L'entracte est fini, ma petite fille. Il va falloir regagner votre place dans le grand merdier.
— Mais qu'est-ce qu'il attend, ce neveu?
Les collègues de Belleville leur avaient fourni le signalement du «neveu». Titus et Silistri savaient l'imminence de sa visite. Ils avaient veillé toute la nuit, se relayant toutes les deux heures auprès de Cissou, le médecin légiste Postel-Wagner ne dormant que d'un œil. Et voilà qu'ils venaient de passer une nouvelle journée d'attente, ouvrant, vidant, analysant et recousant les cadavres comme si de rien n'était.
— Qu'est-ce qu'il fout, bordel de Dieu?
— Ce n'est peut-être pas le chirurgien. C'est peut-être un vrai neveu…
— Si c'était un vrai neveu, on l'aurait déjà vu. Le père Beaujeu n'avait plus de famille.
— Alors?
— Alors, tu ouvres les yeux et tu le repères.
— Et s'il nous envoie quelqu'un d'autre?
Ce n'était pas l'attente qui épuisait Titus et Silistri, c'était de continuer à jouer les infirmiers en défrimant les visiteurs avec leurs yeux de flics. Dix-sept depuis le matin. Qui eux aussi se faisaient passer pour la famille de Cissou. Titus et Silistri les éconduisaient en douceur. Ils se disaient que le neveu enverrait quelqu'un tâter le terrain. Un truand, probablement. C'était cette mouche-là qu'il fallait repérer, sans la brusquer, et sans se faire retapisser comme flics. Des fichiers entiers défilaient dans leur tête d'infirmiers. Cette gymnastique mentale les avait mis à cran. Même les nouveaux morts leur paraissaient suspects.
— Distinguer le faux du vrai, passe encore… mais le faux faux du vrai faux…
— Dilemme symptomatique de notre époque, fit observer Postel-Wagner.
Titus et Silistri avaient fini par s'attacher au médecin des morts. Lorsque Postel-Wagner les quittait pour aller soigner à l'extérieur — car il faisait aussi dans l'impotent nécessiteux —, les deux inspecteurs se sentaient vaguement abandonnés. Ils accueillaient son retour avec soulagement. La vie de ce type était un perpétuel aller-retour entre morts et vivants, comme s'il se dépêchait d'appliquer aux seconds ce que les premiers venaient de lui apprendre.
— Il y a de ça, admettait le médecin légiste. Ouvrir un mort, c'est parler d'avenir à un nouveau-né.
La journée s'était écoulée.
Pas de neveu.
Cissou la Neige dormait en paix.
— C'est foutu, lâcha Silistri.
— Il a dû nous flairer, approuva Titus.
— Whisky? proposa le médecin légiste.
La fiasque tourna.
— Qu'est-ce qu'on bouffe, ce soir? demanda Titus.
Une routine de casernement.
Ils en étaient à composer leur menu sur la carte du restaurateur voisin, quand on frappa à la porte du bureau. C'était l'inspecteur Caregga. Il désignait le couloir de son pouce.
— Le môme d'hier, docteur. Il est dans un sale état.
Caregga s'effaça.
Si loin que se tînt l'enfant dans le couloir, Postel-Wagner lut toute la terreur du monde dans ses yeux dilatés.
— Thomas Jaimalodoigt? Qu'est-ce qui se passe?
— Vite, docteur, vite!
L'enfant hoquetait. Postel-Wagner marcha vers lui.
— Qu'est-ce qui t'arrive?
— C'est grand-mère, docteur! Elle est tombée!
Postel-Wagner s'immobilisa.
— Tombée? Elle s'est fait mal?
— Elle bouge plus.
L'enfant tremblait de tous ses membres.
— J'arrive.
Quand il décrocha sa trousse du portemanteau, les inspecteurs étaient toujours penchés sur le menu.
— Choisissez du froid, pour moi, ça risque de durer.
— Et pour boire? demanda Titus.
— Un château-Bonbourg 87.
— Je croyais que c'était une mauvaise année.
— Jamais de mauvaise année pour le château-Bonbourg.
Il n'y avait que le boulevard à traverser. La main de l'enfant était glacée dans celle de Postel-Wagner. Il marchait à petits pas raides, les genoux soudés par la peur.
— Et ton panaris?
L'enfant ne répondit pas.
— Tu as baigné ton doigt, comme je te l'ai dit?
L'enfant ne répondit pas.
— N'aie pas peur, dit encore Postel-Wagner en appuyant sur le bouton de l'ascenseur.
Mais l'enfant avait peur.
— Elle est solide, ta grand-mère. C'est moi qui l'ai réparée. L'ascenseur s'immobilisa au troisième étage. Lorsque Postel-Wagner se retrouva sur le palier, il ne tenait plus la main de l'enfant dans la sienne. L'enfant s'était recroquevillé au fond de l'ascenseur, absolument tétanisé. Postel-Wagner s'accroupit sur ses chevilles. Il parla le plus doucement possible.
— D'accord, Thomas. Retourne à l'hôpital. Reste avec les infirmiers. J'irai te chercher tout à l'heure. Donne-moi la clef de l'appartement.
L'enfant fit non de la tête. Un non spasmodique.
— Tu as oublié la clef?
Non, fit la tête de l'enfant. Non, non, non, non, comme s'il ne contrôlait plus les mouvements de son cou.
Postel-Wagner tendit la main. Il souriait.
— Donne, Thomas.
Une porte s'ouvrit dans le dos du médecin. Tout près de lui, une voix tremblotante appela:
— Docteur?
Postel-Wagner se retourna sans se relever. La grand-mère de Thomas était penchée sur lui. Très vieille, très grise, très frêle, très livide. Ses yeux exprimaient la même terreur que ceux de son petit-fils. Postel-Wagner se redressa d'un bond.
Une grande femme dans un tailleur rose se tenait debout derrière la vieille. La grande femme appela lentement l'enfant, sur un ton de menace souriante:
— Thooomas…
L'enfant se précipita dans les bras de sa grand-mère.
— Voilà, fit la grande femme.
Elle tira brutalement la grand-mère et l'enfant vers elle et pénétra dans l'appartement à reculons. Elle se tenait droit dans son tailleur rose Diana. Une grande femme Neuilly-Chanel dont les bracelets tintinnabulaient.
— Entrez donc, docteur, dit-elle aimablement, et fermez la porte derrière vous.
Postel-Wagner fit ce qu'elle disait.
Ce ne fut qu'une fois la porte refermée qu'il vit le revolver dans la main de la femme.
— Eh! oui, dit la femme, on s'attend à un neveu, et on tombe sur une nièce. Je ne pouvais pas être à la fois à Belleville et ici. La police progresse dans l'art du signalement.
La nièce était grande, vraiment, et large, un air guilleret sur un visage parsemé de taches de rousseur qu'éclairaient deux yeux verts, étrangement lumineux. Blonde permanente, larges épaules, muscles longs et denses, poignets de lutteur, jambes musclées. «Travesti? se demanda Postel-Wagner. Non, de la hanche et pas de pomme: femme battante», décida-t-il.
La nièce tira la grand-mère et l'enfant jusqu'à un petit salon, et leur fit signe de s'asseoir dans un vieux canapé.
Puis elle se laissa tomber dans un fauteuil, croisa ses longues jambes et, du bout de son arme, désigna un siège au médecin légiste.
Quand Postel-Wagner se fut assis, la nièce regarda longuement l'enfant et dit enfin, d'une voix sincèrement désolée:
— Ce n'est pas bien, ce que tu as fait là, Thomas.
Elle avait une voix aigrelette de garçonnet.
— Attirer le docteur dans un traquenard, c'est vraiment pas bien.
Elle hochait une tête pédagogue.
— Pourquoi as-tu fait ça?
La grand-mère serrait l'enfant contre elle, la tête du petit était enfouie sous son aisselle.
— Regarde-moi, quand je te parle, Thomas. Pourquoi as-tu fait ça?
L'enfant dégagea son visage et Postel-Wagner fut stupéfait d'y lire de la surprise mêlée à la terreur.
La nièce lui souriait.
— Parce que je te l'ai demandé?
L'enfant fit oui de la tête.
— Oui? s'étonna la nièce dont le regard prit tout à coup le médecin à témoin. Oui? Alors si je t'avais demandé de te jeter dans la Seine, tu te serais jeté dans la Seine? Tu fais tout ce qu'on te demande de faire, Thomas?
— Vous avez dit… balbuda l'enfant… grand-mère…
— J'ai dit que je tuerais ta grand-mère si tu ne ramenais pas le docteur, c'est ça?
L'enfant acquiesça en reniflant.
— Bien sûr que je l'aurais tuée, admit gravement la nièce.
Puis, se penchant vers l'enfant:
— Mais ce n'était pas une raison pour trahir le docteur. Un héros, un vrai, aurait sacrifié sa grand-mère plutôt que de trahir un ami. Ils faisaient ça les héros, pendant la Résistance. Le docteur est ton ami! Il a sauvé ta grand-mère! Il a soigné ton panaris! C'est un ami! Un vrai! Hein?
