Une erreur judiciaire est toujours un chef-d'œuvre de cohérence.
La prison, c'est le présent. Le présent, c'est ce que cherchaient à fuir ceux qui sont en prison. Il n'y a pas d'autre punition.
Il s'y connaît, Faucigny, le directeur de ma prison, pour lui faire rendre tout son indicatif, au présent! Il a des idées simples. C'est un éducateur-né.
— Content de retrouver Champrond, monsieur Malaussène?
Malignité de Legendre ou hasard de l'Administration, c'est bien à la prison de Champrond que je me retrouve, celle-là même où notre vieil oncle Stojil est venu finir sa vie en compagnie de Virgile.
— On m'a laissé entendre que vous appréciez les explosifs, Malaussène?
Faucigny est large d'épaules, gris des yeux, épais du sourcil. Il vous dit des choses terribles qu'un accent de garrigue arrondit benoîtement.
— Les bombes du Magasin, il y a quelques années, celles du Vercors aujourd'hui… bombes artisanales, bombes à retardement, bombes incendiaires… ce sont les bombes qui vous plaisent, et depuis tout petit, je suppose.
Faucigny sourit aimablement sous des yeux qui vous tiennent.
— Le goût des bombes… Je comprends ça, notez… le battement du cœur pendant la mise à feu, la surprise de l'éclair, le fracas de l'explosion, la propulsion dans l'espace, la pluie des débris quand remonte le bol de fumée, le crépitement des flammes… c'est assez beau.
Faucigny, c'est Monsieur Météo qui vous annonce la fin du monde avec du soleil dans la voix.
— Je vais vous guérir, Malaussène…
Je ne sais plus quand Faucigny m'a tenu ce discours roboratif. Hier? Un mois? Dix ans? Aux neuf temps habituels du mode indicatif, Faucigny en a ajouté un dixième, qu'on pourrait appeler le plus-que-présent. C'est le temps rêvé des gardiens de prison, le présent du regret perpétuel, l'éternité de la molaire sous la roulette du remords, l'instant sans fin de l'agonie, le bout du temps sans bout, quand tout espoir est mort, y compris celui de mourir… le plus-que-présent selon Faucigny, c'est le temps de la torture.
Je ne sais plus quand Faucigny m'a parlé.
Je ne sais que ma cellule.
Elle ferait envie aux citoyens honnêtes, ma cellule de Champrond. Je l'entends d'ici, l'honnête citoyen. Gabegie! Pensez donc, voilà qu'on installe les grands criminels dans des demeures classées, à présent! De la pierre séculaire et voûtée! Même plus de barreaux aux fenêtres. Des vitres incassables! Une cellule avec vue sur les blés, songez un peu! La douceur des champs offerte aux yeux des assassins… Avec des rideaux de cretonne à tirer sur le soleil. Et la télévision, par-dessus le marché!
— J'ai hérité d'une prison culturelle, Malaussène, j'en ai fait une prison éducative. Une culture qui n'éduque pas est un redoutable facteur criminogène! Voyez Julien Sorel, Raskolnikov… Mon prédécesseur, M. de Saint-Hiver, que vous connaissiez bien, avait négligé cet aspect de la question. Un idéaliste…
Faucigny n'est pas comme Saint-Hiver — feu l'ancien directeur de la prison de Champrond et premier amoureux de Clara —, il a les pieds sur terre, et les yeux dans vos yeux.
— Aujourd'hui, l'essentiel de notre culture, qu'on le veuille ou non, passe par la télévision. Hors de nos murs, la télévision est le premier agent du crime. Intra-muros, j'en ai fait un objet pédagogique. Vous aimez la télévision, Malaussène?
Un prisonnier par cellule et un poste de télévision par prisonnier. Sur les deniers publics! Avec votre argent! Oui, madame. Oui, monsieur. Et c'est votre argent qui a scellé ce poste au mur de ma cellule. C'est votre argent qui a coulé ce poste dans une gangue de plastique qui le rend indestructible. C'est votre argent qui relie tous les postes au tableau de commande de Faucigny. Et c'est Faucigny, votre salarié, qui déclenche le programme à tout moment du jour ou de la nuit, de la veille ou du sommeil, pour quelques secondes ou quelques heures, sans aucun moyen de baisser le son, de changer de chaîne ou de couper le contact.
La première fois, la surprise m'a plaqué au mur. J'ai cru que la prison de Champrond explosait. Qu'on l'avait bâtie sur un volcan, que c'était l'heure de l'éruption et que les murs s'effondraient sur nos têtes pécheresses. Mais non. Ce n'était que ma télévision qui s'allumait. Une formidable explosion, là-haut, dans le cube de mon poste, infiniment répercutée sur les quatre murs de ma geôle. Depuis, il n'y a eu que des premières fois. Le présent selon Faucigny. Ma cellule explose à tout moment. C'est la grande idée de Faucigny. Vous aimez les explosions, Malaussène? Va pour les explosions. Ma cellule est l'épicentre d'un bombardement perpétuel. Prière d'occuper les instants d'accalmie à craindre la reprise des hostilités. On peut, évidemment, ne pas regarder l'écran, mais il est impossible d'échapper au son, même en vivant avec un matelas autour des oreilles. Tout ce qui explose sur pellicule depuis que le cinéma fait du bruit explose dans ma cellule. Dépôts de munitions, maisons particulières, raffineries de pétrole, coffres-forts, voitures piégées, pont de la rivière Kwaï, île du capitaine Nemo, Pierrot le Fou, ma cellule explose vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'idée simple de Faucigny. Le mal par le mal. La thérapie de l'overdose. Je suppose que les violeurs ont droit à des hurlements de femmes déchirées, les égorgeurs à des borborygmes d'égorgés, les massacreurs à des avalanches de massacrés…
Le résultat est le même pour tous les détenus: téléphobie, regards de pierre et démarche mécanique à l'heure de la promenade, tremblement continu de tout le corps, épilepsie, par-ci par-là, et les assiettes du réfectoire qui restent pleines.
Il y a bien quelques scènes de panique, pendant le retour aux cellules, des refus arc-boutés, mais la persuasion des matons de Faucigny concourt efficacement à son projet pédagogique.
Claquements de la porte.
Du pêne dans la gâche.
De l'œilleton.
Silence.
Moi.
Et le poste, là-haut.
Je devrais être fou à l'heure qu'il est, ou m'être pendu, comme certains, au montant de mon lit, au verrou de la fenêtre, au tuyau du radiateur. Seulement voilà, Faucigny a voulu trop bien faire.
— Je vous ai réservé une cellule particulière, Malaussène, celle de votre ami Stojilkovic. Vous vous souvenez de Stojilkovic? Celui qui avait armé les vieilles dames de Belleville et voulait traduire Virgile en serbo-croate? Il est mort chez nous, l'année dernière.
Ils ont retiré la table, la chaise, les dictionnaires et la corbeille à papier, mais j'ai tout de suite reconnu la cellule. Et mon oncle Stojil s'est installé en moi dès que je me suis installé chez lui. Ce n'est pas le souvenir de Stojil qui m'a brusquement envahi, non, c'est Stojil en personne. Ce n'est pas son image, ni le son de sa voix (Faucigny a confisqué mes yeux et mes oreilles), non, c'est l'être même de Stojil qui s'est insinué en moi, la subtile et prégnante émanation de son être, son odeur, ce fumet qui le suivait comme une ombre et lui faisait une guérite dès qu'il s'immobilisait quelque part. A dire vrai, j'ai reconnu la cellule du vieux Stojil au premier coup de narine. Stojil m'a prêté sa guérite. Je m'y suis enfermé après la surprise des premières explosions. Et c'est alors que sa voix est venue, une voix intérieure que la plus volcanique des éruptions ne pourrait recouvrir.
