VIII LA LOI DU PIRE

COUDRIER : Je vois se profiler à l'horizon une affaire épouvantable dont vous serez l'épicentre, monsieur Malaussène… Ne protestez pas, c'est à peu près inévitable.

25

Le sucre semble tournoyer très blanc dans un ciel très noir. Il tombe sans bruit dans mon café. Le commissaire divisionnaire Coudrier entame son homélie.

— Les raisons de vous convoquer sont innombrables, monsieur Malaussène.

Eclaboussures. Une mare dans ma soucoupe. Ça va goutter.

— Je récapitule: entraves aux saisies de l'huissier La Herse, violations de domicile et déprédations volontaires, incitations de justiciables à la désobéissance civile, recel de meubles, coups et blessures sur la personne de M. Sainclair, rédacteur en chef du mensuel Affection

Le bureau du commissaire divisionnaire Coudrier n'a pas changé depuis ma dernière visite: mêmes abeilles brodées sur ses rideaux tirés, même lampe à rhéostat, même café d'Elisabeth, même bronze de Napoléon…

— Six chefs d'inculpation pour les trois seules dernières semaines!

Sur sa cheminée, l'Empereur fait la gueule. Il faut le comprendre: tourner le dos au miroir ad vitam aeternam, c'est un vrai châtiment pour ce Narcisse à petit chapeau. Ils devraient y songer, ceux qui se font embuster.

— En matière de délits, votre famille et vous-même constituez une véritable PME, monsieur Malaussène!

D'un autre côté, dans ce monde effréné, qu'y a-t-il de plus rassurant qu'un buste de bronze sur une cheminée de marbre? Fût-ce celui d'un tueur en série.

— Sans parler de votre aptitude à faire converger sur vous tous les soupçons disponibles dès qu'une affaire abominable se présente…

Il bout d'une rage secrète, le divisionnaire Coudrier. Il gronde et la lumière s'accroît sous la pression de son pied. Il répète «abominable», mais pour lui-même. Et, sans transition, chute de la lumière, plongeon de la fureur vers l'angoisse:

— Comment se porte votre chien?

Comme un cauchemar pétrifié au-dessus d'un lit conjugal, monsieur le commissaire. Et vous, comment vous portez-vous? Ça ne vous ressemble pas de me demander des nouvelles de Julius comme s'il y allait de votre vie.

Mais il n'attend pas ma réponse.

— Entendons-nous bien, monsieur Malaussène, que vous taquiniez l'huissier La Herse, je ne peux pas vraiment vous le reprocher… il a lui-même une fâcheuse tendance à se passer du concours de la Loi. Quant à ce M. Sainclair…

Il fait la moue. Il cherche les mots du mépris:

— Ce Sainclair n'a jamais été fréquentable. Déjà au temps du Magasin… Et son Affection ne le rehausse pas dans mon estime. Vous l'avez lue, cette revue? Non? Vous devriez. Rien qu'une fois. C'est édifiant! Et ça se prétend de la médecine! Pourquoi lui avez-vous flanqué cette raclée?

Parce que je suis une tombe, monsieur le commissaire. Parce que j'abrite les organes et la mémoire d'un certain Krämer et que Sainclair se proposait de ressusciter Krämer dans ses colonnes. Or, Krämer a bien gagné son repos, je ne veux pas qu'on le réveille. Je suis sa tombe et son gardien, le petit angelot de stuc et la dalle de marbre noir… Nous avons tous besoin de repos… Les morts un peu plus que nous: Krämer, Thian, Cissou, Stojil… C'est un petit mort qui m'a passé la consigne ce soir-là, le plus petit d'entre les morts… disparu à la seule perspective de naître.

— Peu importe, d'ailleurs, là n'est pas la question… A vous parler franchement…

A me parler franchement, vous cherchez vos mots, monsieur le commissaire. Qu'avez-vous donc à m'annoncer? L'abomination des abominations? Cissou s'est pendu, le savez-vous? Mon enfant a renoncé, le savez-vous? Mon chien mord la poussière et maman se meurt d'amour pour l'inspecteur Pastor, le savez-vous? Si vous avez pis à m'apprendre, n'hésitez pas. Tapez fort, ça me distraira des cauchemars du Petit. Parce que le Petit est retourné en cauchemar, le savez-vous? Ses hurlements nocturnes hérissent la crinière du zèbre!

— Je vais prendre ma retraite, monsieur Malaussène.

— Où ça?

C'est la première question qui m'est venue. Tellement scié par cet ex-abrupto que je n'ai su que dire. La retraite… Doit-on présenter nos condoléances? Doit-on voter des félicitations?

Il s'autorise un très léger sourire.

— Dans un petit village de l'arrière-pays niçois qui porte votre nom, figurez-vous.

— Malaussène?

— Avec deux «s», oui. J'y suis né. Vous connaissez?

— Je ne suis jamais sorti de Paris.

— Un vœu?

— Une nécessité.

Avec maman qui cavale et Julie qui baroude, il faut bien que quelqu'un garde la boutique. Pas de renard sans terrier, et pas de terrier sans concierge.

— Ma femme et moi retournons à Malaussène, auprès de nos amis Sanchez, qui tiennent le café.

Son sourire le précède. Il y est déjà. Oui, il donnerait volontiers ses trois dernières journées de boulot pour ne pas avoir à m'annoncer la nouvelle qui le travaille.

— J'ai toujours aimé les abeilles, et ma femme a toujours adoré le miel.

Se peut-il qu'il m'ait fait venir pour m'entretenir de ses ruches?

— Mon successeur ne vous appréciera pas, monsieur Malaussène.

Bon. Ce n'est pas pour me parler de ruches.

— Il vous ferait incarcérer pour le tiers des motifs que je viens d'énoncer.

En somme, il me reste trois jours de liberté.

— Pas que ce soit un mauvais bougre, notez, mais c'est, comment dire? un fonctionnaire irréprochable. Dépourvu de romanesque à un point que vous n'imaginez pas.

Ses yeux planent un instant sur la verte prairie de son maroquin.

— Le romanesque, monsieur Malaussène… la morale de tous les possibles. Une aptitude à ne pas préjuger du crime d'après la gueule, à ne pas prendre des présomptions pour des preuves, à considérer que dix coupables en liberté valent mieux qu'un innocent en prison…

Il lève sur moi un regard de fin de carrière.

— Très controversé, chez nous, le romanesque.

Et cette information:

— Je connais très bien mon remplaçant.

Si j'en juge par le poids de ses paupières et le net accroissement de la lumière, cette connaissance doit lui peser.

— C'est mon gendre.

Allons bon. Ça marche comme ça dans l'administration? Elevage de dauphins? Népotisme? Le petit caporal distribuant ses duchés?

— Non, n'imaginez pas que j'y sois pour quelque chose. Un hasard de carrière. Enfin, je suppose… Peut-être la volonté secrète de s'asseoir dans le fauteuil du beau-père… Allez savoir… Depuis que M. Freud a distribué ce genre de cartes… Et le désir de grimper plus haut, bien sûr. La préfecture de police… le cabinet du ministre… Les glorieuses abstractions de l'altitude! C'est un polytechnicien, mon gendre…

La lumière s'accroît encore sous la pression de son pied.

— Mais, pour réaliser ce genre d'ambitions, il faut des résultats spectaculaires, dignes des honneurs de la presse.

