XIII TOUT LE CIMETIÈRE EN PARLE

Foutu film, gronda Marty, tout le cimetière en parle!

55

— Je veux pas! hurle le Petit, tu vas supprimer ça tout de suite!

Ses larmes ont jailli si brusquement qu'il est trempé jusqu'à la taille avant d'avoir songé à les essuyer.

— Attends!

— J'attends pas, j'attends pas, j'attends rien! Tu supprimes!

— Mais c'est pas fini!

— Je m'en fous! Tu supprimes! Tu supprimes! Tu déchires!

— Ça va s'arranger, je te dis! Ça finit bien! Il va y avoir un coup de théâtre!

— Rien du tout! Il y aura pas de coup de théâtre. Il a été condamné!

— On va l'aider à s'évader. J'ai trouvé un truc géant!

— Même si on y arrive, il sera toujours condamné!

— Le Petit a raison, intervient Thérèse. Et si tu veux mon avis, je trouve assez louche que tu mettes Benjamin dans une situation pareille.

— Tu sais où tu peux te le coller, ton avis?

— Jérémy, doucement, dit Clara, ne parle pas sur ce ton à Thérèse.

— Elle m'emmerde, Thérèse! Thérèse, c'est l'huile sur le feu! Depuis toujours! Non mais, regarde-la! Sainte Justice de mes deux!

C'est vrai que, tout là-haut, sur son lit, assise dans les angles droits de sa chemise de nuit, le regard plongeant sur Jérémy, Thérèse est une allégorie de la Justice, modèle inoxydable.

— Tu peux dire ce que tu veux, mais symboliquement parlant, c'est très suspect que tu fasses ça à ton frère aîné.

— Mais je ne lui fais rien, putain de merde, je raconte! Tu es quand même foutue de faire la différence, non?

— Et le Petit, tu crois qu'il fait la différence?

Les larmes du Petit jaillissent de plus belle. Ce n'est plus du chagrin, c'est une rupture de barrage.

— Et Verdun, tu crois qu'elle fera la différence, quand elle sera grande?

Comme si elle n'avait attendu que le feu vert de Thérèse pour participer, Verdun ouvre à la fois ses yeux de braise et sa bouche de volcan. Fureur abyssale qui réveille Julius le Chien dont les ululements étoffent le concert. Il ne manque plus que le rythme de base gracieusement fourni par les balais des voisins — c'est fait — et les premières vocalises dans la cour de l'immeuble — voilà.

— D'accord, j'ai compris! J'ai compris! J'ai compris!

D'un coup de tatane vengeur, Jérémy expédie son tabouret de conteur à l'autre bout de la chambre et jette ses pages à la figure de Thérèse. Il sort en claquant la porte. Le sourire de C'Est Un Ange a beau juger l'événement négligeable, il me semble que le moment d'intervenir est arrivé.

— Clara, dis-je en me levant, essaie de sauver ce qui peut l'être, moi je vais rattraper Jérémy avant qu'il se foute sous le métro.

*

Je l'ai retrouvé dans la cuisine, sa tête de poète maudit plongée dans ses bras repliés, parmi les assiettes sales, les pelures de pomme et autres reliquats que nous n'avons pas eu le temps de débarrasser, tellement il était pressé de nous lire ses cinquante dernières pages, le pauvre.

J'ai choisi la manière directe:

— Arrête ton char, Rimbaud, et donne-moi un coup de main pour la vaisselle.

Tout en empilant, j'ai demandé:

— Comment ça finissait, ton chapitre? C'était quoi, ton coup de théâtre?

Sollicitez l'auteur et vous vaincrez le chagrin. Il m'a expliqué le topo en rassemblant les couverts.

— A la dernière réplique du président, tu sais: «Estimez-vous heureux d'être français, Malaussène…»

— Oui «… aux Etats-Unis vous en auriez pris pour trois millénaires…»

— «… ou une petite piqûre.» C'est ça. Eh bien, juste à ce moment-là, je surgis derrière ce gros con, je lui colle un flingue sur la tempe et je brandis une grenade dégoupillée dans l'autre main en ordonnant aux gendarmes de te filer leur artillerie et de se mettre à plat ventre.

— Merde alors. Et ensuite?

— Il y a pas de suite. Je me suis arrêté là. C'est une chute, tu vois?

— Je vois.

Il dépose ses verres dans la mousse, à côté de mes assiettes, et ouvre le robinet du deuxième bac. Il aime bien faire la vaisselle avec moi, Jérémy, surtout depuis ma sortie de prison. Il appelle ça «jouer du double Bach». Je fais des bulles, il rince et il torchonne. Ça nous permet de causer critique.

— Réponds-moi franchement, Ben.

— Oui?

— Tu aimes?

— Oui.

— Tu me le dis pour me faire plaisir?

— Je te le dis comme je le pense.

— Tu trouves que c'est une bonne idée de t'avoir collé dans la prison de Champrond?

— C'est sympa d'avoir ressuscité le parfum d'oncle Stojil.

— Pour l'unité de lieu, j'ai fait ça. Et les avocats, comment tu les trouves?

— Plus vrais que nature.

— Ils sont pas un peu trop… «trop»?

— Ils sont ce qu'ils sont. D'où ça te vient, cette connaissance du barreau?

— C'est Zabo, elle a quelques copains, là-dedans.

Zabo… Depuis qu'avec la disparition du Zèbre, la reine Zabo a décidé de métamorphoser l'homme de théâtre en romancier, elle le chouchoute, notre Jérémy! Il lui fourgue sa production tous les deux jours. La Reine et l'apprenti s'enferment dans le bureau directorial et ça négocie ferme à ce qu'il paraît. L'apprenti défend son bout de gras, il cède facile sur les fautes d'orthographe, de syntaxe, de composition, sur les accès d'enfantillage et autres scories de l'immaturité, mais il se bat comme un communard pour la sauvegarde de la péripétie. La Reine estime qu'il en fait trop. Le feutre crisse, les ciseaux claquent. Les Editions du Talion en retentissent. On rase les murs dans les couloirs. Ruptures et réconciliations. La Reine approfondit les thèmes, Jérémy fignole le pathétique. La Reine voudrait une écriture plus ronde. Jérémy s'en tient à la façon Malaussène: «C'est comme ça qu'il parle, Benjamin, c'est comme ça qu'il nous raconte, et c'est même comme ça qu'il pense! Je le connais mieux que vous, quand même! — Penser, parler, écrire sont choses différentes!» rétorque la Reine, plume en main et preuves à l'appui. La bataille des styles dans la guerre du roman. La Reine sait ce qu'elle veut. Et elle l'obtient, tout en s'arrangeant pour que Jérémy continue de s'en croire l'auteur. Le plus jeune romancier de France!

— Et la juge d'instruction «maternelle», celle qui te fait plonger parce qu'elle te comprend trop, qu'est-ce que tu en penses?

— C'est une idée marrante, oui, elle est rigolote.

— C'est une idée de Zabo. Tu crois que ça peut exister?

— Une mère? Oui, ça existe. Fais gaffe, tu débordes.

Il ferme le robinet. Il se perd quelques secondes dans la contemplation du bac.

— Dis-moi la vérité, Ben, le procès, le verdict, on y croit vraiment?

— J'y ai presque cru moi-même.

— Et toi, tu te trouves ressemblant, toi?

— On ne se reconnaît jamais vraiment, tu sais, mais j'ai l'impression que tu ne m'as pas raté…

Le silence est revenu dans la chambre. La porte s'entrouvre. La tête de Clara apparaît. Elle m'interroge du regard et je la rassure de la moue. La porte se referme en douceur.

— Est-ce que je peux te poser une question, Ben?

Toujours accoudé au-dessus de son bac, les manches retroussées sur ses avant-bras, Jérémy m'offre son profil éthique.

— Rapport à ce que disait Thérèse… Tu crois qu'on a le droit de tout dire dans le roman?

*

Je sais, je sais, on peut tout dire, mais on n'a pas le droit de trimballer le lecteur sur une profondeur de huit chapitres en lui annonçant à l'orée du huitième que toute cette tension tragique, ce sentiment d'injustice qui croissait à chaque mot, cet effroyable verdict enfin, que tout cela était une blague, et que les choses se sont passées différemment. Ça relève de l'abus de confiance, ce genre de procédé, ça devrait être puni. Défenestration du bouquin, pour le moins! C'est vrai, c'est vrai, mea culpa, et maxima, encore! Mais qui est assez courageux pour aller se glisser entre la reine Zabo et son tiroir-caisse? Qui aurait les couilles de se dresser sur la route d'un Jérémy en état d'ébullition romanesque? Qui est assez héroïque pour l'empêcher de nous fourguer chaque soir sa ration de récit? Qui est prêt à se sacrifier sur cet autel-là? Il y a un candidat? Qu'il se présente, je lui confie volontiers les clefs de la boutique.

Et puis qu'est-ce que ça veut dire, cette déception?

Qu'est-ce que ça cache, au fond? (Comme dirait Thérèse.)

Est-ce à dire qu'on aurait préféré me voir condamné à perpète pour de bon? (Comme dirait le Petit.)

Trente ans incompressibles?

Merci.

Je n'ai qu'un mot à dire: Merci.

Si ceux-là mêmes qui sont les mieux avertis de mon innocence en sont à souhaiter que je plonge, alors oui, c'est qu'il y a quelque chose de pourri dans le royaume du réel.

Besoin de cohérence, hein! Comme les juges! Vous sacrifieriez un innocent à votre besoin de cohérence… Plutôt une bonne erreur judiciaire qu'un mauvais procédé littéraire, c'est ça?

Bravo.

Et encore merci.

O l'humanité…

*

Sans compter que tout n'est pas absolument faux dans le récit Zabo-Jérémy. Beaucoup d'invention, certes, et de la meilleure! Mais du vrai, aussi, du vrai. On peut faire le tri, d'ailleurs. En deux parties distinctes: le faux et le vrai.

1o) LE FAUX

Mon incarcération à la prison de Champrond. Faux. Jérémiesque besoin d'étendre sur nos misères l'ombre odoriférante de Stojil, voilà tout. C'est qu'elle nous manque furieusement, ces temps-ci, l'ombre de notre oncle Stojil!

Aurait-on préféré la description de la maison d'arrêt où j'ai pour de bon passé ces derniers mois? Aucun intérêt. Les maisons d'arrêt sont indescriptibles. Elles ressemblent très exactement à l'idée qu'on s'en fait. Tout s'y arrête. Même la volonté de les décrire.

Pas de Champrond, donc, et pas de Faucigny. Pas d'avocats non plus, ni de procès, ni de verdict. Qui pourrait y croire, d'ailleurs? Beaucoup trop invraisemblable! Un directeur de prison abonné au sadisme éducatif? Allons donc! Des avocats réversibles, aussi brillants d'un côté que de l'autre? Malveillance! Des jurés intoxiqués par la déferlante médiatique? Foutaise! Libres arbitres, les jurés! Le sifflet bien en bouche! Quant aux erreurs judiciaires… Où ça? Chez nous? Quand? Hein? Vous plaisantez… Il n'y a que les protestations des coupables pour faire croire aux erreurs judiciaires!

2o) LE VRAI

Il est parfaitement vrai, en revanche, que je viens de me cogner plusieurs mois de cabane, loin des miens et de la mienne.

Parfaitement vrai aussi que le commissaire divisionnaire Legendre s'est acharné à me coller mon passé sur le dos, et qu'il a bien failli y réussir.

Parfaitement vrai encore qu'un juge d'instruction s'est chargé de mon dossier. Le juge Képlin, pour ne pas le nommer. Aucun intérêt romanesque, ce juge, une machine à instruire. Et si ça n'avait tenu qu'à lui, il y aurait eu procès, tout de bon, et perpète, à coup sûr.

Non moins exact, enfin, qu'un avocat a consenti à endosser ma défense. Un ami d'ami d'ami, un jeune, qui commence, et qui — bon point pour lui — tient à son anonymat. Je le remercie au passage. Il a fait ce qu'il a pu. Vous avez fait ce que vous avez pu, maître. Ce n'était pas facile.

Pendant tout ce présent, je n'ai compté ni les semaines ni les mois. Je sais seulement que ce fut long. Le soir, dans ma cellule, ça me réconfortait de savoir que Jérémy avait pris la tribu en main, à l'heure des cauchemars. Une lecture au parloir de la prison, l'après-midi, histoire de se mettre en confiance, et il retournait à la maison avec ma bénédiction. «Epatant, Jérémy, formidable! Continue.» J'en voulais bien un peu à la reine Zabo de le maintenir dans l'illusion de son génie après avoir entièrement réécrit son texte, mais je me disais que cela, du moins, c'était la vie…

Ce fut long, et ça aurait pu l'être bien davantage…

Mais croire au pire, c'était admettre que ma tribu puisse envisager, ne fût-ce qu'une seconde, mon innocence assise aux assises. Croire au pire, c'était imaginer un monde où les Coudrier ne surveillent pas leurs gendres. Croire au pire, c'était compter sans Gervaise, ses anges noirs et ses Templiers. Croire au pire, c'était oublier que Julie ne s'évade jamais pour rien.

Croire au pire, c'était accepter que cela finisse.

Pas mon genre.

56

«Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

— Tu es dans le coup, toi?

— Paraît que Cazo n'est pas arrivé.

— Le Roi m'a envoyé chercher le film.

— Ah! oui? Avec une lampe torche? Et sans nous prévenir?

— On croyait que vous étiez partis. C'était prévu comme ça, non?

— Prévu par qui?

— Touche-moi, et je balance tout à la fille du Viet!

— Arrête-le!»

L'inspecteur Joseph Silistri avait interrompu le cours de la bande avant la série des chocs.

— Tu connais ces voix?

— Je connais les deux hommes. La fille, je vois pas.

— Alors?

— Le plus jeune, c'est Clément.

— L'autre?

— L'autre, je ne voudrais pas dire de conneries, mais…

— Tu veux les entendre encore?

— J'aimerais bien, oui.

— C'est Lehmann, avait répondu Jérémy. C'est la voix de Lehmann. Je la reconnais, oui.

C'est ainsi que l'inspecteur Silistri avait identifié la voix de Lehmann. En faisant écouter l'enregistrement à Jérémy Malaussène, le «metteur en espace» de la saga familiale.

— Tu es sûr?

— Tout ce qu'il y a de.

L'inspecteur Silistri lui en avait demandé davantage sur le Lehmann en question.

— Il bossait au Magasin du temps où Benjamin y jouait les boucs. C'est avec Lehmann que Ben faisait son numéro de pleureuse.

— Ce Lehmann, tu l'avais embauché pour jouer son propre rôle dans ta pièce?

— Oui. C'est sans doute pour ça que Clément lui parle de théâtre.

— «Cazo», ça te dit quelque chose, comme nom?

— Rien du tout.

— Et la voix de la fille? Décidément, non?

— Non.

— Ça ne fait rien, tu viens de rendre un fameux service à ton frère.

— Ça va le faire sortir?

— Pas tout de suite. Il n'a pas que la mort de Clément sur les épaules.

— Cet enregistrement suffit pour faire tomber Lehmann?