— Tu ne trouves pas que ça sent les pieds, ici?
Une question qu'il aimait poser. Quand vos oreilles étaient rouges à point, il corrigeait:
— Ne t'excuse pas, ce sont les miens.
Et, gravement:
— Parfum de sentinelle.
Mon vieil oncle Stojil avait dressé sa jeunesse sentinelle face à l'hydre nazie, puis face à l'ogre stalinien, tout près de chez nous, derrière les portes balkaniques, en un temps où je n'étais pas encore né.
— Une sentinelle digne de ce nom ne regarde jamais ses pieds.
O la voix de Stojil, si chaude, si puissante et si basse qu'elle semble remonter de vos propres entrailles.
— On pousse le bois?
Cela voulait dire jouer aux échecs, dans son langage. Et de toutes les parties que nous avons faites, pas une qui ne me revienne maintenant, pendant que là-haut ma télévision s'acharne à exploser.
— d5!! mon petit. Si ton Fou prend d5, ma Dame prend c3!! et si tu crois t'en sortir en me fauchant la Dame, mon Fou noir te mate en a3. C'est le mat de Boden contre Schulder, en 1860, un mat d'anthologie. Je t'ai pourtant dit de te méfier des diagonales! Tu n'es pas au meilleur de ta forme, aujourd'hui.
Combien de fois m'a-t-il battu dans la pénombre du Magasin, le veilleur de nuit Stojilkovic? Les bombes explosaient le jour. La nuit, Stojil dynamitait mes défenses.
Et les bombes du Magasin m'ont rendu sourd.
Faucigny ignore ce détail.
Les explosions du Magasin me rendaient sourd.
Faucigny, les bombes m'ôtent l'ouïe! Montez le son, je n'entends plus votre télé!
Le même phénomène, exactement, qu'à l'époque du Magasin: stridulation au centre géodésique de mon cerveau. Une douleur folle qui tourne sur elle-même pour jaillir soudain hors de mes oreilles. Pendant quelques secondes, je me retrouve suspendu dans la cellule par un fil d'acier chauffé à blanc qui traverse mon crâne.
Puis la douleur se calme.
Et je suis sourd.
Désolé, Faucigny, les armes blanches me foutent la chiasse, les fusils me font gerber et les bombes m'assourdissent. On a beau être rétif aux convictions, quand le corps refuse, il refuse.
Détail non négligeable, ces accès de surdité réveillent en moi le joueur d'échecs extralucide.
— Mon Fou te fait échec en d5, Stojil, et si ton Cheval le prend, ma Dame remet ça en f8. Bien sûr, ton Roi peut s'envoyer ma Dame, mais alors ma Tour descend t'achever en c8. Echec et mat! Je t'avais pourtant dit de te méfier des perpendiculaires.
— Je n'irai pas jusqu'à affirmer que tu joues bien, petit, mais tu progresses, tu progresses…
Légitime défense? Esprit de contradiction? Dès que je sors de ma cellule, le silence des couloirs me rend l'ouïe. La migraine persiste, mais les oreilles s'ouvrent sur le tintement des menottes, le claquement des serrures et le rythme des semelles dans le grand silence des pierres.
— Elle mange, Ben! Maman s'est remise à manger.
C'est une des bonnes nouvelles apportées par Jérémy dans la cave qui sert de parloir à la prison de Champrond. Ils me visitent chacun à leur tour: Jérémy, Clara, Thérèse, Louna, le Petit… Mais, le plus souvent, Jérémy prend la place de Louna, trop occupée à l'hôpital, de Thérèse trop prise par les astres, de Clara trop chagrine, et du Petit trop petit.
Bref, je ne vois que Jérémy.
— Maman s'est remise à manger. On ne peut pas dire qu'elle engloutisse, mais elle mange, quoi. Et elle parle, aussi.
— Qu'est-ce qu'elle dit?
— Difficile à savoir, elle parle toute seule. Elle parle dans son corsage, on dirait. Comme si elle berçait quelqu'un sur son cœur, tu vois? Entre ses… bon. Elle se tait quand on arrive.
— Tu as prévenu Marty?
— Pas la peine, elle n'est pas malade, tu sais! A part ça, elle est tout à fait normale. C'est maman. Elle se lève à onze heures, elle fait sa toilette jusqu'à midi, elle ressort de là belle comme avant, elle aide Clara à la cuisine, elle rate les plats, c'est maman, je te dis. Heureuse comme en amour. Depuis qu'elle mange, elle arrive même à faire manger Clara. Ça baigne, Ben. La vie reprend. Et Julius est guéri. Mais tu le savais, ça… que Julius est guéri. Il claque encore des mâchoires toutes les trois minutes, mais il est guéri. Ah! et puis, il y a Gervaise, aussi. Gervaise a remplacé Thian dans le cœur de Verdun. C'est le changement dans la continuité, comme ils disent…
Une pause.
— Et toi, Ben, ça va?
Le parloir de Champrond est un ancien confessionnal de lépreux. Deux voûtes croisées divisent en quatre une vaste et haute cave de tuffeau. On se place à un des quatre coins, le maton de service verrouille sur vous une grille de fer noire, et on parle face au mur, le dos tourné à l'interlocuteur. Depuis le XVIIe siècle, les confidences de l'un courent le long de la voûte et parviennent en diagonale jusqu'à l'oreille de l'autre, aussi nettes que si les mots avaient été murmurés près de lui. Oui, le murmure suffit. Ça repose. Comme une promesse d'absolution.
— C'est Clément qui aurait aimé voir ça! s'est exclamé Jérémy à sa première visite. Il y a un machin de ce genre dans La Dolce Vita de Fellini. Tu sais, quand Marcello avoue son amour à Anouk Aimée pendant qu'elle se fait embrasser par un autre, un blond.
Jérémy n'est jamais à court de conversation. Il n'est pas de ces visiteurs que l'habitude assèche. Les mots lui viennent dès qu'il arrive et c'est toujours lui que le maton interrompt quand sonne la fin de la visite.
— J'ai de l'entraînement, Ben. C'est un peu comme quand je te visitais à l'hôpital et que tu ne pouvais pas répondre. Fallait bien fournir…
Il pénètre dans le parloir, il se colle dans son coin, et d'entrée de jeu:
— Salut, c'est encore moi, mais tu n'as qu'à imaginer que c'est Clara ta sœur préférée.
Il me sert la chronique familiale, du bienveillant point de vue de Clara.
Ou encore:
— Bonjour, Benjamin, c'est Thérèse.
Et c'est Thérèse.
— Gervaise s'arrondit joliment, Benjamin. Je sais que la radiesthésie te laisse froid, mais mon pendule est formel: ce sera un garçon.
— Toujours pas de nouvelles du père?
— Elle est sage, elle ne cherche pas à savoir qui c'est. Un bon thème astral vaut mieux qu'un mauvais père.
Mais, le plus souvent, Jérémy vient en son propre nom. Il me fait la lecture. Depuis la mort de Clément, la saisie du Zèbre et l'occupation des locaux par les comités de soutien, il a définitivement renoncé au théâtre. Il a converti sa pièce en roman. Il a décidé de narrer par le menu les aventures du bouc son frère. Il s'est mis dans la tête qu'il n'y avait pas meilleur plaidoyer pour ma défense. Il utilise les mois qui passent à me tricoter une apologie qui me tiendra chaud pendant ma perpète.