Regard entendu.

— Or, vous et les vôtres, monsieur Malaussène, constituez une banque inépuisable de résultats télégéniques!

Bon. J'ai compris. Il prend sa retraite, il me laisse derrière lui, il se fait du mouron pour ma petite famille parce qu'il connaît trop bien la sienne. Pour un peu, il nous emmènerait butiner avec sa femme dans le village qui porte mon nom. C'est que nous avons tissé des liens, lui et moi, ces dernières années. Tous les pétrins dont il m'a sorti… toutes ces conversations à rhéostat… Et c'est vrai que j'ai fini par m'attacher à lui, moi aussi. Moi aussi, je me suis attaché à vous, monsieur le commissaire… Ce n'est pas parce qu'on n'a rien à lui dire qu'on peut se passer d'un confesseur. Je me suis attaché à ses questions, à son bureau, à son gilet, à sa silhouette, à son cheveu plat, à son front trop blanc. Je sais déjà que son départ creusera un trou dans mon décor.

Lente décrue de la lumière. Aimable pénombre.

— Café?

Va pour un petit rabe de café. La tasse de l'étrier. Je me suis attaché au café d'Elisabeth, aussi. A la ronde de la petite cuillère dans la mélodieuse porcelaine. Au silence de cette pièce. Aux rideaux tirés sur la bonté de cet homme. Voilà. J'ai pris plaisir à la fréquentation d'un commissaire, ne nous le cachons pas. Honte sur ma tête, joie dans mon cœur: j'ai aimé un flic! Preuve qu'il n'y a pas d'amour contre nature. Et son chagrin me peine.

— Mon gendre…, répète-t-il, comme s'il doutait encore de sa fille.

Il repose sa tasse. Il hausse la lumière. Il me regarde bien droit.

— Et il s'appelle Legendre, monsieur Malaussène! C'est vous dire vos chances, si vous tombez entre ses mains.

Va savoir pourquoi, cette tautologie, en effet, me glace le sang. Au point que j'improvise une défense panique.

— Enfin, ce n'est pas un La Herse ni un Sainclair qui peuvent aider à la carrière de votre gendre! Je ne les ai pas tués, tout de même! Ces broutilles…

Il m'interrompt de la voix et du geste.

— Ne vous faites aucune illusion, mon garçon, tout vous sera compté, absolument tout!

Silence. Puis, désolé:

— D'ailleurs, vous avez raison. Il ne s'agit pas de cela.

Un temps.

— Ecoutez-moi bien, maintenant.

J'écoute.

— Je vois se profiler à l'horizon une affaire épouvantable qui va défrayer la chronique et dont vous serez l'épicentre. Vous allez vous en mêler, en toute innocence, comme d'habitude. Mais cette fois-ci, je ne serai pas là pour la prouver, cette innocence. Ne protestez pas, je vous connais, c'est à peu près inévitable.

Il s'interrompt.

— J'aurais préféré que vous veniez avec Mlle Corrençon.

— Moi aussi.

Moi aussi, j'aurais préféré venir avec Julie… Mais qui a jamais tenu compte de nos préférences?

Il respire profondément. Il n'y tient plus.

— Benjamin…

Oui. «Benjamin». Il me prénomme! Et de me supplier, soudain, comme au seuil de l'Eternité.

— Je vais vous annoncer une nouvelle qui va vous bouleverser. Il faut pourtant me promettre de ne pas réagir. De laisser faire la police. Sinon…

Il s'interrompt. Explosion de lumière. Bureau a giorno. La moitié de son corps jetée sur moi.

— Promettez, nom de Dieu!

Je balbutie quelque chose qui doit passer pour une promesse, parce qu'il se rassied, malgré tout, dans la lumière aveuglante.

*

LUI: Je sais que Julie s'est rendue à l'hôpital.

MOI: …

LUI: Et je sais pourquoi.

MOI: …

LUI: Je sais autre chose, aussi.

MOI: …

LUI: …

MOI: …

LUI: Avez-vous reçu cette lettre?

*

Il me colle sous les yeux une feuille où tremblent des anglaises qui me sautent au visage.

J'ai cru bon garder pour moi mes inquiétudes… elles se sont malheureusement confirmées

Oui, nous avons reçu cette lettre, oui.

... le cas est si peu fréquent

La lettre de Matthias à Julie.

... pratiquer l'interruption dans la semaine qui vient.

Au mot près.

Je sais trop la vanité des mots de consolation

— Pourquoi possédez-vous le double de cette lettre?

— Ce n'est pas un double, monsieur Malaussène.

Il cherche ses mots.

— Matthias Fraenkhel en a envoyé onze, toutes semblables, à ses onze dernières patientes! Et toutes postées de Vienne. Le même jour.

Peut-être n'aurais-je pas dû vous laisser tant d'espoir

— Benjamin, il ne s'agit pas d'un avortement thérapeutique. Fraenkhel a décidé d'éliminer les enfants de toutes ses dernières clientes. Systématiquement. Fausses analyses. Echographies trafiquées. Des fœtus parfaitement normaux. On m'a apporté les preuves ce matin.

— …

— Et ces femmes avaient une telle confiance en lui… Aucune d'entre elles n'a douté une seconde. Les chirurgiens ont opéré de bonne foi. Sept avortements ont déjà eu lieu.

— Dont celui de Julie?

— Malheureusement, oui. J'ai appelé l'hôpital quand Caregga m'a dit que vous veniez seul. Le professeur Berthold avait déjà opéré.

*

La suite, il l'a hurlée dans le couloir. Je n'ai pas tout entendu. Il m'a ordonné de revenir, de ne pas m'en mêler. «Vous avez promis!» «Vous avez promis!» L'avenir, c'est la trahison des promesses, monsieur le commissaire, le dernier des députés et le meilleur des amis vous le confirmeront! J'ai avalé des couloirs et dévalé des escaliers, quelques flics se sont aplatis contre les murs, des dossiers se sont envolés, des têtes ont jailli, leurs portes ne s'étaient pas encore refermées que je sautais déjà par-dessus la Seine. Prenez un Malaussène, faites-lui mal, il court. Il pourrait réquisitionner un taxi, plonger dans le métro, s'accrocher à la queue d'un avion, non, il court! Il met le trottoir en branle, engloutit l'asphalte, fait défiler les balcons au-dessus de sa tête. Les passants qui se retournent l'ont déjà perdu de vue, les marronniers n'ont pas le temps de se compter… il court, Malaussène, il court le plus droit possible et saute le plus haut qu'il peut, les chiens le sentent passer au-dessus de leurs truffes et les flics ne le voient pas traverser les carrefours, il développe sa foulée parmi les coups de gueule et de klaxon, le hurlement de la gomme et la stridulation des sifflets, l'envolée des pigeons et le coulé des chats au dos creux, il court, Malaussène, et on ne voit pas trop qui pourrait courir plus vite, faire ainsi tourner le monde sous ses pieds, si ce n'est un autre Malaussène peut-être, un autre malheur en mouvement, et tout compte fait ils doivent être nombreux ces coureurs affligés, si on en juge par la rotation de la terre, car elle tourne sous les pieds de l'homme qui court, la terre, il n'y a pas d'autre explication… et ces idées rondes sont les seules qui puissent venir à l'esprit de l'homme qui court à la surface du globe, il court sur une boule qui tourne, l'homme, condamné au surplace, à l'idée circulaire, renvoyé aux origines par chaque pas qui le rapproche du but, car enfin quoi, Malaussène, par exemple, prenons Malaussène qui vient d'atteindre le boulevard de Sébastopol et qui le remonte d'un seul jet, cap sur l'hôpital Saint-Louis, c'est ça, prenons Malaussène, prenons-moi! Ne suis-je pas en train de courir vers le début de cette histoire? Vers cet instant où, penché sur le bureau de Fraenkhel, je lui demandais, l'œil en feu, de clarifier sa position vis-à-vis des propos de saint Thomas? «Mieux vaut naître malsain et contrefait que de ne naître point, c'est bien ce que vous avez dit, à cette conférence, non? Cette citation de saint Thomas, c'est bien ce que j'ai entendu? — Et c'est malheureusement ce que je crois, oui…» Alors… alors… alors comment se peut-il que Thomas se soit métamorphosé en Hérode, le sabreur d'innocents? Comment expliquer cela? Et pourquoi l'homme qui mit Julie au monde assassine-t-il l'enfant de Julie? Et que cette vie nous soit innocemment arrachée par les mains de Berthold à qui je dois ma propre résurrection! Berthold que j'entends encore me dire: «Un petit coup procréatif, Malaussène, vous me devez bien ça, merde!» Cours, Malaussène, la terre est ronde et il n'y a pas de réponse, il n'y a que les êtres, la seule réponse s'appelle Julie, il n'y a que Julie, Julie à l'hôpital, Julie le ventre vide, Julie à ramener à la maison, et depuis quand a-t-on besoin de réponses quand on court vers Julie? Celui qui court vers la femme qu'il aime, celui-là aussi fait tourner le monde!