— Non, ce n'est pas une preuve.

— Qu'est-ce que vous allez faire?

— Pas grand-chose. Je ne suis plus en charge de l'enquête. Je vais juste compliquer un peu la vie de ce M. Lehmann. Tu as son téléphone?

*

Dans les semaines qui avaient suivi, la vie de ce M. Lehmann s'était compliquée. Cela commença par un coup de téléphone nocturne, au plus profond de son meilleur sommeil. Lehmann avait décroché en jurant. Une voix qu'il reconnut immédiatement lui dit:

— Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

Lehmann n'avait même pas eu la présence d'esprit de poser une question. Il avait raccroché comme on se brûle. Nuit blanche. L'inspecteur Joseph Silistri l'avait laissé dormir paisiblement les nuits suivantes. Le souvenir s'était estompé. Une illusion, sans doute. Oui, sans doute une illusion.

Et le téléphone avait sonné de nouveau.

— Tiens! On ne fait plus dans le théâtre?

— Qui c'est? qu'est-ce que c'est?

Du fond de sa terreur, Lehmann s'attendait à tout. Mais ce qu'il entendit était plus terrifiant que tout. Il entendit sa propre voix lui répondre:

— Tu es dans le coup, toi?

— Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Qui parle?

Plus personne ne parlait. Le silence syncopé des téléphones qu'on raccroche.

Et ainsi de suite.

Jusqu'à ce que M. Lehmann bousille son téléphone.

Ce fut le parlophone qui le réveilla une semaine plus tard. On sonnait chez lui, six étages plus bas. Quelqu'un, dans le hall de son immeuble, l'appelait. Quelle heure pouvait-il être? Bon Dieu, quelle heure? Il s'était cogné aux meubles en allant répondre.

— Qu'est-ce que c'est?

— Le Roi m'a envoyé chercher le film… répondit la voix de Clément.

M. Lehmann quitta son domicile.

Il se réfugia dans un hôtel de la rue des Martyrs. Il payait en liquide et n'avait pas donné son nom. Il crut mourir, un soir qu'il passait devant la réception, en entendant le gardien de nuit l'appeler:

— Monsieur Lehmann?

Il n'eut pas le réflexe de répondre qu'il n'était pas M. Lehmann.

— Une lettre pour vous.

Sur la lettre, ces seuls mots:

«Touche-moi, et je balance tout à la fille du Viet.»

*

— Pourquoi fais-tu ça, Joseph? Pourquoi ne l'interroges-tu pas directement?

Gervaise s'étonnait. Ce n'étaient pas des manières de flic. Le vieux Thian n'aurait pas approuvé.

Silistri défendait sa méthode.

— Il n'est pas mauvais qu'un type pareil croie aux fantômes. Quand Lehmann aura suffisamment mariné dans sa peur, il nous balancera tout ce qu'on voudra.

Gervaise ne croyait pas Silistri.

— Je ne te crois pas. Il te suffirait de l'interroger pour qu'il parle, tu le sais très bien. Pourquoi fais-tu ça?

— Il ne s'allongerait pas comme ça. C'est un coriace.

— Je ne te crois toujours pas. Tu travailles comme on se venge, Joseph.

Gervaise développa:

— Tu es en colère. Tu es en colère et tu t'acharnes sur ce Lehmann parce que tu l'as sous la main. Qu'est-ce qui te fiche en rogne à ce point-là?

Mais on ne faisait pas parler Silistri si facilement. Il fallait lui dire ce qu'il avait à dire. Gervaise le lui dit.

— Arrête, Silistri. Titus n'est pas le père de mon enfant.

— Qu'est-ce que tu en sais?

— Aussi sûre que ce n'est pas toi.

L'argument avait porté.

— Il faut bien que ce soit quelqu'un!

— Est-ce bien nécessaire?

— Quoi?

Silistri avait regardé Gervaise. Puis il avait regardé la femme de Malaussène qui assistait au match en arbitre impartiale.

— Est-ce bien nécessaire de savoir qui c'est? précisa Gervaise.

Silistri prit l'arbitre à témoin.

— Vous avez entendu ce que je viens d'entendre?

La femme de Malaussène avait entendu.

— Gervaise n'a pas tout à fait tort. Il y a tellement d'inconnues dans la naissance d'un gosse. Une de plus, une de moins…

«La sainte alliance entre la calotte et le féminisme…» pensa l'inspecteur Joseph Silistri une fois seul dans la rue. Il ne manquait plus que ça! Des mois qu'il protégeait Gervaise… pour s'entendre dire au bout du parcours que l'identité de son violeur n'avait pas la moindre importance. «Une paire de couilles est une paire de couilles, Gervaise. J'arracherai les couilles de Titus!» La rage qui aveuglait l'inspecteur Silistri lui maintenait les yeux ouverts. Il ne dormait pas plus que Lehmann, ces temps-ci. Tiens, Lehmann! Si on s'occupait un peu de Lehmann… Il se dirigea en somnambule vers la nouvelle planque de Lehmann.

57

— Marie-Ange, Marie-Ange, vous avez déconné en balançant ce pauvre Malaussène.

Deux fois par semaine, l'inspecteur Adrien Titus passait une bonne demi-heure dans la cellule de la nièce au tailleur rose. A la même heure de l'après-midi, toujours.

— Très démodés, nous sommes. Tenir salon, ça ne se fait plus depuis quatorzedizuit'.

Il sortait un Thermos des profondeurs de son blouson, il servait le thé, il offrait des petits fours qu'il tirait d'un panier d'osier.

— Dalloyau, siouplaît. Je soigne la chalande.

Les premières fois, elle ne toucha pas au thé. Elle dédaigna les petits fours. Elle restait très attentive, à l'abri de son armure rose.

— Il sent pas un peu la marée, ce tailleur, depuis le temps?

Un après-midi, il était arrivé avec un tailleur de rechange, le même rose Diana.

— Essayez ça.

Elle n'avait pas bronché.

— De la part de ma femme. Elle fait dans le chiffon.

La fois suivante, Marie-Ange portait le tailleur propre.

— Donnez l'autre, qu'on vous le pressinge.

*

Il avait joué cartes sur table dès les premiers mots de sa première visite.

— Marie-Ange, Marie-Ange, vous avez eu tort de balancer ce pauvre Malaussène. Vous ne le connaissez pas. Vous ne l'avez jamais vu. Du coup, on ne peut pas vous croire et ça devient très passionnant. Pourquoi balancer un glandu que vous ne connaissez ni des lèvres ni des dents?

Elle s'était tue.

— Je m'interroge, je m'interroge… marmonnait l'inspecteur Titus en servant le thé au-dessus des napperons.

Elle suivait chacun de ses gestes.

— S'il était célèbre, encore, on comprendrait. Pisser sur une statue, c'est distrayant. Les statues ne sèchent jamais. Toujours une petite goutte de suspicion en suspension: «Il paraît qu'Untel n'est pas tel qu'il paraît…» La petite joie des renifleurs de cul et autres leveurs de pattes.

Petit à petit elle s'était rapprochée du thé. Puis elle en avait bu une tasse. Puis elle mangea les petits fours. Sans le lâcher des yeux. Elle se taisait.

— Seulement voilà, Malaussène n'est pas une célébrité. Tout juste connu des siens et de son chien.

Ils avalaient de menues bouchées de gâteaux trempés.

— Une famille que vous ne connaissez pas, mais dont vous parlez très bien aux flics de Legendre… Le chien, la mère, les frères, les sœurs, tout y est.

Le plus souvent, leur entrevue s'achevait sur un commun silence.

*

— Alors voilà ce que je me suis dit…

L'inspecteur Adrien Titus reprenait la conversation où il l'avait interrompue.

— Je me suis dit que si vous ne connaissiez pas Malaussène, c'est que vous connaissez quelqu'un d'autre qui le connaît. Un quelqu'un qui ne le porte pas dans son cœur. Un quelqu'un qui vous en a beaucoup parlé.

Il lui souriait.

— Menteuse, va…

Il portait son panier d'osier. Il en sortait deux petites boîtes de polystyrène blanches.

— Je vous ai apporté des glaces, aujourd'hui.

Elle jetait malgré elle un coup d'œil au nom du traiteur, sur l'étiquette. Elle n'était jamais déçue.

— Par conséquent, ce n'est pas à Malaussène que vous fourguiez vos tatouages, mais à ce quelqu'un d'autre, qui vous a beaucoup parlé de lui.

Cet après-midi-là, ils dégustèrent leurs glaces sans un mot de plus.

*

La fois suivante, il parla plus longuement.

— Donc, vous ne connaissez pas Malaussène. Vous l'avez balancé à la place d'un autre à qui vous fourguiez vos tatouages, et qui le connaît, lui. C'est là l'erreur, Marie-Ange. Puisqu'il connaît Malaussène, cet autre, et qu'il le connaît bien — le chien, la mère, les frères, les sœurs —, on va le retrouver vite fait.

Elle avait reposé sa tasse sans la finir.

Titus avait léché le sucre au fond de la sienne.

— Une initiative à vous, pas vrai? Il ne vous avait pas donné la consigne de balancer Malaussène, l'autre, au cas où vous vous feriez gauler. Il avait raison. Ce n'est pas une piste que vous nous avez ouverte, Marie-Ange, c'est une autoroute.

Et, juste avant de sortir:

— Tenez. De la part de ma femme.

Il avait déposé trois rectangles de soie sur sa couche de Justice.

*

— Ah! l'amour, l'amour! L'amour et le mensonge… Il faut que vous l'ayez sacrément dans la peau, ce type, pour faire une erreur pareille, vous, si contrôlée. Ça ne vous suffisait pas de le couvrir par votre silence, il fallait encore dénoncer quelqu'un à sa place. Et que ce cadeau lui fasse plaisir. Malaussène… Il le déteste tant que ça?

Elle continuait de boire son thé, bravement.

— Alors, je me suis dit autre chose. Si vous êtes capable de faire un truc pareil pour ce chanceux, c'est que vous pouvez beaucoup plus.

Elle n'avait plus d'autre solution que cette bravoure: boire son thé, manger les petits fours en se léchant le bout des doigts.

— Vous accuser à sa place, par exemple.

Là, elle avait reposé la tasse et la soucoupe avant qu'elles ne tremblent dans ses mains.

— Vous n'êtes pas le chirurgien, Marie-Ange. Ce n'est pas vous.

Ses yeux ne livraient toujours rien, mais elle ne savait plus que faire de ses mains. Elle les essuya, dans un carré de batiste blanche.

— C'est lui, le chirurgien. C'est l'autre, là. C'est à lui que vous apportiez le corps de Cissou la Neige, la nuit où on vous a cravatée. Le plan de Belleville sur la peau d'un homme: un chouette cadeau pour un amateur. C'était son anniversaire, ou quoi?

Titus remplissait la tasse dès que Marie-Ange la reposait.

— Vous êtes sa rabatteuse, Marie-Ange, c'est tout.

Il ajouta, par une sorte de sympathie:

— Sa rabatteuse préférée.

Titus avait longuement hoché la tête.

— Il a le cœur bordé de nouilles, ce salaud!

*

L'inspecteur Adrien Titus suivait les ravages de la vérité dans le regard de Marie-Ange. De petits obus explosaient dans le ciel de ces yeux, des flammèches retombaient, qui incendiaient ce cœur. Elle aurait sauté à la gorge de tout autre que lui, mais lui, là, ce flic, tout à coup, s'était mis à lui parler de l'homme qu'elle aimait. Sacré flicard! Un adversaire à leur mesure. Elle ne lui avait rien dit, pas lâché le plus petit renseignement, et voilà que par la seule logique de ses déductions il lui parlait de son amour à elle! Qu'il remplissait sa cellule de cette passion-là! Grand devin, le flic au regard de Tatar!

L'inspecteur Adrien Titus aurait volontiers partagé cette opinion. Mais l'inspecteur Adrien Titus se savait un flic de base, nourri de vérité prosaïque. Rien d'un devin, Marie-Ange, non, non, non, désolé… Tout son savoir, toute sa science déductive, il les tenait d'une lettre anonyme, cachée, là, dans la poche intérieure de son blouson, contre sa poitrine.

Que disait cette lettre?

Cette lettre disait ce que l'inspecteur Titus répétait sous une autre forme à Marie-Ange.

Messieurs de la police,

J'ai le regret de vous informer que vous détenez, en la personne de Mlle Marie-Ange Courrier, la menteuse la plus douée de sa génération et de son sexe. Rien de ce qu'elle vous a dit n'est vrai. Elle n'est responsable d'aucun des crimes dont elle s'accuse. Ses mensonges ne visent qu'à en protéger le véritable auteur.

Si vous ne me rendez pas ma menteuse dans un délai de quinze jours (le cachet de la poste fera foi), je tuerai dès le seizième, et dans vos rangs cette fois-ci. Vous n'imaginez pas comme je m'ennuie sans ma menteuse. Nos vérités sont si déprimantes, messieurs de la police… Toutefois puisque vous y tenez tant, c'est la vérité que je vous propose en échange de Mlle Courrier. Des aveux complets et circonstanciés. Tels sont les termes du marché: libérez le mensonge, et vous glanerez la vérité. Gardez-le aux fers et je tuerai parmi vous. Dès le seizième jour.

Veuillez considérer cette lettre comme un ultimatum.

L'inspecteur Adrien Titus connaissait cette lettre par cœur et n'en aimait pas le style. «Messieurs de la police»… «Mademoiselle Courrier»… «Libérez le mensonge et vous glanerez la vérité»… Un cul propre qui se gargarise. Telle était l'opinion de l'inspecteur Titus. Il ne put s'empêcher de la faire connaître à Marie-Ange. Par des voies détournées.

— C'est lui qui vous habille?

Oui, ce tailleur rose, c'était lui, et elle ne le portait que pour lui.

— Et la permanente? C'est une idée à lui, aussi?

Un casque de respectabilité sur une libre tête de pute. Quelle pitié…

— Du Cacharel revisité… Je suis sûr qu'il parle comme il vous habille, ce gommeux.

Là, tout de même, elle en avait presque sursauté.

— Bon. Voilà qui restreint le champ des investigations, comme on dit: un cul propre qui parle comme il vous habille.

*

Titus faisait son rapport hebdomadaire à Gervaise, en prenant soin de ne choisir ni le jour ni l'heure de Silistri.

— Au début, elle s'est demandé s'il fallait boire le thé avec moi et puis elle s'est dit: pourquoi pas? Menteuse et joueuse; tu avais raison, Gervaise, elle aime les duels. Seulement voilà, elle a fait le mauvais choix en acceptant les petits fours. On contrôle moins ses émotions la bouche pleine. L'estomac rejette ce que la cervelle encaisse.

Titus parlait en regardant sans vergogne le ventre de Gervaise. Non, décidément ce n'était pas l'Esprit-Saint qui soufflait dans cette montgolfière.

— Gervaise, fais-moi penser à interroger Silistri quand il aura la bouche pleine.

— Arrête, Adrien. Tu sais bien que ce n'est pas Joseph.

— Je ne sais rien, Gervaise. Mais puisque ce n'est pas moi…

— On dirait que vous le regrettez.