— Ça fera quatre bouquins en tout. Un pour les bombes du Magasin, un pour les grands-pères toxicos de Belleville, un troisième pour ton coma dépassé, et le dernier pour ce qui t'arrive maintenant. Je ne les écris pas l'un après l'autre, j'écris tout ensemble, comme ça me vient. Un peu comme on fait les films, tu vois? On tourne la séquence de son choix, en fonction de la météo ou des coquelicots de madame la star, et on met le tout en ordre au montage. Qu'est-ce que tu en penses, Ben?
J'en pense que la reine Zabo ne doit pas être loin derrière.
— Excellente méthode, Jérémy.
— Tu veux que je t'en lise un bout?
Personne n'a jamais trouvé le courage de répondre non à ce genre de question.
— Volontiers, c'est très gentil à toi.
— Après toutes les histoires que tu nous as racontées quand on était mômes, c'est la moindre des choses, Ben…
Tricote, Jérémy, tricote… invente-toi un héros de roman, un frère irréprochable fourvoyé dans la culpabilité des autres… tricote… et donne-toi un joli rôle, tant que tu y es. Quand la vie est ce qu'elle est, le roman se doit d'être ce qu'il veut. Si tu as besoin de matériel humain, consulte-moi, j'ai ce qu'il faut, ces temps-ci.
Un spécimen d'humanité, par exemple: Madame mon juge d'instruction. Madame mon instruction est un petit être frisotté aux yeux limpides, au teint de jeune fille. Elle m'a envoyé aux assises les yeux brouillés de larmes.
— Faut-il que vous avez souffert, pour en arriver là!
Texto.
— La perte de cet enfant…
Je ne plaisante pas. C'est une mère qui instruit mon dossier.
— Je suis une mère, monsieur Malaussène.
Ce qui lui permet de comprendre mon acte. (Et, par conséquent, de ne pas en douter!)
De mon côté, j'ai mis un certain temps à piger comment fonctionnait cette tête-là. Quand j'ai compris qu'elle battait comme un cœur, j'ai su que j'étais perdu.
Un cœur de mère.
Qui semble trouver parfaitement normal (sinon légitime) qu'on dynamite une famille entière et quelques amis de passage parce qu'on vous a privé du petit être tant désiré.
— J'aurais peut-être agi comme vous.
Sic! Sur ma tête, sic!
Résultat, les assises.
En attendant ce couronnement, retour au plus-que-présent de Faucigny… à la guérite de Stojil… à nos parties d'échecs.
— Tu crois me mater en un coup, petit, mais regarde: je descends ma tour en c8, tu interposes ton Cheval, ma Dame te fait échec en h7, ton Roi la prend, mon Fou rebelote, ton Monarque redescend, et c'est un échec perpétuel. Partie nulle, Benjamin! C'est comme ça que se défendent les ours dans nos montagnes, quand ils sont blessés.
O Stojil, comme je t'ai aimé!
Mais voilà que Madame mon instruction me convoque de nouveau.
— Monsieur Malaussène…
Ses grands yeux innocents (tout à fait un dessin de Walt Disney, oui) brillent d'une imminente larme tandis qu'on m'ôte les menottes et qu'elle me désigne un siège. Je ne sais pas ce qui m'attend mais elle me comprend déjà, c'est mauvais signe.
— Monsieur Malaussène…
Elle cherche le courage des premiers mots dans le regard de mon avocat, qui se tait.
— J'ai dû, par commission rogatoire, demander au commissaire divisionnaire Legendre d'ouvrir une enquête concernant des faits antérieurs à ceux qui vous sont aujourd'hui reprochés.
Tremblements des doigts qui feuillettent mon dossier.
— Et ce n'est pas bon, monsieur Malaussène.
Salive.
— Pas bon du tout.
Bref, elle finit par me lire le rapport de Legendre. Il ne me faut pas trois lignes pour comprendre ce qui s'est passé. Après avoir secoué le cocotier de Coudrier jusqu'à ce que je tombe à ses pieds, Legendre en arrache les racines. Une à une, méthodiquement. Il est venu trouver Madame mon instruction pour lui parler de mes antécédents. Il a ressorti l'une après l'autre toutes les affaires qui ont fleuri autour de moi depuis quelques années. L'affaire du Magasin, d'abord: cinq bombes, six morts, et moi. L'affaire des vieux toxicos de Belleville: assassinat d'un inspecteur en pleine rue, suicide douteux d'un commissaire divisionnaire, un libraire piqué à la soude, et moi au même moment, dans le même quartier, dans la même maison. L'affaire J.L.B.: tentative de meurtre sur la personne du prisonnier Krämer, assassinat du directeur de Champrond, prétendant de ma sœur, et moi, farci de mobiles, avant qu'une balle de 22 long rifle à forte pénétration ne m'envoie dépasser le coma. A quoi s'ajoutent les six prostituées assassinées ces derniers mois, sur mes ordres, d'après une grande fille en tailleur rose qui n'en démord pas. Total: 6 et 3 qui font 9 plus 2 qui font 11 et 6 qui nous font 17. Si on y ajoute les 4 morts de Loscence, ça nous mène à 21 meurtres, sans préjuger de ce que révélera une fouille plus exhaustive.
— Ce n'est pas bon, monsieur Malaussène, pas bon du tout.
D'autant moins que là encore Madame mon instruction comprend parfaitement mes mobiles. Ce qui ne signifie pas qu'elle approuve les actes («je suis mère mais je suis juge»), non, elle se contente de comprendre… Au Magasin je vengeais déjà l'enfance martyrisée, à Belleville je combattais le racisme et volais au secours du troisième âge, en massacrant Saint-Hiver je protégeais la virginité de Clara, et dans la peau de J.L.B. je me battais pour la Littérature… Quant aux six prostituées assassinées… Madame mon instruction ne nourrit aucun préjugé contre la prostitution, certes… mais elle comprend parfaitement qu'un esprit tant soit peu religieux puisse réagir violemment à la vue d'images saintes greffées sur la peau du vice.
— Ce qui vous perd, monsieur Malaussène, c'est le sens du sacré. Vos mobiles sont si limpides…
Moralité: fais ce que voudras, mais surtout, surtout, pas de mobile!
Si on me sort de là, je jure de vivre immobile.
Je pense à la Justice, évidemment. A la Justice de mon pays. J'ai toujours approuvé ceux qui déclarent publiquement leur confiance en la Justice de leur pays. Ils sortent du bureau du juge, ils se tiennent bien droit sur le perron, ils lissent le pan intérieur de leur veston, et ils déclarent aux micros tendus: «J'ai confiance en la Justice de mon pays.» Ils ont raison. La Justice leur en est reconnaissante. Moi, je revois le petit Mahmoud, dix-huit ans, le cousin des Ben Tayeb, celui qui s'est fait ramasser sur un parking où d'autres que lui fauchaient des bagnoles: cinq ans, dont zéro avec sursis. Bien fait pour lui. Il n'avait qu'à avoir confiance en la Justice de son pays.
— Ils se bousculent pour vous défendre, Malaussène, et pas des moindres! Les plus somptueuses manches du barreau! Il y a même eu bagarre à l'entrée de la prison. Ces messieurs se vous arrachent.
Faucigny est épaté.
— D'une certaine façon vous faites honneur à notre établissement.
Il n'oublie pas le démocrate en lui.
— J'espère que vous mesurez à sa juste valeur le privilège de vivre dans un Etat de droit!
Comme je n'ai pas l'air de mesurer.
— Mais non, évidemment, ça vous paraît naturel que la société défende des crapules de votre acabit. Bon. Lequel voulez-vous recevoir en premier? Bien que ce ne soit pas l'usage, je préfère que vous les receviez dans votre cellule plutôt qu'au parloir. Moins ils vous verront, mieux mes pensionnaires se porteront.