26

— Vous l'avez laissée sortir seule?

Les talons de Silistri claquaient dans le couloir de l'hôpital.

— Elle avait dit qu'elle reviendrait, Joseph!

Silistri fonçait vers la salle d'opération. Les Templiers essayaient de suivre. Ils se défendaient comme ils pouvaient.

— Tu connais Gervaise! On peut pas imaginer qu'elle mente!

— Vous l'avez perdue de vue.

— On a cru qu'elle était allée acheter quelque chose à Mondine.

— Elle nous a dit: «je reviens tout de suite»!

— Oui. Et on vous l'a ramenée sur un brancard.

Quand Silistri parlait avec cette basse de broyeur, la peur faisait monter les voix autour de lui.

— Joseph, merde, on ne pensait pas qu'elle sortirait de l'hôpital!

— On pensait qu'elle était juste descendue à la boutique.

— Vous pensiez…

Silistri s'arrêta pile et plaqua les deux hommes contre le mur qui en résonna jusqu'au dernier étage.

— Si elle meurt…

Un index tapota l'épaule de Silistri.

— Si elle meurt, vous passez la main, inspecteur, c'est moi qui me les fais, ces deux connards.

Silistri ne se retourna pas. Il savait que l'index appartenait à deux bons mètres de costard croisé sur une voix d'enfant de chœur. Toussaint Pescatore. Ce qui se faisait de plus voyant en matière de maquereau, dans l'entourage de Gervaise. Une autre espèce d'ange gardien. Un peu désuet, peut-être: rayures, borsalino et chevalière. Du jeunot qui donnait dans la permanence des valeurs.

— Et c'est pas sûr que je vous épargne, si elle cane, Silistri.

Le dernier argument sous la pression d'un canon court, que les côtes de Silistri identifièrent en connaisseuses: Smith et Wesson. Ses doigts se relâchèrent au cou des Templiers. Silistri parla, toujours de la même voix basse, et toujours sans se retourner.

— Range ton outil de puceau, Pescatore.

Il y eut du mou dans le canon.

— Ou je te le confisque.

Smith et Wesson regagnèrent la chaleur de leur niche, sous l'aisselle du maquereau.

— Et maintenant casse-toi.

Là, ce fut moins facile.

— On peut savoir qui gardera la piaule à Mondine, si, mon équipe et moi, on se tire?

Les flics regardèrent dans la même direction. Trois autres jeunots à l'œil aigu égrenaient leurs chapelets devant la porte de Mondine, abandonnée par les Templiers. Fabio Pasquetti, Emilio Zamone, Tristan Longemain, les trois gâchettes de Pescatore. Les anges noirs de Gervaise.

Silistri ébaucha un sourire conciliant.

— Tu as raison, Pescatore, on est vraiment mauvais, sur ce coup.

Sans modifier son sourire, il laissa jaillir sa main gauche par en dessous et broya du mou dans l'entrejambe du mac.

— Braque-moi encore une fois, mon petit Toussaint…

Vert pâle, les murs du couloir, vert pâle le visage du petit Toussaint.

— Sors ton feu encore une seule fois, fils de pute, et je te les arrache.

— Dans ce cas, ne comptez pas sur moi pour les lui recoudre!

Berthold avait aboyé ça à leurs oreilles. Malgré la surprise, Silistri ne lâcha pas son étreinte.

— Chaud devant! insista le chirurgien. Lâchez cette paire de couilles, bougre de con, vous allez l'asphyxier!

Les lèvres du mac viraient au bleu cobalt. Ses larmes coulaient.

— Vous voyez pas qu'on a du monde?

Berthold montrait la double porte du bloc opératoire qui venait de s'ouvrir sur une civière pneumatique poussée par une infirmière blanche et noire. Gervaise y gisait, rose et blanche. Elle semblait jouir d'un repos pris ailleurs, loin de son visage, une moue sceptique aux lèvres, vaguement amusée, mélange de surprise et d'acceptation.

Silistri ouvrit sa main.

Les larmes de Pescatore refluèrent.

— Qu'est-ce qu'elle a? demandèrent les deux hommes.

— Elle dort, voilà ce qu'elle a. Et maintenant taillez la route. Mon hosto n'est pas un ring pour flicards et malfrats.

Silistri n'éleva pas le ton.

— Ne me faites pas trop chier, docteur. Dites-moi exactement ce qu'elle a.

Berthold le considéra sans émotion.

— On voudrait me faire un serre-couilles à moi aussi?

Avant que Silistri ait pu réagir, Berthold lui retroussait la paupière et lui examinait le blanc de l'œil.

— Elle a la même chose que vous, exactement. Elle tombe de sommeil, voilà tout.

— Rien de cassé?

— Un gros hématome sur le cul, rien d'autre. Elle s'est endormie en plein vol et ça l'a sauvée. Elle est retombée comme dans un rêve, mollement, sur le store du fleuriste d'abord, sur le toit et le capot d'une voiture en stationnement ensuite. Par terre, elle dormait déjà. Ni plus ni moins.

Il les écarta du bras et fit signe à la civière de le suivre.

La suite eut lieu à grandes enjambées.

— Qu'est-ce que vous allez en faire?

— Trois jours de sommeil et d'observation Ne jamais perdre la tripaille de vue dans ces cas-là. Risque d'hémorragie interne.

— Quelle chambre?

— A côté de Mondine. Va falloir vous activer du chapelet, messieurs! Double ration de Pater et d'Ave!