Cette dernière réflexion sortait de la femme de Malaussène. Depuis qu'elle se planquait chez Gervaise, la femme de Malaussène était devenue son double. A elle seule, elle remplaçait tous les anges gardiens de Gervaise. Titus lui demanda:

— Vous voulez mon poing sur la gueule?

*

L'après-midi suivant, il avait embrayé sur un autre sujet, en entrant dans la cellule de Marie-Ange.

— Vous savez que je n'ai pas le droit de venir vous emmerder?

Un point de règlement.

— Je suis interdit d'enquête, Marie-Ange. Vous appartenez à Legendre. Je viens vous trouver en clando.

Elle l'aidait à mettre le couvert, à présent. Napperons, soucoupes, tasses, petites cuillers, mignonnes serviettes de batiste ouvragées… Tous ces après-midi, ils jouaient à la dînette.

— Et depuis quand les inspecteurs visitent-ils les prévenus dans leur cellule, hein? Du jamais vu.

Il avait apporté tout un assortiment de confitures rares.

— Ça me coûte un Pascal la visite, notre liaison. Corruption de fonctionnaire. Le prix d'une passe ou d'un psy.

Il remplissait les tasses.

— Le prix de la vérité…

Il avait la délicatesse de ne pas y ajouter ce que lui coûtaient leurs petites agapes.

— Tout ça pour vous dire que vous pouvez me virer si vous voulez.

Apparemment, elle ne le voulait pas.

— D'autant plus que les «méthodiques de Legendre» ne me croient pas. C'est vous qu'ils croient.

Mais ils parlèrent d'autre chose, cet après-midi-là.

— Comment avez-vous deviné que Gervaise était enceinte, Marie-Ange? Uniquement parce qu'elle a dégueulé sur vous? Ou bien est-ce que les femmes reniflent la maternité chez leurs concurrentes?

Elle esquissa un sourire dégoûté.

— J'ai un problème, avoua-t-il.

Ce fut à lui de reposer sa tasse. Il réfléchit longuement.

— Je me demande qui est le père.

Elle saisit la théière et le servit. Elle avait les doigts idoines. Elle maintenait le couvercle avec délicatesse.

— Merci, dit-il.

Il demanda:

— Vous n'auriez pas une petite idée sur la question?

Elle le regardait.

— Moi si, dit-il enfin.

Elle était très intéressée. Soulagée qu'il s'occupât enfin de quelqu'un d'autre.

— Un soupçon atroce. J'en dors pas la nuit.

C'était vrai: les traits tirés, le teint bistre, les paupières plus fendues que d'habitude, le regard plus fiévreux, plus méchant aussi. Une fureur d'insomniaque.

— Comment expliquez-vous ça, Marie-Ange? J'enquête depuis des mois sur un snuffer qui coupe les putes en morceaux, j'ai entendu les cris, j'ai vu les cadavres, j'ai visionné des kilomètres d'horreur, j'ai fait ma provision de cauchemars pour le reste de mes jours, et ce qui m'empêche de dormir, c'est de ne pas coincer le propriétaire d'un spermato!

Il leva brusquement la tête.

— Vous voulez que je vous dise qui c'est, ce fumier?

Mais il partit sans lâcher le nom, suffoquant de rage. La porte de la cellule claqua derrière lui.

58

Le matin du seizième jour, en quittant son domicile de la rue Labat pour se rendre au quai des Orfèvres, l'inspecteur principal Julien Perret, enquêteur méthodique du commissaire divisionnaire Legendre, comme il offrait son dos à un ciel lourd de nuages pour introduire une clef dans la serrure de sa Quinze Citroën (il aimait les voitures de collection), sentit la morsure glacée d'une lame qui lui tranchait la moelle épinière juste au-dessus de la cinquième vertèbre cervicale. L'inspecteur fut instantanément privé de l'usage de ses bras, de ses jambes, et d'ailleurs de toute sensation nouvelle. Aussi n'eut-il pas conscience de ce qui suivit, à savoir son coup de grâce et le transport de son corps dans le coffre de son automobile, laquelle était conduite, non sans une certaine brutalité, par un inconnu auquel il n'aurait jamais consenti à la prêter.

*

Pendant ce temps, et sans rapport avec cette nouvelle affaire, le commissaire divisionnaire Coudrier faisait antichambre devant la porte de son ancien bureau. Une bonne demi-heure qu'il attendait d'être reçu par son gendre. C'était long pour un beau-père, mais pas excessif pour un jeune retraité voué à la patience de la pêche. Ce qui le surprenait dans le nouveau décor, ce n'était pas la disparition du mobilier Empire, ni l'ampleur des modifications apportées par Xavier (c'était le prénom du gendre), mais que tout cela fût à ce point prévisible. Xavier serait toujours Xavier. Baie vitrée, portes de verre, encadrements d'aluminium, lumière, lumière, lumière, et plus un seul visage familier à cet étage de la Maison… Le commissaire divisionnaire Coudrier avait prévu tout cela sur le chemin qui le menait de son hôtel au quai des Orfèvres.

— Vous n'allez pas dormir à l'hôtel, monsieur le divisionnaire, venez à la maison, avait proposé l'inspecteur Caregga en le ramenant de l'aéroport.

— Vous n'êtes pas amoureux, ces temps-ci, Caregga?

Le cou de l'inspecteur Caregga avait rougi dans son blouson de Normandie-Niemen.

— Alors ne gâchez pas vos chances. C'est déjà bien bon que vous soyez venu me chercher.

Et, avant que l'inspecteur Caregga ne réitérât son invitation:

— A quoi vous emploie-t-on, ces temps-ci?

— Au service du contentieux, monsieur.

— Le contentieux…

Le commissaire divisionnaire Coudrier avait lui-même connu deux ou trois fois cet incident de carrière, et toujours dans les mêmes circonstances historiques: changement de patron.

— Si vous voulez mon avis, c'est très provisoire, Caregga.

*

— Père, je suis désolé, vraiment, débordé… Les élections, les précautions antiterrorisme, tout ce fatras politique qui vient s'ajouter aux affaires courantes, mais vous connaissez tout ça mieux que moi, asseyez-vous, je vous en prie.

Le commissaire divisionnaire Legendre désignait à son beau-père une sorte de baquet translucide monté sur tubulure de chrome.

«Il me propose un bidet?»

Le commissaire divisionnaire Coudrier s'y assit avec précaution. Sensation déplaisante. Comme s'il glissait au fond de quelque chose. Il s'accrocha vaillamment à sa vieille serviette de cuir.

— Comment vont Martine et les enfants?

— Au mieux, père, au mieux. Les jumeaux progressent en allemand. Nous avons fini par opter pour la solution du répétiteur. Cela occasionne quelques frais, bien entendu, mais c'était indispensable. La situation devenait catastrophique.

— Et Malaussène?

Le commissaire divisionnaire Coudrier avait posé la question exactement comme s'il se fût agi d'un troisième petit-fils.

Silence de l'autre côté du bureau de verre.

— Combien de chefs d'inculpation sur les épaules, cette fois-ci? insista le divisionnaire Coudrier.

Ce n'était pas suffisant pour briser la glace.

— La dernière fois que j'ai eu à m'occuper de Malaussène, continua-t-il, on le soupçonnait d'avoir éliminé le fiancé de sa sœur Clara et d'avoir envoyé une lame trancher la gorge d'un certain Krämer à la prison de Champrond. C'était un tout petit score pour lui. Les fois précédentes…

— Père!

— Oui?

Le commissaire divisionnaire Legendre plaça beaucoup d'espoir dans la phrase qui suivit.

— Je n'ai pas l'intention de vous parler de Malaussène.

— Pourquoi non?

L'espoir ne suffirait pas.

— Ecoutez, père…

— Oui, Xavier?

— Je n'ai pas le temps. Vraiment pas.

Si loin que se portassent les souvenirs du divisionnaire Coudrier, Xavier n'avait jamais eu de temps à lui consacrer. Pas de temps non plus pour Martine. Et pas davantage pour les enfants. A croire que Xavier s'était laissé avaler par le temps en sortant du ventre de sa mère. Entrait-on dans une pièce où il se trouvait seul, il se dressait d'un bond, comme si on venait de le surprendre aux chiottes. Pas le temps… Un gros rêve de carrière avait dévoré tout son temps. Pas de temps, mais un solide appétit.

— Et moi qui ai fait tout ce voyage pour vous apporter quelques informations…

— Le dossier Malaussène est parfaitement bouclé, père. Mes services n'ont plus besoin d'informations.

— Des services de police qui n'auraient pas besoin d'informations? Une authentique révolution! Félicitations, Xavier!

Le divisionnaire Legendre aurait voulu retenir les gouttelettes de sueur qui pétillaient sur son front. Rien à faire. Depuis toujours le regard de ce beau-père au ventre rond et à la mèche graisseuse le faisait suer. «C'est lui l'obèse, et c'est moi qui transpire!» L'impeccable calvitie de Xavier abritait ce genre de pensée, oui. «Tant pis, se dit-il enfin, tant pis, puisqu'il y dent tant, allons-y.»

*

LEGENDRE: Ecoutez, père, le cas Malaussène ne se limite pas à l'affaire du Vercors. Le juge Képlin a décidé de déterrer les anciens dossiers et de diligenter de nouvelles enquêtes.

COUDRIER: Je vois.

LEGENDRE: Je suis navré.

COUDRIER: Navré? Pourquoi donc, grand Dieu?

LEGENDRE: Je veux dire… ce n'est pas à mon initiative…

COUDRIER: Je n'en doute pas une seconde, Xavier. Alors? Du nouveau?

LEGENDRE: Pas précisément. Mais de sérieuses zones d'ombre…

COUDRIER: Par exemple?

LEGENDRE: Le suicide du divisionnaire Cercaire, il y a quelques années. Malaussène se trouvait dans la maison de l'architecte, à ce moment-là. Il y a des témoins parmi ses collègues de bureau.

COUDRIER: Autre chose?

LEGENDRE: Père, croyez-moi…

COUDRIER: Autre chose, Xavier?

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: L'affaire des bombes dans le Magasin. Pas trace de coupable dans vos conclusions. Or, Malaussène se trouvait sur place à chaque meurtre. Six morts, père!

COUDRIER: Et puis?

LEGENDRE: Père, je vous en prie, la liste est longue et le temps me manque, sincèrement.

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: Ecoutez, père, je ferai ce que je pourrai, mais il faut que vous compreniez une chose: les temps ne sont plus ce qu'ils étaient. Beaucoup trop d'«affaires» accumulées, ces dernières années, beaucoup trop de coupables couverts ou miraculeusement dédouanés. Cela jette un tel discrédit sur nos institutions que la démocratie elle-même s'en trouve menacée… Les exigences de transparence…

COUDRIER: Comment dites-vous?

LEGENDRE: Quoi donc?

COUDRIER: Ce dernier mot…

LEGENDRE: La transparence?

COUDRIER: Oui, la transparence, qu'est-ce que c'est que ça, la transparence?

LEGENDRE: …

*

— La transparence est un concept imbécile, mon garçon. Inopérant, à tout le moins, quand on l'applique à la recherche de la vérité. Imaginez-vous un monde transparent? Sur quoi se découperait-elle, votre transparente vérité? Seriez-vous un admirateur de ce… Barnabooth… Xavier? La transparence est un concept d'escamoteur!

— Père…

— Foutez-moi la paix et écoutez-moi jusqu'au bout, je suis en train de vous rendre un service inestimable. Ce n'est pas votre vocabulaire de panoplie qui changera les mœurs de ce pays. La vérité humaine est opaque, Xavier, voilà la vérité! Vous vous ridiculisez, avec votre transparence! Si je vous laisse faire, vous pleurnicherez bientôt sur l'exclusion, après avoir flanqué tous mes hommes au rancard! Il ne suffit pas d'être du bon côté des nouveaux mots, mon gendre! Il en faut un peu plus pour éviter les gros emmerdements…

Le commissaire divisionnaire Coudrier s'interrompit net.

— Il y a du café dans votre turne? Non? Vous avez exclu ma cafetière avec le reste? Trouvez-moi un café! Non, deux. Vous en boirez avec moi! Sans sucre!

L'ordre fut passé au dictaphone. Une pièce tomba quelque part dans la fente d'une machine automatique.

L'œil du beau-père flamboyait.

— Vous imaginez que je ne vous ressemble pas, Xavier? La première fois que j'ai vu débarquer ce Malaussène dans mon bureau, vous croyez que je n'ai pas eu la même réaction que vous? L'aubaine! Un vrai tueur en série! Je serai bientôt assis à la droite du ministre! C'est bien ce qui vous anime, pas vrai? La droite du ministre… dites le contraire!

Le divisionnaire Legendre cligna des yeux.

— Qu'est-ce que c'est que cette lampe sur votre bureau?

— Halogène.

— Halogène… Il ne fait pas assez clair comme ça? Mehr Licht, Mehr Licht, toujours plus de lumière, monsieur le germaniste? D'accord. Pour qui allez-vous voter?

— Pardon?

— A la présidentielle. Pour qui voterez-vous?

Interrogé sur tous les sujets par une brusque multiplication de beaux-pères, le divisionnaire Legendre cherchait un deuxième souffle. L'arrivée du café sonna la fin du round.

— Taisons-nous pendant le café.

Ils se turent. La cafetière n'était pas Elisabeth. La cafetière portait sa jupe très au-dessus de ses jambes.

Le divisionnaire Coudrier reposa le gobelet vide sur le bureau de son gendre.

— C'était du café? demanda-t-il.

Et, de nouveau:

— Alors, pour qui voterez-vous?

— Eh bien, c'est-à-dire, je n'ai pas encore tout à fait…

— Compris. Ne sortez pas de votre isoloir, mon petit Xavier, il y a risque de transparence…

Puis, sans transition:

— Vous avez repéré des «zones d'ombre» dans mes dossiers, dites-vous? Vous avez raison. Pour ce qui est du coupable dans l'affaire des bombes au Magasin, par exemple… le nom du coupable ne figure pas au dossier, c'est vrai.

Il débouclait les sangles de sa vieille serviette.

— Et ce n'est pas Malaussène.

Il en sortait une chemise de carton vert Empire.

— Vous tenez à savoir qui c'est?

Avant que Legendre ait pu répondre, le nom tombait sous ses yeux, éclatantes anglaises dans l'éblouissement halogène.

Le silence qui suivit ouvrit sur un murmure à peine audible:

— Non! Ce n'est tout de même pas… le… notre…

— Votre candidat? Non, mon garçon, c'est son oncle… côté paternel! Même famille. Même nom. Vous trouverez tous les détails dans le dossier.

Mais les doigts du commissaire divisionnaire Legendre se tenaient à distance respectueuse de ce dossier.

— Une petite envie de transparence, Xavier? Décrochez votre téléphone et appelez votre ministre. Vous ne lui apprendrez rien, il sait tout ça par cœur. Mais ce n'est pas à sa droite que vous vous retrouverez, ni à sa gauche, mon cher, ni même ici, c'est à la trappe. L'exclusion. Comme mes hommes et ma cafetière! Allez, appelez-le!

Le divisionnaire Coudrier avait aboyé ce dernier ordre.