Maître Ragaud exulte:
— Coupable, Malaussène! Nous allons plaider coupable! Et tête haute, encore!
«Nous», c'est lui.
Et lui, c'est moi.
Enfin, tel qu'il me voit.
— Qu'avons-nous fait, après tout? Nous avons châtié les tueurs de notre enfant! Nous avons défendu notre droit légitime à donner la vie! Nous nous sommes battus pour l'imprescriptible droit de naître! Ils nous ont ôté une toute petite vie, une innocence palpitante, et nous avons interrompu le cours de leur existence criminelle. Nous n'en avions pas le droit, certes! Mais les temps sont venus de réconcilier enfin légalité et légitimité! En cette fin de siècle où nos valeurs les plus élémentaires sont la risée des esprits forts, je vais faire de vous le champion de cette défense légitime! Tête haute, Malaussène! Je ne vois en vous qu'un immense sujet de fierté.
Je le regarde.
Je me lève.
Je cogne à ma porte.
Le maton ouvre.
Je dis:
— J'en veux pas.
Maître Ragaud ne se frappe pas. Il range ses petits papiers. Il se lève à son tour.
— Vous préférez m'avoir en face de vous, Malaussène? Vous avez tort. Je me connais. Je n'aimerais pas m'avoir en face de moi. D'autant que la tâche sera plus facile. S'il y a une urgence, aujourd'hui, une priorité absolue, c'est de débarrasser la société des criminels qui ne croient en rien: ça vit en marge de tout, ça cloue les enfants aux portes, ça tue à la moindre contrariété, ça ne connaît pas le nom de son père et ça a la prétention de se reproduire! Sans parler de vos amitiés cosmopolites… Croyez-moi, se dresser contre un homme comme vous, c'est pain bénit pour un avocat tel que moi.
Avant que le maton ne referme la porte sur lui, maître Ragaud tord le nez. Sa moustache se hérisse.
— Ça sent les pieds, ici, vous ne trouvez pas?
Et maître Gervier fait son entrée.
— Vous l'avez viré, Malaussène? Vous avez bien fait. On va l'avoir dans l'autre camp, mais ce ne sera pas la première fois que je lui ferai boire le bouillon, à ce facho. Il est nul quand il a une vraie pointure en face de lui.
Maître Gervier, regard aigu, parole électrique, mouvement perpétuel, s'interrompt brusquement.
— Dites donc, ça schlingue, ici… On peut aérer?
On ne peut pas.
A défaut, il remue l'air, va et vient à petites enjambées rapides.
— Vous avez dynamité le Grand Mercantile, Malaussène, bravo! Vous vous êtes envoyé un directeur de prison, c'est justice! Aujourd'hui, vous jetez la panique dans la République des Images, très bien, vous avez le sens de l'urgence. Du boulot irréprochable. Et dix ans sans tomber! C'est un record.
Maître Gervier s'échauffe tellement que ses lunettes en sont tout embuées. Il penche sur moi ses carreaux devenus aveugles. Il murmure:
— Je connais la musique avec les assises, on va s'amuser, Malaussène. Le procès n'aura pas lieu de sitôt, c'est moi qui vous le dis! Puisqu'ils y tiennent à leur préventive, on va la faire durer jusqu'au ridicule! Je vous promets une existence préventive!
Je ne suis pas sûr d'avoir compris.
Alors, il m'explique:
— Mais si! J'irai devant la chambre d'accusation. Je vais déposer des montagnes de conclusions en annulation de procédure. Nous irons en cassation. Je plaiderai l'incompétence de la cour et l'irrecevabilité des plaintes. Ils s'en foutront mais ça nous permettra de gagner du temps. Le temps de les déconsidérer aux yeux de l'opinion. Je les connais bien, ces juges. Tous aux ordres, avec de grandes casseroles au bout de leurs petites queues. Avant de trouver celui qui aura les couilles de monter au créneau, vous allez avoir tout le temps nécessaire pour planter la Révolution au cœur de l'institution pénitentiaire!
Il arpente encore la cellule alors que le maton passe déjà la tête par ma porte entrouverte.
— Lui non plus, dis-je.
Gervier s'arrête, surpris.
— Ah! bon?
Puis, pas contrariant:
— Ah, bon.
Et, sur le pas de ma porte:
— Bon. Tant pis. Je vais voir ce que je peux faire contre vous.
Maître Rabutin voit les choses différemment. Bien que son nez fasse, d'entrée de jeu, le même diagnostic.
— Elle empeste, cette cellule.
Son admirable visage n'a pas sourcillé. Il ne s'assied pas. Il se tient beau et droit dans son costume impeccable.
— Je ne vous raconterai pas d'histoire, monsieur Malaussène, votre dossier est indéfendable.
Et, avant que je puisse répondre:
— Ce n'est pas une raison pour vous faire subir ces conditions de détention.
Il ajoute:
— Même un criminel multirécidiviste a droit à la dignité.
Comme le multirécidiviste se tait:
— S'il y a un dossier à plaider dans cette affaire, c'est celui-là, monsieur Malaussène: l'amélioration des conditions carcérales.
— Pardon, maître.
— Pardon.
— Après vous, maître.
— Je vous en prie.
— Merci.
— Merci.
— A vous revoir bientôt, cher maître.
— Au Palais?
— Jeudi, oui. J'ai retenu une table chez Félicien, pour midi, vous serez des nôtres?
— Volontiers.
— A jeudi, donc.
— Au Palais.
— Au Palais.
Maître Rabutin et maître Bronlard se courtoisent à la porte de ma cellule. Et que je te m'efface pour te mieux m'avancer. Finalement l'un sort, l'autre entre, la porte se referme et nous voici entre Bronlard et moi.
— Vous avez eu raison de renvoyer tous ces idéologues à leurs chères causes, Benjamin, les convictions sont mauvaises conseillères en matière de défense; elles font écran.
Il s'assied.
— Vous permettez que je vous appelle Benjamin?
Brushing impeccable. Sourire fraternel. Il ouvre un attaché-case qui sent bon ses honoraires.
— A propos d'écran…
Il sort une liasse de papiers qu'il dépose sur mon lit.
— A propos d'écran, j'ai décidé de demander à la cour l'autorisation de filmer les audiences.
Pardon?
— Un procès public, oui. Télévisé. Et je suis sur le point de l'obtenir. Une grande première, en France. Absolument interdit, jusqu'à présent. Seulement vous n'êtes pas un prévenu ordinaire, Benjamin. Il n'est pas question qu'on vous juge à la sauvette. J'y emploierai toute ma vigilance. Croyez-moi, ce sera le procès du siècle. Plusieurs chaînes sont partantes. Praïme taïme, évidemment. Les Américains sont d'ores et déjà en train de fictionner votre aventure…
Les Américains me fictionnent?
— Je vous ai donc apporté une première batterie de contrats…
Il lève soudain les narines.
— Dommage qu'on ne puisse pas filmer les odeurs, votre cellule est intéressante…
J'ai fini par demander au maton:
— Vous n'en connaîtriez pas un qui pourrait juste s'occuper de moi?
— Un quoi?
— Un avocat. Un qui croirait en mon innocence. Enfin, un tout petit peu…
Le maton a réfléchi. Ce n'est pas un mauvais bougre. Il a réfléchi vraiment.
— Il y a bien le cousin de mon beau-frère… Mais c'est un tout jeune. Il commence. Il apprend.
— Ce sera parfait.
