VII GERVAISE

Ce n'est pas ta faute, Gervaise.

19

Elle n'avait pas été là.

Pendant que Cissou la Neige confiait ses derniers mots à son répondeur, Gervaise était ailleurs. Elle se le reprocherait toujours, tout en sachant qu'elle n'avait rien à se reprocher. Mais la culpa était sa marque de fabrique, comme aurait dit Thian son père.

— Ce n'est pas ta faute, Gervaise.

Parmi toutes les douceurs dont Thian avait bercé son enfance, c'était cette phrase qui lui revenait le plus souvent:

— Pas ta faute, Gervaise.

— La faute à qui, alors?

L'inspecteur Van Thian n'avait jamais su répondre à cette question. Lui-même avait passé sa vie de flic à chercher la réponse.

— La faute à qui, Thianou?

— Un bon flic ne juge pas, Gervaise, il cherche celui qui a fait ça. Juger, c'est le boulot du juge.

— Et pourquoi le flic cherche-t-il?

— Pour limiter le massacre. En principe.

A force de vouloir limiter le massacre, l'inspecteur Van Thian s'était fait massacrer à son tour.

*

Ce dimanche matin-là, onze heures précises, pendant l'escamotage du Zèbre, la nonne-flic qu'était devenue Gervaise après la mort de Thian cherchait celui qui faisait ça.

Celui qui lui enlevait ses putes.

Et qui les tuait.

Celui qui lui enlevait ses putes et les découpait vivantes.

«Ses putes». Encore un mot de Thian.

— A bichonner tes putes, tu négliges ton vieux papa.

— Mon vieux papa préférerait-il que je néglige mes putes?

Mais Thian était mort, maintenant, et Gervaise cherchait celui qui faisait ça: enlever ses putes, les découper vives et filmer leur agonie.

Le tueur-voyeur, le snuffeur.

— Encore du culturel importé des Amériques, aurait dit le vieux Thian.

Gervaise comptait bien mettre la main sur le tueur voyeur, ce matin-là.

Les inspecteurs Adrien Titus et Joseph Silistri partageaient cette impatience:

— Il est serré, ton snuffeur, Gervaise, on va se le faire.

— En plein flag!

— Il aura même pas le temps de ranger sa bite.

Les inspecteurs Titus et Silistri lui maintenaient le moral à flot.

— Et Mondine? demandait-elle.

— Elle en sortira vivante, Mondine.

— Comme d'un plumard un peu plus chaud que les autres, c'est tout.

Grâce à Mondine, la meilleure indic de Gervaise, les inspecteurs Titus et Silistri avaient repéré les studios du snuffeur, planqué pendant des semaines, étudié les moyens d'accès, opté pour les égouts, tracé le parcours, minuté l'approche, verrouillé Les sorties. Ils avaient suivi Mondine qui leur avait non seulement refilé la plupart des tuyaux mais s'était vaillamment proposée comme chèvre. Artiste-pute qu'elle était, ils avaient admiré tous ses numéros, de l'effeuillage public au strip confidentiel. Ils avaient enregistré ses cajoleries téléphoniques, épinglé des micros jusqu'au fond de son lit, envié l'extase des michetons, chaviré à l'ardeur de son souffle. Leur cœur de vieux mariés avaient battu pendant qu'ils mettaient tout ça en fiche. Elle s'était bien fait remarquer, Mondine. Finalement, les inspecteurs Titus et Silistri avaient assisté à son enlèvement par l'équipe du snuffeur. Du discret, du rapide, et du violent. Mission accomplie.

Et ce dimanche matin, ils étaient là, tous les trois, dans cette cave, pour éviter sa mise à mort.

Gervaise, le dos plaqué au mur, à droite de la porte. Sans arme.

Silistri à gauche.

Titus en face.

Titus et Silistri égrenant leurs chapelets.

La charge de plastic collée à la serrure.

Pas de talkie-walkie, pas de contact radio. Pas la plus petite onde repérable. Ne compter que sur le minutage. Espérer que l'équipe de l'inspecteur Caregga et celle du divisionnaire Coudrier tenaient les sorties du terrier. Espérer que les flics se confondent avec les réverbères et que l'ambulance ne ressemble pas à une ambulance. L'énumération des paramètres c'est l'agonie de l'espérance. Rien ne peut jamais marcher si l'on songe à tout ce qu'il faut pour que ça marche. Ils étaient près de cette porte, maintenant, à cet instant précis où il est urgent de ne plus penser. Ils n'entendaient rien de ce qui se passait à l'intérieur de la pièce, soigneusement insonorisée pour cause de hurlements. Ils espéraient seulement qu'ils ne s'étaient pas trompés dans leurs calculs, qu'ils n'arriveraient pas trop tard, qu'ils ne retrouveraient pas Mondine en morceaux. Ils égrenaient leurs chapelets en marmonnant la prière du minutage. La serrure explosa comme prévu, à la chute du troisième Pater: «Délivrez-nous du mal.»

— Ainsi soit-il!

Explosion, fumée, effondrement de la porte, irruption de Titus et Silistri, leurs canons devant eux:

— Police!

Et l'entrée de Gervaise.

Tous saisis dans leur nudité respective, dans leurs positions réciproques, le cul à l'air et l'œil hagard.

— On garde la pose!

— On laisse les queues dehors!

— On s'éloigne des portes!

— On se couche!

— On bouge, on est mort!

Titus et Silistri marchaient dans le tas, distribuaient les baffes, plaquaient les corps à terre, cherchant Mondine désespérément. Qu'ils ne trouvèrent pas, d'abord, distraits qu'ils furent par l'écran vidéo contre le mur d'en face: Mondine en train de se faire écorcher vive, un rectangle de peau, déjà, dans la main gauche du chirurgien. Un instant, ils crurent que le supplice avait lieu dans une autre pièce, ou que Mondine était déjà morte et qu'on assistait à une simple projection.

— Toi, l'enflé, laisse tourner ta caméra!

Et les deux ensemble, Titus et Silistri, se retournèrent d'un bloc pour regarder dans le sens de la caméra, pointée vers l'autre coin de la pièce, au fond, à gauche, pendant que la chose se projetait en direct sur l'écran vidéo, de ce côté-ci.

Silistri en eut le souffle coupé.

— Eh! toi, le chirurgien…

Le «chirurgien» continuait son travail comme si de rien n'était, dépiautant l'épaule de Mondine, ligotée nue à un billot nappé de sang, Mondine, évanouie ou morte, et vers qui Gervaise se précipita, masquant le chirurgien soudain, entrant dans la ligne de mire de Silistri, et le chirurgien devait avoir des yeux dans le dos parce qu'il choisit précisément ce moment pour se retourner, lancer son scalpel en direction de Gervaise et bondir vers le commutateur.

Nuit noire, portes ouvertes, clapotement de pieds nus, débandade, le même bond de Titus et Silistri en direction de Gervaise qui avait oscillé sous l'impact du bistouri.

— Lumière, bordel!

— Laisse-les d'abord sortir.

— Gervaise, ça va?

Et la lumière revint sur la pièce vide, sur Mondine et le billot sanglant, sur Gervaise, une sorte de couteau à manche d'acier planté au beau milieu de la poitrine.

— Merde, de merde, de merde, ça va, Gervaise?

— Ça va…

— Fais voir.

Silistri lui ôtait son manteau, dénouait les cordons de son gilet de sécurité.

— Ça va, tu es sûre?

— Ça n'a pas traversé.

— La pointe a forcé les mailles, tout de même.

— Mondine?

— Vivante.

De son côté, Titus rabattait la peau de Mondine sur son épaule comme on remet un drap en place, très épaté par ce geste, regardant ailleurs mais résolu à tenir ce rectangle de peau jusqu'à l'arrivée du toubib. Qu'on lui recouse ça tout de suite. Mondine qui respirait encore. Pas d'autres blessures, apparemment, mais si profondément évanouie qu'elle devait naviguer très loin de ce qu'elle venait de subir, sans grande envie d'en revenir, songea Titus. «En tout cas, si c'était moi…»

Et il vit l'autre fille.

Entre le billot et le mur. Jetée là, en morceaux exsangues, réellement comme des restes de viande. L'inspecteur Titus ne tomba pas dans les pommes, il ne vomit pas comme il aurait dû, il se précipita dans le couloir par où il entendait encore la fuite des pieds nus, il se précipita, un tambour dans le crâne et son arme à la main, fermement décidé à abattre le premier qu'il rattraperait, puis le deuxième et le troisième jusqu'à extinction de l'espèce humaine.

20

Après l'arrivée du divisionnaire Coudrier, des brancardiers, du médecin légiste Postel-Wagner et de ses burettes, des spécialistes du labo, glaneurs de traces en tout genre — place à la science! — , les inspecteurs Adrien Titus et Joseph Silistri étaient rentrés chez eux avec la bénédiction de Gervaise.

Dans ce même immeuble de Ménilmontant où Silistri créchait au-dessus de Titus, ils s'étaient jetés sur leurs femmes, Hélène et Tanita, comme surpris de les trouver entières après cette boucherie. La même étreinte convulsive, qu'Hélène et Tanita connaissaient bien: c'était la marque des journées où leurs hommes avaient connu la peur — pire, sans doute. Depuis qu'on les avait détachés du grand banditisme pour jouer les anges gardiens de Gervaise, chaque fois qu'ils rentraient à la maison, Titus et Silistri revenaient de loin et, la porte à peine refermée, plongeaient dans leurs femmes, s'y enfouissaient, y disparaissaient, les engrossaient d'eux-mêmes comme s'il s'agissait d'en renaître.

— C'est exactement ça.