— Appelez-le, Xavier. Un peu de transparence, que diable!

— Père…

— Appelez votre ministre!

Ce fut le téléphone qui appela le divisionnaire Legendre. Une sonnerie qui le figea sur place.

— C'est peut-être lui! C'est peut-être votre ministre de tutelle. Décrochez.

Sonneries.

— Décrochez, bon Dieu! Ces appareils nous cassent les tympans!

Ce n'était pas le ministre. A en juger par la décomposition du divisionnaire Legendre, c'était pire, ou presque.

— Quand?… Où?… La médico-légale est sur place?

Puis, téléphone raccroché, et se levant précipitamment:

— On vient de tuer un de mes hommes. Excusez-moi, père, il faut que j'y aille.

— Je vous accompagne.

*

Décidément le temps ne souhaitait pas se lever. Une brume filandreuse traînassait entre les quais de la Seine. La tête du médecin légiste Postel-Wagner émergea du coffre de la Citroën noire.

— Tiens, vous êtes là, Postel? Vous n'avez pas été exclu? Vous avez eu plus de chance que le buste de mon Empereur.

Il y avait un cadavre dans le coffre de la voiture. Mais un discret sourire, malgré tout, sous la moustache du médecin légiste Postel-Wagner.

— Heureux de vous revoir, monsieur le divisionnaire.

On avait bloqué les accès au quai. Les gyrophares distribuaient une lueur de deuil. Pas une sirène. Pas un mot. La consternation de la Maison à la perte d'un des siens.

— Qui était-ce? demanda le divisionnaire Coudrier.

— L'inspecteur Perret, répondit le divisionnaire Legendre.

— Perret? demanda le divisionnaire Coudrier.

— Un nouveau, admit le divisionnaire Legendre.

— Section de la moelle épinière au niveau de la cinquième cervicale, expliqua le médecin légiste. Le coup de grâce a été donné par perforation du cœur, sous l'omoplate, là. Un seul coup. Ça s'est passé il y a une heure environ.

— Et l'assassin a garé la voiture juste devant la Maison… commenta le divisionnaire Coudrier. Un froid salaud.

— Qui nous a prévenus? demanda le divisionnaire Legendre.

— Téléphone, patron, une voix au téléphone, répondit un jeune inspecteur sans quitter le cadavre des yeux.

— Sur quoi travaillait-il, ce Perret? demanda le divisionnaire Coudrier.

— Sur l'affaire Malaussène, répondit le divisionnaire Legendre.

— Laquelle? demanda le divisionnaire Coudrier.

— Père, je vous en prie…

— Il y a autre chose, fit le jeune inspecteur, un message épinglé à sa veste.

— Donnez.

Coudrier avait tendu la main — simple réflexe professionnel — mais Legendre intercepta.

Messieurs de la police, nous voici au matin du seizième jour. Le cachet de la poste fait foi. Considérez la présente comme le renouvellement de mon ultimatum. Même durée.

Le divisionnaire Legendre ne semblait pas en croire ses yeux.

— Eh oui, il va peut-être falloir vous résoudre à lui rendre sa menteuse, murmura le divisionnaire Coudrier à son oreille.

Les quelques mots prononcés par son beau-père mirent un certain temps à traverser la stupeur du divisionnaire Legendre.

— Qu'est-ce que vous venez de dire?

— La suite dans votre bureau, Xavier. Croyez-moi, c'est préférable pour tout le monde.

*

Les éclats de voix traversaient la porte de verre, se répercutaient sur les murs, au point qu'on dut bloquer les accès de l'étage, comme tout à l'heure ceux du quai.

Le divisionnaire Coudrier brandissait sous le nez de son gendre la lettre qui annonçait on ne peut plus clairement l'assassinat d'un policier.

— Vous avez reçu cette lettre de menace et vous n'en avez tenu aucun compte, c'est tout ce que je vois! tonnait le divisionnaire Coudrier. Et un de vos hommes vient de payer l'addition!

— Père, pour la dernière fois, comment connaissez-vous l'existence de cette lettre? Dois-je penser…

— Oui? murmura tout à coup le divisionnaire Coudrier, penser quoi? Que devriez-vous penser, mon gendre?

Le divisionnaire Legendre en eut le souffle coupé. Suffoqué par la nature même de ses soupçons.

— Penser que je manie le bistouri, par exemple? Penser que j'ai remisé mes cannes à pêche et que je suis venu vous trouver au volant d'une Quinze Citroën? C'est ça?

— Non évidemment, non, père…

— Pourquoi, évidemment? Depuis quand une tête de flic abriterait-elle une évidence? Ça pourrait très bien être le cas, après tout! J'y tiens, moi, à ce Malaussène! Il aurait fait un gendre idéal, ce Malaussène! Je serais bien fichu de zigouiller toute votre équipe pour le faire sortir de taule!

— Père, ce n'est pas ce que je voulais…

Le poing du divisionnaire Coudrier s'abattit sur le bureau de verre.

— Mais si, c'est ce que vous vouliez dire! C'est ce que vous auriez voulu vouloir!

Il se calma, tout à coup. Il s'était fait mal en cognant sur ce foutu bureau. Il ajouta, mezza voce:

— Seulement il faut de la volonté, pour ça.

*

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: Je ne vous aime pas, Legendre; cela tient moins au malheur de ma fille et à la solitude morale de mes petits-enfants qu'au fait que vous m'ayez contraint à endosser l'uniforme grotesque de beau-père.

LEGENDRE: …

COUDRIER: C'est quelqu'un de chez vous qui m'a fait parvenir la photocopie de cette lettre. Un effet de la transparence, mon cher.

LEGENDRE: …

COUDRIER: Avez-vous au moins songé à en faire analyser l'écriture?

LEGENDRE: …

COUDRIER: Non, évidemment. Vous avez tout de même remarqué qu'elle était manuscrite? Une écriture intéressante, Legendre…

LEGENDRE: …

COUDRIER: Le même genre d'écriture traficotée qu'on a utilisé pour écrire les lettres du docteur Fraenkhel… en imitant grossièrement celle de Malaussène.

LEGENDRE: …

COUDRIER: …

LEGENDRE: …

COUDRIER: Il faudra vous y faire, mon pauvre, ce Malaussène est d'une innocence déprimante. Et si vous voulez arrêter votre tueur en série, le vrai, vous avez tout intérêt à mouiller la chemise. Faute de quoi, il dégommera votre fine équipe comme à la foire.

LEGENDRE: …

COUDRIER: … et votre carrière s'en ressentira.

LEGENDRE: …

COUDRIER: A supposer que vous en sortiez vivant.

LEGENDRE: …

COUDRIER: Je n'ai pas de conseils à vous donner, Legendre, mais, dans votre situation, il me paraît suicidaire de maintenir les inspecteurs Titus, Caregga et Silistri au fond de votre tiroir.

*

Sur le pas de la porte, il dit encore:

— Ah! oui, j'allais oublier cette affaire: le suicide du divisionnaire Cercaire.

Il ouvrit de nouveau la vieille serviette en peau de vache et en sortit une enveloppe.

— Tenez.

Il tendit l'enveloppe sans faire un pas en avant. Le divisionnaire Legendre mit sa dernière énergie à se porter au niveau de son beau-père.

— Qu'est-ce que c'est?

— Les aveux de l'inspecteur Pastor.

— L'inspecteur Pastor?

— Oui, l'inspecteur Pastor… un autre caractère que le vôtre, mon pauvre.

59

La vie de M. Lehmann se compliqua de plus en plus. Les fantômes s'acharnaient. Les fantômes lui adressaient la parole à toute heure du jour ou de la nuit, avec une préférence marquée pour les lieux les moins prévisibles. Lehmann demandait-il l'addition de ses pastis dans un bar, une main y avait tracé trois mots, presque rien:

«Paraît que Cazo n'est pas arrivé.»

Lehmann se ruait sur le garçon, son addition à la main.

— Qui a écrit ça?

Le garçon se dégageait.

— Calme! C'est votre copain, là, près du flippeur.

— Où ça?

Pas de copain, évidemment.

— Il s'est taillé. Il voulait vous faire une surprise.

Lehmann allait-il restituer sa peur contre la céramique des toilettes, son regard, errant parmi les graffiti prometteurs, tombait sur une question anodine:

«Ah! oui? Avec une lampe torche?»

Dans la rue, des enfants monstrueux surgissaient devant lui:

— Tu es dans le coup, toi? Tu es dans le coup, toi? Tu es dans le coup, toi?

Il renonça vite à poursuivre les enfants.

Il ne fréquenta plus les cafés.

Il ne fréquenta plus les latrines.

Il compissait les murs de la ville.

Il ne fréquentait plus rien.

Il envisageait de ne plus se fréquenter lui-même.

Un maquereau italien s'en inquiéta auprès d'un inspecteur de police à moitié italien lui-même.

— Arrêtez le massacre, Silistri, il va se flinguer, votre client.

L'inspecteur Silistri n'envisageait pas cette hypothèse.

— Ce n'est pas souhaitable pour toi, Pescatore.

— Je n'y pourrai rien. Il devient dingue. S'il ne trouve pas une corde pour se pendre, il va s'arrêter de respirer, tout simplement.

L'inspecteur Silistri tenait à l'existence de ce M. Lehmann.

— Bon. On va essayer un dernier truc.

Le dernier truc offrit une résistance aux pieds de Lehmann lorsqu'il se glissa, ce soir-là, dans le sac de couchage qui lui tenait lieu de lit, sous la cage d'escalier d'un immeuble condamné, rue de Tourtille. Lehmann marmonna, sortit du sac pour y plonger sa tête et ses mains. Il en ramena un boîtier de plastique, froid sous ses doigts. Il dut sortir, en quête d'un réverbère, pour identifier la chose. C'était une cassette de magnétophone. L'étiquette était on ne peut plus explicite:

«L'exécution du gosse a été enregistrée, il faut prévenir les autres.»

*

L'effet fut immédiat. Soudainement libéré de ses fantômes, oubliant toutes les consignes de prudence qu'il avait respectées jusque-là, songeant peut-être que ses amis couraient un danger immense s'il ne les prévenait pas, ou pensant peut-être aussi que ce mot manuscrit émanait de quelqu'un de la bande, Lehmann se rua dans Paris.

En cas de panique, on ne s'accroche plus aux sonnettes, de nos jours, on presse sur le bouton des parlophones jusqu'à enfoncer son bras dans une bouillie de plastique et de béton.

Une drôle de voix répondit à la sonnerie de Lehmann.

— Qu'est-ce que c'est?

Une voix peu amène et pourtant roucoulante. Féminine, aussi:

— C'est moi, c'est Lehmann!

— Qu'est-ce que tu fous là, on avait dit…

— C'est toi qui m'as envoyé la cassette?

— Quelle cassette? Je ne…

— Ouvre, c'est grave! Il faut l'écouter, il faut…

Il y eut un déclic.

Lehmann disparut dans l'obscurité du hall.

A côté du bouton sur lequel Lehmann venait de se jeter, l'inspecteur Silistri lut un nom curieusement inoffensif, un nom médiéval, une aubaine pour troubadour: Pernette Dutilleul.

*

L'inspecteur Silistri n'avait rien d'un troubadour. Une fois appréhendée, Pernette Dutilleul livra assez vite le nom d'un certain Cazeneuve (autrement appelé Cazo) qui crut devoir résister aux inspecteurs Caregga et Silistri, ce qui lui valut une balle dans le coude droit — rébellion armée — et une autre dans la saignée du genou gauche — délit de fuite. Si Lehmann était retraité, Dutilleul et Cazo travaillaient au mensuel Affection, organe de la presse médicale, dirigé par un certain Sainclair. Sainclair, Cazeneuve, Lehmann et Dutilleul avaient un point commun: tous les quatre officiaient au Magasin, du temps où Benjamin Malaussène y remplissait la fonction controversée de bouc émissaire. Lorsque les inspecteurs Caregga et Silistri se présentèrent au domicile de M. Sainclair, l'appartement était vide. Lorsqu'ils perquisitionnèrent au siège du mensuel, Sainclair ne s'y trouvait pas davantage. Le magazine ne devait guère souffrir de cette vacance directoriale: les numéros des quatre mois suivants étaient bouclés, et les sujets ne manquaient pas pour l'avenir. Entre autres articles prévus, l'inspecteur Silistri releva la liste suivante:

«Les maladies dans l'histoire du cinéma», numéro spécialement conçu pour célébrer le centenaire de cet art.

«Le tatouage et ses motivations.»

«La chirurgie plastique comme un des beaux-arts.»

«Le mensonge, pathologie ou art de vivre?»

«La greffe criminelle.» (Où l'on étudiait les effets psychologiques des transplantations d'organe, sur fond d'une affaire récente dont un certain Malaussène était le héros peu recommandable.) L'article, préparé à l'avance, anticipait largement sur un procès qui n'avait pas encore eu lieu.

Chacun de ces sujets passionna l'inspecteur Silistri. Les deux derniers tout particulièrement. D'autant plus qu'une autre perquisition, effectuée au domicile de Sainclair, livra aux inspecteurs la photo d'une belle fille aux yeux verts et au tailleur rose, connue des services de police sous le nom de Marie-Ange Courrier et dotée d'une solide réputation de menteuse.

*

Le télégraphe étant coupé entre Titus et Silistri, les informations transitaient par Gervaise. En sorte que l'inspecteur Titus savait beaucoup de choses en pénétrant dans la cellule de Marie-Ange, cet après-midi-là.

— J'ai une mauvaise nouvelle, Marie-Ange.

L'inspecteur Titus ne savait comment s'y prendre.

— C'est embêtant pour vous.

Il posa le Thermos sur la petite table scellée.

— Du chocolat, aujourd'hui. Du meilleur! Tablette fondue dans la patience du maître queux. Avec la petite pointe de café, juste à la fin.

Et les cuillers étaient en vermeil.

— Je suis rentré en grâce, Marie-Ange.

Elle le regarda très fixement.

— Oui, ça ne gazait plus entre Legendre et ses méthodiques. Alors on m'a sorti du trou.

Il voulut la rassurer.

— Mais je suis à l'essai, hein! Période probatoire. Encore faut-il que je résulte.

Pour accompagner le chocolat, il avait apporté une collection de petits sablés flamands, blonds comme des plages.

— L'intérêt de la chose c'est que je vous visite gratis, à présent. J'économise du Pascal. Et vous ne pouvez plus me jeter. Préférez-vous qu'on se rencontre à la salle d'interrogatoire? Conformément au règlement, je veux dire…

Visiblement, elle ne préférait pas. Une petite salière entre les doigts, Titus saupoudrait le bol de Marie-Ange.

— Un voile de chocolat amer par là-dessus…

Il la servait avec application. Il aurait aimé qu'elle s'imaginât assise à une terrasse qui aurait donné sur le jardin du Luxembourg, par exemple.

— Je n'aime pas la prison.

Titus disait vrai. Mais ça lui avait échappé. Il décida de profiter de cette étourderie.

— Et je n'aime pas vous savoir en taule à la place d'un autre.