Non, non, non, pas un mot sur mon procès. Reportez-vous à votre journal habituel. C'est lui qui a tiré le premier, d'ailleurs. La préparation d'artillerie de la presse… Ce bombardement continu des journaux contre les remparts de ma défense… Les obus chargés au conditionnel pour qu'ils ne risquent pas de péter à la gueule des canonniers. Il paraît que ce Malaussène (photo) et sa «diabolique» compagne (photo) auraient fait exploser une maison et tous ses habitants. Il paraît que la vengeance ne serait pas leur principal mobile mais le vol. Il semblerait qu'ils aient éliminé une jeune soubrette (photo, c'est bien elle, la pauvre) et un jeune étudiant (photo de Clément, hélas!), deux témoins gênants. Il paraît qu'on lui aurait, à lui, Malaussène, greffé les organes d'un tueur en série (photo de Krämer) et que ça l'aurait rendu complètement dingue.
Oui, tout a commencé par cet article de Sainclair dans la revue Affection, sous le titre: «La greffe criminelle». Explosion des tirages, Affection promu illico journal de référence, les autres plumes le suivant comme un seul piaf. A la hune des unes, le cas Malaussène! Tout le papier en parle! Et les images, donc! Le crime transplanté, l'aubaine était trop bonne! Télé-débats, tables rondes et rigodon des psy. Le cas mérite qu'on s'y arrête. On a bien passé des années à transfuser la mort par voie sanguine, pourquoi ne transplanterait-on pas le crime avec le cœur d'un assassin? Mary Shelley aurait-elle vu juste? Malaussène = le monstre de Frankenstein? Une de ces fameuses intuitions du XIXe? Affection menant la danse, Sainclair soutient sa thèse sur tous les écrans le plus sérieusement du monde. Hurlements de Berthold, bien entendu: la transplantation des comportements? Et puis quoi, encore! Des conneries! La vérité vraie est que lui, Berthold, a réussi un authentique exploit chirurgical que j'ai, moi, Malaussène, sciemment bousillé en mettant le feu à mon prochain. Je suis comme ça. Ce genre de type. Capable de cramer une ville entière pour porter tort à mon sauveur. Les méchants se comportent-ils différemment depuis deux mille ans? Il s'est rangé dans le camp des martyrs, Berthold; cloué tout en haut de son caducée, il me déplore.
Cette thèse du tueur greffé a séduit mon avocat. (Le maton avait raison: c'est un jeune, il commence.)
— Si nous n'arrivons pas à convaincre de votre innocence, nous pourrons toujours nous retrancher derrière la thèse de l'irresponsabilité.
Tu parles. J'entends encore la voix de maître Ragaud, sur le banc d'en face.
— On voudrait nous faire accroire, hurle-t-il (il hurle sans élever la voix, maître Ragaud, et ça porte un nom: puissance de conviction), que l'esprit du crime aurait été implanté dans la poitrine de cet homme. Ce n'est pas lui qui tue, ce serait un autre en lui!
Silence. Long hochement de tête.
— Le mépris où la défense dent votre intelligence, mesdames et messieurs les jurés, m'accable.
Silence. Moustaches consternées. Fureur palpable du jury méprisé.
— Quoique…
Quoiquequoi? Maître Ragaud lève le sourcil du doute, celui qui marche avec les épaules.
— C'est peut-être vrai, après tout…
Stupeur incrédule de mon avocat.
— La défense a peut-être raison, continue maître Ragaud sur le même ton pensif.
Demi-tour de mon avocat qui me tapote la main, en signe de «vous voyez, ça marche». (Il commence… Il a dû voir ce geste dans un téléfilm.)
Maître Ragaud laisse tomber son menton dans sa main.
— En matière de greffe, il en va peut-être des hommes comme des plantes…
Auto-approbation de sa tête blanche.
— C'est très probable, même.
Il semble de plus en plus convaincu.
— Il est peut-être vrai que l'accusé, par réaction mimétique, s'est cru obligé d'attenter à la vie de son prochain… certains psychiatres pourraient conclure dans ce sens…
Sourire de mon avocat, qui s'adosse, bras étendus, victoire étalée (une petite culture télévisuelle, oui, pas de doute…)
— Un homme-plante, en somme, poursuit maître Ragaud toujours sur le même ton pensif.
Puis, aux jurés:
— La plupart d'entre vous, mesdames et messieurs les jurés, êtes comme moi, gens de ville… ni botanistes ni jardiniers…
C'est vrai: des faces de bitume, incontestablement, et des regards de balcon.
— Tout comme moi, vous êtes très ignorants en madère de greffe, greffon, plantard, rejet, surgeon et autres scions… nous ne savons ni bouturer, ni marcotter, ni provigner… mais s'il y a une chose que nous savons, dans ce domaine, une seule, mesdames et messieurs…
Les douze dressent l'oreille, avides de savoir ce qu'ils savent.
— … C'est que les poiriers ne donnent pas des figues! Et que les chiens ne font pas des chats! Même greffés les uns aux autres!
Hurle maître Ragaud. (En hurlant pour de bon, cette fois.)
— Et que le secret de cette splendide réussite botanique (il me pointe du doigt) dent à ce qu'on a greffé les organes d'un tueur sur l'âme d'un assassin!
Réveil brutal de ma défense.
— Un assassin, parfaitement! renchérit maître Ragaud. Et qui n'en était pas à son coup d'essai lorsqu'il brûlait vifs les malheureux habitants de cette paisible maison alpestre!
Ma défense qui bondit:
— Je… Nous… Ces allusions…!
— Dix-sept! rugit maître Ragaud. Dix-sept allusions à dix-sept meurtres! bombes, couteau, seringue, revolver, avant les quatre exécutions par le feu de Loscence! Sans parler de ces pauvres filles découpées au profit d'on ne sait qui…
— C'est pas vrai!
(Je le jure, mon avocat s'est écrié: «C'est pas vrai!» Ma défense a objecté que c'était «pas vrai!». L'unique objection de ma défense: «C'est pas vrai!»)
Maître Ragaud lui-même en est sincèrement affligé.
Non, non, non, on ne raconte pas son propre procès. Raconte-t-on son agonie? On enregistre deux ou trois impressions, tout au plus. On s'engourdit au fil des audiences, on sent son innocence filer comme la vie d'un suicidé dans la chaleur de son bain. On consent vaguement à cette perte… une sorte de lassitude, une stupeur sereine quant à la variété, à la multiplicité, à l'originalité des coups portés par la partie adverse.
J'entends encore la première question de maître Gervier. Une question gourmande, d'entrée de jeu:
— Que pensez-vous du vin d'Irancy, monsieur Malaussène?
Et moi, comme si c'était Julie qui m'interrogeait, surpris, même, de m'en souvenir:
— Excellent, surtout le cru 61!
— C'est bien mon avis, un cru exceptionnel. Et le chablis, monsieur Malaussène? Le goût du chablis?
— Pierre et foin coupé.
— Un nom de cépage?
— Chardonnay.
— La date d'un premier cru?
— La montée du Tonnerre, 1976.
Maître Gervier approuve. C'est un regard de convive honoré qu'il pose sur moi en me posant la question suivante:
— Que pouvez-vous m'apprendre sur le vin de voile, à présent?
— Le vin de voile?
— Le vin jaune, si vous préférez.
— Ah! oui…
J'essaye honnêtement de me rappeler ce que Julie m'a appris sur ce vin du Jura.
— Le nom du cépage, d'abord.
— Savagnin, je crois.
— Juste. Pourriez-vous nous dire deux ou trois mots quant au secret de sa fabrication?
Je peux. Pour une fois qu'on m'interroge sur une de mes vérités, je peux.
— Vendanges tardives… mise en fûts de chêne avinés… on laisse mariner cinq ou six ans… et un voile de levure se forme à la surface.
— Parfaitement, d'où son nom, le vin de voile. C'est bon?