Hélène et Tanita en discutaient ensemble le samedi vers treize heures, autour de l'apéro qu'elles s'offraient après le marché, au bistrot des Envierges, leur cabas à leurs pieds et le nez dans le porto.

— C'est exactement ça, il revient d'ailleurs, il plonge de très haut, et si tu veux mon avis, je ne suis pas sûre qu'il sache dans quoi il fonce à ce moment-là, ni ce qu'il pétrit. La dernière fois, je n'ai même pas eu le temps de ranger mes copies. Il m'est rentré dedans comme on regagne son terrier.

Le professeur Hélène subissait l'assaut en pleine correction de dissertations philosophiques, et Tanita, la modiste des îles, basculait dans ses coupons multicolores.

— Le mien fuit un loup-garou, un quimbois qui lui veut des misères. Il remonte comme un fou, poursuivi par les dents de la mer. Je te jure, il avale l'escalier en cherchant l'oxygène, il rentre à la maison les bras tendus.

— Pour en baver, ils doivent en baver!

Elles s'en inquiétaient sans vraiment s'en plaindre. Accoucher de leur homme durant ces retrouvailles n'était pas au-dessus de leurs forces. Elles n'étaient pas de ces femmes de flics qui font un drame de la tragédie. Elles savaient leurs hommes plus mortels que d'autres et qu'elles feraient des veuves moins consolables. Depuis quelques mois, une sorte de sainte promenait Titus et Silistri dans les sous-sols de l'enfer et les rendait à la maison, perdus d'amour et les yeux fous, Titus bricolant des mensonges pour minimiser l'horreur, Silistri muet comme la tombe d'où il semblait sortir.

— Joseph ne retrouve la parole qu'après, disait Hélène.

— Le mien se remet à parler pendant, comme à nos débuts, quand il cherchait le mode d'emploi. Et puis, il m'appelle, il m'appelle…

— Il t'appelle?

Titus appelait Tanita. Il n'en finissait pas de l'appeler: Tanita! ma crème! mon cœur! ma loupiote! mon plumard! ma joie! mon lacet! ma pomme cannelle! mon encrier! mon beau madras! mon jupon blanc! ma douce! ma douche! ma peau! mon foie! mon p'tit joint! ma gratte! mes glandes! mon Dit Thé Pays! mes acras! mon p'tit bout de chocolat! ma vie! ma vie! ma vie! ma vie!

Parfois, Hélène ou Tanita laissait aller une question rêveuse:

— Mais qui c'est, cette Gervaise?

Là-dessus, peu d'informations. Titus et Silistri ne parlaient jamais boulot à la maison, Silistri par égard pour les enfants, Titus pour que Tanita continuât de voir en lui «le seul flic poète en deux millénaires de flicaille et de poésie».

— Qu'est-ce qu'elle leur fait pour les flanquer dans cet état d'urgence?

Vaillantes, elles s'offraient un petit rire dans leur porto.

— Elle leur fait réciter leur chapelet?

Parce que là, tout de même, quand les chapelets avaient fait leur apparition, elles en étaient restées comme deux ronds de flanc.

— Le tien aussi?

— Un chapelet accroché à la ceinture, à côté de ses menottes, oui.

Pour l'heure — Titus encore en elle mais revenant lentement à lui — Tanita, du bout des doigts, caressait de la douleur. Quelqu'un avait cogné sur son homme. Près de sa tempe, la bosse lui faisait littéralement un crâne double.

— J'ai glissé sur un contretemps.

— Je t'offrirai un chapeau à deux têtes, mon amour.

Il se leva, il tituba vers la salle de bains.

Elle alla chercher deux verres, et le rhum, et le citron, et la glace, et l'absinthe, et le papier à cigarettes, et le dodu carré de shit, son «p'tit bout de chocolat».

Sorti tout fumant de la douche, Titus déclara:

— Il faut jeter ça.

Il désignait les vêtements sanglants, morts en tas sur le parquet.

— Tout de suite, et on va faire dans le soyeux, tu veux?

Elle avait résolu de le calmer en lui déposant trois bons salaires de fringues sur les épaules; non qu'il fût particulièrement coquet, mais ces étoffes à patronymes japonais qui vous faisaient comme une peau sur la peau, ça l'apaisait, Titus.

A l'étage du dessus, le dimanche n'ouvrant pas encore sur le lundi et les gosses étant en vacances chez les grands-parents, Hélène proposait une récréation à Silistri. Et si on se faisait une petite toile, hein? On descendrait à pied jusqu'à la Bastille avec Titus et Tanita, on s'offrirait l'un des deux derniers Resnais, Smoking ou No smoking, et on remonterait casser une petite graine chez Nadine, au bistrot des Envierges, non?

— Qu'est-ce que ça raconte, ces films?

— Ce qui se serait passé si j'avais choisi Titus et si Tanita s'était offert mon Silistri.

— Tanita serait la plus heureuse des femmes et tu serais en train de rouler un pétard. Je veux voir ça!

— Et pour casser la croûte chez Nadine?

— Je suis d'accord aussi.

Mais le téléphone sonna.

C'était Gervaise.

*

Et en fait de film, ce fut un pendu.

Un pendu à poil devant une armoire à glace.

Un pendu caressé par la lumière fluette d'une lampe de chevet.

Gervaise connaissait le pendu. Elle eut un sanglot.

— Oh… Cissou.

Charmant dimanche.

Titus et Silistri auraient volontiers compati, mais la stupeur l'emporta. Le pendu était tatoué de la base du cou à la plante des pieds. Un village rond autour de la taille où Joseph Silistri reconnut feu la place des Fêtes, le royaume de son enfance. Partant de la place des Fêtes, un réseau serré de rues anciennes parcourait le torse du pendu, son dos, ses bras, ses jambes, les rues traçaient leurs itinéraires entre une accumulation de maisons disparues. Tandis que Gervaise répétait doucement: «Cissou, Cissou», Silistri ne pouvait s'empêcher d'égrener le nom des rues que les tatouages du pendu ressuscitaient: rue Bisson, rue Vilin, rue Piat, rue de la Mare, rue Ramponeau, rue du Pressoir et rue des Maronites, rue de Tourtille et rue de Pali-kao. L'escalier du passage Julien-Lacroix, qui grimpait le long de la colonne vertébrale, débordait de lilas à la base du cou, en ce haut croisement de la rue Piat, de la rue du Transvaal et de la rue des Envierges, à deux pas du bistrot de Nadine où Titus et Silistri auraient dû se trouver attablés, ce même soir, avec Hélène et Tanita.

Les images s'arrêtaient là, tranchées net par le sillon de la corde.

Et Joseph Silistri découvrit le visage du pendu.

— Oh! bon Dieu…

Titus le vit blêmir.

— Tu le connais?

Silistri eut une voix d'avant sa voix:

— C'est M. Beaujeu.

Une voix révolue. Trente ans avaient passé.

Oh! non… c'était le père Beaujeu!

M. Beaujeu chez qui la famille Silistri allait se réfugier le soir, par temps de raclées paternelles, le troquet du père Beaujeu où Joseph torchonnait les verres après avoir fait ses devoirs, Beaujeu le bougnat de la place des Fêtes qui n'était pas regardant sur le rab de boulets et qui changeait gratis les serrures fracassées et les carreaux descendus par le père Silistri, Beaujeu le bistrot, avec son dernier arpent de vigne que Joseph et ses copains couraient vendanger à la sortie de l'école, Beaujeu qui bouffait son fonds de commerce à gâter les mioches du quartier mais qui ne souriait jamais, et qui les prévenait contre le gaspillage: «Paumez pas vos billes, les mômes, cinq sous n'en ont jamais fait six…»

— Cissou, murmurait Gervaise, oh! Cissou…

Titus remarqua le téléphone posé sur la table, à côté de son support.

«T'aurais pas dû brancher ton gai-pondeur, Gervaise, pensa-t-il. Il n'y a pas plus triste, quand on a besoin d'une vraie voix. Ça avait du bon, le bénéfice du silence…»

Titus raccrocha le combiné.

— Il a laissé une lettre.

Quelques mots, sur l'enveloppe.

— C'est pour toi, Gervaise.

Gervaise tendit la main. Décachetée, l'enveloppe lui donnait tout. Un héritage.

— Le lustre, dit Gervaise.

Titus et Silistri échangèrent un coup d'œil.

— Décrochez les pendeloques.

A la vérité, ce n'étaient pas des pendeloques, mais des petites salières de table, pareilles à des gouttes de cristal. Presque toutes étaient remplies jusqu'à leur exacte moitié. Titus en saupoudra le dos de sa main.

— Merde alors, admit-il après y avoir posé le bout de sa langue.

Et, passant une salière à Silistri:

— Gervaise a hérité d'une montagne de coke.

Gervaise n'écoutait pas. Elle s'était levée. Elle avait hérité d'un petit miroir, aussi, qu'elle avait glissé dans sa poche. Elle se tenait maintenant debout devant la fenêtre. Elle regardait un zèbre qui bondissait dans la nuit entre deux réverbères. Sous les pattes du zèbre se dressait le dernier cinéma vivant du quartier. A travers la poche de sa robe, le petit miroir faisait une flaque froide contre la cuisse de Gervaise.

«Mais qu'est-ce que vous avez vu, Cissou?»

21

Ce qu'avait vu Cissou la Neige s'étalait à la une de quelques quotidiens, le lendemain. Un événement culturel sans précédent. Julie en faisait la lecture à Barnabé, quelque part sur les Champs-Elysées, dans les bureaux parisiens du vieux Job.

— «Barnabooth ou le paradoxe ultime de l'expression plastique». C'est écrit noir sur blanc. Barnabé, quel effet ça te fait?

— Continue.