Complètement raté. Il n'aurait jamais pensé qu'une femme pût mettre tant de mépris dans un sourire. Il corrigea aussitôt le tir:

— Je veux dire que je préférerais vous savoir tous les deux dans la même cellule.

Le sourire de Marie-Ange changea de nature.

— Vous croyez qu'un amour résisterait à ça? Vieillir en cellule?

Le sourire de Marie-Ange s'estompa.

— Ma cousette et moi on n'y résisterait pas, en tout cas. Même nous! Et on a résisté à tout.

Le sourire de Marie-Ange avait disparu. Marie-Ange se foutait des amours de Titus.

— Non, non, vous avez raison, tout compte fait, il vaut mieux qu'il soit dehors et vous dedans.

Elle respira profondément. Elle se retenait pour ne pas lui mordre les yeux.

— Notez, il y a pire! Se retrouver en cabane pour rien, par exemple. Comme ce Malaussène… que vous ne connaissez pas.

L'évocation de Malaussène en taule la calma, un peu. Et puis elle devait se forcer à la patience avec l'inspecteur Titus. Ce type lui avait appris pas mal de choses.

Il lui en apprit d'autres.

— Il a vraiment pas de pot, le Malaussène! Il est tombé dedans à la naissance, c'est pas possible! Figurez-vous que vous n'êtes pas la seule à vouloir le faire plonger. Une autre équipe lui a collé un tombereau de cadavres sur les endosses. Comme quoi il aurait dynamité une famille, dans le Vercors, haut lieu de la Résistance. Eh bien, c'était pas vrai, dites donc! C'était faux, même. C'était eux, quoi. On les a cravatés, la semaine dernière. Deux hommes et une femme. Ils bossaient pour le mensuel Affection. Vous connaissez?

Elle respirait à peine.

— Il paraîtrait que le patron est dans le coup, lui aussi. Sainclair, il se nomme…

Quelque chose en elle se tendit.

— Mais il a réussi à se tailler.

Quelque chose en elle se détendit.

Titus la regardait, par-dessus une bouchée.

— Parce que j'ai fait le lien, évidemment. J'arrive pas à croire que des gens qui ne se connaissent pas entre eux cherchent à faire plonger le même inoffensif glandu à tête de bouc. Le hasard ferait trop mal les choses. Il y a forcément un lien entre les deux affaires. La vôtre et la leur, je veux dire. D'autant plus qu'eux, ils le connaissent bien, Malaussène. Alors, ces dynamiteurs du Vercors, ce serait pas des amis à vous, des fois, Marie-Ange? Sincèrement… Même de vagues connaissances? Non?

Non, non, elle ne voyait pas, non.

— Lehmann, Dutilleul, Cazeneuve et Sainclair, ça ne vous dit rien?

Non, pas davantage avec leurs noms.

Titus se fendit d'un large sourire de soulagement.

— Eh bien, tant mieux! Parce que si vous voulez mon avis, c'est du pas fréquentable.

Le chocolat était plus épais au fond du Thermos. Un fond de tasse pour chacun d'eux. Et un dernier petit sablé. Qu'il lui donna. Mais qu'elle partagea, en deux parts égales.

— Merci, dit-il.

Puis:

— Ça ne fait rien, je reste avec mon problème sur les bras, moi.

Une pause.

— Vous savez, le père du spermato…

Il se rembrunit.

— Ce qui me déglingue, c'est que j'ai beau tourner autour du pot, je ne vois qu'un papa possible. Un seul.

Son front devenait lisse, dans la fureur.

— Je ne comprends pas comment ce salaud a pu faire ça à Gervaise! Lui! A Gervaise! Merde!

Elle avait une croûte de chocolat à la commissure des lèvres.

— Excusez-moi. Je casse l'ambiance dès que j'imagine ce spermatozoïde à tête chercheuse. Vous avez du chocolat, là, au coin de…

Il avança le bras, essuya la trace du bout de son pouce. Elle ne recula pas. Depuis toutes ces semaines, c'était la première fois qu'il la touchait.

— Il faut que j'y aille.

Il se leva.

— L'inconvénient, dans ma nouvelle situation, c'est que j'ai un rapport à pondre après chaque visite.

Elle l'aida à ranger la vaisselle sale dans le panier d'osier.

Au seuil de la cellule, la porte venant de s'entrouvrir, il dit encore:

— Ah! J'oubliais. On va bientôt libérer Malaussène. Legendre et le juge Képlin ne sont pas trop d'accord, mais on est en train de leur faire une raison.

60

C'est Coudrier en personne qui est venu me chercher à la maison d'arrêt, jusque dans ma cellule. Le fait n'est pas courant et le petit caporal devait être redouté dans la boutique si j'en juge par les câlineries dont j'ai bénéficié une semaine avant sa visite: cellule individuelle, décor fraîchement repeint, literie de palace, ordinaire gastronomique, lecture à gogo, vitamines à toute heure, un vrai cauchemar de contribuable méritant. Quand on frappait à ma porte, c'était pour me demander si je ne manquais de rien. Il a fallu que j'insiste pour refuser la télé, la lampe à bronzer et l'attirail body-buildeur.

— Si je vous avais su dorloté à ce point, je ne serais pas sorti de ma retraite pour vous tirer de là, a ironisé Coudrier en m'extrayant de mon cocon.

Et aussi, pendant que l'inspecteur Caregga nous conduisait vers la liberté:

— J'ai toujours pensé que vous aviez le bras long, Malaussène…

Le monde n'avait guère changé pendant ces mois d'ombre. Des têtes présidentiables défilaient sur les affiches électorales, mais c'étaient les mêmes depuis toujours. Combien aurait-il fallu que je prenne pour trouver cette basse-cour renouvelée? Trente ans incompressibles? Très insuffisant. D'un autre côté, je n'étais pas mécontent de les revoir, ces gueules d'affiches: elles n'avaient toujours rien dans les yeux, mais le ciel était vaste au-dessus de leurs têtes.

— Caregga et Silistri ont arrêté l'équipe du Vercors, annonça Coudrier au milieu de ma rêverie. Ils œuvraient pour Sainclair.

J'ai demandé, mais comme en songe:

— Sainclair? Le Sainclair du Magasin?

— Oui, et le Sainclair d'Affection, développa Coudrier. Celui à qui vous avez fait perdre sa place au Magasin il y a quelques années, et celui que vous avez dérouillé il y a quelques mois. On dirait que l'inspecteur Caregga est entré dans la police uniquement pour vous tirer des pattes de Sainclair, Malaussène. Dites merci à l'inspecteur Caregga.

— Merci, Caregga.

— Pas de quoi, a répondu Caregga dans son rétroviseur, vous m'avez sorti du service contentieux.

Les promesses électorales continuaient à défiler. Les murs de Paris célébraient aussi le premier centenaire du cinématographe. Le soleil ensoleillait. Les bourgeons bourgeonnaient. Sur les trottoirs, les pigeons pigeonnaient.

Coudrier y est allé de son explication.

— Vous avez été infiltré, Malaussène. Quand votre frère Jérémy a embauché Lehmann pour jouer son propre rôle dans sa pièce de théâtre, il a introduit le loup dans la bergerie. Lehmann a appris des choses, chez vous. En particulier que Julie était l'héritière du vieux Job Bernardin. Cette histoire de Film Unique l'a beaucoup intéressé.

Alors comme ça, c'est l'heure du dénouement? J'ai ressenti une immense lassitude, tout à coup. Qui? Pourquoi? Comment? Quelle importance… Il faudra que j'en touche un mot à Jérémy. Voilà ce que je me disais dans la voiture qui me ramenait chez moi… Mettre Jérémy en garde contre les séductions du dénouement.

— Tout a commencé quand votre amie Suzanne, la patronne du Zèbre, a exclu le Roi des Morts-Vivants, quand elle lui a interdit d'assister à la projection du Film Unique, si vous préférez.

Etrange indifférence, tout de même. Moi qui venais de passer des mois à baratter cette infamie dans la prison de ma tête, j'avais juste besoin de sommeil, à présent. Dormir. Chez moi. Entre les seins de Julie. La fenêtre ouverte sur les marronniers.

— Vous m'écoutez, Malaussène?

Je lui ai fait signe que j'écoutais, mais je ne pouvais lâcher des yeux le défilé du grand extérieur.

— Lehmann a pensé qu'il y avait de l'argent à se faire en proposant une projection privée au Roi des Morts-Vivants, continuait Coudrier. Il s'en est ouvert à Sainclair qui est allé trouver le Roi. Le Roi n'a pas dit non. Lehmann, Cazeneuve et Dutilleul ont cambriolé la maison du Vercors pendant que le vieux Bernardin et son fils enterraient Liesl en Autriche. Quand le Roi a vu le film, il en a voulu davantage: l'acheter, tout simplement, mais en toute légalité, contrat dûment signé. Sainclair s'est fait fort de régler la transaction. Le Roi n'a pas cherché à en savoir davantage. Quelque temps plus tard, il était propriétaire du Film Unique. Un acte de vente tout ce qu'il y a de légal.

Oui…

Oui, oui…

Et je préfère ne pas savoir comment Sainclair s'y est pris pour faire signer le vieux Job.

— Tout le reste est une initiative de la bande. Ils avaient rempli leur contrat, ils avaient empoché leur salaire, ils auraient pu rentrer chez eux. Ils ont choisi de rester là-haut, exprès pour vous, Malaussène! En écrivant ces fausses lettres de Fraenkhel avec votre écriture, ils vous ont collé un fameux mobile sur le dos. Ils vous attendaient. Ils savaient que Julie et vous monteriez chercher le Film Unique. Le fax du vieux Job, ce sont eux qui vous l'ont envoyé. Ce sont eux qui vous ont volé le camion. La petite de l'auberge et l'étudiant Clément, encore eux. Sainclair avait décrété la mobilisation générale contre vous. Son bras droit, le nommé Cazeneuve, sous-traitait avec deux ou trois bandes amies. C'est fou ce que Sainclair vous apprécie. Il a écrit un long article sur vous: «La greffe criminelle»…

Sans quitter Paris des yeux, j'ai demandé:

— Mais qu'est-ce qu'il a donc de si passionnant, ce sacré film, pour avoir fait tant de morts?

— Vous l'auriez su, si vous aviez accepté la télévision dans votre cellule, a répondu Coudrier.

— La télé? Ils ont passé le Film Unique à la télé?

Cette fois-ci, je m'étais retourné. (En un éclair j'ai vu l'horreur ravager le visage des cinéphiles. Le Film Unique à la télé… Le film du vieux Job chez les réducteurs de tête! Suzanne, Avernon, Lekaëdec, pauvres de vous!)

Coudrier a confirmé:

— Avant-hier soir, à vingt heures trente sur toutes les chaînes, oui. Pour le centenaire du cinématographe. Il paraît que c'était le vœu de Job Bernardin. Faire de ce Film Unique un événement planétaire… une seule projection, mais pour la terre entière. Le projet a enthousiasmé les Américains autant que les Européens ou les Japonais. Voilà des semaines que la publicité nous présente la chose comme le symbole de la fraternité universelle en cette fin de siècle tourmentée.

J'ai demandé:

— Vous l'avez vu?

— Par obligation professionnelle.

— Alors?

— Alors, tout Paris vous en parlera, mon petit. Il n'y a pas d'autre sujet de conversation.

Caregga venait de se garer devant l'ancienne quincaillerie qui nous tient lieu de maison. J'ai regardé la vitrine de la boutique. J'ai posé la main sur la poignée de la portière, mais je suis resté assis à côté de Coudrier. Caregga me regardait, dans le rétroviseur. Coudrier s'est penché. Il a ouvert la portière pour moi.

— Ils vous attendent.

*

Tout le monde m'attendait, oui. Il y avait C'Est Un Ange et Verdun, Jérémy, Julius et le Petit, Thérèse, Louna, Clara, maman et Yasmina, il y avait Amar et la smala Ben Tayeb, il y avait Marty, bien sûr, il y avait Julie, Suzanne et Gervaise. Il y avait quelqu'un dans le ventre de Gervaise, et il y avait du champagne.

Je suis resté debout sur le pas de la porte.

J'ai juste dit:

— Je voudrais dormir. Je peux?

*

Je pleurais depuis longtemps quand je me suis réveillé.

— Ce n'est rien, Benjamin, murmurait Julie à mon oreille, c'est une petite déprime.

Je pleurais à gros sanglots dans les frondaisons de Julie.

— Il y a des tas de bonnes raisons pour faire une déprime.

Elle me berçait.

— Passer de la taule au bonheur, par exemple.

Elle m'expliquait le phénomène.

— C'est la pororoca, Benjamin, la rencontre du fleuve Amazone et de l'océan Atlantique, la collision des sentiments… un raz de marée épouvantable, un boucan inouï!

Je m'accrochais désespérément à ses branches.

— Tu veux que je te raconte ma plus jolie déprime?

Je me suis endormi une deuxième fois, dans le récit de sa pororoca personnelle.

— C'était le lendemain de notre rencontre, Benjamin. Je ne t'ai pas revu pendant des semaines, tu te souviens? Des semaines de pororoca… Ma liberté se cabrait contre mon bonheur. J'ai beaucoup pleuré, beaucoup baisé, beaucoup cassé… et puis tu es venu me chercher… tu as forcé le barrage… tu es remonté jusqu'à ma source… très heureuse, je suis devenue…

Elle riait en silence. Je l'entendais de très loin.

— Très heureuse et très conne…

La reine Zabo censurerait cette métaphore de l'Amazone et de l'Atlantique si elle la trouvait sous la plume de Jérémy. Je l'entends d'ici: «Ce mélange des eaux, mon garçon, c'est de la métaphore saumâtre!»

61

J'ai fini par sécher mes larmes et la tribu m'a refait une santé. Il y eut les seins de Julie, la voix de Clara, le rire du Petit, la chronique de Jérémy, les bons augures de Thérèse, la langue de Julius, le valium de Louna, le sidi-brahim des Ben Tayeb, le couscous de Yasmina, les compliments de maman — «tu es un bon fils, Benjamin» —, l'amour des aimés, l'amitié des amis… (O le compte de ce qu'on doit!)

Ma guérison n'allait pas de soi. Elle provoqua un conflit de recettes.

— Faut sortir Benjamin, affirmait Jérémy.

— Fokivoidumonde! renchérissait le Petit.

— Fokisrepose! objectait Thérèse.

Quant à moi, j'avais pris le parti de me laisser faire. (Un parti qu'on prend facilement, en prison.) A vrai dire, j'aurais volontiers planté ma tente en Julie, mais Julie veillait sur le ventre de Gervaise.

— Je préfère passer les nuits chez Gervaise, on ne sait jamais. Elle se fatigue beaucoup. Elle pourrait bien accoucher d'une seconde à l'autre.

Il fallait compter avec deux Julie, désormais, la mienne et celle de Gervaise.

— Elle est incroyable, tu sais. Ses Templiers sont sur le point de s'entre-tuer, et pourtant elle ne manifeste pas le plus petit désir de savoir qui lui a fait cet enfant, ni comment. Elle s'occupe de ses putes comme si de rien n'était, et ses putes la regardent comme si le propre des vierges était de tomber enceintes. Ce gosse est une étrange évidence, Benjamin. Il a quelque chose de céleste.