— Oui, lâcha l'enfant.
— Et tu l'as trahi! Je suis très déçue, Thomas. Et je suis sûre que ta grand-mère ne t'approuve pas. N'est-ce pas, madame?
«Je lui saute dessus, pensa Postel-Wagner, je les jette par la fenêtre, elle, son flingue et son fauteuil.» Il s'en sentait la force, tout à coup.
Mais la nièce lui fit un clin d'œil.
— Bougez seulement un doigt, docteur, et je loge une balle dans la hanche de grand-mère. Après tout, c'est pour ça que vous êtes venu, non?
Elle eut un petit rire. Une explosion charmante.
— Ça soulagerait la conscience de Thomas.
Elle se tut un instant. Puis, navrée:
— Ça ne fait rien, c'est tout de même une drôle de jeunesse que nous avons là. Et dire qu'il faut parler d'avenir avec ça…
— Justement, intervint Postel-Wagner, si nous parlions d'avenir?
La nièce le regarda comme si elle ne l'avait pas compris. Elle réfléchit un long moment, puis, sans quitter Postel-Wagner des yeux, elle continua de s'adresser à l'enfant:
— Tu sais, Thomas, il n'est pas si bien que ça, comme ami, le docteur.
L'enfant regarda brièvement Postel-Wagner.
— Il a enfermé mon oncle dans un frigo, dit la nièce.
L'enfant ne répondit pas.
— Qu'est-ce que tu dis de ça? Enfermer mon oncle dans un frigo…
— Il est peut-être mort? dit l'enfant dans un sursaut.
— Mort? répéta la nièce. Mon oncle? Non, non, il n'est pas mort. Pourquoi dis-tu ça?
Elle ajouta:
— Les gens ne meurent jamais quand on les aime vraiment.
Puis, de nouveau penchée sur l'enfant, et détachant chacun de ses mots:
— Si ta grand-mère meurt un jour, mon peut Thomas, c'est que tu ne l'auras pas assez aimée.
Les mains de Postel-Wagner se crispèrent sur les accoudoirs de son fauteuil.
— Ce n'est pas vrai? lui demanda la nièce avec une pointe de candeur. C'est toujours d'amour blessé qu'on meurt, non?
— Votre «oncle» vous attend depuis deux jours, coupa Postel-Wagner.
— Il m'attend?
Le visage de la nièce s'illumina d'une joie enfantine.
— Alors, on y va?
Elle sauta sur ses pieds et battit des mains.
— On y va?
Une seconde, Postel-Wagner demeura interdit. Puis, se levant lentement:
— Allons-y.
— Formidable! dit la nièce.
Et, comme ils sortaient du salon pour gagner le couloir de l'entrée, elle s'exclama gaiement:
— Vous restez assis dans le canapé, tous les deux, hein? Vous ne bougez pas, surtout. Sinon, je tue le docteur. D'accord?
La grand-mère et le petit-fils la regardèrent sans un mot.
— Je le jure sur vos deux têtes!
Elle désigna les deux têtes du bout de son canon. La grand-mère et le petit-fils étaient incapables du moindre mouvement.
— Bon, allons-y.
Postel-Wagner entendit le parquet craquer sur toute la longueur du couloir. Il sentit le canon du revolver s'enfoncer dans ses côtes quand il posa la main sur la poignée de la porte d'entrée.
— On ne bouge plus, docteur.
Postel-Wagner suspendit le mouvement et fit mine de se retourner.
— Ne vous retournez pas, je vous ai assez vu, fit la nièce sèchement.
Postel-Wagner garda la pose.
— Le père Beaujeu à la télé en quête de famille, ce n'était pas mal, admit-elle. Je me suis laissé avoir. Sinon, je n'aurais pas envoyé quelqu'un se renseigner à Belleville. Mais avec vos voitures banalisées, vous m'avez vraiment prise pour une conne. Vous ne savez donc pas que ça pue, un flic? Même à travers une voiture? Même à travers un cercueil, je reconnaîtrais une odeur de flic! Combien en avez-vous, dans votre morgue, qui jouent les infirmiers? Deux? Trois? Plus?
Postel-Wagner ne répondit pas.
— Bon, fit la nièce, vous en avez.
«Eh, merde!» pensa Postel-Wagner.
— Heureusement que j'ai rencontré le petit Thomas et son panaris, hier…
— Hier?
Postel-Wagner avait sursauté.
La bouche de la nièce vint se coller à son oreille.
— Hier, à midi, oui! Un enfant qui sort d'une morgue, ce n'est pas courant. Je lui ai posé deux ou trois questions…
Silence.
— Et je me suis occupée d'eux toute la nuit. La vieille et lui. Je les ai un peu préparés…
«Oh! non…» gémit intérieurement le médecin.
— Alors, voilà mes instructions. Je vous veux ici à deux heures du matin, avec une ambulance et le père Beaujeu à l'intérieur. Deux heures du matin. Question de circulation. Je ne veux pas être prise dans des encombrements et je ne veux pas être suivie. Il me faudra du matériel pour dépiauter le corps aussi, je suis loin de mes bases. Vous savez ce dont j'ai besoin, après tout nous sommes dans la même partie.
— Vous ne préférez pas que je le fasse moi-même à la morgue? demanda Postel-Wagner.
Un petit rire courut sur la peau de son cou.
— Non, docteur, murmura la nièce à son oreille. Primo, vous saloperiez le boulot, secundo, vous me priveriez d'un grand plaisir. Tertio, je tiens à vous emmener en promenade tous les trois, avec mon oncle.
Changement de ton.
— Deux heures précises. Vous vous garerez tout contre la porte de l'immeuble. Vous ouvrirez la portière du passager sans sortir de l'ambulance. Je descendrai avec la vieille et le panaris. A la moindre embrouille, je les abats tous les deux.
Elle fit une pause et reprit:
— Ne réfléchissez pas. N'essayez pas de trouver une autre solution. Déconseillez à vos amis de tenter un siège. Ça prend du temps un fort Chabrol. La grand-mère et le petit-fils y mourraient… de terreur.
Postel-Wagner se taisait.
— Compris?
— Compris.
La nièce émit un soupir de soulagement. Puis, sur un ton badin:
— Et pas de flic allongé sur une civière qui jouerait les morts à la place de mon oncle, hein? Evitez ce genre de bêtise. Vous et mon oncle. Rien que la famille.
Silence.
— Vous conduirez et nous suivrons l'itinéraire de mon choix. Si on nous file, vous êtes morts tous les trois. Si on s'en sort, je vous lâche dans la nature quand tout sera fini. Correct?
Postel-Wagner ne répondit pas.
— Autre chose. Dites-vous que jusqu'à deux heures du matin je vais continuer à leur parler. Vous avez entendu ce que je suis capable de faire avec des mots? Alors soyez à l'heure, ne prolongez pas leurs souffrances. Un peu d'humanité, quoi. Sinon, vous récupérerez deux cinglés qui n'oseront plus jamais écouter qui que ce soit. Et tel que je vous devine, vous vous en voudrez pour le reste de vos jours.
A deux heures du matin précises, l'ambulance vint se ranger contre la porte de l'immeuble. Postel-Wagner se pencha, ouvrit la portière du passager sur l'obscurité du hall.
Et son cœur commença d'égrener les secondes.
La porte de l'ascenseur claqua, quelque part dans les étages. Les câbles vibrèrent. La cage descendit en chuintant. Elle s'annonça par un halo de lumière qui se répandit comme une flaque sur le carrelage du hall. Puis la cage s'immobilisa dans un soubresaut. Postel-Wagner vit sortir l'enfant d'abord, petite silhouette rigide sur le carrelage irisé. La grand-mère suivait, tête soudée sur son cou. Postel-Wagner sursauta. On parlait, derrière la vieille femme.
— Mais non, s'exclamait la voix aigrelette de la nièce, ce n'est pas vraiment grave… Une petite semaine de repos après l'opération et il n'y paraîtra plus.
Le volume du hall étouffa les quelques mots prononcés par la seconde voix.
— Indispensable! claironna la nièce, elle pourrait en mourir si on attendait encore.
Le ton de la nièce était celui de la compétence.
— C'est souvent le cas pour ces opérations bénignes. Trois fois rien, et si on traîne… hop!
L'enfant atteignit le premier la porte du hall. Il s'immobilisa comme un jouet téléguidé, le regard vide, les membres raides. La vieille femme s'arrêta derrière lui. Ses deux mains s'agrippèrent aux épaules de son petit-fils. Postel-Wagner se demanda si c'était un geste de protection ou un réflexe de noyée.
— Si elle avait été mieux conseillée… continuait la voix de la nièce.
Et Postel la vit enfin.
Elle portait une blouse blanche. Elle affichait un sourire professionnel. Elle parlait en gesticulant avec un homme âgé. Le vieil homme approuvait timidement.