Barnabé parlait à Julie, mais refusait de se montrer. Julie, assise dans un canapé, s'adressait à une armoire à glace. Une armoire dont le miroir reflétait tout: le canapé, la profondeur de la pièce, la fuite du couloir jusqu'à la porte d'entrée, tout sauf l'image de Julie. Un miroir rétif à l'image humaine. Retour aux tout premiers enfantillages de Barnabé en matière d'escamotage, ces glaces peintes qui vous renvoyaient le seul décor, jusqu'au moindre détail, mais refusaient votre image.

L'armoire à glace parlait toute seule, avec la voix de Barnabé, à peine changée par les ans:

— Continue de lire…

Julie continua sa revue de presse. Envol des titres. Gloses unanimement superlatives.

Barnabé ne s'y trompait pas:

— La machine à banaliser est enclenchée.

Julie en tomba d'accord. Tant d'exclamations médiatiques auraient vite raison d'un instant de pur émerveillement. Bientôt les mêmes plumes confronteraient l'escamoteur aux limites esthétiques de son escamotage. La pression retomberait, et rien ne paraîtrait plus usé, plus «limité», que cette «non-œuvre» qu'on célébrait pour l'heure comme «le paradoxe ultime de l'expression plastique».

— «Le paradoxe ultime de l'expression plastique…» Encore!

Julie chercha la signature de l'article.

— M'étonne pas, marmonna-t-elle. Tu veux voir les photos?

Elle présenta le journal au faux miroir.

— Non, répondit l'armoire avec humeur. Tu sais bien que les photos et moi…

— Ne m'emmerde pas, Barnabé.

Un instant, Julie rêva seule sur les photos. Le même vide s'étalait autour de la grille de fer noir ou du cadenas volant. Du vide, en première page…

— C'est curieux, ce vide… comme des pages pleines de silence!

— Continue. Lis.

— C'est ton attachée de presse qui te lit tout ça, d'habitude?

— Lis.

Julie eut un sourire.

— Ça t'intéresse tout de même, hein?

On avait interviewé des politiques. Ils tiraient à eux la couverture de tous les mérites. La Mairie portait à son crédit la visite de Barnabooth, réputé ne jamais sortir de ses studios — thèse discrètement contredite par le ministère de la Culture qui affirmait avoir monté l'opération. De son côté, un esthète proche de la Présidence se félicitait d'avoir découvert Barnabooth lors de sa mise en scène d'Hamlet, à New York. Querelles de cabinets. Barnabooth, l'escamoteur invisible, appartenait à tout le monde.

— Le Saint-Esprit, en somme… C'est ton ambition, Barnabé, devenir le Saint-Esprit? Tu veux nous retomber dessus en flammèches omniscientes?

— Ne m'emmerde pas, Juliette.

Un titre arrêta l'attention de Julie. «Au Zèbre immortel». Pas fameux comme titre, mais l'article posait un problème qui intéresserait Suzanne: «On y regardera à deux fois avant de détruire un bâtiment qui fut quelques secondes invisible… De même que le Pont-Neuf nous est une nouveauté depuis le déballage de Christo, la Mairie ne touchera pas à un petit cinéma de plâtre blanc qui connut dix secondes de néant sous l'œil des caméras…»

— Bien vu, admit Barnabé. Sauver le Zèbre, c'était le but de l'opération.

— La survie du Zèbre? Tu t'intéresses à la survie du Zèbre, Barnabé?

— Puisque c'est le tombeau que s'est choisi le vieux Job…

— Tu t'intéresses au tombeau du vieux Job?

— En tant que fossoyeur, oui…

Julie posa la pile de journaux sur le canapé.

— Assez rigolé, Barnabé… Sors de là qu'on discute.

— Pas question.

— Tu ne veux pas te montrer? Même à moi?

— Surtout pas à toi. Tu n'es pas venue seule. Tu as amené la journaliste avec toi.

«La journaliste… le journalisme… On dirait une passe d'armes avec Benjamin», pensa Julie. Soudain, elle cessa d'être là. Elle se foutait du mystère Barnabooth. Résidu d'adolescence… L'époque défunte où ils jouaient à s'aimer en Valery Larbaud. Elle portait un enfant mort, à présent, qui était l'enfant de Benjamin. Un Benjamin qui s'appliquait pathétiquement à ne pas faire dans le pathétique. L'exaspérante empathie malaussénienne! (Leur deuxième champ de bataille, avec les méfaits du journalisme.) Un jour qu'elle l'engueulait à propos de son empathie, Benjamin avait promis de changer, de flanquer le monde et ses douleurs au placard et de changer. Elle s'était mise à gesticuler: «Mais non, justement, je ne veux pas que tu changes, je veux que tu restes comme tu es, c'est bien ce qui me déglingue!» Il avait répondu: «Ça tombe bien! moi aussi je veux que tu restes comme je suis…» Ils avaient ri. Elle l'aimait. Dès qu'elle en aurait fini avec Barnabé, elle irait trouver Berthold, le chirurgien, puis elle se collerait une serviette entre les jambes et rentrerait droit à la maison. Elle se foutait de Barnabé. Elle se leva.

— Julie, je ne veux pas que tu projettes le film de Job!

Ce ne fut pas tant la nouvelle qui l'arrêta que le ton. Un bond de trente années. Haine stridente. Barnabé précisa:

— Il faut pas!

Bon. C'était un début.

— Alors, pourquoi avoir sauvé le Zèbre, puisque c'est là que la projection aura lieu?

— La projection n'aura pas lieu, fais-moi confiance! J'ai sauvé le Zèbre pour que vous en fassiez la cinémathèque de Job. J'ai promis à Matthias que je vous aiderais. Bon, je l'ai fait. Et Dieu sait que j'avais autre chose à faire! Je veux bien que Job donne ses films à qui lui plaît… encore qu'en tant qu'héritier je pourrais m'y opposer! En contrepartie, je ne veux pas que la projection de son Film Unique ait lieu, c'est tout. Et elle n'aura pas lieu!

Julie ne répondit pas.

Il dit encore:

— Donnant donnant!

Elle se taisait toujours.

— Si tu projettes ce film, Julie, tu le regretteras dès les premières images.

Elle regardait le miroir.

— Sors de là, Barnabé, et parlons.

— Non. Je reste où je suis et tu écoutes.

Elle eut un soupir et s'assit sur le bras du canapé. Elle écouta. Tant d'années sans le voir, mais la lassitude, déjà, de l'entendre tel qu'en lui-même. Barnabé ou la haine du grand-père. Cette haine si palpable des adolescents à perpétuité… On émarge sa vie durant au budget de l'aïeul détesté, on vit le calque inversé de sa passion d'images, on squatte son appartement parisien quand tout le monde vous croit dans un hôtel de luxe… on passe sa vie lié à ce vieillard honni… on crèverait de n'être rien sans le cordon de cette haine… La haine du grand-père! Œdipe au carré… un objet de curiosité analytique, sans doute… mais d'indifférence profonde en ce qui concernait Julie.

Ce qu'elle résuma, à sa façon:

— Vingt ans que je ne t'ai pas vu, Barnabooth, et vingt que tu as cessé de me surprendre.

— Mais tu m'as vu, Juliette! Pas plus tard qu'hier, devant le Zèbre! et tu m'as vu à l'hôpital, pendant ta visite à Liesl… tu m'as vu plusieurs fois, et tu ne m'as pas reconnu.

Allons bon…

— Tu vois, je peux encore te surprendre!

Elle se tut.

— Liesl m'a vu, elle aussi, quelques minutes avant sa mort… Et Job! Et Ronald de Florentis, ce collectionneur boulimique, avec ses gerbes de fleurs! Et toi! Comme je te vois! Votre regard a glissé sur moi… je n'étais personne. Même pour Liesl! Eh oui, j'étais là quand elle a décidé de partir! J'étais là, le jour où tu y étais, et j'étais là, le jour de sa mort! Pauvre Liesl, partie sans me reconnaître, elle qui regrettait tant que je n'assiste pas à son départ!

«Bon, ça commence à bien faire», pensa Julie.

Mais il était lancé.

— Ce n'est pas le Saint-Esprit, mon idéal, Juliette, c'est personne.

Il répéta:

— Personne, nobody, ninguém, nessuno, niemand, không ai… la persona, Juliette, le masque! A force de ne pas me voir, vous m'avez tous perdu de vue. Mais je suis là, moi, bien visible, je me balade dans les rues, j'entre dans les théâtres, j'entre dans les hôpitaux… je regarde!

— Et Matthias?

— Matthias m'a perdu de vue à l'âge de trois mois! Matthias n'a jamais vu que les nouveau-nés. Matthias n'a jamais eu qu'un bébé viable dans le placenta de son crâne: le petit Job-son-père! Un joli fibrome!

Elle se leva.

— Ne projette pas ce film, Julie!

— C'est Suzanne que ça regarde, à présent.

— Non c'est toi. C'est toi et c'est moi. J'empêcherai cette projection!

«Il s'attend à ce que je lui demande ce qu'il y a dans ce putain de film, pensa-t-elle, pour le plaisir de me répondre que ça ne me regarde pas… mais je m'en fous, Barnabé… je m'en fous à un point!..»

Elle se dirigea vers la porte.

— J'en parlerai à Suzanne et aux autres, dit-elle. Si tu veux assister à la conversation, viens.

Elle se retourna.

— Viens. Ce soir. Avec ou sans bandelettes, je m'en fous.

Quand elle fut sur le seuil, il cria:

— Où vas-tu?

— Avorter.