— Une saveur de noix verte, d'amande grillée, de noisette… oui, c'est bon.
Maître Gervier se fend d'un large sourire.
— Nous aimons les mêmes vins, monsieur Malaussène.
Puis, se tournant vers le jury:
— Ainsi va la vie, mesdames et messieurs. L'avocat de la partie civile et l'accusé peuvent avoir des goûts communs. Si nous creusions un peu, monsieur Malaussène et moi, nous en trouverions d'autres… Peut-être aimons-nous les mêmes livres, la même musique… Et c'est pourquoi…
Il réfléchit une seconde.
— … C'est pourquoi les assassins n'ont pas de visage.
Quelques secondes encore.
— Ou le vôtre, ou le mien, ou celui de tout un chacun.
Puis, à moi:
— Une chose encore, monsieur Malaussène. De quand date cette prodigieuse maîtrise de l'œnologie?
J'ai immédiatement compris le sens de cette question. Mes cheveux auraient dû se dresser autour de mon cœur, mais la fatalité en moi a souri, et j'ai répondu la vérité à la question posée.
Mon avocat s'est retourné tout d'une pièce.
— Vous êtes complètement malade?
(Ça y est, il commence à apprendre…)
Maître Gervier me regarde longuement, puis:
— Je vous remercie, monsieur Malaussène.
Sur quoi, il s'adresse aux jurés. Ce n'est plus le ton d'un convive comblé, c'est celui d'une indigestion de l'âme.
— Non, mesdames et messieurs, je ne représente pas ici les intérêts de quelque grand vignoble. Non…
Silence.
— Je suis une étudiante morte.
Il a dit ça du fond de son ventre et derrière les verres épais de ses lunettes — je suis une étudiante morte — et tout le monde l'a cru.
— Une étudiante qui travaillait en juillet pour vivre un peu en août.
Il s'est tu, de nouveau.
— Une étudiante pas trop riche qui, un certain soir de l'été dernier, a monté une bouteille de clairette Tradition dans la chambre d'un couple très savant en matière de grands et petits vins.
Silence.
— Vingt-cinq caves visitées sur le joyeux chemin du crime… un pèlerinage mémorable, mesdames et messieurs les jurés… soixante-quatre crus lentement dégustés avant de faire d'une jeune étudiante — qui ne demandait qu'à vivre d'amour et d'eau fraîche — une étudiante morte.
Puis, cette dernière question:
— Que pensez-vous de la clairette Tradition, monsieur Malaussène?
— Il faut dire que mon jeune confrère n'a pas la tâche facile…
Maître Bronlard secoue son splendide casque noir aux reflets gris. Comme maître Gervier, maître Bronlard incarne la mémoire d'un étudiant. La mémoire de ce pauvre Clément, presque un enfant encore, et que j'ai précipité du haut d'une falaise dans un cercueil à quatre roues.
— Mort violente, comme celle de M. de Saint-Hiver, ex-directeur de la prison de Champrond, le premier amoureux de Clara…
Points de suspension…
— Il est dangereux d'aimer, dans l'entourage de M. Malaussène.
Point final.
Maître Bronlard a pris en réelle pitié la jeunesse de ma défense.
— Mon jeune confrère se bat vaillamment pour défendre l'indéfendable. Et cela, mesdames et messieurs les jurés, c'est l'honneur même de notre profession.
Oui, maître Bronlard s'offre la défense de ma défense.
Maître Bronlard se penche sur mon avocat.
C'est à lui qu'il s'adresse.
A lui seul.
Il lui explique.
Calmement.
Sans effet de manches.
Le bon profil offert à la bonne caméra.
Parce qu'il a réussi à le faire filmer, mon procès, maître Bronlard!
D'où la mesure de ses effets.
Il sait que la caméra amplifie le mouvement et qu'elle accentue le mot.
Pas de gestes inutiles.
Pas de propos intempestifs.
— Non, Malaussène n'est pas monté dans le Vercors pour y venger son enfant mort. Ce n'est malheureusement pas un père blessé que vous avez à défendre…
Mon avocat écoute, de toutes ses oreilles rougissantes, et les bancs de justice se font bancs de classe, et la voix de maître Bronlard se fait voix d'école.
— Il vous faut comprendre une chose simple: votre client n'est pas un meurtrier occasionnel. Ce n'est ni un impulsif ni, je crois, un sentimental. Quel père ferait la tournée des grands chais après la perte d'un enfant? Non, votre client est un tueur paisible et réfléchi, qui a franchi depuis des années la porte du premier crime, la seule réellement difficile à ouvrir. Une fois ce seuil passé, seul l'intérêt commande. On tue gratuitement la première fois. Dès la seconde, on tue pour le profit. Or le profit, ici, cher jeune confrère, l'objet de convoitise, c'était un film… un film qui sera le film du siècle! Et qu'un étudiant amoureux du cinématographe cherchait à protéger de toutes les convoitises.
Silence.
— L'étudiant en est mort.
Silence.
— Il était à peine plus jeune que vous, maître…
Quelle pitié, dans les yeux de maître Bronlard, penché sur mon débutant!
— Votre client… murmure-t-il.
Il cherche ses mots, il réfléchit. Il murmure dans le noir micro qui ne fait pas tache sur sa robe noire:
— Votre client est un effaceur de vies.
Plan fixe sur l'«effaceur de vies», dont le regard est hypnotisé par un écran moniteur. C'est la première fois que je me vois à la télé. C'est moi, là, en face de moi. Deux gendarmes à mes côtés, qui regardent droit devant eux, puis — zoom — moi tout seul, en plan rapproché — et rezoom! — , toujours moi, en gros plan, perdu dans la contemplation de moi.
— Un effaceur de vies qui ne déteste pas son image, conclut maître Bronlard.
Cette petite phrase met un certain temps à traverser ma stupeur avant d'exploser dans mon cerveau. Quand je relève la tête, ils sont tous occupés à me regarder. A me regarder me regardant.
Cette implacable logique que les honnêtes gens prêtent aux criminels.
Comme ils vous emboîtent la petite enfance, le caractère, les mobiles, la préméditation, les moyens mis en œuvre, l'assassinat proprement dit et le service après crime… Tout se tient! Tenons et mortaises! Tout «fait sens»… paroles et silences…
Ce qu'ils veulent, ce n'est pas la vérité, voyez-vous, c'est la cohérence.
Une erreur judiciaire est toujours un chef-d'œuvre de cohérence.
Et vous voudriez que je vous raconte mon procès?
Maître Rabutin a été le plus sobre. Il prêchait pour la mémoire de Matthias, lui. Mais c'est de moi qu'il a parlé, d'abord. Une sorte de synthèse. Adressée aux jurés.
— Comme vous, mesdames et messieurs du jury, j'ai prêté la plus grande attention aux propos de mes éminents confrères. Et j'en suis arrivé à une conclusion qui ne vous surprendra pas.
Maître Rabutin… Je n'ai jamais vu un type aussi vertical. Le visage dans le prolongement parfait du corps. Deux rides exactes, tombant comme du fil à plomb dans les plis impeccables de sa toge. Une conscience, quoi.
— Cet homme…
Il me désigne d'un regard perpendiculaire.
— Cet homme est un homme.
Voilà sa conclusion.
— Un homme, tout bonnement, comme vous et moi.
Il développe.
— Bien portant un jour, hospitalisé le lendemain, transplanté comme cela peut nous arriver à tous, traumatisé comme cela arrive à certains; un homme de goût choisissant les meilleurs vins, mais une banalité d'homme épris de son image; un homme amoureux qui n'a pas révélé la cachette de sa compagne à la police — l'aurions-nous fait à sa place? — mais, avant tout, un homme qui allait être père…
Pause.