Julie me quittait. Elle se levait. Elle se redressait, les deux mains sur les reins, la bouche tordue par une douleur soudaine.

— A demain.

Elle sortait de notre chambre le ventre en avant et les pieds en canard. Elle descendait l'escalier avec prudence, elle traversait la quincaillerie comme lourde de huit mois. Personne ne riait à son passage. Ce n'était plus la risible caricature de Benjamin moi-même en état d'empathie maternelle, c'était la silhouette de Julie lestée par le mystère de Gervaise.

*

Jérémy étant ce qu'il est, on m'a sorti en ville, autant pour me faire oublier mon séjour en prison que pour meubler l'absence de Julie: dîners chez Amar, chez Zabo, chez Marty, chez Théo, chez Loussa, chez Gervaise, chez Suzanne et chez les cinéphiles, restaurant avec Coudrier, soirée silistrienne, rencontre de nouveaux amis à ces tables amies, nouvelles invitations, exponentielle de la sympathie, variété des visages, mais un plat unique au menu de toutes les conversations: le film du vieux Job!

Coudrier avait raison, Paris ne parlait que de ça. Jérémy ne s'en étonnait pas.

— De quoi veux-tu qu'on cause? Des élections? Qui à droite baisera la droite? Qui à gauche enfoncera la gauche? Quel écolo bouffera son écolo? A qui le centre vendra le centre? Et lequel de ces truqueurs nous en collera pour sept ans? Des mois que ça dure, Ben, on y a eu droit tout le temps que tu étais embastillé! Tu veux que je te dise à quoi tu as échappé? Aux anthropophages associés!

— Le fait est que ce film a sauvé la France de la présidentielle, approuvait la reine Zabo. Ça, au moins, c'était un événement!

Thèse violemment contestée par Suzanne et les cinéphiles.

— Le contraire même d'un événement! hurlait Avernon. Complètement dénaturé, votre événement. Monté en neige par des mois de pub! Depuis quand les événements s'annoncent-ils, chère madame?

— Un avènement, alors…

— Tous les magnétoscopes se sont déclenchés d'un coup à la première seconde de cet avènement, fit observer Lekaëdec. A l'heure qu'il est, le film du vieux Job est un avènement à répétition!

— Un fait culturel, à tout le moins, insistait la reine Zabo.

— Réduit à un produit de culture, corrigeait Suzanne.

— Voulez-vous que je vous dise où est le véritable événement, chère madame? concluait Avernon: le véritable événement est que nous soyons les seuls à ne pas l'avoir vu, ce film!

*

Pas un d'entre eux n'avait consenti à le voir, en effet. Ni Suzanne ni aucun des douze élus. Ils en avaient fait une question de principe. Une forme de fidélité à la mémoire de Liesl et de Job. Eux à qui ce film était destiné, eux qui étaient les seuls regards autorisés par le vieux Job, ils avaient fermé leurs yeux et bouché leurs oreilles à l'heure où la terre entière avalait cette pellicule. Ce soir-là ils avaient retourné leur poste contre le mur et ils s'étaient offert une cuite sauvage dont ils n'avaient émergé qu'une fois les images étouffées par le sommeil de la ville. Ils savaient qu'ils passeraient le reste de leur existence à lutter contre la tentation du magnétoscope, mais ils acceptaient bravement l'épreuve. Cette frustration serait l'ultime combat mené par leur honneur de cinéphiles. Ils ne sauraient jamais rien de ce film: ils en faisaient le serment!

Oui, oui, oui… mais dès le lendemain, ils s'étaient trouvés submergés par les conversations. Un raz de marée qui les surprit derrière chaque porte poussée. Des exclamations d'amis, des commentaires de restaurant, des bavardages de collègues, jusqu'à des opinions de banquiers, des considérations de coiffeur, un morceau du film dans chaque bouche de rencontre. Et dans la presse qu'ils fréquentaient, pas une revue de cinéma, pas un supplément culturel qui leur parlât d'autre chose. Et pas une émission de radio digne de ce nom qui ne commentât l'événement. En une seule représentation, le film du vieux Job était devenu ce que le vieux Job redoutait le plus au monde: un sujet de conversation!

*

Ce fut Julie qui m'en dit l'essentiel.

— Job a filmé l'existence entière de Matthias, c'est tout.

— Comment ça, l'existence entière?

— Toute la vie de Matthias. De sa naissance à sa mort. De l'accouchement de Liesl…

— A sa mort? Job a filmé la mort de Matthias?

— Oui. Et l'accouchement de Liesl.

— Job a filmé l'assassinat de Matthias?

— Matthias n'a pas été assassiné, il est mort pendant une séance de tournage. Un œdème de Quincke, probablement. Il devait déjà être mort quand l'équipe de Sainclair est venue voler le film.

— Qu'est-ce que ça veut dire, filmer la vie de Matthias?

— Rien de plus que ce que je te dis. On voit le bébé sortir du ventre de Liesl sur un lit étroit, qui tient de la couchette, presque de la civière, puis on le voit devenir un enfant, toujours nu, sur le même lit rudimentaire, et l'enfant un adolescent, et l'adolescent un adulte, toujours sur le même lit, et l'adulte devient Matthias tel que tu l'as connu, à soixante-quinze ans, au seuil de la grande vieillesse. On ne voit rien d'autre. Personne autour du lit. Le film montre l'évolution de ce corps nu, en un seul plan unique et fixe, sans montage, pour ainsi dire, une seule coulée de pellicules collées bout à bout, sur une profondeur de soixante-quinze années.

— La démonstration de ce que Job enfant voulait dire quand il affirmait que le cinéma offre le moyen de saisir le cours du temps.

— A la lettre. Il a filmé le bébé tous les jours au début (peut-être même plusieurs fois par jour, quelques secondes à chaque prise) puis des séances moins fréquentes mais rapprochées tout de même, pendant la croissance du corps, séances qu'il a dû espacer, la maturité venue, et rapprocher de nouveau, la vieillesse s'annonçant. Un corps qui s'épanouit et qui décline, soixante-quinze années de vie réduites à trois heures de pellicule.

— Alors, c'est ça, le Film Unique?

— C'est ça, avec le commentaire de Liesl.

— Liesl commente?

— Un commentaire décalé, où elle ne parle pas une seule fois de Matthias.

Oui. Tout était là. Là était le Film. La voix de Liesl mêlée à l'image de son enfant, et qui racontait le monde tel qu'il évoluait pendant que se métamorphosait le corps de Matthias sous l'œil immobile de la caméra.

— Elle a arpenté les champs de bataille et les salons pendant que Matthias grandissait, elle a tout enregistré, ce n'est pas seulement sa voix, c'est le monde entier qui parle autour de Matthias pendant ces trois heures de film.

— Par exemple?

— Par exemple, en vrac, la colère de la foule allemande, le 2 avril 1920 pendant l'occupation de Düsseldorf par nos Sénégalais, les hurlements de ces gens pendant que nos troupes désarmaient leur police, la mort de Georges Feydeau, le 5 juin 1921, à Rueil (Feydeau à qui Liesl devait la découverte du magnétophone, je te le rappelle), l'interview d'un certain Adolf Hitler, le 27 janvier 1923, pendant le premier congrès du parti national socialiste à Munich, la déclaration pacifiste d'Einstein, le 23 juillet de la même année, l'enterrement de Lénine en janvier 24, quelques phrases de Breton sur le premier Manifeste du surréalisme… Elle était partout, Benjamin, elle a tout saisi de ce qui devait faire l'histoire de ce siècle, jusqu'à notre Sarajevo d'aujourd'hui. Et là, cet après-midi-là, quand elle s'est fait abattre à Sarajevo, on entend le choc des balles dans ses os, un craquement très net, un cri, puis cette phrase: «Tenez, soyez gentil, retournez la bande; elle est comme moi, elle arrive à son terme…» Tu te souviens de cette phrase, non? A l'hôpital! Avec Berthold, le chirurgien, quand il est entré dans sa chambre…

*

Tel était le Film Unique de Liesl et du vieux Job, et l'enthousiasme si varié que chacun y allait de son commentaire superlatif. Théo, mon vieux Théo, dans son extase d'homme si femme:

— C'était incroyable, l'éclosion de ce corps, Ben, cet homme fleur qui s'épanouissait et se fanait sous tes yeux, c'était presque insupportable… d'une fragilité d'abord… d'une tendresse… d'un érotisme, cet épanouissement… et ce lent glissement vers l'imprécision de la fin… ces rides, la vieillesse, cette image qui se brouille en se concentrant… j'ai pleuré comme une jouvencelle en entendant cette maman qui parlait d'autre chose…

La voix de Liesl qui laissait Loussa de Casamance hors de voix.

— Inimaginable qu'une femme ait à ce point anticipé l'histoire! D'avoir compris dès les années vingt que le traité de Versailles nous précipitait vers 40, d'avoir senti que la victoire de Monte Cassino (où j'ai perdu ma couille gauche, petit con, je te le rappelle) hâterait la crise algérienne, et comme le bombardement de Haiphong amènerait la boucherie de Diên Biên Phu… d'avoir été présente au coup d'envoi de ces absurdités et à leur point d'aboutissement, sur les champs de bataille et sous les tables de négociations… Ah! ces interviews de Poincaré l'infiniment stupide! Ah! l'européenne humanité de Briand… Ah! ce hurlement de Hitler: «Mein Vorhaben, junge Frau? Das Siegen der Rasse über die Nationen!» («Mon projet, ma petite dame? Le triomphe de la race sur les nations!»)… Non ce n'était pas quelqu'un d'ordinaire, votre amie autrichienne… C'était la nièce de Karl Kraus, dis-tu? Die Falke en images! Son mari et elle ont découvert le langage du siècle, il n'y a pas de doute!

Hadouch, lui, ne décolérait pas.

— Vous êtes complètement cintrés, vous autres roumis, votre culte de l'image vous perdra! Tu me connais, Ben, je ne fais pas dans l'intégrisme et je me tape mon pastaga comme n'importe quel mauvais chrétien, mais l'opinion d'Allah mise à part, c'est offenser l'homme que de montrer l'homme à ce point! C'est rouler un patin à la mort! Ma mère en a tourné de l'œil! Qu'une maman puisse exposer comme ça son enfant au regard de Dieu, ma maman à moi ça l'a fait pleurer sur tous les enfants du monde. Et dire que c'est nous qui vous faisons peur… Vous êtes complètement jetés… vraiment!

La reine Zabo, que la psychanalyse avait privée de son corps au profit de sa tête, en était toute retournée, elle aussi.

— Le plus troublant c'est la façon dont ce corps nu semble réagir aux événements du monde. Ses maladies infantiles, la rougeole, la varicelle, sont comme des réactions cutanées à la folie universelle, et son asthme, ensuite, toutes ces manifestations allergiques, sa peau si volcanique… impossible de dissocier les péripéties de l'Histoire des tourments de ce corps, les mots de la mère des maux du fils… il a beaucoup souffert, votre ami Matthias… autant que notre siècle.

Ce que le professeur Berthold exprimait de façon plus technique:

— Ça, on peut dire que de l'eczéma à l'œdème de Quincke, en passant par l'érythème noueux, l'asthme, l'urticaire et le rhumatisme articulaire, il aura fait toutes les formes d'allergies possibles et imaginables, votre patient du siècle! Et j'oublie pas les bricoles: impétigo, perlèche, gerçure, orgelets, pelade, un véritable inventaire pour ces feignants de dermatologues!

Florentis et sa crinière de lion approuvaient la Reine.

— La souffrance du siècle, pour moi, c'est ce lit vide que la caméra continue à filmer pendant le passage de Matthias à Auschwitz… ce lit vide et les aboiements de Hitler dans le micro de Liesl: «Ihr Sohn ist da, wo er sein muβ! Er hat sich schlecht verheiratet! Ich werde nicht zulassen, daβ die jüdische Pest die Rosse verseucht!», avec leur traduction inscrite en blanc sur le lit vide: «Votre fils est là où il doit être, madame! Il a fait un mauvais mariage! Je ne laisserai pas la peste juive gangrener la race!» Et c'est la réapparition de Matthias sur ce lit, quelques minutes plus tard, Matthias si maigre… la moitié de Matthias, à vrai dire…

*

— On comprend mieux Barnabé à présent, murmurait Julie dans le creux de mon épaule, un père confisqué à ce point par le cinéma, il y a vraiment de quoi vous coller la phobie des images!

— Et on comprend le divorce de Matthias et de Sarah, aussi…

— Oui, a répondu Julie.

Puis, comme tous les soirs à la même heure:

— Bon, il faut que j'y aille.

*

La nuit tombait sur mon lit vide et sur l'écho de ces conversations. Le souvenir de Matthias planait dans l'obscurité. J'ai repensé à toi, mon petit envolé, ma blessure très intime, mon doux interlocuteur. Et je n'ai pas pleuré ton absence, cette fois, non. Tu es mieux là où tu es, crois-moi. En tout cas, mieux qu'ici, où tu n'es pas. Parce que… de quoi s'agit-il, après tout? Soyons lucides, toi et moi, dans notre commune insomnie… Que raconte-t-elle, cette histoire? C'est l'histoire de deux cinglés qui font un enfant pour faire un film… Qui font un enfant dans le seul but de faire un film. Tu aurais pu imaginer une chose pareille, toi? Moi, non. Et que se passe-t-il d'après toi, quand un homme et une femme mettent au monde le sujet de leur film? Ils filment jusqu'au bout, voilà ce qui se passe. Et quelle peut être la fin logique d'un film qui commence par une naissance, d'après toi?

La mort, oui.

Alors dis-moi, franchement, ça t'aurait plu de naître dans un monde où l'ambition des pères est de survivre à leurs enfants?

62

Le médecin légiste Postel-Wagner pointa la télécommande vers le poste. La voix de Liesl se tut et le corps de Matthias Fraenkhel se figea sur l'écran.

— Alors, la cause du décès, d'après toi?

Le professeur Marty hocha la tête.

— Je ne pense pas que ce soit l'œdème de Quincke. Je dirais que l'œdème est secondaire, réactif si tu préfères…

— A quoi?

— Je ne sais pas. A une agression bactérienne, peut-être.

— C'est aussi l'avis de Postel-Wagner, intervint le divisionnaire Coudrier. Postel, pourriez-vous montrer la suite au professeur Marty?

— Il y a une suite? s'étonna Marty. Le film ne finit pas sur l'œdème?

— Une suite que nous avons trouvée en perquisitionnant chez Sainclair, précisa le commissaire. Une suite que Sainclair n'a pas pu ou voulu négocier… elle était trop…

Ce qui se greffa alors sur l'écran installa entre les trois hommes un silence si profond que le souvenir même du langage pouvait s'y perdre. Le corps de Matthias Fraenkhel se décomposait sous leurs yeux. Ils assistèrent, muets, à cet effondrement de la chair qu'aucune voix ne commentait, puis l'écran retrouva son tremblement originel.

Ce fut Marty qui réinventa le langage.

— Fasciite nécrosante, dit-il enfin.