22

Dans l'aube naissante de son bureau Empire, le commissaire divisionnaire Coudrier songeait à Guernica. Non pas au bombardement de la petite ville basque et à ses deux mille victimes, mais au tableau, évidemment. Non pas à la toile en sa totalité, mais au cheval fou. Le commissaire divisionnaire Coudrier abritait au centre de son crâne une tête de cheval qui tirait une langue exorbitée. Bien qu'il ne fût pas d'humeur à sourire, Coudrier songea que l'expression n'aurait pas déplu à feu Pablo Picasso. Dans l'esprit du commissaire, cette langue sortait bel et bien des yeux de la bête. «A moins qu'elle ne sorte de mes propres yeux…» Une langue tendue qu'il imaginait de pierre. Incandescente, pourtant. Quand l'homme s'applique, même les pierres flambent.

Oui.

Ainsi méditait le divisionnaire Coudrier.

Dans l'aube naissante de son bureau Empire.

Les photos d'une jeune fille en morceaux sur son maroquin.

Une religieuse devenue flic, assise devant lui. Et silencieuse.

Gervaise se taisait.

Le commissaire méditait.

Son oreille accompagna le passage chuinté d'une voiture-brosse sur le trottoir humide.

En fait, à y regarder de plus près, il y avait du chien dans ce cheval. Du chien épileptique, en l'occurrence. Un chien épileptique tirait une langue de pierre dans la tête du divisionnaire Coudrier.

Et sur le maroquin, cette jeune fille éparpillée.

Le commissaire leva les yeux sur Gervaise. Il reprit le fil de leur entretien où sa rêverie l'avait interrompu. Ah! oui… le suicide du vieux Beaujeu, l'indic bellevillois de l'inspecteur Gervaise Van Thian.

— Couvert de tatouages, m'a dit Silistri… de la base du cou à la plante des pieds.

— Oui, Monsieur.

— L'auteur de ces tatouages?

Mais Coudrier connaissait la réponse.

— Moi, Monsieur, répondit Gervaise.

Qui expliqua:

— Du temps où mon père enquêtait sur les meurtres des vieilles dames à Belleville, j'avais chargé Cissou de sa protection. Cissou avait de l'influence sur la jeunesse du quartier. On ne toucherait pas à mon père tant que Cissou veillerait sur lui. Ces derniers temps, il me donnait des nouvelles des Malaussène…

Elle dit encore:

— En échange, il voulait le souvenir de Belleville sur sa peau. C'était son unique salaire. Il m'apportait les photos des maisons disparues.

La porte à soufflet s'ouvrit sur le plateau à café d'Elisabeth, secrétaire à vie du commissaire divisionnaire Coudrier. Et qui prendrait silencieusement sa retraite dans trois jours. Comme lui.

— Je vous remercie, Elisabeth.

La voiture-brosse tournait au coin du quai. Toilette de l'aube.

— Gervaise, je sais que vous n'êtes pas café, mais quand on a veillé un mort toute la nuit, on en boit deux tasses au matin, sans sucre. C'est ma règle.

— Bien, Monsieur.

«Elle m'appelle Monsieur, songea brièvement le commissaire. Avec la majuscule qu'y mettait Pastor.»

Dans trois jours, la retraite aurait raison de cette majuscule.

— Je ne vous ai jamais posé la question, Gervaise, mais où avez-vous appris l'art du tatouage?

— En Italie, Monsieur, à Notre-Dame de Lorette, pendant les fêtes de Marie. Les pèlerins s'y font tatouer.

Le commissaire divisionnaire Coudrier connaissait la suite. Religieuse à Nanterre dans un foyer de michetonneuses repenties (l'expression était de l'inspecteur Van Thian son père), Gervaise convertissait les dames et leurs tatouages. Il n'y avait qu'elle au monde pour métamorphoser une érection sanguine en Sacré-Cœur radieux, les armoiries d'un maquereau en Colombe de l'Arche, une bacchanale sur peau de jeune fille en plafond de la Sixtine.

Bien entendu, la hiérarchie de sœur Gervaise avait élevé des protestations horrifiées: ces pratiques, non, vraiment… répulsion à quoi sœur Gervaise avait opposé les tatouages des premiers chrétiens, sainte Jeanne de Chantal, fondatrice de la Visitation, tatouée au nom de Jésus, et tous les Croisés de la vraie foi tombés en terre infidèle, une croix tatouée sur le cœur.

Vaincue par l'Histoire, la hiérarchie de sœur Gervaise lui avait reproché ses fréquentations, sa garde prétorienne de maquereaux pénitents, et qu'elle logeât rue des Abbesses, à Pigalle, un quartier maudit de Dieu. A quoi sœur Gervaise avait répondu qu'on ne surveille pas l'enfer du paradis, et que si les anges peuvent déchoir, c'est que les anges déchus peuvent se sauver. Sœur Gervaise parlait peu, mais ses réponses étaient toujours des réponses.

Pour l'heure, Gervaise et le commissaire se taisaient.

Café.

Petites tasses cerclées d'or, frappées du N impérial.

Le commissaire et son inspecteur se brûlaient le bout des lèvres.

Gervaise s'était assise pour la première fois dans ce même bureau deux jours après la mort de son père, l'inspecteur Van Thian, abattu dans un hôpital, l'année précédente. Religieuse en rupture avec sa mère supérieure, sœur Gervaise était venue le trouver lui, le commissaire divisionnaire Coudrier, chef direct de son père mort, pour s'enrôler dans les forces de police. Elle avait exhibé à cet effet une licence en droit quelque peu défraîchie mais dûment homologuée. Le divisionnaire Coudrier, qui avait d'abord soupçonné un syndrome de filiation (lubie d'orpheline, continuation de l'œuvre paternelle…), avait entrepris d'examiner la vocation de la postulante. Point de vocation. Juste de la détermination. Sœur Gervaise était déterminée: on lui enlevait ses putes, ses repenties disparaissaient les unes après les autres. Pourquoi les siennes? Il fallait les retrouver. Elle avait quelques pistes qui, toutes, menaient au pire. Elle se déclarait prête à les suivre jusqu'au bout. Sœur Gervaise ne demandait pas la protection de la police, elle demandait à devenir la police.

Le commissaire divisionnaire Coudrier avait fait subir une épreuve orale à la candidate. Sœur Gervaise avait écarté d'emblée les questions théoriques pour annoncer ce qu'elle savait en matière de délinquance urbaine. Le commissaire l'avait écoutée. Et il avait entendu une religieuse lui apporter la solution d'une demi-douzaine d'affaires irrésolues, qu'il avait lui-même classées: la disparition du fourgon de Rungis, octobre 89, le triple assassinat de la rue Froidevaux, juin de la même année, l'enlèvement et la mort de l'enfant Frémieux février 90, l'assassinat de l'avocat Champfort, mai 93… Nature des crimes, nom des coupables, mobiles et prolongements, tout y était, sœur Gervaise connaissait l'enfer comme sa poche. Mais pourquoi ne pas avoir alerté la police en temps voulu? C'était un délit, cela! Parce que les coupables avaient eux-mêmes disparu dans d'autres chaudrons, ou qu'ils s'étaient amendés, voilà pourquoi. Et sœur Gervaise de citer deux ou trois monastères qui abritaient ces rédemptions dans l'éternel secret de leur silence. Tout bien examiné, le divisionnaire Coudrier ne voyait pas d'inconvénient à ce que les assassins se condamnassent eux-mêmes à la perpétuité. Certes… mais sœur Gervaise savait la différence entre les murs incompressibles de la perpète et les horizons de l'Eternel. La plus ouverte des prisons est hermétique comme une tabatière, quand le plus clos des monastères donne tout entier sur le ciel. La conversation avait pris un tour crypto-théologique, et le commissaire divisionnaire Coudrier, insensiblement, s'était senti moins seul. L'inspecteur Pastor lui manquait. Le vieil inspecteur Van Thian, père putatif de Gervaise, lui manquait davantage encore.

Bref, le commissaire divisionnaire Coudrier avait usé de son influence pour que Gervaise Van Thian accédât dans la semaine à la dignité d'inspecteur stagiaire, et qu'elle fût versée dans son service. Le divisionnaire Coudrier était devenu la mère supérieure de sœur Gervaise.

La frangine, comme l'appelait le vieux Beaujeu.

Le vieux Beaujeu.

Cissou la Neige.

Victime d'une illusion d'optique… autosacrifié au «paradoxe ultime de l'art plastique» (l'expression était dans le journal).

Le divisionnaire Coudrier s'en excusa auprès de feu Cissou la Neige, mais penser à son suicide le distrayait de la jeune fille découpée sur son maroquin.

— Triste affaire, ce suicide… un affreux quiproquo… une victime de l'Art…

Gervaise approuva de la tête.

— Le suicide est une imprudence.

Cela dit sans sourire. Un propos de l'âme.

— Et ce n'est jamais un argument, ajouta le divisionnaire.

Ils laissèrent le silence retomber.

Le commissaire demanda:

— Vous avez trouvé le temps de prévenir les Malaussène?

— Oui, Monsieur, j'y suis allée avec l'inspecteur Titus, pendant que Silistri attendait l'ambulance.

*

COUDRIER: Comment se porte le crâne de Titus?

GERVAISE: Un gros hématome. Il est resté chez lui, aujourd'hui. Il doit passer une radio, je crois.

COUDRIER: …

GERVAISE: Envisagez-vous une sanction, Monsieur?

COUDRIER: J'envisage une engueulade. Si Caregga ne l'avait pas assommé à temps, Titus aurait assaisonné deux ou trois de ces cinglés, et il serait en prison pour meurtre, à l'heure qu'il est.

GERVAISE: …

COUDRIER: Je ne supporte pas l'idée que mes hommes prennent le risque de se faire embastiller.

GERVAISE: …

COUDRIER: Trop besoin d'eux.

GERVAISE: …

COUDRIER: J'ai détaché Titus et Silistri du grand banditisme pour votre protection personnelle, Gervaise… Charge à vous de les tenir un peu.