— Je suis ravie que vous soyez d'accord avec nous! affirma la nièce en s'immobilisant à son tour dans l'encadrement de la grande porte.
— A nos âges, nous avons besoin de repos, c'est un fait, admit le vieil homme.
— Et de voisins discrets, enchaîna la nièce.
Elle regardait franchement son interlocuteur. Ses yeux verts souriaient.
— A son retour, dit-elle en désignant la grand-mère de Thomas, soyez gentil, faites-vous moins encombrant… comme voisin, je veux dire… ne la dérangez pas à tout bout de champ.
Le vieil homme eut un mouvement de surprise.
— Je ne vous dis pas de ne plus lui rendre visite, corrigea la nièce, sur un ton compréhensif, je vous demande juste de ne pas trop la fatiguer.
— Oui, bien sûr, docteur… balbutia le vieil homme.
— Oh! non, protesta la nièce dans un rire clair, moi, je ne suis que l'infirmière! Le docteur, c'est lui, dans l'ambulance. Regardez…
Le vieil homme se pencha. Postel-Wagner croisa un regard chargé de surprise, de timidité et de gratitude.
— Allons, laissez-nous monter, à présent.
La nièce redressa l'homme et le poussa de côté, mais sans lâcher son épaule.
— Monte, Thomas.
Son autre main flanqua une tape sèche sur le crâne de l'enfant qui vint se blottir contre Postel-Wagner.
— Pas si près, corrigea la nièce, il faut que le docteur puisse passer les vitesses. Réfléchis un peu.
Thomas recula, comme sous l'effet d'une décharge électrique.
— Voilà, fit la nièce. A vous, maintenant.
Deux doigts dans les côtes — une frappe de serpent —, la vieille femme cassée en deux fut jetée sur le siège, à côté de son petit-fils. Dans le même mouvement, la nièce se retrouva derrière le vieil homme et le plaqua contre la porte arrière.
— Où alliez-vous, à une heure pareille?
L'homme voulut répondre, mais la pression et la douleur de son bras retourné lui coupèrent le souffle.
— A votre âge! Vous n'avez pas honte?
Le vieil homme eut un sanglot de frayeur. La nièce relâcha un peu son étreinte.
— Ouvrez la portière.
Les doigts du vieil homme tâtonnèrent, il trouva la poignée et parvint à ouvrir. Il fut arraché à la voiture, repoussé violemment, et pendant qu'il s'affalait sur le carrelage du hall, la portière arrière de l'ambulance claqua et la crosse du revolver s'abattit sur le crâne de Cissou que recouvrait un drap blanc.
— Bon, fit la nièce, ce n'est pas un flic et il est très mort.
Elle arracha le drap, exposant le corps tatoué à la lueur des réverbères.
— Et c'est bien mon oncle… murmura-t-elle.
Puis, toute joyeuse:
— Regarde, Thomas, comme c'est beau, un oncle à héritage.
L'enfant ne se retourna pas. Postel-Wagner sentait les ondes de sa frayeur.
— Fouette cocher, c'est parti! s'exclama la nièce en tapotant l'épaule du docteur.
Le médecin légiste embraya et l'ambulance s'engagea doucement dans l'avenue déserte.
La nièce continuait dans la joie.
— Vous avez remarqué, docteur? Je ne me suis pas trouvée exposée une seule fois pendant toute l'opération. Toujours couverte par le corps d'un autre. L'art du bouclier!
Elle s'était penchée sur le dossier du siège avant.
— Retiens bien ça, mon petit Thomas. L'homme doit être un bouclier pour la femme.
Postel-Wagner enclencha la seconde en douceur.
Une deuxième fois, la crosse du revolver siffla. En trois coups secs elle pulvérisa le système radio de l'ambulance.
— Pas de radio pour les enfants: guerres, meurtres, musique de sauvage, scandales en tout genre… très mauvais, très mauvais.
Le premier embranchement se trouvait à une cinquantaine de mètres. Postel-Wagner demanda:
— Je prends à droite, à gauche, ou je continue tout droit?
La nièce eut un petit rire.
— Vous avez de bons nerfs, docteur. Ledru-Rollin. A gauche.
Puis:
— Tu aimais la radio, Thomas? Non? Tu préférais la télé?
Postel-Wagner nota l'imparfait. Quelque chose se figea dans son crâne. L'enfant ne répondit pas. Postel-Wagner roulait toujours en seconde. Il conduisait sans la moindre secousse.
— Vous ne dépassez jamais le trente à l'heure, docteur?
La nièce jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Elle eut son rire frais de garçonnet.
— Pour qu'on nous suive plus facilement?
Mais l'avenue Ledru-Rollin était vide dans la lunette arrière.
— Ce n'est pas un enterrement, tout de même! Accélérez.
Postel-Wagner accéléra en douceur.
— Pas mal, l'idée de la blouse, non? Le grand-père de Thomas était coiffeur, figurez-vous. Et puis il est mort.
Postel-Wagner ralentit de nouveau, comme s'il prêtait une attention particulière à ce qui se disait.
— Encore un que Thomas n'a pas dû aimer beaucoup beaucoup, poursuivait la nièce.
— Vous ne vous taisez jamais? demanda Postel-Wagner sur le ton de la conversation.
La nièce réfléchit en silence à la question. Elle posa sur ses lèvres un doigt ostensiblement réfléchi.
— Non, répondit-elle enfin. Vous savez pourquoi?
— Pourquoi? demanda Postel-Wagner.
— Parce que le jour où je me tairai, je ne dirai plus rien du tout.
L'ambulance roulait presque au pas.
— Et quand une femme se tait à ce point, c'est la fin du monde.
Elle plaça sa bouche contre l'oreille de Postel-Wagner.
— A propos de fin, si vous continuez à jouer au con avec moi, docteur, ce sera la vôtre. Tournez à droite, rue de Charenton, et, pour la dernière fois, accélérez.
Postel-Wagner prit le virage à la même vitesse exactement.
— Foncez! hurla tout à coup la nièce en plaçant le canon de son arme sous la mâchoire du médecin.
Le pied droit de Postel-Wagner écrasa le champignon et l'ambulance fit un bond en avant. Agrippée au dossier, la nièce ne broncha pas. Mais il y eut un claquement. Le hayon s'ouvrit sous le choc de la civière qui venait de rompre les amarres.
Et le corps de Cissou la Neige fut expulsé dans la nuit.
— Merde!
L'ambulance s'immobilisa en hurlant.
Les yeux écarquillés, face au hayon ouvert, la nièce et le docteur regardaient la civière glisser dans une gerbe d'étincelles.
— Nom de Dieu!
La nièce se retourna, pupilles dilatées.
— Vous l'avez fait exprès?
— Ce n'est pas moi qui ai voulu accélérer, objecta le médecin légiste sans lâcher la civière des yeux.
— Juste, fit la nièce. Marche arrière. Reculez. Vite.
Le médecin obéit. Le hayon grand ouvert se rapprochait de la civière comme une mâchoire de cachalot.
— Stop!
Ils n'étaient plus qu'à quelques mètres du corps, à présent.
— Descendez. Faites le tour, et remontez cette civière.
— Il pèse quatre-vingt-douze kilos, fit observer Postel-Wagner.
Le regard de la nièce glissa le long de la rue déserte. Elle eut une hésitation, mais se reprit.
— Non, docteur, je ne sortirai pas de cette ambulance. Descendez, tirez la civière jusqu'ici. Je resterai à l'intérieur pour vous aider à remettre mon oncle en place. A part vous tuer, c'est tout ce que je peux faire pour vous.
Le médecin légiste ouvrit la portière de l'ambulance, fit le tour et saisit les poignées du brancard. Pendant que Postel-Wagner se rapprochait à reculons, ses épaules ployant sous le poids de Cissou, la nièce se retourna vers Thomas et sa grand-mère.
— Vous voyez, dit-elle en souriant gentiment, il voulait vous laisser seuls, mais je suis restée avec vous.
Quand elle se retourna de nouveau, le dos du médecin s'encadrait dans le hayon.
— Bravo! fit la nièce, vous n'êtes pas très costaud, mais vous y êtes arrivé! Maintenant, écoutez-moi bien.
Un temps.
— Vous m'écoutez?
Postel-Wagner fit signe qu'il écoutait.
— Vous allez vous agenouiller en tendant le brancard le plus haut possible. Je saisirai les poignées et vous ferez le tour pour le soulever de l'autre côté. D'accord?
Nouveau signe de tête.
— Je mets mon arme dans ma poche, docteur. Au moindre mouvement suspect, je lâche mon oncle et vous êtes mort. Ça vous va?
— Parfaitement, articula le docteur.
— Bien. Alors, attention; à trois, flexion des genoux, extension des bras. Un… deux… trois!
Flexion, extension. Les poignées du brancard passèrent des mains de Postel-Wagner à celles de la nièce.
— Bien. Allez soulever derrière, maintenant. Vite!