Dans la chambre où Pescatore et Silistri avaient suivi Berthold, l'infirmière rabattit drap et couverture, Gervaise s'éleva dans l'espace pour épouser le lit en douceur, tout cela en un seul et même mouvement de Berthold, presque une chorégraphie, et Silistri sentit sur sa propre peau la fraîcheur du drap qui retombait sur le corps de Gervaise.

— Vous feriez bien d'en faire autant, conseilla Berthold à Silistri. Dans l'état d'épuisement où vous êtes, vous allez descendre le premier venu. Vous êtes marié?

Sans saisir la transition, Silistri répondit par l'affirmative.

— Alors une bonne pipe et une couette par-dessus, ça vaut tous les somnifères.

Sitôt dit, sitôt sorti de la chambre. Pescatore et Silistri l'entendirent claironner dans la chambre de Mondine.

«Comment ça va, mon tout petit?

— Ça tire sur les coutures, professeur…

— Bon signe, c'est la viande qui se réveille!»

La porte de Mondine claqua.

Pescatore et Silistri s'abandonnèrent au même silence. Le drap glissa. Un rayon de soleil caressa le bras nu de Gervaise. Toutes les couleurs du spectre y déployaient un arc-en-ciel extraordinairement lumineux. Silistri crut à un mirage, d'abord. Pescatore le détrompa.

— C'est sa palette, expliqua-t-il. Elle s'est tatoué toutes les couleurs du monde sur son bras.

Pescatore ouvrit la main de Gervaise.

— Et elle les a résumées sur le gras de son petit doigt. Regardez.

Oui, Gervaise avait tatoué le ciel sur la pulpe de son petit doigt gauche. Une minuscule cocarde que Silistri n'avait jamais remarquée.

— C'est là qu'elle choisit ses nuances, continua Pescatore. Tu veux que je te montre?

Le jeune mac avait déjà ouvert sa chemise. Saint Michel terrassait un dragon sur toute la largeur de sa poitrine.

— Domenico Beccafumi, lâcha Pescatore sobrement. Santa Maria del Carmine. A Sienne. Un caïd du maniérisme… 1530, par là.

Silistri remonta le drap de Gervaise et alla fermer les rideaux de la chambre.

— Moi aussi, je suis de Sienne, continuait Pescatore dans la pénombre. Ma mère m'emmenait voir saint Michel, quand je faisais le con.

Silistri laissait dire. Il ne croyait pas à la piété des maquereaux. Et pourtant, il arrivait qu'un maquereau rencontrât une Gervaise et se métamorphosât en chef-d'œuvre.

— Excusez-moi, pour tout à l'heure, inspecteur, j'étais plus moi-même.

Des excuses… C'était le but de ce détour biographique. Silistri les accepta.

— Vous êtes un peu rital, vous aussi, non?

— Si on veut. Un Rital des Antilles, mâtiné d'Alsacienne.

Pescatore hocha gravement la tête.

— C'est le bâtard qui fait l'homme, dès qu'on y pense. Le métis, c'est le croisé de l'avenir…

Pescatore, visiblement, pensait.

Silistri s'accroupit au chevet de Gervaise. Il lui dit ce qu'il était venu lui dire:

— Pour la photo de Cissou, Gervaise, je sais qui l'a prise et je sais quand. Je ne sais pas pourquoi mais je le saurai. Ça peut avoir un rapport avec notre collectionneur: je vais lui en toucher un mot dès ce soir.

Gervaise recevait-elle son courrier? Son visage ne manifesta aucune émotion. Elle donnait vraiment l'impression de douter de tout, et d'accepter ce doute avec une sorte d'indifférence amusée. Silistri ne lui connaissait pas cette expression.

— Vous feriez mieux de pioncer une heure ou deux avant de cuisiner quelqu'un, intervint Pescatore. Le toubib a raison, nerveux comme vous êtes, vous allez droit à la bavure.

Silistri leva les yeux vers le mac.

— Croyez-en mes couilles, insista Pescatore.

Silistri allait le remercier, s'excuser, même, peut-être. Mais un bruit de cavalcade dans le couloir, un prénom hurlé et le vacarme d'une chute les précipitèrent tous les deux sur la porte.

Les Templiers de Silistri et les anges noirs de Pescatore plaquaient un homme à terre, bras et jambes écartelés, leurs quatre revolvers pointés sur une tête qui hurlait un prénom de femme.

— Juuuuulie!

Le professeur Berthold jaillit à son tour de la chambre de Mondine, bouscula flics et voyous, releva leur prisonnier par les pans de sa veste et le maintint devant lui.

— Qu'est-ce que vous foutez ici, Malaussène? Et qu'est-ce qui vous prend de gueuler comme un veau? Vous ne trouvez pas que vous m'avez assez emmerdé comme ça? Dès que vous entrez dans cet hôpital, c'est un carnage!

— Où est Julie? J'ai ouvert toutes les portes, je ne l'ai vue nulle part! Qu'est-ce que vous avez fait de Julie?

— Elle est aussi dingue que vous, votre Julie, elle s'est tirée après l'opération, dès que j'ai eu le dos tourné!

— Et vous l'avez laissée partir? Vous l'avez laissée partir? Mais vous êtes encore plus con que votre légende, Berthold! C'est pas possible! Où est-elle allée?

— Chez vous! Elle est rentrée chez vous! Où voulez-vous qu'elle aille?

— Seule? Dans l'état où vous l'avez mise?

— Mais non, pas seule! Ce con de Marty a foncé derrière elle quand je lui ai dit qu'elle s'était barrée! Il doit jouer les saint-bernard, à l'heure qu'il est. Je serais vous, Malaussène, je me précipiterais, ça sent la piaule!

— Vous n'êtes qu'un videur d'huîtres, Berthold, c'est pas le bistouri, votre outil de travail, c'est la petite cuillère! Un jour vos conneries vous retomberont sur la gueule et vous vous retrouverez à la porte d'une brasserie à cureter les oursins, c'est ça votre vraie vocation!

Berthold hésita une seconde, puis, comme on renonce à tout, il poussa un profond soupir et rejeta le nommé Malaussène dans les bras d'où il venait de le sortir.

— Vous aviez raison, les gars, descendez-le. Ensuite, entretuez-vous. Dès que ça cessera de tirer, je convoquerai les serpillières.

27

Julie était rentrée à la maison, oui, mais la tribu l'avait enlevée. Jérémy et sa bande la couvaient dans leur tanière. Julie jouait la Belle Endormie dans le ventre du Zèbre. Ils lui avaient confecdonné un lit à baldaquin au beau milieu de la scène. Un grand lit carré, bordé de toile blanche, comme dans la chanson. Et quatre bouquets de pervenches, je n'invente rien. Une cascade de tulle tombait de la nuit des cintres pour s'évaser en bouillonnant autour du lit. L'ensemble, immaculé, rutilait doucement dans la pénombre. Tout autour de la scène, sur des cordes à linge, séchaient des photos de ce lit blanc tombé du ciel: la ronde des anges saisie par l'œil de Clara. Julie dormait. Les sentinelles veillaient dans les coulisses. Julius le Chien, transbordé lui aussi dans son hamac, croquait l'ombre toutes les trois minutes.

— On a pensé que vous seriez mieux avec nous, Ben, pendant que Julie fait son travail de deuil.

Son «travail de deuil»… J'ai regardé Jérémy. Décidément, ce môme attrape les jargons comme d'autres chopent les microbes.

