CHAPITRE BONZE[19]

Ils reviennent très vite, les trois. Peu après que le Gros m’ait rendu compte de sa mission. Juste que j’allais sortir chercher une tire et les voilà qui se radinent, silencieux, claquant des pas sur les dalles du patio. Je réprime mon mouvement et rengaine dans la chambre.

Ils se pointent au 9. Je fais signe alors à mon pote de nous rendre au 8. Les portugaises plaquées à la cloison, nous cherchons à esgourder ce qui se dit, mais on perçoit ballepeau. Des bruits, si. Et de la musique, car il existe un poste de radio dans chaque chambre. Ils l’ont branché en arrivant.

On reste un bon quart de plombe, ainsi, à essayer de percevoir autre chose, mais c’est en vain. Le Mammouth somnole, comme chaque fois qu’il est immobile. Que cesse le mouvement et il s’enclume, Alexandre-Benoît.

Je le regarde dodeliner et voici qu’une porte claque, l’arrachant au coma. Je cours entrouvrir l’huis (comme disait ce pauvre Mariano). J’asperge les deux Popofs en partance. La femme est restée. Ils trimbalent le matériel auquel Béru a fait allusion. Bon vent, les potes !

Je n’hésite pas longtemps sur la conduite à tenir. Quand un ronflement de bagnole s’est éloigné, je me présente au 10, replie mon merveilleux index droit, qui sait admirablement presser les détentes d’armes à feu et les clitoris, et je toque toque à la porte bien qu’elle soit munie de l’écriteau « Do not disturb ».

Nobody ne répond.

J’insiste plus fortement.

Toujours rien.

À toi Sésame !

Cric, crac, le cric me croque. J’open.

Arabella Stone est allongée sur le lit, tout habillée, les bras allongés le long du corps, la tête maintenue presque à l’équerre par deux oreillers superposés. Elle respire bizarrement, en produisant un bruit de râle. Je la trouve salement pâlotte. Ses lèvres sont d’un blanc qui fout les jetons. Je lui soulève une paupière, son œil reste inexpressif, dilaté. Retroussant les manches de son chemisier, je finis par découvrir la trace d’une piqûre dans une veine de son avant-bras.

M’est avis que mes deux frères Karamazov lui ont administré un petit zinzin soigné pour la neutraliser.

Tu connais l’esprit de décision de Son Excellence Santantonio quand il se met à chier des bûches ? En moins de temps qu’il n’en faut à un feignant pour ne rien faire, j’ourdis un plan d’action.

Mais il faut se remuer le dargif car j’ignore si les deux gavroches soviétiques sont partis pour dix minutes ou pour dix ans.

* * *

Ali reste baba (impossible de la laisser passer, celle-là) en me découvrant sur le pas of the lourde, son vénérable maître l’ayant averti qu’il nous prohibait sa demeure.

Je réclame après le maître de l’École Antinomiste, mais l’eunuque branle du chef (c’est tout ce qu’il peut se permettre) d’un air redoutable, et puis applique sa large main gantée sur ma poitrine pour y exercer cette fameuse poussée de bas en haut qui fait tant chier les corps plongés dans un liquide déplacé.

Ce genre de manières m’horripile (atomique). C’est pourquoi Ali se morfle une cacahuète de magnitude 8 qui te me le quatreférenlaire proprement ; très bel exemple d’endormissement spontané, avec z’yeux révulsés, bouche ouverte et jolie tache bleutée au menton, laquelle évoque dans les grandes lignes la carte de la Suisse.

J’enjambe le mecton. Justement, Gauguin-Dessort surgit, torse nu, en short bleu pâle. Il a la poitrine velue de poils blancs, ainsi que l’écrivait y a pas tellement très longtemps M. Robbe-Grillet dans le bulletin paroissial de son arrondissement. La surprise prend chez lui le pas sur la colère.

Alors, ma pomme, j’embraye sec, passant directo la seconde, puis accélérant pour sauter la troisième.