Dès que le médecin légiste eut saisi les deux autres poignées du brancard, la nièce recula à petits pas. Elle marchait, voûtée par l'effort et le plafond bas de l'ambulance.
— Les roulettes ont morflé! Ça ne coulisse plus!
L'un poussant, l'autre tirant, la civière retrouva finalement sa place.
— Voilà, fit la nièce.
— Voilà, fit Postel-Wagner.
Et la nièce fut surprise, en relevant la tête, de trouver sur les lèvres du docteur le sourire de l'effort partagé. Un bon franc sourire complice!
Dont elle comprit le vrai sens, quand, en se redressant, elle sentit la bouche froide d'une arme contre sa nuque.
— Voilà, fit en écho une troisième voix.
A la même seconde, une main glissait dans la poche de sa blouse blanche et la soulageait de son revolver.
— Ça va. Tu peux te retourner.
Ce que vit la nièce en se retournant avait à peine forme humaine. Une sorte de matelas vivant. Sombre, souple et dangereux. Une image qu'elle connaissait trop bien. Une vision redoutée, qui s'était glissée dans l'ambulance par la portière avant restée ouverte, sans faire plus de bruit que si elle avait éclos dans son crâne. Une tête sans regard et qui pourtant la fixait derrière une visière où ne se reflétaient que les lueurs de la nuit.
C'était l'Etat.
Comme pour confirmer cette révélation, les sirènes retentirent et la nuit ne fut plus qu'un éblouissement. Isolée au milieu de la rue, l'ambulance devint une sorte de joyau sous les projecteurs. La portière gauche s'ouvrit. Une forme identique à celle qui tenait la nièce en respect saisit la grand-mère de Thomas dans ses bras molletonnés.
— C'est fini, madame. Venez.
Il en sortait de presque tous les porches avoisinants. Il en sortait des voitures en stationnement. La nièce ne se retourna pas. Elle savait que d'autres armes automatiques la fixaient, par la mâchoire béante du cachalot.
— Tu ne parles plus? demanda soudain une voix d'enfant.
Agenouillé sur le siège avant, Thomas regardait la nièce.
— Tu ne dis plus rien? insista-t-il.
La nièce ne disait plus rien, en effet.
— Regarde-moi, quand je te parle.
La nièce croisa le regard de Thomas. Elle crut voir son propre sourire sur les lèvres du garçon. Impression qui se confirma lorsque l'enfant, haussant un sourcil fatidique, déclara d'une voix douce et raisonneuse, un rien vipérine:
— Eh bien tu vois, tu ne parles plus, mais ce n'est pas la fin du monde.
Gervaise devait se souvenir longtemps de son réveil.
— C'était — dirait-elle plus tard — comme si j'étais attirée vers la surface par une bouée, ou par un ballon, aspirée par la lumière! Le rêve planait au fond, et moi je remontais. Je n'étais pas pressée de remonter, mais le ballon n'en faisait qu'à sa tête. L'eau glissait sur ma peau à une vitesse extraordinaire.
Elle émergea de son coma comme un bouchon parmi les applaudissements et les geysers de champagne.
— On l'a eu, Gervaise!
Elle ouvrait les yeux dans une chambre d'hôpital, entourée par sa garde de macs et de Templiers. Tous parlaient en même temps et tous fêtaient son ami, le médecin légiste Postel-Wagner, qui, ne sachant trop où se mettre, s'abritait derrière la fumée de sa pipe monstrueuse.
— Le chirurgien, Gervaise, on l'a eu!
— On s'est fait le neveu!
Elle crut comprendre que Postel-Wagner avait contribué à l'arrestation du «chirurgien». (Qu'ils appelaient aussi le «neveu», ou la «nièce», ce qui l'embrouillait un peu plus.)
Titus et Silistri avaient déployé une carte de Paris sur le sol de la chambre. Ils expliquaient aux maquereaux de Pescatore comment ils avaient baisé la nièce en piégeant tous les carrefours sur un rayon de huit cents mètres. Ils parlaient en même temps à Gervaise, lui vantaient le courage de Postel-Wagner, la façon magistrale dont le toubib avait foutu le coup d'accélérateur décisif, au coin Charenton-Ledru-Rollin, l'une des dix-sept souricières mises en place avant deux heures du matin.
— Une sacrée paire de couilles, ce mec!
Et comment l'amarre sabotée de la civière avait lâché, comme prévu, au bond de la voiture, et ouvert le hayon qu'un simple fil maintenait fermé.
Ils lui disaient aussi que, pendant les quarante-huit heures qu'avait duré la traque, elle, Gervaise, avait dormi comme un ange sous la protection des maquereaux de Pescatore. Manque d'effectifs. Mais service parfait. La plus petite mouche n'aurait pu se glisser dans la chambre de Gervaise. Les barbeaux étaient dignes d'entrer dans la rousse. Sans blague. Ça c'était de la réinsertion!
Les anges déchus réconciliés avec les archanges! La Sainte Alliance du Temps d'avant le Temps. Gervaise se réveillait en paradis recomposé. Son premier mouvement fut d'en rendre grâce à Celui que Mondine appelait son «copain du haut», mais, pour une fois, Gervaise retint sa prière. Elle rendit grâce aux hommes.
Ce qu'elle commençait à comprendre, c'était que flics et voyous venaient de sauver ses putes. En arrêtant le chirurgien (qui se révélait être une chirurgienne), ils avaient tout à la fois coincé le cerveau et le bistouri. Restait à mettre la main sur le collectionneur. Mais, sans le chirurgien, le collectionneur n'était plus une menace pour ses filles. Elles pouvaient dormir tranquilles à l'ombre de leurs tatouages.
Elle comprit encore que le stratège de l'affaire avait été ce gros homme à la mèche graisseuse qui penchait sur elle son gilet constellé d'abeilles impériales.
— Je n'aurais pas aimé prendre ma retraite en sachant cette demoiselle dehors.
Gervaise le regardait sans comprendre.
— Eh! oui, Gervaise, la retraite, depuis ce matin huit heures.
Le commissaire divisionnaire Coudrier désignait ses hommes:
— Ils m'ont offert une batterie de cannes à pêche. C'est la retraite de Tartarin, Gervaise.
Cela faisait un nombre d'informations considérable. Mais si Gervaise assimilait petit à petit l'arrestation de la nièce, l'héroïsme de Postel-Wagner, la retraite de Coudrier, la chasse au collectionneur… ce qu'elle ne parvenait toujours pas à s'expliquer, c'était la raison pour laquelle cette troisième mi-temps qui sentait l'homme et le champagne se déroulait dans une chambre d'hôpital, et ce qu'elle-même fichait dans ce lit aux draps verts qui sentait sa propre sueur.
La réponse lui fut donnée par un ouragan en blouse blanche.
— Vous allez fermer vos gueules et me foutre le camp, oui?
Elle reconnut le professeur Berthold au son de la voix et à la qualité du propos.
— Qui est le patron dans ce bordel? C'est vous? demanda-t-il à Coudrier.
— Plus depuis un quart d'heure, répondit l'ex-commissaire.
— Je vous prolonge de cinq minutes, décréta le chirurgien. Virez-moi vos sportifs avant que la petite ne replonge!
Et, découvrant Postel-Wagner derrière le nuage de sa pipe:
— Qu'est-ce que tu fous là, toi? Tes frigos ont faim? Tu recrutes?
— Tu me manquais, Berthold, je suis venu t'aimer.
Berthold, Marty, Postel-Wagner: des camarades d'université…
Quand ils eurent tous vidé les lieux, Gervaise obtint la dernière information de son réveil.
— Vous avez été mise sur orbite par une bagnole qui voulait votre peau, lui expliqua le professeur Berthold, mais vous êtes une fille solide et ça vous a rapporté trois jours de sommeil. Croyez-moi, c'est bon à prendre dans nos métiers, trois jours. Retournez-vous, ordonna-t-il en lui retroussant sa chemise de nuit.
Les mains du chirurgien l'auscultèrent. Chevilles, genoux, hanches, colonne, épaules, cervicales, torsions, flexions, rotations. Il grognait.
— Bon. Du solide, tout ça… belle bête. La charpente a tenu le choc.
Il lui claqua la fesse.
— Revenez sur le dos.
Il lui palpait le ventre, à présent.
— Je vous fais mal, là? Et là? Non? Là non plus? Ni là?
Il ne lui faisait mal nulle part.
— Parfait. La tripaille est en place. Vous n'avez même pas fait la plus petite hémorragie.
Il rabattit la chemise de nuit et se redressa.
— Bon.
Il eut l'air embarrassé, tout à coup. Il jeta un œil à la porte fermée, tira une chaise sous lui et regarda Gervaise intensément.
— Dites-moi… la petite d'à côté… Mondine…
«Déjà?» se dit Gervaise.
— Elle vous adore, la petite Mondine, elle m'a tout dit sur vous, votre bon Dieu, votre répondeur, vos putes délivrées, vos maquereaux repentis, vos flicards en extase… tout.
Il se pencha davantage.