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: Votre deuxième tasse.

*

C'était sa sanction à elle. Le café d'Elisabeth tenait du rituel de passage. Une coupe d'allégeance au commissaire divisionnaire Coudrier. Celui qui buvait cela expiait tout. Et pouvait affronter tous les dangers.

Le jour s'était levé. Le divisionnaire Coudrier, dont la double fenêtre restait ouverte sur toutes les nuits de la ville, alla fermer les lourds rideaux de velours vert où butinaient les abeilles impériales et alluma sa lampe à rhéostat. L'or des abeilles et le liseré des tasses rutilèrent dans la pénombre. Le bronze de l'Empereur se mit à luire d'un éclat sombre. Les membres de la jeune fille dépecée explosèrent sous les yeux du commissaire. Cette blancheur!

Il faudrait pourtant y venir.

Coudrier s'offrit un dernier détour en regardant Gervaise boire son café. Il songea aux chapelets. Ses hommes s'étaient mis à égrener des chapelets pendant les briefings, ces derniers temps. Les uns après les autres. Pourtant, l'inspecteur Gervaise Van Thian, infiniment respectueuse de la laïcité républicaine, s'interdisait tout prosélytisme religieux. Elle en avait fait le serment en prenant ses fonctions. Elle avait juré sur la Sainte Croix. Une sorte d'épidémie, donc. Blouson de cuir, santiagues, gourmettes, holster, menottes… et chapelets. Bien. «Les Templiers de Gervaise». L'expression courait dans les autres étages de la Maison. Coudrier ne comprenait pas… Si ce n'était… peut-être… oui… cette démangeaison au bout de ses propres doigts…

Suffit.

Allons-y.

Il regarda franchement la photo de la jeune fille morte. Cette blancheur… Bouillie! Le rapport du médecin légiste Postel-Wagner était formel. De la chair bouillie. On l'avait fait bouillir… vivante.

*

COUDRIER: De vous à moi, Gervaise, j'aurais préféré que Titus les élimine tous.

GERVAISE: …

COUDRIER: Il y a, parmi ces «témoins» appréhendés, deux ou trois personnalités…

GERVAISE: …

COUDRIER: … incontournables, comme diraient mes petits-enfants.

GERVAISE: …

COUDRIER: Mortes, elles eussent été plus… digestes… pour la Chancellerie.

GERVAISE: Et l'inspecteur Titus aurait été condamné à leur place.

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: Ces gens-là ne seront pas jugés, Gervaise.

GERVAISE: …

COUDRIER: On jugera les rabatteurs, l'homme à la caméra, les techniciens du laboratoire de duplication, les fourgueurs de films, tout le réseau sur qui votre action nous a permis de mettre la main… mais, parmi les voyeurs…

GERVAISE: …

COUDRIER: On ne jugera que les voyeurs les moins voyants. La psychiatrie effacera les autres.

GERVAISE: Et le chirurgien?

COUDRIER: Introuvable.

GERVAISE: …

COUDRIER: Ni dans la maison ni dans le quartier qui était soigneusement bouclé, vous pouvez me croire.

GERVAISE: …

COUDRIER: Nous avons obtenu des aveux, Gervaise…

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: Des aveux, Monsieur?

COUDRIER: Les rabatteurs et le cameraman ont parlé. Six de vos filles sont mortes.

GERVAISE: …

COUDRIER: Le chirurgien en a tué six. En un an.

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: Nous avons retrouvé les corps.

GERVAISE: …

COUDRIER: Je suis désolé.

GERVAISE: Vous avez leurs noms?

COUDRIER: Marie-Ange Courrier, Séverine Albani, Thérèse Barbezien, Melissa Kopt, Annie Belledone et Solange Coutard, la plus jeune.

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: Je voudrais encore un peu de café…

*

C'était elle qui lui accordait un répit, cette fois-ci, en s'infligeant cette troisième tasse. Elle lui laissait le temps de trouver les mots pour lui annoncer la suite. Elle but son café à petites gorgées silencieuses. On avait retrouvé les corps, oui. Dépecées vivantes sous l'œil d'une caméra, les protégées de sœur Gervaise, toutes. Cela, elle pouvait l'imaginer seule, il n'aurait pas à le lui expliquer. Une histoire de snuffeurs… En madère de criminalité, rien ne dépasse l'imagination. Qui ne se lasse pas de se dépasser elle-même. A trois jours de sa retraite, il semblait au divisionnaire Coudrier que la République l'avait salarié toute sa vie pour apprendre cela, cela seulement: pas de limite! A chaque jour sa petite surprise. On ne peut pas parler de monotonie… «Vu de l'extérieur, je ne me suis pas ennuyé, en somme…» Le commissaire divisionnaire Coudrier aurait aimé se voir de l'extérieur. Mais, chaque fois, c'était en lui que cela se passait. Et c'était en lui qu'il tournait en rond, maintenant. A la recherche des mots… Les mots justes… De quoi s'agissait-il, après tout? Oh, trois fois rien… Apprendre à Gervaise Van Thian qu'en cherchant à les sauver de leur vie dissolue, elle avait elle-même envoyé ces filles à la mort.

*

COUDRIER: Et nous savons pourquoi le «chirurgien» choisit surtout vos filles.

GERVAISE: Pourquoi?

COUDRIER: …

GERVAISE: Pourquoi, Monsieur?

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: Pour vos tatouages, Gervaise. Il découpe vos tatouages, et il les vend à un collectionneur.

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: …

*

Eh bien, voilà… Ce n'était pas plus difficile que ça… Toujours surprenant, les conséquences immédiates d'une mauvaise nouvelle. Dans le cas présent, le tremblement léger d'une tasse à café contre sa soucoupe. Rien d'autre que ce tintement. «On a toujours assez de force pour supporter les maux d'autrui.» Allons bon, voilà que La Rochefoucauld en profitait pour s'asseoir sur le coin du bureau. Comme si c'était le moment! Le divisionnaire Coudrier envoya paître La Rochefoucauld: «Vous et vos aphorismes, mon cher duc, vous n'êtes qu'un réducteur de têtes.»

Gervaise reposa tasse et soucoupe, le plus doucement possible.

— Continuez, Monsieur.

*

COUDRIER: Combien avez-vous tatoué de filles, Gervaise?

GERVAISE: Toutes celles qui le souhaitaient. Je leur proposais aussi le détatouage. Mais la plupart préféraient un dessin modifié à une vilaine cicatrice.

COUDRIER: Combien?

GERVAISE: Cent cinquante, un peu plus, peut-être.

COUDRIER: Vous gardez le contact avec toutes?

GERVAISE: Non, Monsieur. Beaucoup reprennent leur liberté. Elles changent de vie et de région.

COUDRIER: Une seule chose arrête un collectionneur, Gervaise: la fin de sa collection.

GERVAISE: …

COUDRIER: Tant que nous n'aurons pas mis la main sur cet esthète, vos filles seront en danger.

GERVAISE: Le chirurgien est traqué. Les choses vont se calmer un certain temps.

COUDRIER: Oui.

GERVAISE: …

COUDRIER: D'un autre côté, le danger lui permettra d'augmenter ses tarifs. La logique de tous les marchés.

GERVAISE: Alors, il n'en deviendra que plus dangereux.

COUDRIER: Je le crains. Comme tout bon spéculateur.

GERVAISE: …

COUDRIER: …

GERVAISE: En Bourse comme ailleurs, on ne spécule que sur la mort des autres. Mon père me répétait souvent cela.

COUDRIER: …

GERVAISE: …

COUDRIER: Nous ne vouons pas du même côté, votre père et moi, mais il m'aidait à penser.

GERVAISE: …

COUDRIER: Reste une autre inconnue.

GERVAISE: Oui, Monsieur?

COUDRIER: L'identité de la dernière victime. La jeune fille, sur cette photo. Ce n'était pas une des vôtres, n'est-ce pas?

GERVAISE: Non, Monsieur. Mondine la connaissait peut-être. Je vais l'interroger.

COUDRIER: Prenez garde à vous, Gervaise, vous êtes dans leur ligne de mire. Surtout, surtout, que Titus et Silistri ne vous lâchent pas d'un poil. Ni vos maquereaux non plus.

GERVAISE: Bien, Monsieur. Est-ce tout?

COUDRIER: C'est tout. Et si vous voulez mon avis, c'est assez.

*

Ce n'était pas assez. Dès que Gervaise Van Thian eut refermé sur elle la double porte à soufflet, le chien épileptique refit son apparition dans la tête du commissaire. Le divisionnaire Coudrier eut à peine le temps de s'en étonner que le téléphone sonna.

Et le força à repousser encore les frontières du pire.

— Oh, non!

On lui confirma que si.

Il se tut un instant, reprit son souffle et dit enfin:

— Apportez-moi ces lettres, et convoquez immédiatement Benjamin Malaussène et Julie Corrençon. «Malaussène», répéta-t-il. Et «Corrençon». Envoyez l'inspecteur Caregga les chercher, il les connaît. Faites vite.

23

Silistri conduisait Gervaise vers l'hôpital Saint-Louis où Mondine s'était réveillée sous la protection des Templiers.

— Elle dormait quand je l'ai vue. Le chirurgien qui a recousu son épaule doit la visiter tout à l'heure. Tu vois, elle s'en est sortie…

Gervaise se taisait. Silistri demanda:

— Et comment ça s'est passé, avec les Malaussène?

Il conduisait calmement. Comme après deux nuits blanches. Il laissait glisser la voiture.

— Comment ont-ils pris la chose? La mort du père Beaujeu, je veux dire…

Les Malaussène. Cissou la Neige.

Gervaise lui fut reconnaissante de cette diversion.

— Mieux que prévu.

— Raconte.

