Robin-moi-même veille au grain, qu'on se le dise, Jean sans Terre, gaffe à tes miches!
— Robin du bitume… ce serait un beau sujet de film, observe Matthias Fraenkhel.
— Plutôt une pièce de théâtre! s'écrie Jérémy, saisi d'une brusque inspiration. C'est tout un bordel de faire un film. Mais une pièce, ce serait beaucoup plus facile!
— D'autant que je pourrais en faire une vidéo, approuve Graine d'Huissier qui chope au bond l'occase de son premier chef-d'œuvre.
— Suzanne, qu'est-ce que tu en dis? Tu nous prêterais la scène du Zèbre?
— Et qui est-ce qui l'écrira, ta pièce? demande Thérèse, dont le scepticisme plane sur tout ce qui ne concerne pas les astres.
— Moi! hurle Jérémy. Moi! Avec les trois ou quatre années qu'on vient de se farcir, c'est pas la matière qui manque!
— Je jouerai dedans? demande le Petit.
— Tu joueras, Clara jouera, Leila, Nourdine, Verdun, C'Est Un Ange, tout le monde jouera! Même moi, je jouerai! Je suis un très bon acteur! Pas vrai, Benjamin, que le Petit et moi on est de très bons acteurs?
Ma fourchette en suspension…
Bon prince, Jérémy ajoute:
— Note que t'es pas mauvais non plus, en prof de procréation. Très à l'aise… les gamètes mâles et femelles… le cône d'attraction… toi aussi, tu joueras, Ben, c'est promis!
Et les voilà repartis, le Petit et lui, en pleine rigolade privée.
— Quel jour de la semaine joueriez-vous? demande Suzanne O' Zyeux bleus qui se sent pousser des ailes de sponsor.
— Tu acceptes?
Le rire de Jérémy s'engargouille.
— Tu accepterais de nous prêter le Zèbre!
— Quand joueriez-vous?
— Pour commencer, le dimanche après-midi, quand tout le monde s'emmerde. Ensuite…
— Contente-toi de commencer. Dès que tu auras écrit ta pièce, je déprogrammerai mon dimanche après-midi, et si ça marche, on essayera de libérer des soirées.
— Suzanne!
C'est un véritable hurlement qu'a poussé Jérémy.
— Suzanne! Suzanne! Nom de Dieu, Suuuuuzanne!
Et le voilà qui fout le camp dans la chambre des gosses, en braillant:
— Je m'y mets tout de suite: La saga Malaussène! Robin du bitume! Et dans les meubles de Belleville, en plus! Ça va chier des bulles!
Loi de la physique familiale: tout enfant quittant une table avec précipitation provoque une hémorragie. La seconde suivante, il n'y a plus que les adultes autour de la nôtre.
Maman dit:
— C'est vraiment gentil à vous, Suzanne.
Suzanne l'interrompt de son rire clair:
— Au point où en est le Zèbre… un four de plus ou de moins…
Quand je dis «clair», le rire de Suzanne l'est au sens très propre du mot. Il y a, dans ce rire-là, une lumière qui traverse la rieuse sans rencontrer la plus petite arrière-pensée, la plus légère humeur, le regret le plus ténu. Ça donne un chapelet de notes limpides, un carillon du matin dans un ciel d'Île-de-France (si je puis me permettre), et qui vous entraîne vers le haut.
— La situation est si catastrophique? demande Julie. Le Zèbre est réellement menacé?
— Ni plus ni moins menacée que Belleville, dit sobrement Suzanne.
— La clef dans la poche de La Herse, comme tout le monde, tranche Cissou qui n'avait rien dit jusque-là.
Condoléances anticipées.
Que Matthias Fraenkhel interrompt, avec son bredouillement confus:
— Pardonnez-moi, Suzanne… mais si le Zèbre devenait… je ne sais pas… une sorte de… monument historique… un temple érigé à la gloire du cinématographe, par exemple… ne serait-ce pas une façon de protection… non?
(Ainsi parle Matthias Fraenkhel: «cinématographe», «aéroplane», «tourne-disque», «chemin de fer», «té ès effe» et «façon de protection» en un petit lexique obsolète où le temps a renoncé à se poursuivre depuis bien des années.)
— Un temple à la gloire du cinématographe, docteur Fraenkhel?
Le sourire de Suzanne attend de comprendre.
Matthias se tourne vers Julie:
— Je crois que le moment est venu… de vendre votre marchandise… ma petite Juliette.
Oui, Matthias vouvoie Julie, comme il vouvoie tous les bébés qu'il accueille à l'arrivée; question de savoir-vivre: «Avez-vous bien voyagé?» «Etes-vous satisfait de nos services?» «Eh bien, ma foi, il ne nous reste plus qu'à vous souhaiter une heureuse existence…»
(Qu'en penses-tu, ça vaut mieux que le claque-fesse traditionnel, en guise de bienvenue, non?)
— Voilà, annonce Julie. Le vieux Job, le père de Matthias, m'a désignée comme sa légataire universelle pour tout ce qui touche à sa propriété cinématographique. Probablement la cinémathèque privée la plus importante au monde, Suzanne. Il nous semble, à Matthias et à moi, que vous êtes la personne la mieux désignée pour gérer ce patrimoine, en faisant du Zèbre ce que Matthias appelle un temple au cinématographe. Les films vous appartiendraient. Matthias vous en céderait la propriété pour un franc symbolique. Charge à vous de les programmer. Qu'en pensez-vous?