— C'était aussi votre diagnostic, Postel? demanda Coudrier.

— Oui. La gangrène part du bras droit, un peu au-dessus du poignet, confirma Postel.

— On pourrait revoir cet avant-bras? demanda Marty. J'ai cru remarquer… après l'interruption d'Auschwitz…

— Le tatouage? Tu as bien vu, il est revenu avec un matricule tatoué au-dessus du poignet.

— Mais je n'ai pas l'impression que le tatouage soit toujours visible dans les dernières images. On pourrait vérifier ça?

Ils vérifièrent. Ils étaient la vérité au travail. Ils découvrirent que le tatouage ne figurait plus sur les dernières images. Qu'on l'avait découpé avant le décès de la victime. Qu'on avait dû inoculer à cet endroit précis une saloperie quelconque — streptocoques? — qui avait provoqué une réaction immédiate sur cette peau enflammée. Ils surent alors que ce film — universellement célébré au nom du devoir de mémoire — s'achevait sur un assassinat. Matthias Fraenkhel était mort de cette même putréfaction qui avait emporté en une nuit le Roi des Morts-Vivants sous les yeux horrifiés de sa femme. Fasciite nécrosante. Quant au tatouage de Matthias Fraenkhel, Coudrier leur confirma qu'on l'avait retrouvé chez Sainclair. Le même numéro, oui.

Sainclair avait achevé à sa façon le film du vieux Job Bernardin.

Sainclair, qui était toujours en liberté.

— Allons respirer, supplia Marty. Allons respirer un bon bordeaux…

— On vous emmène, monsieur le divisionnaire? proposa Postel.

— Merci, non, j'ai rendez-vous avec Malaussène, répondit Coudrier. Encore deux ou trois choses à lui expliquer.

*

Même dans le bordeaux, Postel-Wagner et Marty ne purent changer de sujet. Ils avaient un cadavre dans la tête. Leurs assiettes restaient pleines.

— Une chose m'étonne, marmonna Postel-Wagner, c'est que Fraenkhel ait pu exercer si longtemps en souffrant ce qu'il a souffert.

La réponse de Marty fut immédiate.

— Il ne faisait pas d'allergie en exerçant. Il ne souffrait pas non plus en nous faisant cours. Nous étions sa santé, nous autres. Les parturientes étaient sajoie de vivre, et il avait pour les nouveau-nés la passion que tu nourris pour les macchabées.

La deuxième bouteille ressuscita le corps de leur bon maître. Ils revirent Fraenkhel pénétrer dans l'amphithéâtre de leur jeunesse… ce sourire, quand il s'avançait vers les gradins… l'explosion de ses cheveux hirsutes à l'envolée de son chapeau… l'hésitation éthique de cette voix… cet invincible enthousiasme de timide… ce regard qui avait décidé de leur vie…

— Alors tu crois qu'il réservait ses crises à sa petite famille?

— Peut-être même aux seules séances de tournage. Le film y gagnait en valeur symbolique.

— Il doit plaire aux curés, ce film. Je les entends d'ici: «Ce corps qui prend sur lui tous les tourments du monde, mes frères…» La mort du fils, ils adorent ça… sauf avant la naissance.

— Foutu film, gronda Marty. Tout le cimetière en parle!

— On se fusille une troisième bouteille? proposa Postel.

— Whisky, plutôt. Tu portes toujours ton irlandais sur ton cul?

Ils avaient résolu de s'achever. Quitte à rouler sous la table, ils devaient sortir de ce film. Il fallait descendre de cette civière. Il fallait éteindre ce poste. Ce fut Postel-Wagner qui trouva l'interrupteur.

— A propos de curés et de pathologies tordues… Une religieuse enceinte par l'opération du Saint-Esprit, tu crois ça possible, toi?

— Ça dépend de ce qu'ils mettent dans leurs hosties, répondit Marty, mais ils n'ont pas un pape très inventif, dans ce domaine.

— Une sainte authentique, Marty, docteur ès putes, qui sait tout de la queue et de son usage, mais qui a su se garder vierge comme d'autres sont sortis vivants de Stalingrad… Enceinte de huit mois… tu n'aurais pas une explication?

Verres retombés, Marty demanda:

— D'où tu la sors, ta nonne?

Et le médecin légiste Postel-Wagner raconta son amie Gervaise à son ami Marty. Quand il en fut au chapitre des prédictions de Thérèse Malaussène, Marty l'interrompit brutalement.

— Ne cherche pas plus loin, c'est là.

— Où, là?

— Dans la prédiction de Thérèse. Si Thérèse a prédit un polichinelle à ta copine Gervaise, tu es le seul que le résultat étonne. Elle a tout simplement été engrossée par la prédiction de Thérèse, rien de plus normal.

— Perdu. Elle était déjà enceinte quand Thérèse a lu la nouvelle dans sa main.

Marty puisa son diagnostic dans la dernière goutte du whisky.

— Alors, c'est qu'elle s'est fait baiser.

— Exclu.

Ils se turent.

— Cognac?

— Calva, plutôt. Nous ne sortirons pas d'ici avant de savoir pourquoi cette nonnette est en cloque. C'est pas toi, Postel? Tu me le jures?

— Sur la tête de la prochaine bouteille!

— Alors, dis-moi tout. De sa naissance au jour d'aujourd'hui, je veux tout savoir d'elle, n'oublie rien.

Postel raconta tout ce qu'il savait de Gervaise, fille du vieux Thian, compagne d'université de sa femme Géraldine, sainte rédemptrice des putes, Jean-Baptiste des barbeaux, tatoueuse de génie…

— Eugenie? demanda Marty.

— De génie, tatoueuse de génie… tatoueuse de génie et flic de Coudrier, lancée très tôt sur la piste de Sainclair avec les inspecteurs Titus et Silistri, renversée par une voiture, hospitalisée à Saint-Louis…

— A Saint-Louis? Chez qui?

— Berthold.

— Quand?

Postel-Wagner, qui avait la mémoire des chiffres, des dates de naissance et des heures de décès, annonça le jour de l'accident, l'heure exacte de l'hospitalisation… et Marty bondit sur ses pieds.

— Nom de Dieu!

Postel rattrapa la bouteille de calva au vol.

— Nom de Dieu de nom de Dieu! hurlait Marty. Putain de lui! J'y crois pas! Le con! L'extravagant connard! Je ne veux pas y croire! mais il n'en rate pas une, bordel! La totale, putain de Dieu! Il nous aura tout fait! Tout!

Puis, saisissant Postel par le col:

— Qu'est-ce que tu fais, là, maintenant, tout de suite? Ne cherche pas, tu ne fais rien. Tes morts peuvent attendre. J'ai la solution de ton énigme! Le diagnostic du siècle! Viens vite, tu ne vas pas être déçu! Tu vas apprendre comment on fait des enfants aux nonnes! Viens, je te dis, je t'emmène sur mon scooter. On va vérifier mon diag… mon diagnostic!

— Sur ton scoutaire?

63

Il y eut un soir, il y eut un matin, et le Grand Ogre créa les grandes orgues. Il vit que c'était bon et nappa de musique les travées de ses cathédrales. Mondine ne la trouvait pas mal non plus, cette musique d'avenir qui dégringolait des vitraux sur sa traîne de mariée. Mondine glissait sur un fleuve sonore, portée vers l'autel par le grand flux des notes. Une rivière pareille… ça ne pouvait que se jeter dans l'océan du bonheur. Mondine et Berthold voguaient vers la béatitude. Mondine l'avait briqué des pieds à la tête, son professeur, récuré comme jamais, cosmétiqué, vêtu, fallait voir! Tout en rayures sur gris souris. Et de la chaussure qui chantait. Le cuir de ces godasses, c'était le grincement des gréements dans le grand souffle du ciel. Berthold le magnifique! Un vaisseau splendide. La dignité en marche vers la félicité.

— Tu seras sage, au moins?

Mondine avait pris toutes sortes de précautions oratoires.

— Hein, dis? Tu seras sage? Tu vas pas planter le souk dans la maison du bon Dieu? Une cathédrale c'est pas une salle de garde!

C'était elle qui avait décidé de célébrer leurs noces sous le divin chapiteau.

— En latin, en soutane et en cathédrale, je le veux, notre mariage!

Il avait bien regimbé un peu:

— Mais Dieu est une connerie, mon p'tit Pontormo, t'y crois pas plus que moi.

Elle avait été catégorique.

— Là n'est pas la couèchtionne, professeur. C'est à Lui de croire en nous!

On ne raisonnait pas, avec Mondine. On épousait Mondine avec ses raisonnements.

— Il y aura du beau monde, faut que tu te tiennes. Je veux pas passer pour une quelconque, maintenant que tu m'as fait professeuse.

Le beau monde regardait passer le vaisseau du mariage. Ils étaient deux. Ils étaient superbes. Ils émigraient vers le bonheur. Le beau monde se pressait de part et d'autre de l'allée centrale comme sur le quai des derniers adieux. Il y avait Gervaise, bien sûr, il y avait la compagne de Malaussène, aussi, il y avait Titus et Silistri séparés par leurs épouses, il y avait la troupe des Templiers, les forces de la Loi, et de l'autre côté de l'allée, il y avait les forces de la rue, Pescatore et ses trois lieutenants, Fabio, Emilio, Tristan, il y avait de la femme aussi, nombreuse et belle, de la collègue d'asphalte, de la femme tatouée et reconnaissante, venue célébrer la gloire de Mondine qui les avait sauvées du scalpel, œuvres d'art qu'elles étaient toutes, un Titien au creux des reins, un Del Sarto sur le doux du ventre, un Konrad Witz dans le Saint des seins, petitement vêtues car c'était un mariage de printemps, il y avait la Faculté, bien sûr, tout ce que le caducée comptait d'éminences, il y avait les malades ressuscités par le scalpel magique du grand Berthold, il y avait de quoi remplir deux églises, au moins, et la presse, et les flashes, ces instruments de l'immortalité.

— Du beau monde et du nombreux, avait prévenu Mondine, alors pas d'outrance, professeur.

Pour plus de sécurité, Mondine avait donné du corps quatre ou cinq fois depuis le matin, et sans économie, laissant son Berthold sage et flottant comme un rêve rassasié.

Et les grandes orgues par là-dessus…

Quand le bonheur s'y met, il perd le sens de la mesure, tout autant que la tragédie. Et comme il attire les regards! Mondine et son professeur voguaient, seuls au monde, mais le monde n'avait d'yeux que pour cette double solitude. Ça convergeait du regard et du cœur. Bien des mouchoirs en témoignaient.

Inutile de s'étonner dès lors que personne n'eût entendu le dérapage du scooter sur le parvis de l'église, ni sa chute ferrailleuse, ni les jurons du pilote et de son passager, et que personne n'eût remarqué l'entrée de ces dépenaillés sous le Niagara musical, et leur progression titubante dans le sillage du couple, ni que personne ne se fût offusqué de l'étrange équipage qu'ils formaient à présent parmi les enfants d'honneur accrochés à la traîne de la mariée… Tout au plus devait-on les prendre pour des très intimes, essoufflés par un contretemps. Et s'ils tanguaient un peu, c'était sans doute qu'ils avaient trop couru. Et si leurs yeux brillaient, ce devait être l'émotion.

Ils s'agrégèrent naturellement au cortège, pour ainsi dire. Et le bonheur marchait devant, captant de nouveau tous les regards, comme si ces deux retardataires n'étaient, avec les enfants d'honneur, que la queue très lointaine de cette radieuse comète.

Ni Berthold ni Mondine ne se savaient suivis. Leurs regards portaient loin au-delà des horizons de l'éternité. Aussi Berthold mit-il un certain temps à reconnaître la voix qui l'interpellait par-dessus les accords célestes.

— Eh! Berthold!

La voix dut s'y reprendre:

— Oh! Berthold! Vous ne m'entendez pas, ou vous faites comme si?

Berthold reconnut cette voix. Mais il avait promis d'être sage.

— Marty, je ne vous ai pas invité à mon mariage, répondit-il sans se retourner.

Mondine, qui avait jeté un œil par-dessus son épaule, l'encouragea dans cette voie.

— T'occupe, ils sont complètement bourrés. Pescatore va les virer.

— Mon ami et moi on voudrait savoir comment vous faites les mômes aux nonnes! demanda Marty.

«Momononne»… «Momononne»… ça ne disait rien à Berthold.

— Comment tu engrosses les bonnes sœurs, précisa une deuxième voix.

Que Berthold reconnut également.

— Pas de croque-mort à mon mariage, Postel, ça porte malheur. Sois mignon, taille-toi. Et emmène le nabot avec toi!

Fut-ce l'organiste ou l'oreille de Dieu? Quelqu'un entendit en haut lieu et les grandes orgues enflèrent démesurément.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire de bonne sœur? hurla Mondine par-dessus Jean-Sébastien Bach.

— Est-ce que je sais? hurla Berthold en regardant droit devant, ils sont fin pétés, tu l'as dit toi-même!

— Gervaise! hurla Marty. Qu'as-tu fait à Gervaise, Berthold? Sonde ta conscience!

— Gervaise! hurla Postel-Wagner. T'as fait quoi à Gervaise? Fouille ton âme!

— Gervaise? hurla Mondine, tu m'avais juré que c'était pas toi, pour Gervaise!

— Gervaise? demanda Gervaise. Ils parlent de moi?

— Ger-vaise! Ger-vaise! scandaient à présent Postel et Marty, en piétinant le dallage de l'église.

— Vos gueules! tonna Berthold en se retournant d'un bloc.

Si fort que les grandes orgues se turent, et que les enfants enrubannés s'envolèrent dans les travées.

Berthold franchit en une enjambée les quatre pas qui le séparaient de Marty.

— Qu'est-ce qu'il y a, Marty? Qu'est-ce que vous voulez? Foutre mon mariage en l'air? Jaloux de mon scalpel jusqu'ici, et maintenant jaloux de mon bonheur, c'est ça?

Le tout murmuré d'homme à homme, du haut de Berthold au bas de Marty, qui ne se laissa pas démonter.

— Je suis juste venu vérifier un diagnostic, Berthold. Plus vite vous vous mettrez à table, plus vite j'irai me coucher. Je suis bourré comme un orphelin! Il faut que je cuve mon chagrin.

— On voudrait savoir pourquoi Gervaise est enceinte, expliqua Postel-Wagner. Après on va pleurer notre maître Fraenkhel, c'est promis.

— Vous avez fait ça à Gervaise, Berthold, vraiment?

— Pas pu faire autrement, chuchota Berthold.

— Qu'est-ce que t'as dit? demanda Mondine. C'était toi? C'était toi?

(Oui, elle est bien ténue, la frontière qui sépare le bonheur de la tragédie…)

— Mais non, c'était pas moi! Enfin, c'était moi et c'était pas moi! Encore la faute à ce connard de Malaussène, comme d'habitude!

— Alors c'est ça? s'exclama Marty. J'ai vu juste? Nom de Dieu, Berthold, mais qu'est-ce qui va vous arrêter sur le chemin de la connerie? Vous vous rendez compte de ce que vous avez fait? Vous vous rendez compte de la catastrophe, le jour où vous vous planterez?