— Mais vous… vous ne pourriez pas me dire deux ou trois petites choses sur elle?
— Quoi, par exemple? demanda Gervaise.
— Elle a vécu, non?
— Trente et un ans, répondit Gervaise.
Berthold la regarda longuement en se mâchonnant les lèvres.
— Bon, fit-il enfin.
Il répéta.
— Bon.
Il se leva.
— Je vois ce que c'est.
Il secoua la tête.
— L'ange veille! Jeanne garde ses brebis.
Il ne se décidait pas à partir.
— Pas le plus petit renseignement sur Mondine, alors? Bien… Bien, bien, bien.
«Grandi trop vite, pensa Gervaise, comme la plupart des gars.» (Elle ne disait pas les «hommes», elle disait les «gars». Un héritage de la grande Janine, sa mère.)
Berthold se dandinait.
«Mondine n'a rien eu à me demander sur vous, professeur, pensait encore Gervaise. En trois secondes, elle vous a fait passer un scanner complet.»
Il se décida enfin à quitter la chambre. Sa main s'abattit sur la poignée de la porte.
— Vous pouvez sortir aujourd'hui même, après la radio de contrôle. L'entracte est fini, ma petite. Il va falloir regagner votre place dans le grand merdier.
Gervaise l'arrêta sur le pas de la porte.
— Professeur Berthold?
Il se retourna.
— Mouais?
Et Gervaise lâcha enfin la seule chose qu'il souhaitait entendre:
— Tout ce que je sais de Mondine, c'est que si j'étais un gars, j'aimerais bien me réveiller à côté d'elle.
— Les jumeaux se fabriquent dans les lits du même nom.
Moi aussi, je devais me souvenir longtemps de notre réveil, au pied du Vercors, ce matin-là.
Julie s'était glissée dans mon lit. Elle avait murmuré ça, en guise de réconciliation:
— Les jumeaux se fabriquent dans les lits du même nom.
Ça sonnait comme un message de Londres, cette jolie phrase, les Français parlaient aux Français, un message de libération dans ma radio brouillée.
— Je répète: Les jumeaux se fabriquent dans les lits du même nom.
Nos mains pétrissaient déjà l'avenir, quand une volée de coups, frappés à notre porte, interrompit l'événement.
— Madame, monsieur, descendez, vite! Il y a la police dans la maison. Elle demande après vous!
Julie aurait volontiers laissé poireauter l'Ordre, mais quelque chose en moi refusait d'engendrer sous la protection de la police. Je suis descendu vite vite, enfilant ma liquette et lustrant ma conscience.
Un client beuglait dans le hall de l'auberge. La soubrette, gardienne de la nuit, essayait d'endiguer.
— Plus bas, monsieur! Il n'est pas sept heures! Vous allez réveiller la clientèle! Je suis toute seule, je veux pas d'ennui!
Conciliant, le gueulard continua de beugler, mais en chuchotant.
Un flic bleu transcrivait ses hurlements dans le calepin de tous les dangers.
— Vous êtes monsieur Malaussène? me demanda l'inévitable deuxième flic en me voyant débouler.
J'ai dit que j'étais moi.
Le deuxième flic sortit son propre calepin.
— Chambre 25?
C'était le bon numéro.
— Vous aviez un camion blanc?
— Oui.
— Eh bien, vous ne l'avez plus, on vous l'a volé.
— Ainsi que le véhicule de ce monsieur, ajouta le premier flic, en désignant le gueulard qui improvisait sur les thèmes de l'insécurité, de l'immigration, des valeurs enfuies, de la gauche corrompue, de la droite corruptible, des lendemains qui promettent, des gardiens de nuit qui dorment, de la poigne qui s'annonce et des lenteurs policières.
— Une demi-heure, vous avez mis! Montre en main, une demi-heure!
— On n'a pas que vous, dans la vie, commenta le premier flic.
— Malheureusement, ajouta le second.
— C'est pas une façon de répondre au contribuable! explosa le citoyen.
— Plus bas, monsieur, supplia la soubrette.
Sur quoi, Julie a fait son apparition. Les deux stylos billes ont suspendu leur course et la bouche du gueulard est restée ouverte. Moi-même, je dois dire, moi-même je ne m'y fais pas. Chaque fois que Julie paraît, c'est Julie que je vois.
— On nous a fauché notre camion, dis-je, pour rompre le charme.
— Vous avez les papiers afférents à l'identificadon du véhicule? demanda notre flic à nous, comme s'il se réveillait.
— Ils étaient à l'intérieur, répondit Julie.
Qui ajouta:
— C'était un camion de location.
Le stylo s'immobilisa.
— Vous avez laissé les papiers dedans?
Et voilà qu'il se met à nous défrimer avec un certain appétit.
— Pas prudent, ça. C'est souvent un indice de complicité, dans ce genre d'affaires.
(Et Dieu sait si je me méfie des indices de complicité!)
— Où alliez-vous?
Julie a pris les réponses en main.
— Dans le Vercors.
— Un déménagement?
— Nous allions prendre livraison d'une collection de films.
— Chez?
— M. Bernardin. Dans la vallée de Loscence.
— Facile à vérifier, dis-je.
La bille roulait sur le carnet du destin. Elle s'immobilisa, tout à coup. Le flic leva les yeux. J'y vis un sourire vert. (Un flic aux yeux verts, oui.)
— Le Bernardin de Loscence? Le vieux Job?
Il pencha une tête d'oiseau curieux et demanda:
— Vous êtes du plateau?
— J'y suis née.
Le sourire s'élargit.
— Je suis de Saint-Martin. Où êtes-vous née, exactement?
— A La Chapelle. Aux Rochas.
— La ferme, derrière les Revoux? Celle du gouverneur colonial?
— Le gouverneur Corrençon, oui. C'était mon père.
— Ah! bon, c'est vous la Juliette?
— C'est moi.
Le destin des indices… Il suffit que le flicard au stylo bille soit natif de votre bled pour que le plus suspect d'entre les indices devienne sujet à fraterniser. C'était un samedi matin. L'aube, encore. Notre flic s'apprêtait justement à vouikender dans son Vercors natal quand cette plainte pour vol était tombée sur sa radio.
— Sept minutes avant la fin de mon service!
Tout excité d'avoir trouvé une payse, il expédie l'affaire en trois coups de cuiller à pot, prie son collègue de bien vouloir déposer pour lui son rapport au commissariat de Valence et nous propose l'ascension dans sa voiture personnelle.
— De toute façon, il n'y a rien à faire. A l'heure qu'il est, votre bahut doit franchir la frontière italienne…
Nous voilà donc tous les trois, grimpant les falaises du Vercors par la route dite des Goulets, celle qui vous pénètre le massif comme le tunnel de tous les songes. Va savoir pourquoi, dans ces boyaux suintants où le hêtre jaillit de la pierre, où la liane dégringole sur des toisons de mousse, j'ai eu la vision très nette de Clément Graine d'Huissier. Il aurait pensé à La Belle et la Bête, en voyant ça, Clément — le film de Cocteau. Il aurait vu des bras musculeux sortir de la muraille pour nous indiquer la route, chandeliers au poing. Il se serait mis à raconter aux enfants qui auraient allumé leurs quinquets. Qu'est-ce que nous promet cette muraille qui pleure? Vers quel destin nous poussent ses chandeliers jaillis de la pierre? Quelle route miraculeuse ponctue cette brochette de saints dont nous avons traversé les villages: Saint-Nazaire, Saint-Thomas, Saint-Laurent, Saint-Jean, Sainte-Eulalie, saintes sentinelles du Vercors, où nous conduisez-vous? Dans les entrailles du diable? Et, comme toujours quand Clément racontait ses films préférés, c'est le silence que j'aurais entendu, le silence des mouflets extatiques, le silence amoureux de Clara, oui, à l'origine des origines, bien avant le bavardage universitaire, c'est le silence qui célèbre la beauté du récit… Oh! Clément… Pauvre de toi… Qu'as-tu fait?… Aller flirter avec la mort au plus chaud de l'amour… Mais c'est comme ça… L'amour ne nous sauve même pas de nous-mêmes… Voilà pourquoi l'homme est mortel… et toi ma Clarinette… la plus candide d'entre les amoureuses… déclencher des passions si passionnément dénuées de scrupules!.. fille de ta mère… si menacée en ses amours naïves… innocent ravage…
— A quoi penses-tu, Benjamin?
La question de Julie m'a cueilli au plus obscur des Grands-Goulets. On entendait un torrent gronder loin sous nos roues. Un petit chemin descendait vers ces abysses: «très dangereux», annonçait une pancarte.
— Une gamine s'est tuée en descendant par là, il y a deux ans, expliqua le flic aux yeux verts. Et quelques autres touristes avant elle.
— Votre Vercors est une mâchoire, dis-je.
Le flic eut un rire de citadelle.
— Et encore, c'est la route la plus facile!
Ma chérie renchérit:
— Le Vercors se mérite, Benjamin!