— Une paternité interrompue.
Regard panoramique sur le jury.
— Peut-être se trouve-t-il quelqu'un parmi vous, mesdames et messieurs du jury, pour avoir connu cette douleur?
Deux d'entre eux lèvent un doigt instinctif qu'ils rabaissent aussitôt.
— Terrible, n'est-ce pas?
Et quel silence, dans la salle d'audience, à l'évocation de ce malheur!
— Imaginez à présent qu'on vous ait arraché cette vie de force.
Sursaut général. Ragaud debout, tout soudain, sur son banc, Bronlard aux aguets sur le sien, Gervier derrière ses lunettes, prêt à frapper comme un naja, et ma toute jeune défense qui fait un oui frénétique de la tête, stupéfaite par ce soutien inespéré.
Car c'est bien cela qui est en train de se produire.
Un miracle.
Un renversement d'alliances.
Blücher au secours de Grouchy.
Rabutin plaidant la cause de mon malheur.
Et qui continue, d'une voix rêveuse.
— On se vengerait à moins… tous autant que nous sommes.
Cette fois maître Ragaud a bondi dans l'arène. Mais Rabutin le cloue sur place.
— Surtout vous, maître, qui avez si souvent plaidé dans ce sens! Quoi de surprenant à ce que l'accusé soit un de vos adeptes? C'est un homme, après tout, un vrai! L'autodéfense près du bonnet! Qui accomplit légitimement une vengeance que la légalité réprouve! Ce sont vos propres termes, cher maître. Je ne fais ici que vous suivre sur votre champ sémantique… lequel couvre rigoureusement le terrain de vos principes!
Maître Ragaud bouche ouverte.
Maître Gervier hilare.
Et l'œil de maître Bronlard cherchant la bonne caméra pour lui glisser un sourire connaisseur.
Ce qui permet à maître Rabutin de poursuivre.
— Pour ce qui nous concerne, nous n'exclurons donc pas l'hypothèse de la vengeance. Supposons que le docteur Matthias Fraenkhel soit tombé sous les coups d'un vengeur.
Geste négligent de la main.
— Dans cette hypothèse, les témoins éliminés, la maison brûlée, le film volé, cela ne vient qu'après cette cause initiale. Vannes ouvertes à la violence, autopunition du meurtrier qui s'acharne contre lui-même en aggravant son acte…
Le changement du jury est immédiat. Je lis dans leurs yeux que je suis devenu un assassin potable. Pas encore fréquentable, certes, mais excusable, presque, compréhensible, à tout le moins.
— C'est toujours ce que j'ai soutenu!
On avait oublié mon avocat. C'est sa voix d'enfant qui vient de lancer cette petite phrase par-dessus les créneaux.
— C'est toujours ce que j'ai soutenu!
Il y a quelques rires.
Qui n'entament pas le sérieux de maître Rabutin.
— Et c'était plausible, maître.
Il n'appelle pas mon avocat jeune homme, il ne le regarde pas avec condescendance, non: «maître».
— Plausible, mais regrettable, ajoute-t-il aussitôt.
Un temps.
Et ceci:
— Parce que le docteur Fraenkhel n'était pour rien dans cette interruption de grossesse.
Quoi?
(Un des rares moments où je me sois intéressé réellement à ce procès.)
Quoi? Matthias innocent? Merci, cher maître, c'était la conviction de Julie et rien ne pourrait me faire plus plaisir. Mais comment le savez-vous? Quelle preuve?
— La lettre reçue par Mlle Corrençon était un faux.
Ce qui s'appelle une révélation de dernière minute.
Maître Rabutin explique. Il explique qu'une négligence de l'enquête a authentifié l'écriture de Matthias sur une seule des onze lettres embryonnicides. Et le hasard a voulu que celle-ci, cliniquement justifiée, fût de la main du docteur! Toutes les autres sont des copies. Maître Rabutin en a exigé l'expertise. Dix faux sur onze lettres! Dont celui qui envoya Julie entre les pattes de Berthold.
Qui a fait ça? Qui a fait ça à Matthias? Qui nous a fait ça à nous? Qu'on me l'amène! Qu'on me laisse cinq petites minutes seul avec lui. Qui a fait ça? Qui?
La question de maître Rabutin fait écho à ma pensée:
— Toute la question étant de savoir qui est l'auteur de ces faux.
Oui, qui? Dites-moi qui?
Dans l'écran moniteur, mes yeux ont hurlé la question.
Effrayante tension dans le visage de Benjamin Malaussène.
Et cette question de maître Rabutin:
— Monsieur Malaussène, désiriez-vous vraiment cet enfant?
Toute la salle suspendue à ma réponse.
Et Rabutin, de sa voix égale:
— Je vous pose cette question parce que tous les témoignages recueillis, tant auprès de votre employeur que du corps médical ou de vos amis, semblent indiquer le contraire. Tous!
Un iceberg.
Une salle d'audience changée en iceberg.
Mon silence.
Le silence de mon avocat.
Leur silence.
O l'immobile vacarme du silence!
— Mesdames et messieurs du jury, cet homme est un homme. Et qui connaît les hommes.
Bref, voici la conclusion de maître Rabutin: moi, Benjamin Malaussène, j'aurais écrit ces faux pour éliminer un enfant non voulu. Puis j'aurais assassiné le docteur Fraenkhel au nom de la vengeance paternelle — circonstance atténuante s'il en est — pour dissimuler le véritable mobile de ce meurtre: le vol du Film Unique! En sorte que le docteur Fraenkhel s'est trouvé par moi assassiné deux fois: une première fois dans son honneur de médecin, avant de l'être dans sa personne même. Ce n'est qu'une hypothèse, certes, mais huit des dix analyses graphologiques exigées par maître Rabutin concluent dans le même sens. L'auteur des faux ne serait autre que Benjamin Malaussène, ici présent dans le box des accusés!
— Mesdames et messieurs du jury…
Maître Rabutin n'est pas un méchant homme. Juste un peu plus cohérent que les autres, c'est tout. Et meilleur, peut-être, si j'en juge par la conclusion de sa conclusion.
— Nul ne peut préjuger de la décision que vous rendrez… Mais s'il advenait que cet homme, après que vous en aurez délibéré, devait retourner en prison, il est de votre devoir, comme du mien, de veiller à ce qu'il y soit traité en être humain.
Et vous voudriez vraiment que je vous raconte mon procès?
S'il existe un record de vitesse en madère de délibération, je l'ai battu.
4 minutes, 31 secondes, chrono!
271 secondes égrenées par les battements de mon cœur.
271 secondes passées à espérer.
L'espoir!
L'espoir…
Causons-z-en.
Tu rentres chez toi, ton amour n'y est plus depuis dix ans. Partie avec ton cœur, tes meubles, ta moquette et ton meilleur ami. Il y a dix ans de ça. Pendant les quatre premières années, tu prenais chaque soir un bain de pied dans tes larmes. Et puis le temps… Et puis dix ans… Le bain de pied a refroidi, les larmes se sont évaporées, le cœur a refait sa pelote… Tu rentres, ce soir-là, dans un chez-toi remis à neuf par une autre. Dix années ont passé. Bonjour, ma chérie, bonjour, mon amour. Apéro tranquille. Dîner peinard. Mais voilà qu'on sonne à la porte. Ton cœur bondit dans ta soupe, tu le vois sauter de la table sur le plancher, tu ne peux pas le retenir, il se précipite pour aller ouvrir. Et si c'était elle! Et si c'était elle!