*

Dans le ventre du Zèbre, Titus et Gervaise avaient été submergés par la tribu avant de pouvoir placer un mot. C'était l'heure du dîner, apparemment, et tout débordait dans les coulisses du vieux cinéma: la passion de Clément pour Clara, la colère de Thérèse contre Jérémy, l'affection de Suzanne pour la tribu, les casseroles sur la cuisinière, et la fureur de Verdun qui ne supportait pas le moindre retard en matière de dîner. Jérémy, qui prétendait diriger l'orchestre, ajoutait extraordinairement à la confusion.

— Arrête de me regarder comme ça, Thérèse! C'était une connerie, le coup de l'épilepsie, d'accord! Je suis le roi des cons, d'accord! De toute façon, sans Julius le spectacle est foutu, tu es contente?

— «Contente» n'est pas le mot…

— Comme si on avait le temps de choisir nos mots… Clément, merde, donne-moi un coup de main, tu vois pas que ça déborde?

— J'ai un cadeau pour Clara!

— Plus tard, les cadeaux, plus tard! Clara, arrête de regarder Clément avec des yeux de merlan frit, et tâche de calmer Verdun!

Qui hurlait, la petite Verdun, qui hurlait démesurément. «Foutue journée, décidément», pensa l'inspecteur Titus.

Mais Clara démaillotait bel et bien le cadeau de Clément en un bouillonnement de papier qui finit par révéler un appareil photo dernier cri, nipponnerie électronique, un essaim de cellules clignotantes noué comme un poing autour d'un œil de batracien («Oh, Clément, tu n'aurais pas dû! — Une occasion, ma chérie! — Ça a dû te coûter les yeux de la tête! — Exactement ce qu'il te faut pour la photo de plateau!») pendant que Jérémy cherchait à se débarrasser d'une Verdun ivre de rage.

— Putain, on ne peut rien poser nulle part ici, Suzanne, c'est un vrai bordel, cette taule! Il faut absolument nourrir C'Est Un Ange, si on veut que Verdun la ferme. Où est C'Est Un Ange? Où est C'Est Un Ange, merde!

— Ici!

L'inspecteur Adrien Titus sentit enfler sa bosse quand il vit s'avancer vers lui un masque d'ogre aux yeux exorbités et aux lèvres sanglantes.

— Ici, répondait l'ogre de sa voix caverneuse, il est ici, C'Est Un Ange! Je l'ai mangé!

— Le Petit! hurla Jérémy, je t'ai interdit de jouer avec l'Ogre Noël! Il fait partie du décor, l'Ogre Noël, on ne joue pas avec les éléments du décor!

L'Ogre Noël avait basculé sur le côté, pour révéler un garçonnet frisé, aux lunettes roses embuées de larmes.

— C'est moi qui l'ai dessiné, c'est mon ogre, et tu fais chier, Jérémy, à toujours commander, commander, commander! Un grand con qui sait même pas comment on fait les gosses!

Tout en braillant presque plus fort que la nommée Verdun, le Petit à lunettes roses pressait contre sa poitrine un bébé d'une blondeur d'étoile qui affichait un sourire parfaitement inexplicable.

— Donne-moi C'Est Un Ange! Tu ne vois pas qu'il a faim?

Mais, hurlante et tétanisée dans les bras de Jérémy, Verdun rendait tout échange de bébé impossible.

Alors, Gervaise fit un pas en avant, tapota l'épaule de Jérémy, tendit les mains et dit:

— Donnez.

Jérémy, qui n'avait pas vu entrer les deux flics derrière Suzanne, jeta Verdun dans les bras de l'inconnue sans se poser de questions.

Et ce fut le silence.

Le silence de Verdun.

Le plus inattendu de tous les silences.

De ceux qui figent les astres.

Au point que l'inspecteur Titus chancela, assourdi soudain par les battements du sang contre la rotonde de sa bosse.

Immobilité totale.

Les têtes se tournant une à une vers la nouvelle venue.

Qui souriait à Verdun.

A qui Verdun souriait.

«Oui, un de ces silences, pensa l'inspecteur Titus, où chacun, dans l'obscurité de la salle, attend la réplique qui va changer le cours du film.»

Réplique que Jérémy laissa tomber mot à mot, soigneusement, ses yeux dans les yeux de Gervaise:

— Il n'y avait qu'un seul type au monde capable de réussir un truc pareil.

A quoi Gervaise avait répondu:

— C'était mon père.

Le flash de Clara avait saisi la phrase au vol.

Jérémy avait laissé s'évanouir la gerbe de lumière.

— La fille de Thian? Vous êtes la fille d'oncle Thian?

Pur plaisir de se l'entendre confirmer.

— Et tu es Jérémy.

«Allons bon, pensa l'inspecteur Titus, voilà que cette journée de cauchemar finit en péplum néo-biblique.»

— Gervaise? demanda encore Jérémy.

— Oui, fit la tête de Gervaise.

— Et celle qui vient de nous photographier, Verdun et moi, c'est Clara, précisa-t-elle.

«Pas de doute, songea l'inspecteur Titus, ça sent la Terre promise.»

— Gervaise…, murmura Jérémy.

Il étirait le prénom à plaisir, il en testait l'élasticité.

— Geeervaizzze…

Mais dans le même temps l'inspecteur Titus pouvait voir mûrir une idée sous le crâne du gosse. «Pas le genre de môme à s'accorder un répit», se dit-il.

— Si vous êtes bien Gervaise, la fille d'oncle Thian, reprit Jérémy, vous êtes la seule personne au monde capable de nous expliquer pourquoi Verdun chiale quand C'Est Un Ange a faim. A tous les coups, ça ne rate jamais: C'Est Un Ange a faim, crac! C'est Verdun qui chiale. Pourquoi? Deux mômes qui ne sont même pas frère et sœur, je vous le rappelle, mais tante et neveu! Tous les pédiatres à qui on a soumis le problème ont disjoncté. Même Matthias! Une pointure, pourtant, Matthias Fraenkhel!

— C'est que Verdun aussi est un ange, répondit Gervaise.

Silence.

Elle y était allée à l'instinct. C'était le genre de réponse que Thian lui faisait quand, petite, elle le bombardait de questions. Mais Thian ne se contentait pas de répondre. Il développait.

— Les anges s'ennuient parfois, développa Gervaise, ils sont attirés vers nous par la chaleur et le tourbillon des sentiments. Vous ne manquez ni de chaleur ni de sentiments, dans votre tribu. Verdun vous a choisis.

— Alors, pourquoi elle fait la gueule, si elle nous a choisis? demanda le Petit.

— Elle avait le même caractère là-haut, répondit Gervaise. Et puis, ce n'est pas à vous qu'elle fait la gueule, c'est aux malheurs du monde. Il y a des anges, comme ça… et des gens.

— Et C'Est Un Ange?

— C'était son ami, là-haut. Il est venu la rejoindre un an après sa naissance pour lui remonter le moral. Depuis, Verdun croit avoir une dette envers lui: elle pleure quand C'Est Un Ange a faim. Elle pleure quand C'Est Un Ange se salit. Elle pleurera au premier chagrin de C'Est Un Ange. Ça s'appelle la compassion. Et la compassion ne nous met pas forcément de bonne humeur.

— La solidarité des anges, murmura Jérémy dans le silence revenu… manquait plus que ça!

Ce fut une grande fille maigre à la voix osseuse qui ramena tout le monde sur terre en demandant à l'inspecteur Titus que personne ne semblait avoir remarqué:

— Vous êtes de la police, n'est-ce pas? Qu'est-ce que vous faites ici?

*

— Et alors? demanda Silistri.

Alors, Titus et Gervaise leur avaient annoncé la mort de Cissou. Alors, les enfants s'étaient mis à pleurer, bien sûr, et plus personne n'avait eu d'appétit, et on avait éteint le feu sous les casseroles du dîner, alors, Gervaise avait assisté au deuil des Malaussène, cette «aptitude à la digestion des pires vacheries», comme disait Thian quand il essayait de décrire la tribu à Gervaise, et cette fois-ci les choses s'étaient passées de la façon suivante: Clément qui leur racontait un film tous les soirs à l'heure du coucher, Clément qui ce soir-là avait choisi Mankiewicz, Le Fantôme de Madame Muyr, Clément avait changé son fusil d'épaule et décidé de leur raconter la vie de Cissou la Neige, très proche du personnage central de ce film selon lui, et Titus arguant des douleurs de sa double tête s'était esbigné discrètement, et Gervaise qu'ils avaient retenue s'était assise dans le cercle des lits superposés où la marmaille en pyjama laissait pendre des charentaises attentives (la scène exacte que Thian lui avait si souvent décrite) et Clément, assis sur le tabouret du conteur, avait commencé: «On l'appelait Cissou, en lointain souvenir de son Auvergne natale où cinq sous n'en ont jamais fait six…» et Verdun s'était endormie sur la ronde poitrine de Gervaise comme elle l'avait fait tant de fois contre les côtes aiguës de Thian, et Gervaise avait eu un frémissement de crainte, presque de terreur, quand, tout occupée au récit de Clément, elle avait senti les doigts rêches de Thérèse lui prendre la main, la déplier avec soin, en lisser la paume comme s'il se fût agi d'une feuille à défroisser, et Gervaise ne pouvait plus la retirer cette main car la grande fille maigre, plongée en sa lecture, hochait une tête savante, et on a beau, religieuse que nous sommes, décréter que la superstition est le viatique des sans-foi sur une terre privée de Ciel, on veut savoir, tout de même, on veut savoir — sait-on jamais? — ce que vont révéler ces hochements-là, ce sourire attendri sur cette mine si revêche, cette soudaine lumière des yeux («Tu me connais, disait Thian à Gervaise, et tu sais que je respecte trop tes bondieuseries pour te faire avaler que Thérèse est le passe-partout du futur, mais je sais une chose, moi, c'est que cette fille-là ne se trompe jamais»), et si Gervaise ne retirait pas sa main c'était histoire aussi de prolonger ce souvenir de Thian, ce vieux débat («Allons, Thianou, c'est de la blague, tout le monde se trompe, il se pourrait même que nous soyons une erreur du bon Dieu!»), oui, si Gervaise laissait aller sa main, c'était pour le plaisir d'avoir raison sur Thian, d'entendre la grande fille lui annoncer de l'invraisemblable, du parfaitement impossible, ce qu'elle fit, la grande fille, en repliant précautionneusement les doigts de Gervaise comme si elle venait de déposer un louis d'or au creux de sa main: «Vous êtes une femme heureuse, Gervaise, vous allez être mère

Silistri en grilla un feu rouge.