— Qu'est-ce que t'as fait? Qu'est-ce que t'as fait à Gervaise? Tu vas le cracher, dis, fils de menteur!

Mondine grimpait à l'assaut de son homme, mais c'était comme si elle n'existait plus, comme si elle s'acharnait contre le flanc d'une montagne insensible à ses poings, à ses griffes et à ses pieds. Mondine ne le savait pas encore, mais elle prenait sa mesure d'épouse face à l'homme de science… quantité négligeable, l'épouse, quand le génie s'exprime. Or le génie s'exprimait. Le génie beuglait:

— Et qu'est-ce que vous auriez fait, à ma place, Marty? Ce con de Malaussène envoie sa Julie avorter entre mes mains, je m'apprête à l'ivéger, et qu'est-ce que je trouve? Un col de l'utérus ouvert comme un rond de fourneau et un embryon qui se rue vers la sortie en traînant son placenta comme Mondine sa robe de mariée… Un petit machin plein de vie et les yeux écarquillés par la terreur, tellement était épouvantable ce que lui annonçait la fausse lettre de Fraenkhel… Sur ces entrefaites, on m'amène Gervaise dans un sommeil de trépassée… le temps que je donne mes instructions de ce côté-là, Julie Malaussène se casse sans attendre la suite, et quand je retourne au bloc, il n'y a plus que le petit machin, affreusement vivant, un embryon sauteur, tout ce qu'il y a de normal, beaucoup plus normal que vous, Marty, incroyablement en avance pour ses dix semaines d'existence, conscient de son erreur, le pauvret, emberlificoté dans son cordon et qui ne demandait qu'à regagner son casernement, mais la caserne s'était tirée, la femme Malaussène avait foutu le camp, poussée dehors par un trop-plein de douleur, comme ça arrive souvent chez les émotives! Alors, qu'est-ce qu'il fallait que je fasse? Que je tire la chasse? Vous auriez tiré la chasse, vous, Marty?

Les grandes orgues avaient une voix, à présent. Une voix qui ne dégringolait pas du ciel mais qui montait des poumons de Berthold jusqu'au plus haut de la nef pour chanter la gloire de la science au service de la vie.

— Putain de génie de mes deux, hurlait Marty à l'unisson, alors c'est bien ce que je pensais, vous avez fourgué le bébé à Gervaise! Réimplanté le mouflet de Julie dans le ventre de Gervaise!

— Il y avait une autre solution?

— Comment avez-vous réussi un truc pareil, Berthold?

— Et vous, Marty, comment avez-vous réussi un pareil diagnostic? Je pensais être peinard, sur ce coup-là! Mais un jour, je vous surprendrai! Je vous surprendrai un jour, Marty! Foi de moi, je vous surprendrai!

— Surprenez-moi, Berthold! Je veux savoir comment vous avez réussi ce tour de passe-passe!

— Ça, mon petit pote, c'est le secret de ma communication aux prochains entretiens de Bichat, je vous enverrai un bristol… Bon, on peut se marier, maintenant?

Marty vota son plus beau sourire à Mondine et donna sa bénédiction:

— Epousez-le, madame, vous faites l'affaire du siècle. C'est le génie le plus con que la terre ait porté! Le connard le plus génial! Croyez-moi, je le pratique depuis vingt ans. Vous n'aurez pas assez d'une vie pour en faire le tour.

— Fraenkhel aurait été fier de lui, lâcha Postel-Wagner dans une brusque crise de sanglots.

Et le mariage aurait repris son cours normal si les inspecteurs Titus et Silistri, comme brutalement tirés d'un double cauchemar, ne s'étaient avisés que chacun des deux avait été ignoblement soupçonné par l'autre pendant cette interminable gestation. Avant que Julie et Gervaise aient pu faire le moindre geste pour les retenir, ils roulaient parmi les chaises renversées, leurs poings faisaient des ravages épouvantables… On crut d'abord que Pescatore et ses hommes se ruaient sur les deux flics pour les séparer, mais eux aussi avaient une offense impardonnable à leur faire payer. Ce que voyant, les Templiers de Gervaise coururent au secours de leurs patrons. La fidélité de la rue n'est pas un vain mot: les dames tatouées entrèrent à leur tour dans la danse. Ce n'est pas parce qu'on s'est émancipé de son mac qu'on doit le laisser bastonner par le premier flicard venu. Et, les femmes valant bien les femmes, Hélène et Tanita se jetèrent dans la mêlée pour sortir leurs hommes de ces griffes-là.

Faut-il y voir une preuve de l'existence de Dieu? Pas un revolver ne quitta son holster pendant toute la rencontre. Faut-il y voir un signe du déclin de l'Eglise? Le mobilier et les statues de saints n'offrirent pas la résistance escomptée. Faut-il y voir un effet de l'art? C'était beau.

Ce que Mondine, enroulée comme une tendre liane autour de son génie, exprima avec simplicité:

— Tu veux que je te dise, professeur? C'est le plus beau mariage que j'aie jamais vu, et en plus c'est le mien!

Julie, dont le regard et le bras avaient enveloppé Gervaise, y alla elle aussi de sa conclusion:

— Pas de doute, Gervaise, un gosse capable de déclencher une guerre civile avant sa naissance, c'est bien le fils de Benjamin.

64

C'est à la même seconde, évidemment, que j'ai confessé à Coudrier ce que je ne m'étais même pas avoué à moi-même:

— Tout compte fait, je suis heureux de ne pas avoir enfanté dans ce merdier…

Coudrier a juste répondu:

— Curieuse conception du bonheur…

Puis il a pointé son doigt vers le milieu de la Seine et il a dit:

— La trois, Benjamin, soyez à ce que vous faites!

J'ai porté mon regard sur la troisième canne à pêche. Pas de doute, ça mordait. Le bouchon soubresautait. Quelque chose, au fond du fleuve, se laissait tenter.

— Qu'est-ce que je fais?

Coudrier s'est rapproché de moi, et, tout en surveillant ses propres bouchons:

— Vous ne cédez pas à la panique. Vous attendez que le poisson confirme pour le ferrer. Un franc plongeon du bouchon, et hop! un petit coup sec de votre poignet. Pas de geste théâtral, surtout, vous casseriez le fil. Maintenant! Bieeeeen.

J'ai senti que ça s'était accroché, en effet. Il y avait de la vie furieuse à l'autre bout de ma ligne.

— Ne tirez pas. Respectez sa mauvaise humeur, mais sans le laisser en faire à sa tête. Vous l'accompagnez, pour ainsi dire. S'il veut du fil, donnez-lui du fil. Mais jamais mou. La technique de la filature, en somme.

Le moulinet moulinait furieusement.

— Stop! Pas trop long. Obligez-le à faire ses abdominaux entre deux eaux, qu'il n'aille pas se cacher derrière une épave. Voiaaaaaalà. C'est lui le muscle et vous le cerveau, Benjamin, n'oubliez jamais ça. Quand il sera bien fatigué, il sera content de venir vous trouver, comme un coupable soulagé de se faire prendre. C'est Lehmann et vous êtes Silistri…

Au bout d'un certain temps, j'ai vu émerger la nageoire dorsale de ce Lehmann aquatique. La beauté même! Une voile de sampan sous notre ciel de printemps. Il a fait un bond… Fuselé doré, oblique et beau comme un rayon de vie.

— Un sandre, a dit Coudrier. Huit ou dix livres. Félicitations. Au beurre blanc et avec un petit chablis, je ne vous dis que ça. Ramenez-le, maintenant. Où est votre épuisette? A portée de main, l'épuisette, toujours! Le pêcheur a un devoir d'optimisme, comme le flic!

J'ai ramené doucement, et pour finir, exténué par sa propre résistance, le sandre s'est laissé aller à la fatalité. On ne meurt pas pour une autre raison.

— Vous ferez attention en le sortant: une denture de brochet…

Mais j'étais bien incapable de le sortir.

— Donnez-moi ça.

Deux secondes plus tard, le sandre avait quitté son élément naturel. Coudrier l'a décroché avec un sourire gourmet.

— Joli garçon, non?

Et il l'a rejeté à l'eau.

Le sandre, qui était comme mort entre ses doigts, a explosé de vie au contact de la Seine.

— Histoire de lui faire savoir que Dieu existe, a expliqué Coudrier, et qu'il ne faut pas céder à ses appâts.

J'ai montré les gardons, les goujons, les brèmes, toute la blanchaille de notre panier, les deux perches et le poisson-chat, et j'ai demandé:

— Pourquoi lui et pas les autres?

— C'est exactement le genre de question que Dieu ne se pose pas.

*

Cette séance d'apprentissage durait depuis une bonne heure, quai des Orfèvres, juste sous les anciennes fenêtres du commissaire divisionnaire Coudrier.

— Ce n'est pas parce que vous avez interrompu ma retraite que je dois renoncer à la pêche.

Pendant tout ce temps, j'ai senti le regard de Legendre peser sur nos épaules.

— Vous vous êtes attiré l'inimitié de mon gendre, Benjamin. Ce n'est pas faute de vous avoir prévenu…

Mais il ne m'avait pas fait venir pour faire la nique au gendre.

— C'est le seul coin que je connaisse vraiment pour la pêche. Beaucoup de poissons, par ici. Beaucoup de cadavres au fond, probablement.

Cela dit en m'apprenant à installer l'émerillon, pour empêcher mon fil de vriller.

— C'est ce que j'expliquais jadis à l'inspecteur Pastor. Déposer le mort sous le nez du flic, ce doit être «bandant» pour un vrai tueur. C'est d'ailleurs ce qu'a fait Sainclair avec ce pauvre inspecteur Perret. Aucun de ces salauds ne résiste à la provocation. Nous faire savoir qu'ils sont des artistes… C'est ce qui les perd tous, finalement.

Deux cannes à pêche pour la blanchaille, et deux autres pour le gros. Il m'a fallu empaler des asticots vivants. («Vous les piquez en bas et vous les enfilez comme une chaussette autour d'un hameçon de dix-huit.»)

— A propos de Pastor, comment se porte votre mère?

Maman se portait mieux, je le lui ai dit, elle mangeait, elle se faisait belle tous les matins, une sorte de résurrection. Une beauté fluide, presque transparente, prête à l'envol… Elle parlait toute seule, parfois, cachant des petits rires derrière l'écran de sa main.

— Elle sort d'un long deuil, m'annonça Coudrier. Pastor est mort. Le saviez-vous?

Non, toute la famille se demandait en silence ce que Pastor avait fait à maman. Eh bien voilà, il était mort. Et maintenant maman bavardait avec le fantôme de l'inspecteur Pastor.

— Votre mère est venue me trouver avec le testament de Pastor, et des aveux signés pour la mort de Cercaire. C'est grâce à cette démarche que vous êtes libre. Entre autres.

Coudrier m'a expliqué que Pastor était malade depuis longtemps et qu'il ne blaguait pas quand il confessait les truands, son arme sur leur tempe, en se disant lui-même condamné à mort. Le marché était simple: les salauds parlaient, ou lui, le gentil au gros chandail, il tirait une balle dans leur tête de salaud. Une méthode efficace. A laquelle Cercaire avait eu le tort de ne pas croire.

— Il a cessé de se soigner quand il est parti avec votre mère. Il souhaitait «mourir en amour», selon sa propre expression. Votre mère l'aura prolongé bien au-delà des promesses de la médecine. Voilà.

Voilà.

— Dès le début de leur fugue, elle savait que Pastor était occupé à mourir. Il l'avait prévenue. Elle avait décidé de l'accompagner jusqu'au bout, sans trop savoir comment elle-même supporterait l'épreuve. Elle est rentrée chez vous avec un immense besoin de silence. Elle vous est très reconnaissante d'avoir fichu la paix à son chagrin. Le respect de l'intimité se fait rare, de nos jours…

Un des bouchons gigota.

— Un gardon, prenez-le, on s'en servira pour la pêche au vif. Et puis mettez donc un grain de blé à l'hameçon de la quatre. On le laissera traîner au fond. Pour les tanches. Sait-on jamais…

Sait-on jamais…

Coudrier m'a expliqué le reste. Tous les dossiers de Legendre désamorcés les uns après les autres. Comment Gervaise et Julie avaient retrouvé la vieille mère du ministre Chabotte dans une maison de retraite suisse, par exemple.

— Confite dans la haine du fils mort. Vous devez aussi votre liberté à cette fureur de mère. Sa déposition a été terrible. Quand Julie lui a demandé ce qui la maintenait en vie, elle a répondu: «Je ne suis pas pressée de le retrouver, ce menteur.»

Et ainsi de suite. Mes mois de prison avaient été leurs mois d'enquête. Legendre avait ouvert le grand livre de mon passé; Coudrier le lui avait refermé sur les doigts. Sainclair avait levé une armée contre moi; une armée secrète s'était dressée contre l'armée de Sainclair. Le bon était sauvé, les crétins et les méchants confondus. L'entreprise de Sainclair avait tourné en eau de boudin.

— Le commerce des tatouages, c'était lui, figurez-vous. Probablement pour financer ce magazine, Affection, qu'il n'arrivait pas vraiment à imposer à la profession. On a retrouvé chez lui un tatouage prélevé sur l'avant-bras de Matthias Fraenkhel.

Matthias, Matthias ou l'honneur du monde…

— Un esprit créatif, Sainclair… En assassinant Matthias Fraenkhel et en filmant son agonie, il a donné la fin qui allait de soi au film du vieux Job. Quant à la décomposition du cadavre, c'était la cerise sur le gâteau!

Coudrier s'offrait un raisonnement limpide, les yeux posés sur une Seine opaque.

— Si vous voulez mon avis, c'est cette dernière séquence qui a fait déborder le vase. En la projetant au Roi des Morts-Vivants, Sainclair a dû lui flanquer une trouille bleue. Et quand l'autre a fait mine de le balancer, Sainclair l'a éliminé à son tour. Fasciite nécrosante. Dans le même temps, il préparait une batterie d'articles sur ce phénomène de putréfaction éclair qui le ravissait.

La tête de Coudrier dodelinait comme un bouchon sur l'eau.

— Un artiste et un homme de science, je vous dis… Vous l'inspiriez beaucoup, Benjamin…

Oui, au fond, je n'étais qu'un des nombreux sujets d'inspiration de Sainclair, une espèce de collaborateur pour ainsi dire, une sorte de muse, même. Il fallait absolument que je sois le tueur en série du Vercors pour que son article sur la greffe criminelle devînt irréfutable. D'où le traquenard. Il s'était contenté de m'utiliser comme pâte à modeler ses théories… Rien d'extraordinaire, ce Sainclair, après tout. Il était comme le divisionnaire Legendre, et comme le juge Képlin, et comme bien des honnêtes gens, il souffrait d'un furieux besoin de cohérence. Prêt à tout pour que le Grand Extérieur ressemble à l'intérieur de sa tête.

— Et vous, mon garçon, ça va? Sorti de votre dépression?

J'ai répondu à Coudrier que ça allait, que, tout compte fait, j'étais heureux de ne pas avoir enfanté dans ce merdier.

— Curieuse conception du bonheur…

C'est alors que le sandre a mordu.

Загрузка...