— Le docteur Marty est d'accord. Suzanne a décidé de fermer le Zèbre aussi longtemps qu'il le faudra. Hein, docteur, que vous êtes d'accord?

Marty a confirmé:

— Et je suis d'accord aussi pour parler seul avec ton frère. Retourne à tes affaires, Jérémy.

Marty… le seul homme au monde devant qui Jérémy s'incline sans ausculter les fondations de l'obéissance.

Tout de même, juste avant de sortir, il a dit:

— Je voudrais pas abuser, docteur, mais quand vous en aurez fini avec Ben, ce serait gentil à vous d'aller voir maman.

Marty a levé les yeux de l'interrogation.

— Elle mange plus, a expliqué Jérémy. J'ai fait ma corvée de chagrin auprès d'elle, aujourd'hui, j'ai rien pu lui faire avaler.

— Qu'est-ce qu'elle a, d'après toi? a demandé Marty.

— Le cœur, docteur. Pas la pompe, le vrai. Nous autres on n'ose pas lui poser des questions. C'est trop personnel. Mais, vous, c'est autre chose, vous, elle s'en fout, elle vous répondra peut-être…

Marty a promis. Jérémy est sorti.

Nous nous sommes assis sur l'avant-scène, Marty et moi. Nous avons laissé nos pieds tremper dans le vide du cinéma. Le grand silence a fait les premiers pas. Puis Marty a dit:

— Julie sera sur pied demain. Aucun risque d'infection avec Berthold.

J'ai pensé: «Avec Fraenkhel non plus, nous ne courions aucun risque», mais je me suis abstenu. Nous entendions la respiration paisible de Julie et les claquements ivoire de Julius. Les photos gouttaient dans une légère odeur de révélateur.

— Il ne faut pas que vous vous racontiez d'histoire, Malaussène. Vous n'y êtes pour rien. L'enfant ne vous a pas été enlevé parce que vous lésiniez sur la paternité.

J'ai regardé Marty.

Il m'a regardé.

— Je suis sûr que vous vous racontez ce genre de trucs.

Difficile de le contredire. Nous avons reporté nos regards sur les sièges du cinéma.

— Quant à Fraenkhel…

Je n'avais guère envie d'entendre parler de Matthias Fraenkhel.

— Il ne peut pas avoir fait ça.

Mais je n'avais pas envie non plus de voir partir Marty. Je l'ai donc écouté me dire toute l'estime qu'il portait au bon docteur Fraenkhel. Qui avait été son professeur, rue des Saints-Pères, un des rares êtres humains qu'il eût rencontrés sur son chemin d'Hippocrate, une bonne raison de devenir médecin.

— Nous sommes tous des mécaniques sociales, comparés à Fraenkhel. Quand je dis nous, je parle du corps médical tout entier. C'est à des médecins comme lui que nous devons le peu d'humanité dont nous sommes capables avec nos patients.

L'humanité de Matthias Fraenkhel… Je me suis autorisé une discrète objection:

— Il a tout de même écrit ces onze lettres…

Marty a hoché la tête.

— Je sais. Nous en avons parlé avec Coudrier, au téléphone, et avec mon ami Postel-Wagner, le médecin légiste. Postel-Wagner aussi a été l'élève de Fraenkhel. Il est comme moi. Il ne comprend pas.

Dans le silence qui a suivi, j'ai demandé:

— Est-ce qu'un médecin peut devenir fou? Pour cause de métier, je veux dire…

Il a réfléchi.

— Nous sommes tous un peu cinglés, dans la profession. Soit que la douleur nous attire, soit qu'elle nous révolte. Dans les deux cas, nous finissons par préférer la maladie à nos malades, c'est notre forme de folie… avec Berthold comme point culminant. Dans le duel permanent que se livrent l'investigation clinique et l'émotion humaine, la seconde ne peut pas gagner. Elle emporterait le médecin avec son malade. Certains renoncent à soigner par excès de compassion… J'en ai vu. Postel-Wagner s'est reconverti dans la médico-légale. Il affirme que c'est le meilleur observatoire pour veiller sur les vivants. J'en connais aussi qui spéculent sur la douleur en connaissance de cause: ceux-là deviennent de gros contribuables. Mais, pour la plupart, nous faisons ce que nous pouvons, nous craquons, nous remontons la pente, nous craquons de nouveau, et nous vieillissons. Nous ne sommes pas très sympathiques. Nous perdons notre gaieté factice de carabins. Pas par compassion. Par épuisement… La maladie, c'est le rocher de Sisyphe. Seulement, on ne peut pas imaginer Sisyphe heureux contre une sclérose en plaques.

Nous parlions au brouillon, comme deux comédiens en quête des mots justes, devant la salle qui va bientôt se remplir.

— C'est peut-être ce qui est arrivé à Fraenkhel, dis je.

— Quoi donc?

— Un coup de grisou. Une émotion trop forte…

— Peut-être…

Oui, sous le coup d'une émotion violente, Fraenkhel s'était peut-être attribué le rôle que je faisais semblant de jouer depuis la grossesse de Julie. A quoi bon naître, vu l'état de l'homme et la santé du monde? Un retour de flamme adolescent, d'autant plus ravageur qu'il aurait été plus longtemps contenu… et le voilà qui se met à interrompre en chaîne les enfants à venir.

Marty restait sceptique.

— Je ne vois pas ce qui aurait pu provoquer une pareille mutation chez un homme comme lui. Il n'aimait vraiment pas la mort.

Il y eut un silence. Puis Marty lâcha une formule qui sonna comme une épitaphe:

— Sa vie, c'était la vie.

Dieu sait que je n'avais pas envie d'entendre ce genre de choses, si près de Julie à qui Matthias venait justement de voler une raison de vivre… Mais je me suis rappelé tout à coup l'irruption de Clara dans notre chambre, ce matin, après le départ de Julie et avant l'arrivée de l'inspecteur Caregga. «Benjamin, Benjamin, le Petit a fait un rêve épouvantable! — Assieds-toi, ma Clarinette, calme-toi, de quoi a-t-il rêvé? — De Matthias!» Le cœur de Clara en bondissait encore. Le Petit avait vu Matthias s'avancer vers lui dans l'allée centrale du Zèbre, couvert de sang, les yeux écarquillés, candeur effrayante, apparition de l'Innocence martyre… non pas l'image de la douleur, mais la Douleur personnifiée. Je connaissais bien cette expression chez Matthias Fraenkhel, c'était celle que je lui avais vue moi-même le jour de cette conférence où la grande fille enceinte lui avait lancé un mou de veau qui s'était écrasé contre sa poitrine. Le rêve du Petit était une vision authentique. J'entendais encore le mou de veau passer au-dessus de ma tête en un sifflement spongieux. C'était tout de suite après que Matthias eut cité la phrase de saint Thomas: «Mieux vaut naître malsain et contrefait que de ne naître point.» J'entendais le hurlement de la fille: «Tiens, en voilà du contrefait, eh, connard!» Je revoyais le regard de Matthias ensanglanté. Matthias qui s'était avancé vers le Petit, cette nuit, droit venu de ce moment-là. Il prononçait mon nom en marchant. «Il t'appelait, Benjamin. Le Petit dit que Matthias t'appelait.» Matthias marchant dans la tête du Petit, couvert de sang, tordu par les rhumatismes… victime inachevée… douleur qui s'excuse… et m'appelant, moi… moi…

Il a fallu que j'entende la voix de Julie pour revenir ici et maintenant.