— Quoi? Elle t'a annoncé que tu attendais un gosse?

— Que j'allais être mère.

— Par l'opération du Saint-Esprit?

— C'est exactement la question que je me suis posée.

Et elle s'en était excusée auprès de la Trinité, sœur Gervaise, d'associer l'Esprit-Saint à cette blague — «un jeu de mots, rien d'autre, ne vous formalisez pas» —, mais la grande fille, qui l'avait suivie dans ses pensées, persistait et signait: «Je suis très sérieuse, Gervaise: avant un an vous aurez accouché. Aussi sûrement que Cissou nous a quittés ce matin.»

*

— Bon, conclut Silistri en se garant dans la cour de l'hôpital, il va falloir que je surveille Titus.

— Et que Titus te surveille, répondit Gervaise.

Qui ajouta, en ouvrant la portière:

— Pendant ce temps, je surveillerai le Saint-Esprit.

Elle posa un pied hors de la voiture.

— Attends.

Silistri lui saisit le poignet.

— Attends, Gervaise.

Ils venaient de s'accorder le droit au sourire, de s'offrir un petit quart d'heure malaussénien, une tranche de paradis dans la tourmente. La poigne de Silistri lui indiqua clairement que c'était fini: retour à l'enfer.

— Regarde.

Il lui montrait une photo.

Elle la reçut comme un coup. C'était le corps nu de Cissou. Cissou et son tatouage. Du buste jusqu'à la base du cou. Une carte de Belleville sur la peau froide d'un fax. Quelqu'un avait photographié le cadavre de Cissou la Neige. Le corps sans la tête. Le corps jusqu'à la frontière de la corde.

— La médico-légale? demanda Gervaise.

Silistri fit non de la tête.

— Quand tu m'as remplacé, à la morgue, cette nuit, j'ai mis France Info dans ma bagnole. Ils parlaient de l'escamotage du Zèbre. Occupés comme nous l'avons été, on était les seuls à ne pas avoir entendu parler de ça. Alors je suis passé chez mon amie Coppet, la journaliste, avant de rentrer chez moi. Elle m'a filé des détails sur la séance de ce Barnabooth. Elle a ajouté en rigolant: «Il y a ceux qui effacent et ceux qui se souviennent», et elle m'a sorti cette photo qui venait de tomber sur son fax. Belleville sur le torse de Cissou. Sa rédaction voulait qu'elle torche vite fait un papier sur ce thème: la mémoire vivante contre les esthètes de l'oubli, ce genre de connerie…

— Qui leur a vendu cette photo?

— Personne. C'est une photo d'agence. Elle doit se balader dans toutes les rédactions, à l'heure qu'il est.

— Et demain elle sera dans tous les journaux.

— Oui.

Elle repliait le fax. Elle pliait en quatre le buste de Cissou. Sans y songer, ses ongles avivaient les arêtes.

— Je veux savoir qui a fait ça.

— Moi aussi. Je repasse te prendre dans deux heures.

24

Dans le couloir sonore de l'hôpital, les deux Templiers de garde accueillirent Gervaise avec un certain soulagement. Le premier flic désigna la chambre de son pouce.

— Il y a un toubib qui fait le mariole dans la piaule à Mondine depuis une plombe.

Il hocha la tête.

— Je l'aurais bien lourdé à coups de pompes dans le train, mais t'avais raison, Gervaise, ça calme, ton truc.

Il montrait le chapelet qui pendait à son pouce. Son collègue opina.

— Et ça empêche de fumer. Economie appréciable.

Ils retinrent Gervaise quand elle posa la main sur la poignée de la porte.

— Il s'appelle Berthold, le toubib. Fais gaffe, Gervaise, il veut qu'on lui balance du «professeur».

— Professeur Berthold, n'oublie pas…

Porte refermée derrière elle, Gervaise se trouva le nez contre un dos très blanc qui tonitruait à l'intention d'un cercle de blouses tout aussi blanches:

— Dès qu'on veut du boulot propre, il n'y a pas d'opération simple, bande de nains! Une appendicectomie réussie, vraiment réussie, vous m'entendez, exige des doigts de brodeuse comme on n'en fait plus depuis la brodeuse qui mit votre grand-mère au monde.

Les «nains» prenaient des notes où il était question de grands-mères et de brodeuses.

Berthold désignait Mondine.

— Le salopard qui a découpé cette enfant est le scalpel le plus précis que j'aie rencontré depuis moi-même! Il s'est attaqué avec des doigts de fée au tatouage qu'elle porte sur l'épaule. Il a d'abord voulu la désosser, enlever l'omoplate tout entière — un amateur de cendrier, probable — et il a taillé par l'intérieur, mais il a été dérangé dans son ouvrage et s'est rabattu direct sur la peau. Une incision éclair! Parfaite! Rien d'un trembleur. Une seconde de plus, il se tirait avec un chef-d'œuvre. Et quel chef-d'œuvre, mes enfants! La Déposition de croix, du Pontormo! Ce qui s'est peint de plus vivant dans tout le XVIe florentin. La vie même! Vous verrez quand je déballerai l'épaule de la petite! Vous verrez! Les lèvres de la Vierge gonflées de larmes, le poids de ses yeux au-dessus de son fils mort, la densité de ce chagrin dans la froideur de cette lumière! Mais vous ne connaissez pas le Pontormo, bien sûr, Jacopo Carrucci! Il était comme moi, Jacopo, il ne déléguait pas son génie aux arpètes! Il faisait tout par lui-même, et jamais deux fois la même manière, s'il vous plaît! L'invention! L'invention et la vie! Il faut voir cette Déposition dans le retable de la chapelle Capponi, à Santa Felicità, pour croire au vivant! La vérité de la chair dans la dissolution de ces bleus… Vous n'avez pas idée de la valeur que ça prend, tatoué sur sa peau de bébé! L'épaule de cette enfant, c'est le Pontormo réincarné!

Le professeur Berthold avait pris feu.

— La peinture est la seule culture permise au chirurgien, bande de nains! Pas pour l'amour de l'art, entendons-nous bien, pour l'intuition anatomique! Faites comme moi à votre âge, larguez vos amphis et foncez au Louvre, vous avez tout à y gagner.

Il se pencha soudain sur Mondine.

— Pas vous!

Il la clouait du doigt sur son lit d'hôpital.

— Pas vous le Louvre, mon petit, hein! N'y mettez jamais les pieds. Ce sera dans mon ordonnance. Avec un chef-d'œuvre pareil sur l'épaule, vous finiriez dans un cadre! Qui est-ce qui vous a fait ça? Je veux le même! En plus grand! La Déposition tout entière! Hein, qui a fait ça?

Un battement de cils, les yeux de Mondine croisèrent le regard de Gervaise qui venait de faire un pas de côté. Mondine répondit:

— J'en ai rêvé, docteur. J'en ai rêvé en m'endormant, et je me suis réveillée avec.

— Mais non, ma petite, c'est le cancer qui marche comme ça!

Deux ou trois blouses sursautèrent.

Gervaise intervint, sa carte de flic en avant.

— Professeur Berthold? Inspecteur Van Thian. Je suis responsable de l'enquête. Vous dites que, pour l'épaule de Mondine, c'est un spécialiste qui…

— Un spécialiste? Un orfèvre, madame! Un doreur sur tranche! Des doigts de faux-monnayeur! Tenez, ça aurait pu être moi, c'est tout dire! Seulement, moi, je n'assassine pas, je ressuscite. Affaire d'orientation scolaire.

Gervaise aurait volontiers pris le temps d'un sourire si une infirmière, hissée sur la pointe des pieds, n'avait confisqué l'oreille du professeur Berthold.

— L'avortement? Quel avortement? hurla Berthold.

L'infirmière insista, agrippée à l'épaule du chirurgien.

— Dites à Marty que je l'emmerde! C'est pas ce petit con qui va me dicter mes horaires!

L'infirmière plongea sa tête dans l'oreille du chirurgien.

— D'accord, j'arrive, capitula-t-il. Cette famille Malaussène, c'est un sac d'emmerdes.

Gervaise retint le nom des Malaussène au passage, mais Berthold lui avait déjà saisi la main pour y déposer un baiser de Prussien.

— Navré, inspectrice, moi qui parlais résurrection, il faut que j'avorte.

Puis, aux blouses blanches:

— Quant à vous, reprenez vos services. L'ivégé, c'est de l'intime, ça se passera entre cette dame et moi!

La chambre de Mondine se vida, comme aspirée par le départ du professeur Berthold.

Dans le silence qui retombait, Gervaise entendit clairement Mondine murmurer:

— Il est chou, non?

Gervaise sut que ce n'était pas seulement une question d'adjectif.

— Je vais me le faire, continua Mondine.

Gervaise s'assit au bord du lit. Mondine regardait toujours la porte.

— C'est comme je te le dis, Gervaise, tu vas me voir professeuse dès que je tiendrai sur mes cannes.