L'incorrigible fierté des racines.
— Et, tout au fond, les urines du diable…, marmonnai-je. J'ai peur du vide et je hais les voyages. Belleville, où es-tu?
La moitié de mon corps penché par la fenêtre, j'ai hurlé ça, au plus profond du précipice:
— Où es-tu Bellevi-i-i-i-i-i-i-lle?
Le jeune flic a éclaté de rire, puis il a écrasé le champignon en bloquant son klaxon, la voiture a bondi et nous avons tout à coup jailli en pleine lumière céleste.
— Dieu de Dieu!
Une explosion phosphorescente! Les boyaux du diable ouvrant sur les herbages du paradis! Les saints ne nous avaient pas menti: les verts pâturages de l'Eden! Le toit du monde!
J'en suis resté muet.
Eux aussi.
— Ça fait chaque fois la même impression, confirma Julie.
La première chose que je vis dans l'ombre des Rochas fut la table de la cuisine. Le soleil y avait déposé une nappe dorée dès que Julie eut ouvert le premier volet.
La table de Julie.
— Alors, c'est là-dessus que tu es née?
— Par la grâce de Matthias et le fil du laguiole, oui. Césarienne. Le gouverneur mon père avait mis l'eau à bouillir sur cette cuisinière.
Une antique Godin, des feuilles de houx courant en frise sur l'émail blanc. Le numéro 603 de sa série. Louée sois-tu, vieille chose.
— L'eau venait de la source et le bois du jardin. Tu peux avoir confiance, Benjamin, je suis un produit naturel.
— Elle marche encore?
— Suffisamment pour te nourrir et te chauffer. C'est un rêve de phalanstère, cette vieille Godin. Elle en réchauffera d'autres!
Le flic aux yeux verts nous avait laissés à la jonction de la route et du chemin. Julie avait insisté pour faire le reste à pied. Elle aimait arriver seule dans cette solitude, et que personne ne le sût, à part les roses trémières qui faisaient le siège de la ferme. Elle parlait de loin, maintenant, ouvrant les volets d'une autre pièce, et d'une autre encore, dévoilant un à un les périmètres de son enfance. La lumière du Vercors ne se faisait pas prier. C'était un nid d'ombre tressé dans la lumière, cette ferme des Rochas. Feu de bois, draps de lin et pommes surettes: un parfum de génération.
— Qui était originaire du Vercors, ton père ou ta mère?
— Mon père. Il y a même un village qui porte son nom, c'est dire! Ma mère était italienne. Severina Boccaldi. Il y en a beaucoup par ici. Des émigrés de Bergame, en Lombardie. Ils sont venus faire les bûcherons.
Sa voix traversait le silence des siècles et des pièces.
— Les Allemands n'ont pas brûlé la ferme?
— Même avec la pire volonté du monde, on ne peut pas tout brûler… Ils ont fait sauter l'école, plus bas, à Tourtre. On a retrouvé des cahiers dans les arbres, jusqu'ici.
Je la suivais de loin. J'entrais dans chaque pièce qu'elle venait de quitter. J'y retrouvais l'odeur de ses douze ans. Dans la chambre à coucher, je fus pris entre les père et mère de son visage. Elle, la Lombarde, belle à décourager, prise toute jeune dans son cadre, et qui le regardait, lui, accroché sur le mur d'en face, debout parmi les roses trémières, la veille de sa mort, squelette flottant dans son uniforme blanc de gouverneur colonial, avec, dans le regard, un amour planté droit sur le mur d'en face. Debout entre eux, j'ai fait un pas en arrière. Comme il la regardait! Comme il la regardait à travers toutes ces années!
— Ta conception de l'amour, Benjamin… Il ne s'est jamais remarié.
La voix de Julie dans mon oreille. Qui ajoute:
— D'où mes fureurs.
— De quoi est-elle morte?
— Cancer.
Nous murmurions.
— Il en parlait beaucoup?
— Par-ci, par-là… des expressions… «sainte patronne des roses trémières»… «douce comme ta bûcheronne de mère»… ou, quand je piquais une crise: «Oui, Julie! Encore! Encore une colère lombarde!»
— Pas d'autres femmes, alors?
— Quelques putes.
Pris dans son cadre, le Gouverneur nous écoutait, à présent, impuissance amusée, ses mains ouvertes, plates comme les feuilles des roses trémières.
— Quand elle lui manquait trop, il allait massacrer les roses trémières.
Julie m'avait déjà parlé de ces accès rosicides. Combat contre le chagrin. Perdu d'avance. Rien de plus vivace que la rose d'outre-mer.
— Un type dans ton genre, Benjamin: une femme ou une cause. La femme morte, il a choisi sa cause: la décolonisation. Il disait ouvertement: «Je travaille à l'hexagonie de l'Empire.» C'est à Saigon qu'il a rencontré Liesl, d'ailleurs. Liesl a traîné son magnétophone dans toutes les batailles d'Indochine.
Et la petite Julie pensionnaire à Grenoble.
— Tu sais de quoi je rêvais, moi?
— Dis toujours.
— D'une marâtre. Que j'aurais poussée au suicide. Ou dont j'aurais fait ma copine. J'ai manqué de femme dans mon enfance.
— Et chez les Fraenkhel?
— Matthias avait déjà divorcé quand j'allais chez eux. Et Liesl n'était pas une femme. Liesl n'était qu'une oreille.
Le vieux Job avait ses horaires. Nous les avons respectés.
— Ne jamais le déranger le matin, disait Julie, c'est un oiseau de nuit.
— On y va après le déjeuner?
— Et la sieste, qu'est-ce que tu en fais? Tu verras la pancarte sur la porte de son bureau: «Sieste: 16 heures à 17 heures 05. Ne pas interrompre, sous peine de mort!» Il ne l'a pas décrochée depuis mon enfance.
— Après la sieste, alors.
— C'est ça. Vers les cinq heures. C'était l'heure où j'abandonnais Barnabé dans ses grottes pour aller visionner les nouveaux arrivages de Job.
— Barnabé n'était pas jaloux?
— Barnabé est l'incarnation de la jalousie.
— Tu n'avais que lui comme copain?
— Tous les garçons du plateau étaient mes copains, les Chapays, les Mazet, les Bourguignon, les Malsang…
— A quoi jouiez-vous?
— Ça ne te regarde pas.
Cela dit en remplissant le sac à dos des provisions achetées à Sainte-Eulalie, parce que Julie avait décidé de passer la journée sur les arêtes dentelées des falaises.
— On va te refaire des poumons et des jambes, Benjamin.
Et la suite de la conversation en longeant ces remparts giflés par le vent.
— Que tu es bête! A quoi voulais-tu qu'on joue? Les grottes, le ski, les veillées, la chasse, la varappe, le braconnage, les concours de bûcherons…
— Et la cinémathèque du vieux Job…
— Non, Liesl et Job tenaient à leur solitude. Mes camarades aussi, d'ailleurs. C'étaient deux univers distincts.
Et, soudain:
— Regarde!
Doigt tendu au-dessus du vide.
J'ai cru qu'elle me montrait le paysage, le monde très en bas, assagi comme une carte routière, sans autre limite que le massicot de l'horizon.
— Non, là!
C'était un aigle. Une dizaine de mètres, au-dessous de nous, un aigle, large immensément, et diablement sérieux. Il mettait un point d'honneur à rester immobile dans les rafales. Maître du vent! La terre entière entre les ailes.
— Il guette.
J'ai tout de suite pensé au lapinot convoité, deux ou trois cents mètres plus bas, fouillant l'herbe rase, très actif, amoureux, peut-être, une famille à fonder, des projets de carrière, œil d'agate et poil de soie, oreilles transparentes et truffe vive, un chef-d'œuvre de la nature, lui aussi…
— On casse la croûte?
Cinq ou six heures plus loin, vent tombé, soleil de plomb, mes poumons dans les mollets, nous sommes enfin arrivés au-dessus de la vallée de Loscence. Julie a de nouveau pointé son doigt.
Une grande ferme nous attendait sous ses tuiles. Seule dans toute la vallée d'où montait jusqu'à nous l'ample parfum de l'herbe fauchée.
— La maison de Job?
Une des cinq cheminées lâchait son ruban de fumée droit dans le ciel. Julie eut un sourire.
— Job nous attend dans son bureau. Près de son feu.
— Par cette chaleur?
— Les étés sont courts, ici. D'un hiver à l'autre, Job n'a pas le temps de se réchauffer.
Nous sommes descendus, palier par palier, comme on remonte du fond des mers. A chaque pause, un commentaire de Julie.
— L'aile droite, aux murs aveugles, c'est la cinémathèque. Trois cents mètres carrés de grange où Barnabé sabotait en cachette des kilomètres de pellicule.
— Quel genre de sabotages?
— Des montages inspirés. Couper-coller. Une théorie de Barnabé: le ciné-syncrétisme! Le comte Dracula rencontre King Kong dans les salons de Marienbad… ce genre de trouvailles. Suzanne va au-devant de belles surprises.