— C'est toi, Benjamin? Avec qui parles-tu?

Nous nous sommes retournés, Marty et moi.

*

Elle n'avait pas dit un mot en arrivant au Zèbre. Elle s'était laissé déshabiller et coucher sans protester dans le grand lit carré, elle s'était laissé border comme l'enfance. Tandis que tout le monde quittait la scène sur la pointe des pieds, elle avait retenu Suzanne. Suzanne s'était assise au bord du lit, avec cette patiente pesanteur de qui attend une confidence. Mais Julie lui avait juste raconté son entrevue avec Barnabé. Son refus de voir projeter le Film Unique. Elle avait demandé à Suzanne de convoquer le collège des cinéphiles pour le soir même. «Barnabé viendra. Il y aura probablement une décision à prendre.» Et elle s'était endormie. Après le départ de Marty, elle ne me parla pas davantage. Ni de l'enfant, ni de Matthias, ni de Berthold. Pas un mot. Le silence de Julie, c'est la guérison de la bête. L'âme gîte. Le cœur dégorge. Le cerveau colmate. «Après la mort de mon père, je n'ai pas prononcé un mot pendant six mois.» Avis aux amateurs de chagrin: il serait malvenu de consoler. A la rigueur, être là. S'étendre et attendre. C'est ce que j'ai fait. Je me suis allongé près d'elle. Elle a posé la tête sur mon épaule. Nous nous sommes endormis.

*

Pour nous réveiller quelques heures plus tard dans un cercle de regards attentifs. La tribu Malaussène et les allumés du cinématographe nous entouraient. Du gros Avernon (la pythie du plan fixe) jusqu'à Lekaëdec (le Saint-Just du travelling), pas un ne manquait à l'appel. Assis autour de nous, droits sur leurs chaises, les blanches photos du lit déployées dans leur dos, ils nous fixaient sans broncher. C'était comme ouvrir l'œil dans la couveuse des anges! Notre lit trônait sur une estrade d'ombre, mais les projecteurs dardaient sur chacun d'eux une lumière de vitrail. J'ai donné un discret coup de coude à Julie. Comme si j'avais déclenché un signal, le tulle s'est soulevé par saccades, libérant le lit dans un criaillement de poulie. Un cône de lumière pailletée tomba des nuées pour nous mettre sous cloche.

La mise en scène selon Jérémy…

Julie s'est redressée, toute blanche dans la chemise de nuit de Suzanne. Sa crinière vénitienne honorée par la pluie des paillettes et le poids de ses seins qu'un sillon de sueur collait à la toile de lin modifièrent la nature du silence.

Elle eut un sourire.

— Décidément, tu es le roi du kitsch, Jérémy. A côté de toi, Walt Disney est un apprenti.

Il y eut quelques rires, dont celui de Jérémy aux oreilles soudain phosphorescentes, puis Julie entra dans le vif du sujet. Elle remercia les séraphins du Cinéma d'être venus si vite et leur exposa brièvement son entrevue avec Barnabooth l'escamoteur, petit-fils du vieux Job et de Liesl, résolument hostile à ce que le Film Unique de Job fût projeté, même une seule fois.

— A quel titre, cette censure? demanda Lekaëdec.

— C'est ce que vous lui demanderez quand il arrivera, répondit Julie.

Mais ce n'était pas aussi simple qu'elle le pensait.

— Je ne vois pas l'utilité d'une pareille entrevue, objecta Lekaëdec. Cette projection regarde le vieux Job, non? Il s'agit de son film, n'est-ce pas?

— Pour une fois Lekaëdec a raison, gronda Avernon. On ne va certainement pas se laisser baver sur les rouleaux par un héritier.

— Le fait est qu'il n'y a pas d'art moins généalogique que le cinématographe, fit observer Suzanne.

— Les réalisateurs qui comptent vraiment n'ont jamais produit de dynasties à la Bach, à la Strauss…

— A la Bruegel…

— A la Dumas…

— A la Debré…

— A la Leclerc…

— A part les Tourneur, peut-être, ou les Ophüls, non?

— C'est l'exception qui confirme la règle.

— Il n'y a que les acteurs pour se reproduire!

Le débat était engagé. Julius le Chien distribuait les temps de parole. Trois minutes par tête.

— Un film unique! Un homme brûle sa vie aux sunlights d'un film unique et on laisserait son héritier en confisquer les bobines?

— Et quel héritier! Le négateur d'un siècle d'images!

— Si ce Barnabooth a un compte à régler avec le cinématographe, ce n'est pas au vieux Job d'en faire les frais.

— Et s'il a un compte à régler avec le vieux Job, ce n'est pas au cinéma de morfler.

A chaque tour de piste, la pression montait d'une octave.

— C'est la vie même, le cinéma! Le petit-fils veut tuer le grand-père, ou quoi?

— Vous imaginez Mizoguchi avec un héritier?

— Welles avec une descendance?

— Et Capra?

— Et Fellini?

— Et Godard? Vous voyez un héritier confisquer les films de Godard?

— Pas de blasphème, Avernon!

Tout à coup, je me suis vu à la place de l'héritier en question, le Barnabooth qui, d'ici peu, allait pénétrer dans l'arène pour se retrouver face à la meute cinéphile. Ça m'a fait du bien. C'était un de ces moments où, malgré nos tourments intimes, nous sommes secrètement contents de ne pas être l'autre. C'est ainsi que se tissent les deuils. Petits instants de félicité entre les assauts du désespoir, un point à l'endroit un point à l'envers, jusqu'au bonheur retrouvé d'être soi… Oui, ce doit être ça, après tout, le bonheur: la satisfaction de ne pas être l'autre.

J'en étais là de cette généreuse réflexion, quand l'«autre» s'est manifesté, justement. En frappant à la porte du Zèbre, comme l'avait fait maman quelques semaines plus tôt. Mais cette fois-ci nous savions qui nous attendions, et avec tous nos yeux! Ses coups ne couvrirent pas l'ardeur des conversations. Seule Suzanne l'entendit.

Elle leva la main.

— Le voilà.

La nouvelle installa un silence d'embuscade.

On frappa de nouveau.

Jérémy claqua des doigts.

La scène fut instantanément plongée dans l'obscurité. Seules les veilleuses luisaient dans la salle.

— Vas-y, Clément! souffla Jérémy.

Clément courut silencieusement à la porte.

Les yeux de Julie en brillaient presque dans la pénombre. A quoi allait-il ressembler, ce souvenir d'enfance? Qu'était-il devenu, le Barnabé du pensionnat, l'amant originel des grottes du Vercors, le candidat à la transparence des salamandres, le négateur d'un siècle d'images? Evidemment, ce n'était pas Julie qui se posait ces questions, c'était moi. Tout ce que je savais de ce Barnabé, c'est qu'il avait eu quinze ans à ma place.

Clément était arrivé à la porte. Il regarda Jérémy qui se tenait un bras levé, debout sur l'avant-scène.

Jérémy abaissa son bras.

Les veilleuses s'éteignirent et le feu croisé de deux projecteurs saisit la porte au moment où Clément l'ouvrait en se plaquant contre le mur. («On va le faire apparaître, l'escamoteur», avait décidé Jérémy.)