Suzanne, qui pour vouer son existence au cinématographe a dû passer sa vie à enseigner le grec et le latin dans les écoles qui en voulaient encore, est plutôt d'accord; mais on lit clairement dans ses yeux qu'elle n'en croit guère ses oreilles.
— Ce n'est pas tout, indique Matthias. Parlez-lui donc… du Film Unique, Julie… le grand œuvre de Job et de Liesl.
— Le vieux Job a eu quatre-vingt-quinze ans cette année et sa femme Liesl, la mère de Matthias, quatre-vingt-quatorze ans, s'éteint doucement, à l'hôpital Saint-Louis. Or, voilà soixante-quinze ans qu'ils tournaient ensemble le même film: Job aux images et Liesl au son. Soixante-quinze ans de tournage secret, Suzanne! Ils souhaitaient que ce film ne soit projeté qu'après leur mort, devant un public restreint, que le vieux Job m'a chargée de composer depuis qu'il sait Liesl condamnée. La projection pourrait avoir lieu sur l'écran du Zèbre, et nous pourrions dès maintenant sélectionner les spectateurs, qu'en pensez-vous?
Visiblement, Suzanne n'en pense que du bien.
— Le vieux Job n'y met qu'une condition, continue Julie. Il exige que la bobine et son négatif soient détruits publiquement à la fin de cette projection. Oui, c'est sa conception du véritable «événement cinématographique». Une seule et unique projection pour ce Film Unique. Un événement, ça ne se répète pas. J'ai entendu Job me seriner ça pendant toute mon enfance.
— N'est-ce pas en contradiction avec la constitution de sa cinémathèque? Une cinémathèque se fonde sur le principe même de la répétition, non?
Il n'y a pas long de l'étonnement de Suzanne au sourire de Matthias Fraenkhel.
— Mon vieux père déteste à peu près tous les films de sa collection. A ses yeux, ce sont moins des œuvres d'art que… disons… des pièces à conviction.
— Des pièces à conviction?
— Des preuves de la dégénérescence du cinématographe depuis son exploitation publique, oui… c'est un sujet sur lequel il est intarissable.
Suzanne écoute, Suzanne apprécie, Suzanne est toute reconnaissance, mais Suzanne O'Zyeux bleus se voit mal en pilleuse d'héritage.
— Et votre fils? Vous nous avez bien dit que vous aviez un fils, n'est-ce pas?
— Barnabé?
Un ange mélancolique s'offre un discret tour de table.
— Oh! Barnabé va beaucoup plus loin que son grand-père dans la détestation du cinématographe… Là où mon père a voué son existence à la création d'un film unique, Barnabé consacre la sienne à ce qu'on pourrait appeler… le contraire du cinéma.
— Le contraire du cinéma? s'exclame Suzanne avec son rire de campanile: qu'est-ce que c'est que ça, le contraire du cinéma?
— Il vous en fera peut-être la démonstration… je crois savoir qu'il doit venir à Paris… un de ces jours.
(Peut-être… je crois savoir… un de ces jours… syntaxe dubitative des familles déglinguées.) L'embarras s'installerait de nouveau, si la porte des enfants ne s'ouvrait tout d'un coup.
— Suzanne, est-ce qu'on pourrait tous dormir au Zèbre, avec Clément?
C'est Jérémy qui a posé la question en désignant l'ensemble des frères et sœurs rangés derrière lui.
— Pour faire corps avec le théâtre, tu comprends, ça faciliterait la mise en espace!
«Faciliter la mise en espace», «faire corps avec le théâtre», ça y est… il n'a pas encore écrit sa pièce, ce petit con, qu'il a déjà flanqué son vocabulaire en uniforme. Suzanne l'a pigé:
— Je ne vois personnellement aucun inconvénient à faciliter ta «mise en espace», Jérémy, mais il me semble que l'autorisation de «faire corps avec le Zèbre», ce n'est pas à moi qu'il faut la demander.
Jérémy me regarde. Je regarde Jérémy. Jérémy insiste. Je ne moufte pas. Alors, Jérémy comprend. Et se tourne vers maman.
Qui dit:
— Dormir au Zèbre pour mieux préparer votre spectacle? Si ça ne dérange pas Suzanne, je crois que c'est une bonne idée.
Et voilà comment, en quelques mots souriants, prononcés au-dessus d'une assiette restée pleine, maman se sépare de toute sa famille et décide de vivre seule dans la maison de sa tribu, et dans une peine d'amour dont elle ne nous dira jamais rien. Je cherche le regard de Thérèse.
Qui ne cherche pas le mien.
Je pense à maman.
Puis, à Clara.
Tant que mes yeux pourront larmes épandre…
Clara préparait ça, il y a quelques années, pour l'oral de son bac de français.
Tant que mes yeux pourront larmes épandre…
Louise Labé… Que disait donc le vers suivant?
... tant que… tant que…
Chaque vers y allait de sa chanson d'amour.
Tant que mes yeux pourront larmes épandre
A l'heur passé avec toi regretter
Oui… oui oui…
Mais encore?… la suite, la suite, ô ma fichue mémoire…
Les quatrains s'achevaient sur un décasyllabe en suspension:
Je ne souhaite encore point mourir.
A la bonne heure, maman…
A la bonheur…