L'espoir…
Tu es là, sur ton lit d'hôpital, ton corps s'est depuis longtemps débiné dans les bassines environnantes, ton encéphalogramme est aussi plat qu'un discours de circonstance, il ne reste plus que ton nez posé sur l'oreiller. Les blanches blouses regardent ce nez. Les blanches blouses n'en reviennent pas: tes narines palpitent! Ton nez espère encore!
L'espoir…
C'est la grande truanderie politicarde, la course aux mandats qui remplissent les poches. Il va falloir choisir entre les perpétuels, les sans-vergogne, les increvables et les affreusement inénarrables, et tu y vas pourtant, et tu choisis un nom parmi leurs noms, et ton bulletin hésite au-dessus de la fente, mais tu finis par lâcher ta voix, qui crie, ta voix, en tombant dans la nuit close de l'urne…
L'espoir…
Fou comme l'espoir…
Tu te retrouves devant une cour d'assises, chargé de vingt et un chefs d'accusation. Un âne de Judée croulant sous tous les péchés du monde! Pas la moindre circonstance atténuante. Les journaux t'ont bombardé monstre du siècle. A côté de toi, Jack l'Eventreur est l'image du gendre idéal. Tu es le cauchemar des familles, la terreur qui fermente au cœur de l'homme, le mal absolu, bien plus ancien que tout. Les avocats t'ont massacré comme on se purge. Après le réquisitoire, les jurés seraient volontiers restés pour te bouffer sur place. Ils se sont retirés comme on prend son élan.
Et pourtant, tu espères!
Tu es innocent, après tout.
Il se trouvera bien un Juste pour clamer cette innocence!
Tu as toujours cru à l'existence d'un Juste.
Ou un témoignage de dernière seconde.
Le sursaut d'une conscience repentie.
Le surgissement de la vérité!
C'est pas lui, c'est moi!
Tu espères…
Chaque seconde du procès t'enfonçait davantage, chaque mot creusait sous tes pieds, le silence de ton propre avocat planait comme une pierre tombale au-dessus des débats. Tu sais bien que les pierres tombales ne planent pas longtemps. Tu le sais.
Et pourtant tu espères…
Dans le couloir de ton attente, les deux gendarmes qui t'encadrent ont des visages de bois. Attendent-ils, eux? Comptent-ils les secondes? Tu les regardes un peu. Qu'espère un militaire? Le sergent espère passer sergent-chef, l'adjudant, adjudant-chef. O sagesse des armées. Les tranches d'espoir dans le distributeur automatique de la carrière. Et qu'espère-t-il, le maréchal de France, après avoir avalé sa dernière tranche? Le maréchal espère l'Académie. Car seul l'Immortel est dispensé de la corvée d'espoir.
Ce qu'on peut s'offrir de pensées bêtes en 271 secondes d'espérance folle…
Bêtes et futiles, si l'on songe à ce qui se joue dans la salle des délibérations.
Les jurés allaient me rendre à ma liberté, voilà tout simplement ce que j'espérais. C'étaient de braves gens que les avocats avaient retournés mais que le président de la cour remettrait à l'endroit. Il en a vu des coupables, lui, des vrais! Il saura faire la différence, lui, entre un coupable et un Malaussène. Il sait bien, lui, que les plus grands avocats ne vous défendent ou ne vous chargent que pour plaider leur propre cause! Il les connaît, les fonds de commerce du barreau, monsieur le président! Il sait bien que personne ne peut être coupable à ce point-là! C'est un homme sérieux, monsieur le président, un Juste, peut-être.
Assis sur le bois de mon banc, je confiais tout mon capital d'espoir au président de cette cour, les yeux fermés. Je ne lui demandais même pas d'intérêts. Qu'il me rende ma liberté, rien de plus. Ce n'était pas grand-chose! Qui pourrait me l'envier, cette liberté? Un chien épileptique régnant sur une famille de cinglés, est-ce trop demander qu'on vous rende ça? Et d'ailleurs, va savoir ce qu'ils sont capables de faire, ceux de ma liberté, si on me garde trop longtemps loin d'eux? C'est pour le coup qu'il y aurait à craindre pour la société. (Pardon, la Société.) Cet aspect de la question n'est pas négligeable, monsieur le président. Il faut me renvoyer de toute urgence dans mes foyers. C'est le meilleur service que vous puissiez rendre à la Société. Condamner, condamner, toujours condamner, soyez préventif, bordel! De quoi sera capable une Verdun si elle grandit sans moi? Vous êtes-vous posé cette question, monsieur le président? Moi, si! L'avez-vous vue naître, Verdun? Moi si. Ce n'est pas un bébé, c'est un baril de poudre que ma mère a expulsé, cette année-là! Une bombe atomique qui pétera sous votre auguste cul si vous la laissez bouillir loin de moi… Sortez-moi de là, bordel de Dieu!
Ça suppliait à l'intérieur de ma tête, ça suppliait et ça menaçait… Ça menaçait et ça pleurnichait: ce n'est pas moi, ce n'est pas moi… mais vous voyez bien que ça ne peut pas être moi!
271 secondes…
La lampe rouge s'est mise à clignoter au-dessus de la porte.
— Record battu, a dit le gendarme de droite.
— Félicitations, a fait le gendarme de gauche.
— Allons-y, a fait le gendarme de droite.
— C'est l'heure de l'addition, a fait le gendarme de gauche.
C'est fou ce qu'ils attendaient mon retour dans la salle d'audience! On ne se rassasie pas de la tête d'un assassin. De sa toute première tête anthropométrique à sa tête de verdict, en passant par ses têtes d'audience, on l'interroge sans relâche, la tête de l'assassin! On y traque la différence, avec cette même avidité qu'on met à exiger la ressemblance sur la bouille du nouveau-né.
C'est cette expression-là, exactement, que j'ai lue sur le visage des jurés quand j'ai regagné ma place: neuf visages penchés sur le berceau de ma monstruosité. Celui-ci n'est pas des nôtres. Nous sommes autres que celui-ci. Cet enfantement n'est pas de notre espèce… Et l'innombrable regard de la salle confirmait.
— Accusé, levez-vous.
Le gendarme de gauche m'a donné un léger coup de coude.
Celui de droite m'a lancé un coup d'œil ascensionnel.
Je me suis retrouvé debout.
— Après en avoir délibéré, la cour a répondu «oui» à la première question posée…
J'ai mis un certain temps à comprendre le sens des trois questions posées par ma cour à messieurs mes jurés dans le secret des délibérations, mais j'ai fini par saisir, tout de même:
Messieurs les jurés m'avaient-ils déclaré coupable des faits qui m'étaient reprochés?
— Oui.
Les avais-je prémédités?
— Oui.
Circonstances atténuantes?
— Aucune.
Voilà ce qu'ils s'étaient dit pendant mes deux cent soixante et onze secondes d'espoir. Il y eut un frémissement dans la salle, aussitôt réprimé par le marteau présidentiel.
Comme les trois coups du dernier acte.
Sentence!
— En conséquence, la cour vous condamne à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d'une peine de sécurité de trente années incompressible.
Explosion de joie universelle. Je n'ai jamais fait un tel plaisir à tant de gens en même temps. Monsieur Quatorze Juillet soi-même! Il ne manquait que les fusées d'artifice. Le voisin embrassait la voisine. Délivrés du mal, tous autant qu'ils étaient. Alléluia!
Le dernier souvenir qui me reste de cette fiesta est le visage du président en qui j'avais mis tout mon espoir. Tendu vers moi — tout en martelant sa caisse comme un furieux — il hurlait par-dessus le tumulte:
— Estimez-vous heureux d'être français, Malaussène, aux Etats-Unis vous en preniez pour trois millénaires! Ou une petite piqûre!