Rien du tout. La porte s'ouvrit sur une silhouette qui porta une main à son visage, et l'autre à son cœur.

Deux détonations retentirent.

Les projecteurs explosèrent.

Cela fit une pluie d'étincelles dans la nuit du cinéma.

Une seconde plus tard, quand Suzanne eut rallumé la salle et la scène, un grand brun au regard fou se tenait debout à l'autre bout de l'allée centrale. D'une main, il tenait un flingue braqué sur nous. De l'autre, il plaquait contre sa poitrine un Clément qui lui servait de bouclier.

28

Silistri sentait le cœur du garçon battre contre la paume de sa main. Il vit une scène, un lit, un cercle de visages blêmes autour du lit, un gamin pétrifié sur l'avant-scène et, parmi les draps défaits du lit, une Desdémone qui jetait sur lui des regards d'Othello, crinière en feu, réellement prête à bondir. Malaussène se tenait à côté d'elle. En retrait. Silistri pensa aussitôt: «Théâtre. Une répétition. Merde, je suis tombé dans une de leurs répétitions.» Il se dit aussi: «Berthold et Pescatore avaient raison, je vais finir par flinguer quelqu'un.» Le cœur affolé du jeune homme cognait jusque dans la poitrine de Silistri. L'inspecteur libéra son prisonnier et rengaina son outil. Le jeune homme demeura debout devant lui.

— Ça va? demanda Silistri.

Le jeune homme ne répondit pas.

— Oh! ça va?

Silistri prit la tête du jeune homme dans ses mains. Il le gifla doucement.

— Excusez-moi… les projecteurs… ils m'éblouissaient…

«Tu parles d'une explication rassurante, pensa-t-il en même temps. Si on devait tirer sur tout ce qui vous éblouit.»

— Inspecteur Silistri… je suis de la police… ça va mieux?

— Un flic? Le roi de la bavure, alors! s'écria le gamin debout sur l'avant-scène.

— Jérémy, tais-toi!

L'ordre avait claqué sec dans la bouche de Desdémone. Le gamin la ferma aussitôt. Silistri reconnut en lui le genre de petit emmerdeur qu'il était au même âge. «Jérémy Malaussène», pensa-t-il.

— Rejoignez la scène, dit-il au jeune homme. Je vous suis.

Elle lui parut longue, la traversée du petit cinéma. Grimpé sur scène, il renouvela ses excuses. Devant Suzanne, qui s'était présentée, il bafouilla:

— Vous me direz ce que je vous dois… pour les projecteurs… enfin… je veux dire…

Une voix sèche l'interrompit.

— La police? Qu'est-ce que vous nous voulez, encore?

Ce n'était pas Desdémone, c'était une grande fille toute en os, cette fois-ci. Vu la description que lui en avait faite Gervaise, Silistri supposa que cette voix de procès-verbal appartenait à Thérèse Malaussène.

— Je voudrais poser quelques questions à M. Clément.

Silence.

— M. Clément Clément, précisa Silistri.

Aux regards qui convergèrent sur lui, Silistri sut que le Clément en question n'était autre que son bouclier au cœur battant.

— C'est vous?

Il hésita une seconde. Tout à coup, il se dit qu'il n'avait rien à glaner ici, qu'il se trouvait en terre d'innocence. Rien à voir avec les filles mortes. Mais la machine, en lui, était lancée.

— Juste deux ou trois questions, vraiment. Excusez-moi encore pour tout à l'heure.

Il choisit de ne pas isoler Clément. De l'interroger publiquement. Cela aussi, il devait se le reprocher, par la suite.

— Connaissez-vous cette jeune femme? demanda-t-il en exhibant une photo de Mondine.

Jérémy jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule de Clément, mais se retira vivement.

— Vous pouvez regarder aussi.

Silistri tendit la photo à Jérémy.

— Regardez et faites circuler.

Puis, à Clément:

— Vous ne la connaissez pas?

Clément fit non de la tête. La photo passait de main en main. Personne ne connaissait Mondine. Silistri n'en fut pas surpris. Julius le Chien claqua des dents. Silistri lui jeta un regard incrédule, puis, de nouveau à Clément:

— Et celle-ci?

C'était une photo de la petite rousse. Pas à l'état de cadavre bouilli. Un agrandissement de son passeport, trouvé au domicile de son employeur.

— Non, fit Clément, non, je ne la connais pas…

Silistri la tendit à Jérémy.

— Faites tourner.

La petite rousse s'offrit un tour de piste en pure perte. Elle ne pratiquait pas le même genre de théâtre.

— Et cette photo, ça vous dit quelque chose?

Le peu de couleur regagné par Clément disparut instantanément de ses joues. Silistri regretta aussitôt. Son enquête n'y gagnerait rien, il le savait.

— Réfléchissez bien.

Clément n'arrivait pas à dépêtrer son regard de l'entrelacs des rues qui sillonnaient le buste sans tête de Cissou la Neige, là, entre ses doigts. Quand Jérémy voulut prendre la photo à son tour, Clément la retint convulsivement. Silistri ordonna:

— Faites passer.

Tout en se demandant encore: «Qu'est-ce que je suis en train de faire?»

— Alors, ça vous dit quelque chose?

«Je n'ai pas besoin de cet aveu», se répétait-il.

— C'est des tatouages! s'exclama Jérémy Malaussène. C'est Belleville!

— Vous connaissez? insista Silistri, sans lâcher Clément des yeux.

«A leur âge, je ne faisais pas de théâtre, pensa-t-il dans une bouffée de colère, à leur âge je fauchais des bagnoles. Je fauchais des bagnoles mais je ne photographiais pas de cadavres.»

— C'est le corps de M. Beaujeu, précisa Silistri. Cissou la Neige, si vous préférez.

A sa troisième DS-19, le père Beaujeu avait flanqué la branlée de sa vie au petit Silistri.

— Pourquoi avez-vous pris cette photo?

Silistri devait sa vocation de flic à cette raclée salutaire. Epuisé, tout à coup, il décida de laisser parler la machine.

— Article 225 du Code pénal, récita-t-il, paragraphe 17: toute atteinte à l'intégrité du cadavre, par quelque moyen que ce soit, est punie d'un an d'emprisonnement et de 100 000 francs d'amende.

La photo passait de main en main.

— Pourquoi avez-vous pris cette photo et pourquoi l'avez-vous vendue?

On ne pouvait même plus parler de silence. Ni d'immobilité. Un théâtre de statues.

— Je crois savoir, ajouta-t-il en s'adressant à la tribu Malaussène tout entière, je crois savoir que vous étiez la seule famille de Cissou la Neige…

Et soudain, dans la douleur générale, il sut ce qu'il allait en faire, lui, Silistri, de la photo du père Beaujeu! Une telle révélation, qu'il en chancela. Pour un peu, il aurait fichu le camp immédiatement, il se serait rué chez Titus pour lui exposer son idée. Il resta, pourtant. Quelque chose, en lui, s'acharnait sur ce gosse qui, en fait de cadavre, se décomposait sous ses yeux.

— Vous êtes entré dans sa chambre peu après son suicide. Vous en êtes ressorti sans prévenir personne pour aller chercher un appareil-photo. Vous êtes revenu et vous l'avez photographié sous tous les angles. Une heure plus tard, à quinze heures trente, vous avez négocié les clichés à l'agence Photem auprès d'un ami.