— Le vieux Job vous laissait faire?
— Je te répète que Job ne voyait jamais deux fois le même film. On descend?
Je connaissais cette porte. C'était une grosse porte de bois clouté, enchâssée dans une ogive de pierre. En guise de heurtoir, un centaure de bronze au visage grimaçant, une flèche plantée dans la poitrine, et qui tenait dans ses bras une femme évanouie, dont les membres pendaient.
— Je connais cette porte!
— Oui, c'est la porte du comte Zaroff. Schœdsack l'a offerte à Matthias après l'accouchement de sa nièce, et Matthias l'a offerte à Job, évidemment.
— Pourquoi évidemment?
— C'est tout juste si Matthias ne ramenait pas son salaire à ses parents. Quant aux cadeaux de comédiens, de réalisateurs ou de producteurs, Job et lui ne savaient qu'en faire. De vrais chefs d'Etat. A chaque mètre de pellicule vendu, à chaque accouchement, ils y avaient droit. Tu vas voir, cette maison est le musée des illusions.
Je n'écoutais plus Julie. Je n'aimais pas le regard du centaure. Pour la première fois depuis le début du voyage, comme si toutes les vapeurs du pinard ingurgité se dissipaient d'un coup, je me suis souvenu clairement d'où nous venions, où nous étions, la raison réelle de ce voyage, et qui nous risquions de rencontrer derrière cette porte. J'ai saisi le poignet de Julie au moment où ses doigts s'enroulaient au heurtoir.
— Arrête. Tu es sûre que tu veux voir Matthias?
Bref regard.
— A mon avis, il n'est pas là. Et s'il y est, il me semble que nous avons quelques questions à lui poser, non?
Deux coups proches, un coup éloigné, comme frappés au cœur même de la maison.
— C'est mon code. Ça évite à Job de descendre.
En effet, la porte du comte Zaroff n'était pas verrouillée. Elle grinça — comme il se doit —, révélant un carrelage vaste et luisant, où la lumière glissait jusqu'aux lourds balustres d'un escalier de chêne qui ne faisait pas dans la sobriété.
— Et l'escalier, tu le reconnais?
Non. Je ne reconnaissais pas l'escalier. Nous ne faisions pas partie du même monde.
— Renoir! L'escalier de La Règle du jeu. Le carrelage, aussi, et le trophée de chasse, au fond.
— Et le cheval de manège?
Un cheval de bois au regard exorbité, à la denture folle, cabré dans l'ombre à gauche de la porte, comme jeté sur le visiteur.
— Un clin d'œil de Buñuel: Los Olvidados.
Pour la deuxième fois en un jour, j'ai pensé à Clément Graine d'Huissier. Mieux, j'ai vu la tête de Clément s'il avait franchi cette porte! Clément au paradis! Il n'aurait eu aucun mal, lui, à identifier les poupées de Trnka, ses poupées du Brave Soldat Chveik, posées sur une console Victor Louis — cadeau de Guitry au vieux Job, la console — ou l'épée honnie de Rashomon pendue au-dessus de l'harmonium de Lon Chaney, et il aurait reconnu la galerie de portraits qui ponctuait l'ascension de l'escalier sous l'invraisemblable lustre de Topkapi.
— La famille? demandai-je à Julie en désignant les portraits. Générations de Bernardin?
Julie montait devant moi.
— Chuuut! Non, Bergman! murmura-t-elle, portraits et médaillons des Sourires d'une nuit d'été. Toute la collection.
— C'est ici qu'il faut faire votre cinémathèque… démonter le Zèbre pierre par pierre et le remonter dans la grange.
— Tais-toi donc…
Elle souriait. Elle montait devant moi. Elle rajeunissait à chaque marche. Signe de la main: «Reste là.» Index sur les lèvres: «Silence!» Rituel d'enfance. Faire semblant de surprendre le vieux Job qui, à cette heure de l'été, n'attendait qu'elle. Elle entrerait sans frapper: «Quoi de neuf, vieille chose?» Impertinence de gamine qui lui vaudrait une réponse tout aussi rituelle: «Je hais la jeunesse! Cet amour des jeunes pour les vieux… c'est dégoûtant!» Et ce serait le début d'une longue soirée.
Porte atteinte, Julie me montre la pancarte. Effectivement: «Sieste: 16 heures à 17 heures 05. Ne pas interrompre, sous peine de mort!» En anglaises violettes et soignées. Elle replace la pancarte sans le moindre bruit, m'envoie un dernier sourire d'enfance, tourne la poignée de la porte, ouvre, entre.
Et le bureau du vieux Job explose.
Explose.
Presque sans bruit.
Plutôt un grand souffle.
Julie projetée contre le mur du couloir, comme au ralenti.
Propulsée hors du bureau par une haleine de dragon qui l'auréole de flammes.
C'est alors seulement que j'entends l'explosion.
Et que je vois les cheveux de Julie s'enflammer. Je hurle. Je bondis. Ma chemise arrachée autour de sa tête, je nous précipite dans l'escalier. Les trois portes dépassées en montant explosent une à une. Maison piégée. Nous nous ramassons comme nous pouvons sur le carrelage de Renoir, et nous fuyons le brasier, cassés en deux, trébuchant, roulant dans l'herbe, le plus loin possible, sous une pluie de vitres brisées, ma chemise toujours autour de la tête de Julie que je protège de mon bras. C'est alors que la porte d'entrée vomit elle aussi sa portion d'enfer.
— Attention!
Un quart de tour sur le côté et le centaure de bronze s'enfonce dans le sol à l'endroit même où nous reprenions souffle.
— Plus loin! Vite!
La main de Julie dans la mienne, je fonce droit devant.
— Cours!
— Je n'y vois rien!
— Lève les pieds! Cours! Je suis là! Je te tiens!
Explosion sur explosion. Qui soufflent une fenêtre ou une volée de tuiles. Chaque fois suivies de flammes éruptives, vibrantes et tout à coup repliées sur elles-mêmes, en une dévoration ronronnante.
Plongeon derrière un tilleul.
— Fais voir!
J'ai déroulé la chemise. Julie a poussé un cri.
— Doucement!
Les sourcils sont venus avec.
— Oh! bon Dieu!
Elle se cache les yeux. Mains noircies par le feu. Poignets gonflés.
— Retire tes mains, Julie, enlève-les que je voie!
Elle écarte les mains, vaillamment. Les cheveux, les sourcils et les cils!
— Essaie d'ouvrir les yeux.
Cet effort! Elle essaie. Paupières boursouflées. Tout le visage vibre, levé au ciel, marbré de brûlures. Je me place entre le soleil et elle. L'ombre de mon visage sur sa peau brûlée.
— Je n'y arrive pas!
Une nouvelle explosion. Pluie de tuiles dans les frondaisons du tilleul. Effondrement de la charpente. Gerbe d'étincelles.
— Qui a fait ça?
Des larmes soudain. Des larmes de rage entre ses paupières closes. Les yeux qui s'ouvrent. Elle me repousse. Elle saute sur ses pieds. Face à la maison. Les yeux grands ouverts!
— Qui leur a fait ça?
— Planque-toi, Julie.
Il pleut des tuiles. Je la colle au tronc du tilleul. Mais elle ne quitte pas la maison des yeux.
— C'est méthodique. Une pièce après l'autre. Un système incendiaire!
Mot pour mot ce qu'elle a répété au sergent-chef, patron de la gendarmerie locale.
— C'était méthodique. Une pièce après l'autre.
Elle a ajouté:
— J'ai dû déclencher un système de mise à feu en entrant dans le bureau.
Le képi tenait sa visière bien droite au-dessus du désastre.
— Vous y avez vu quelqu'un, dans ce bureau?
— Je ne crois pas, non. Mais ça s'est passé si vite! La première explosion a créé une réaction en chaîne.
— D'où veniez-vous?
— Des Rochas, derrière les Revoux.
— A pied?
— A pied. On nous a volé notre camion.
— Quel camion?
— Un camion de location. Nous devions déménager les films.
— En accord avec le propriétaire?
— Oui. M. Bernardin a fait de moi sa légataire, pour ce qui concerne le fonds de sa cinémathèque.
— Legs enregistré?
— Oui. J'avais un fax, dans le camion. M. Bernardin devait me remettre l'acte avec les bobines.
— Et monsieur?
— C'est mon ami. Il m'accompagnait. Il m'a sortie de la maison.
— Vous confirmez?
— Point par point.
Questions sans arrière-pensée. Interrogatoire sans ton. La voix? Tenue par l'uniforme. Correcte. A peine un timbre. Les autres gendarmes photographiant et fouillant les alentours, les pompiers épuisant l'eau de la région dans ce cratère en fusion.
— Voilà le docteur.
Un blond médecin qui se penche sur le visage de Julie et déclare que ce n'est pas trop grave.
— Plus impressionnant que grave.
Pommade, gaze, bandes. Ma Julie momifiée.