Gervaise écoutait. Mondine lui avait pris la main.

— Des comme lui, il y en a dans tous les métiers. Ils commencent tout petits et ils changent jamais. Trop pleins de sève, c'est tout. Des agneaux, quand ils ont dégorgé. Ils gueulent très fort, mais ils en disent jamais plus qu'ils n'en pensent. Y a pas une seule idée derrière leur tête. Pas d'âme mais pas de malice. Et ils peuvent pleurer sur une image, j'aime ça. Tous ceux de passage, je me les suis faits. Ils avaient de la reconnaissance, mais en ce temps-là moi aussi j'étais de passage. Celui-ci, il est là, et je passe plus. Ça se fera.

Gervaise écoutait.

— On ira à l'hôtel et à l'autel. Je suis pas comme toi, Gervaise, j'ai toujours confondu les deux. C'est ce qui m'a ôtée de l'école. On n'y supportait pas la confusion. Je te le dis, Gervaise, parce que tu es toi, cet aboyeur-là je vais me le prendre et je vais le garder. Et si ça peut te faire plaisir que ton copain du haut bénisse l'union, comme vous dites vous autres, Il bénira. Et tu seras témouine qu'Il aura béni.

Elle parlait à la porte restée ouverte. Elle broyait la main de Gervaise.

— Je vais faire une fin, Gervaise. En blanc de blanc, comme un vrai début. Je vais me fixer le Berthold et j'en toucherai plus jamais d'autres. Même gratos.

Ses yeux sautèrent sur Gervaise.

— Je suis pas morte, Gervaise.

Gervaise prit ce regard pour ce qu'il était.

— Et je suis pas dingue. C'est un vrai miracle!

C'était bien le regard qu'elle attendait de Mondine au réveil.

— Tu peux pas savoir d'où tu m'as sortie…

Le regard de Verdun devenue grande.

— J'étais en bonne compagnie, Gervaise. Des gens très bien. Pas des aboyeurs. Ils faisaient des phrases, eux. Ils y mettaient de la grammaire et plein de mots. C'était pas des Berthold, ils avaient des manières. Toutes leurs idées étaient derrière leurs têtes. Très loin derrière. A des distances où plus rien ne pousse. Devant, y avait que des mots. Des mots pur sucre. Ils vous enroulaient ça comme de la barbe à papa. De la politesse extrême.

Elle se tut un long moment.

— Je suis pas morte, Gervaise, mais j'aurais dû. Ils se méfiaient. Ils avaient changé les horaires. Si tout s'était passé comme prévu, vous seriez arrivés deux heures trop tard, tes anges gardiens et toi. Vous auriez trouvé le carreau lavé, la salle vide, et Mondine en sacs-poubelle. Et puis il y a eu un contretemps. Ils ont amené la petite rousse. Une Américaine montée du Japon à Paris comme fille au pair, soi-disant. Un produit du Yakusa par la filière à Madame Mère, tu connais, pas la peine que je te fasse un dessin. De la gagneuse à demeure qui fait pas tache dans la famille. Propre sur elle, piano, multilingue et littérature. Bobonne est d'accord. On peut même lui confier la marmaille le mercredi après-midi. Ça sait se tenir, c'est juste pour les glandes à Monseigneur. Une infirmière, en somme.

Son regard chavira, tout à coup.

— S'il y a un bon Dieu, Gervaise, il est pas là pour tout le monde. Ou alors, il aime le jeu et nous sommes ses brèmes. Un tricheur. Le roi du bonneteau. Parce que au lieu de commencer par moi comme prévu, c'est par la petite rousse qu'ils ont commencé. Ça pouvait pas attendre. Elle avait un truc qui les rendait dingues. Un de ces tatouages qu'on peut pas voir, Gervaise. Un irozuma à la poudre de riz, invisible sur sa peau très blanche, et c'était tout son corps! Ils ont voulu s'offrir ça tout de suite. Tu connais le principe? On chauffe, et l'image apparaît en couleurs pâles sur la peau qui rougit. Alors, ils ont rempli l'aquarium. La pauvre, elle y est allée en riant. Elle croyait à une exposition comme une autre. Ils ne l'avaient pas enlevée, elle. Elle était venue librement, avec le grossium qui l'avait engagée, et j'ai d'abord cru que c'était une voyeuse, comme eux. Elle s'est laissé déshabiller et plonger dans l'eau tiède sans se méfier, ils lui ont collé les bracelets et ils ont rabattu le couvercle. Avec la chaleur qui montait, l'irozuma est apparu, lentement, et, pendant qu'il apparaissait, le grossium s'est mis à raconter la vie de la nana, très gentiment, comme si c'était sa propre fille… c'est comme ça que je sais d'où elle vient… Le cameraman filmait. Ils voulaient que je regarde, moi aussi… juste pour la terreur.

Elle avait retiré sa main, à présent.

— Parce que, tout en parlant gentiment d'elle, ils ont continué à chauffer l'eau, Gervaise…

Elle hochait la tête.

— Ils ont continué à chauffer…

Elle se taisait, maintenant. Ou plutôt, elle poursuivait son récit au-delà de la frontière des mots. En hochant la tête, sans fin. Un long récit muet que Gervaise suivait sans bouger.

Finalement, ses yeux revinrent.

Elle dit:

— Tu sais le pire?

Elle lui avait repris la main. Elle la regardait de tous ses yeux.

— Le pire c'est que je vais oublier. Je vais oublier, Gervaise. Et je vais monter à l'assaut du grand Berthold. Et quand je serai de l'autre côté de ses remparts, je vais me faire emmener à l'église. Une cathédrale, si ça se trouve. Notre-Dame, pourquoi pas? Et il faudra bien que ton bon Dieu, cet enfant de salaud, nous bénisse. Puisqu'Il nous a faits comme ça, c'est justice qu'Il nous bénisse comme nous sommes.

*

Et Mondine avait congédié Gervaise.

— Combien de nuits que tu dors pas, avec tout ça?

Elle l'avait renvoyée à dame Charité.

— Une nuit? deux? Ton répondeur doit déborder!

Mondine connaissait le répondeur de Gervaise. Elle s'était souvent confiée à cette oreille.

— T'as pas que moi, dans la vie, Gervaise, il y a les autres oubliés du bon Dieu…

Mondine savait les réveils de Gervaise. Cissou la Neige n'était que le premier appel. Les autres suivaient. Au secours, Gervaise! Sa ration matinale de détresse. Sans compter les appels du soir. Toutes ces nuits à apaiser… dormez en paix, je suis là… je veille… il n'y a pas de scorpion sous vos oreillers… Gervaise veille…

«A bichonner tes putes, Gervaise, tu négliges ton vieux papa… — Mon vieux papa préférerait-il que je néglige mes putes?»

Mais le vieux papa s'était fait abattre dans ce même hôpital, loin de la protection de Cissou, et Gervaise avait tatoué la mort sur la peau de ses putes. «Ce n'est pas ta faute, Gervaise…»

Elle sortit de la chambre.

— Où tu vas?

Elle écarta les Templiers en leur mentant.

— Je reviens.

Elle quitta l'hôpital Saint-Louis à grandes enjambées. «Si Tu veux m'éprouver, Seigneur, pourquoi le faire dans la chair d'autrui?» Elle voulait être seule. «Si Tu veux me punir, pourquoi par la douleur des autres?» D'aussi loin qu'elle se souvenait, il lui semblait qu'Il ne s'en prenait qu'aux autres autour d'elle, qu'Il faisait de sa foi une forteresse de simplicité au pied de laquelle on souffrait, on mourait, on se torturait, on se perdait… que pour lui avoir épargné les affres des contradictions humaines, Il l'avait placée au sommet d'un donjon planté dans un charnier; vigie de la douleur universelle. Et quand elle se portait au secours de l'un ou de l'autre, Il faisait d'elle l'innocent instrument de leur destin. «Pourquoi?» Elle ne décolérait pas. «Pourquoi les autres! Et pourquoi par ma faute? Pour me forcer à T'aimer malgré Toi?»

Cela avait commencé quand Thian, le petit flic tonkinois, avait enlevé Gervaise avec sa mère, la grande Janine, et qu'ils avaient dû fuir Toulon, poursuivis par une armée de maquereaux à principes qui réprouvaient cet amour asiatique. Les maquereaux réclamaient la mère et l'enfant. Thian portait Gervaise contre sa poitrine maigre, dans une sorte de harnais. Les balles sifflaient à leurs oreilles. Mais Thian tirait vite et visait juste. Les maquereaux mouraient un à un. C'étaient les cousins corses de Janine. Le bonheur familial prenait racine dans leurs cadavres. Pourquoi? Puis la grande Janine était morte. Pourquoi? Puis Thian était mort à son tour. Pourquoi? Puis les putes de Gervaise mouraient une à une, pourquoi? «Pourquoi les autres? Toujours les autres! Pourquoi?»

Le rugissement de la voiture apprit à Gervaise que cette fois, peut-être, Il l'exaucerait. Deux roues dans le caniveau, deux autres sur le trottoir, une calandre de Mercedes, un pare-brise au verre fumé… Une poubelle vola en épluchures et le monstre fut sur elle. Elle l'esquiva en tournoyant trois ou quatre fois sur ses pointes, ballerine-matador. Mais ce fut pour se retrouver au milieu de la rue, face à une autre calandre qui fonçait en sens inverse. «Deux voitures», se dit-elle. «Saute, Gervaise! hurla Thian dans sa mémoire. Si elle te chope les pieds au sol, elle t'écrasera!» Gervaise sauta, genoux pliés, les deux pieds rassemblés sous ses fesses. Ce fut le haut du pare-brise qui la projeta dans l'espace.

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