La photo passait de main en main. Julius le Chien avait beau claquer des mâchoires, les horloges n'ont jamais arrêté le temps. Brusquement, Silistri changea de ton.

— Vous ne serez pas poursuivi, dit-il doucement. Je veux juste partir d'ici en sachant pourquoi vous avez fait une chose pareille.

Immobilité. Silence. Et du temps… du temps. Et les regards refermés sur Clément Graine d'Huissier. Puis, parce que la photo aboutissait entre ses doigts, la voix chaude d'une jeune femme au visage ovale s'éleva, oui, une voix ronde dans un visage ovale, qui déclarait:

— Moi, je sais.

«Clara Malaussène», pensa Silistri.

Clara avait rompu le silence et l'immobilité. Elle était venue près de Clément. Elle tenait son nouvel appareil-photo à la main. Elle avait juste dit:

— Oh! Clément…

Sans élever le ton. Mais en allant chercher ce prénom au fond d'une douleur stupéfaite, ce prénom si lourd à remonter à la surface.

— Oh! Clément…

Elle avait ouvert le boîtier de l'appareil, elle en avait extrait la pellicule. Elle disait à l'inspecteur avec un pauvre sourire d'excuse:

— C'est pour pouvoir m'offrir cet appareil, qu'il a fait ça.

Elle dévidait la pellicule qui s'entortillait à ses pieds. Quand l'appareil fut vide, elle le colla entre les mains de Clément.

— Va-t'en.

Sans élever la voix.

— Va-t'en vite, maintenant.

Elle-même quitta la scène en décrochant toutes les photos du lit blanc.

*

Dehors, l'appareil photographique explosa contre le mur du Zèbre. D'un coup de pied Clément envoya ses restes traverser le boulevard. Un convoi de fruits et légumes venu de Rungis pour le marché du lendemain tenta de les agglomérer à l'asphalte. Puis le jet d'une voiture verte projeta la galette métallique dans la saignée du trottoir. La mise en bière proprement dite eut lieu dans une bouche d'égout, au coin de la rue Ramponeau, sous la bruyère d'un balai phosphorescent.

Clément fuyait. Il ne se souciait d'aucune destination, il fuyait dans la nuit, cassé de chagrin, de rage et de honte. Un fuyard expressionniste qui projetait sur les murs une ombre de sycophante. Le Maudit de Fritz Lang, le Mouchard de John Ford, Clément fuyait dans un aveuglant tintamarre d'images accusatrices, il poussait les portes de la nuit, poursuivi par les mains détruites de Raymond Bussières: «Regarde mes pognes, mon p'tit gars, t'es rien qu'un dégueulasse…» Et il entendait gémir en lui la voix de Sénéchal avec les accents de Reggiani: «Je voudrais pas être un dégueulasse.» Mais Clément avait trahi un mort, et dégueulasse il l'était bien plus que Sénéchal ou Gypo qui n'avaient après tout balancé que des vivants, à la guerre comme à la guerre… Clément fuyait comme un pilleur de sépulture poursuivi par la malédiction de la momie. Dans leur fureur vengeresse les pharaons lui dépêchaient les plus mauvaises images de sa mémoire pelliculaire: un vent de sable où se découpait l'ombre du ventilateur, la démarche grotesque de Christopher Lee, la courte résonance des studios où l'on prétendait enfermer le désert, et lui-même, Clément, détalant dans un short monstrueux et sous un casque de carton bouilli… Il était le monstre absolu, l'objet d'un opprobre universel et millénaire. Les derniers volets de Belleville se fermaient sur son passage. Il fuyait comme on s'efface. Il ne remettrait plus jamais les pieds dans le quartier de son bonheur. «C'était par amour! hurlait-il dans le silence de son crâne. Par amour!» Il sanglotait dans sa fuite, «par amour», répétait-il, et les images y gagnaient en qualité: la caméra de Grémillon et la voix de Charles Vanel, Le ciel est à vous! Clément fuyait en hurlant son amour pour Madeleine Renaud et que le ciel était à eux, à Clara et à lui, mais non! trop de différence! trop de différence! Clara l'avait chassé pour cause de différence radicale! Il était l'enfant aux cheveux verts! le cœur broyé d'Elephant Man! Il n'avait rien à espérer! Jusqu'où Clara serait-elle allée, pour lui prouver son amour? Il avait été capable, lui, de toutes les transgressions. Pour l'amour d'elle! Il était la différence absolue, et eux tous, embusqués derrière leur regard, n'étaient rien d'autre que ce regard unique! Le regard unique des maquereaux du réel, des curés de l'image, braqué sur son irréconciliable différence! Ils le jugeaient! Ils s'autorisaient la morale par défaut de sentiment! Ils l'avaient tenu sous le feu de leur regard unique par carence de corps et de cœur! Ils l'avaient maudit!

— Monsieur!

Il en était revenu à Fritz Lang et avait atteint la place de la République, quand le gamin, enfin, le rattrapa.

— Monsieur.

Ce n'était pas un gosse de la bande Malaussène. C'était un petit Vietnamien qu'il n'avait jamais vu, et qui avait perdu son souffle en chemin.

— Monsieur! Le monsieur m'a dit de te donner ça!

Un petit magnétophone. Haletant, Clément scruta le Faubourg du Temple. Le gosse avait disparu. Clément examina l'engin en reprenant son souffle. Du métal satiné qui tenait au creux de sa main… Clément chercha l'ombre d'une porte cochère, s'y rencogna, déclencha la ronde de la bande et plaqua l'appareil contre son oreille.

La voix était douce, persuasive, un peu nasale.

— Vous avez suffisamment fui comme ça. Arrêtez-vous et réfléchissez. Ils vous accusent d'avoir souillé une image mais ils s'apprêtent à faire bien pire. Ne vous reprochez rien. Soyez chez moi dans une heure. Nous en parlerons tranquillement.

Clément écouta le message une deuxième fois. Et une troisième. Comme on se désaltère. C'était la voix de la consolation. Elle lui donnait rendez-vous quelque part sur les Champs-Elysées. Elle affirmait appartenir à Barnabooth, l'escamoteur. «Barnabooth, vous savez, celui qui a fait disparaître le Zèbre!»

*

A la même seconde, Silistri pénétrait en coup de vent dans la chambre de Titus et Tanita.

— Un cadeau pour toi, Titus.

La tête bossue de l'inspecteur Adrien Titus émergea du devoir conjugal.

— On n'a pas le temps de conclure?

— Le temps que je te prépare un punch.

— Un cadeau professionnel? demanda Tanita.

Silistri s'en excusa.

Tanita refoula ses excuses.

— Passe à côté et attends ton tour. Mon cadeau à moi, il est sur le feu.

Une demi-heure plus tard, quand Titus fit irruption dans le salon, il y découvrit un Silistri profondément endormi.

— Je te réveille, ou j'appelle Hélène?

Silistri ouvrit un œil.

— Bon, ce cadeau? demanda Titus.

— Le chirurgien. Je t'offre le chirurgien.

Titus parcourut la pièce des yeux, en quête du tueur de putes.

— Il est là?

— C'est tout comme. Cette fois, on va se le faire, Titus.

— Sans blague? Tu as la recette?

— Oui.

Le regard de Silistri se rembrunit.

— Et ça m'a coûté cher.

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