— Je ne vous fais pas mal?
— Ça va.
— Vous avez dû avoir peur pour vos yeux.
— Un peu. Benjamin m'a enroulé la tête dans sa chemise.
— Bon réflexe. Tendez vos mains. Ce sont les poignets, surtout, qui sont brûlés… Vous avez dû vous protéger le visage en fermant les poings et en croisant les bras.
Le pays tout entier qui converge dans la vallée de Loscence. Et les copains de Julie, attirés comme les autres par l'incendie d'abord, puis la découvrant elle, debout, à côté de l'estafette. Emus, mais connaissant la musique: pas d'émotion apparente avec la Juliette.
CHAPAYS (à propos des bandages): Tu sais que ça te va bien?
MAZET: Un rien l'habille, la Juliette.
JULIE (faisant les présentations): Robert, Aimé. Benjamin.
Paluches. Solides, les paluches. Passablement burinées par les hivers, les trognes amicales.
CHAPAYS (regardant l'incendie): Saloperie. Tu parles d'un feu de la Saint-Jean. Il y a quelqu'un à l'intérieur?
JULIE: Je ne crois pas, je n'ai vu personne.
MAZET: D'un autre côté, ça a du bon. Chaque fois que des Parisiens montent jusqu'ici, ça nous fait trente ans de conversations.
Malgré les circonstances, ce qui secoue Julie sous la ouate et les bandages ressemble à un rire bref.
LE DOCTEUR: Ne bougez pas.
LE GENDARME: Vous vous connaissez?
CHAPAYS: Depuis tout petits. C'est la Juliette. Tu vas pas lui faire des misères, au moins?
LE GENDARME: A priori, non.
Chapays et Mazet échangent un regard qui condamne en bloc les a priori et autres a posteriori. Les a fortiori ne s'en sortent pas mieux. On sent que la Juliette relève du sacré, et que la maréchaussée serait bien venue de communier sous ses auspices.
CHAPAYS: Si tu as besoin de quelque chose, Juliette…
MAZET: On est là.
Et de redescendre donner la main aux pompiers qui s'activent autour de l'éruption.
— Voilà, dit le docteur en nouant le dernier pansement. Quand la douleur se réveillera, vous prendrez ça, deux cachets toutes les trois heures, et ça.
Exit le docteur. Le vent du nord s'est réveillé, affolant les colonnes d'étincelles. Frisson bref du sergent, sous sa chemise bleue.
— Vous êtes du pays? demande Julie.
L'adjudant-chef s'autorise un sourire.
— Ni moi ni aucun de mes hommes. C'est un principe dans la gendarmerie. Ce serait impossible, autrement. Non, je suis alsacien.
La grange s'effondre à son tour. Une brochette de sièges est projetée dans l'espace.
— C'était leur cinémathèque, explique Julie.
— Vous avez une idée? demande l'adjudant-chef. Je veux dire… Qui pouvait leur en vouloir à ce point?
Julie hésite une seconde.
— Non… Je ne vois pas.
Conversation presque rêveuse, interrompue par l'irruption d'un autre képi.
— Venez voir, chef! Venez! On a trouvé quelque chose.
Et, à nous:
— Venez aussi, vous pourrez peut-être nous aider.
Il passe devant.
— C'est là-haut, sur le chemin de Maupas.
Il grimpe à travers la broussaille. Nous suivons. Il passe un chemin pierreux et s'enfonce dans une forêt d'épicéas dont les basses branches tombent en poussière.
— Regardez!
Pour regarder, nous regardons.
Je crois même n'avoir jamais tant regardé.
Ni tant vu.
Là, devant nous, au beau milieu d'une clairière, à demi camouflé par des branches coupées: notre camion.
Le camion blanc de notre voyage.
Aucun doute possible.
— C'est notre camion, dit Julie.
— Celui qu'on vous a volé?
— Oui.
Un troisième gendarme a ouvert les doubles battants de la porte arrière. Le camion est rempli de bobines.
L'adjudant-chef ne bronche pas. Il se contente de grimper en invitant Julie à le suivre. Il lit à voix haute des titres de films sur des boîtes de fer-blanc.
— C'est la cinémathèque de M. Bernardin?
— Oui, dit Julie.
— Et c'est bien le camion qu'on vous a volé?
— Oui, répond un de ses hommes. On a retrouvé les papiers de location dans la boîte à gants. Corrençon, c'est ça? Mademoiselle Julie Corrençon?
— C'est ça, dit Julie.
Question de l'adjudant-chef à son subalterne:
— Vous avez trouvé un fax, signé Bernardin?
Réponse:
— Pas de fax, chef.
L'adjudant-chef à Julie:
— Où l'aviez-vous rangé?
Julie secoue une tête sans illusions.
— Avec les papiers, dans la boîte à gants.
— Pas de fax dans la boîte à gants, chef, répète le subalterne.
Moi, à toute allure:
— Le vol du camion a été enregistré par deux agents qui ont déposé leur rapport au commissariat central de Valence.
Comme c'est étrange, cette sensation de ne pas croire soi-même ce qu'on dit, tout en sachant que c'est la vérité vraie. Le sol qui s'ouvre sous vos pieds… La chute libre sous la terre ferme…
— Je suis désolé, dit l'adjudant-chef en raccrochant.
Et je sais ce qu'il va nous annoncer entre les quatre murs de sa gendarmerie de montagne: le commissariat de Valence ne confirme pas. La main encore posée sur le téléphone, le gendarme secoue la tête négativement. Il a vraiment l'air désolé. Ce n'est pas un de ces flics qui justifie son existence de flic en préférant le mensonge à la vérité. Il aime les citoyens innocents. Il aurait préféré que le commissariat de Valence confirme. Mais le commissariat de Valence ne confirme pas.
— Aucune plainte n'a été déposée ce matin pour vol de camion.
Julie se tait.
Julie a compris.
Julie mesure la perfidie de l'arnaque.
La profondeur du gouffre.
Moi seul continue à me débattre. Mais en nourrissant autant d'illusions qu'un hareng dans un filet de la Baltique.
— Il y avait un autre client de l'hôtel à qui on a volé sa voiture! Et la jeune fille de garde, qui peut en témoigner. Celle qui nous a accueillis le soir, et réveillés le matin, à l'arrivée des deux inspecteurs.
— Nous allons vérifier cela aussi, naturellement, répond l'adjudant-chef, avec un hochement affirmatif. Quel hôtel dites-vous?
Je le redis.
Tout en minitélisant, il demande:
— Vous aviez réservé? Il y avait une trace écrite?
— Non, dis-je, c'était une escale. Mais nous avons payé par chèque.
— A la jeune employée de garde?
— Oui.
— Bon. On va les appeler. Je rappellerai aussi le commissariat de Valence pour le vol de la voiture. Vous connaissez la marque du véhicule?
Mémoire, ô ma mémoire… je fouille les tirades du petit gros furibard. Un vrai feu d'artifice autour du vol de sa bagnole. Mais non… non… pas la moindre trace de la marque. Dieu sait qu'il y tenait, pourtant, le con!
— Ça devait être une grosse, dis-je, à tout hasard. Et neuve.
— Aucune importance. Si la plainte a été enregistrée, nous aurons la marque et le nom du propriétaire.
Bon. Inutile de poursuivre dans le détail. J'ai cessé de me débattre à mon tour. Non seulement le commissariat de Valence nia toute déclaration relative à un vol de voiture enregistré le matin entre sept et huit, mais, en revanche, sur le coup de dix heures, le même commissariat central reçut un avis de disparition émanant de la propriétaire de l'auberge. La jeune étudiante engagée jusqu'à la fin du mois pour tenir la permanence de nuit avait mystérieusement disparu, et la clientèle s'était réveillée dans un hôtel vide. Affolement de la propriétaire. Une jeune fille sérieuse, oui. Sa propre nièce, confiée à sa protection pour gagner l'argent de son mois d'août. Elle projetait un voyage en Islande avec des amis, étudiants comme elle. Aucune trace de mon chèque, bien entendu, et pas le moindre souvenir de notre passage, vu que nous étions arrivés tard, accueillis par la jeune fille en question, et que nous avions tout de suite gagné notre chambre. Les neuf clients présents cette nuit-là avaient retrouvé leurs neuf véhicules en se réveillant. Pas de dixième client. Quant au jeune flic aux yeux verts, soi-disant natif de Saint-Martin-en-Vercors… aucun flic de cet âge dans la micro-population de Saint-Martin, ni le moindre jeune homme aux yeux verts, d'ailleurs.
Ce n'était plus un gouffre.
C'était un siphon.
Julie et moi tournoyant comme deux mouches, prêts à être éjectés d'une seconde à l'autre, aux antipodes, par le trou du cul de la terre.
Lequel trou s'ouvre grand, tout à coup.
— Chef! Il y a des corps!
— Des corps? demande l'adjudant-chef en se retournant vers le brigadier qui vient de faire irruption dans son bureau.
— Dans la maison. Trois. Carbonisés.