— Ici France ! je beugle. Un Français parle à un Français. L’intérêt supérieurement supérieur de la chère mère Patrie doit faire taire les préventions et autres préjugés ! Un fonctionnaire de la Nation se met sous la protection du plus éminent de ses artistes. Ce génie du pinceau le repoussera-t-il ? La chose équivaudrait alors à un refus d’assistance à France en danger. Je n’ose le croire ! C’est deux siècles d’Histoire, qui par mon index, viennent sonner à votre porte, monsieur. Oubliez ma fonction qui vous débecte pour réaliser qu’en fait, c’est Vercingétorix, Charlemagne, Henri le Quatrième, Richelieu, Louis Quatorze, Danton, Napoléon Pommier, Gambetta et de Gaulle qui se tiennent présentement devant vous, l’alarme à la bretelle, l’arme à l’œil et presque à gauche, et le cœur ardent. Ici M. Deux-mille ans ! Ici France ! Et c’est à l’un des plus purs joyaux de l’art français que je m’adresse.

Gauguin-Dessort est dérouté, toute rogne refoulée. Elle grandiloque de la breloque et des pendeloques, cette vieille loque. Le tricolore lui monte au front. Tu croirais le Vieux, quand c’est LE Président en personne qui le carillonne.

Son regard se voile comme quand on filme une actrice décrépite à travers un tulle pour lui réparer des ans l’irréparable outrage à la pudeur.

Un écho de mes paroles ricoche sur sa bouche en anus d’âne constipé.

— Pour la France, pour la France, la France…

Et il devient très bien, le maître de l’École antinomiste. Rectifiant la position, petit doigt sur les vergetures de ses jambes, menton à l’aplomb de Colomb-Béchar (aujourd’hui Béchar tout seul puisqu’il n’y a plus de colomb en Algérie), regard en hypnose, il écrie après un silence :

— Prêt !

Gagné.

Je le salue militairement :

— Merci, mon peintre ! La France vous adresse sa gratitude.

Les grands moments d’extrême tension sont toujours suivis d’un relâchement bienheureux, comme l’est de pets le cassoulet le mieux trempé.

— Asseyez-vous, flic ! m’enjoint Gauguin-Dessort.

Je pose délicatement un cul déjà fendu dans un fauteuil crapaud qui cherche à se faire aussi gros que le veuf.

— Motif de votre requête ?

— Une fille à héberger pendant quelque temps, je viens de l’arracher aux griffes de deux agents russes.

Il sourcille.

— Mais donc, vous faites dans le contre-espionnage ?

— Il m’arrive. Je suis commissaire spécial, très spécial, Maître.

Il rassérène à tout va.

— Ah ! bon, que ne le disiez-vous. Contre-espionnage, mais c’est bon, cela, c’est très bon ! Tout à votre disposition, mon cher. Quand m’amènerez-vous cette malheureuse ?

— Elle attend devant la porte dans une Land-Rover que m’a prêtée la directrice du Sphinx.

— La chère Martha ! Une exquise coquine. Bonne salope bien qu’étant néerlandaise ; généralement, ces gens sont roses et asexués, à preuve, ces putes d’Amsterdam qui font la gloire de la ville sont recrutées en France et en Allemagne. Vous est-il arrivé de forniquer avec une Hollandaise, bon ami ?

— Parfois.

— Et vous préférez leur fromage, non ? Encore que… Eh bien, je vais vous en apprendre une délicieuse : la mère Martha est l’exception qui confirme la règle. Toute tapée qu’elle soit, c’est de la fière baiseuse, vaillante à l’ouvrage. Si l’occasion s’en présente, demandez-lui de vous pratiquer le domino batave, unique ! Demandez-le-lui de ma part, elle ne vous le refusera pas.

— Merci du tuyau, Maître. Ainsi donc, vous consentez à accueillir cette personne ?

— Ne la faites pas attendre.

— Je dois vous prévenir qu’elle a été médicamentée par ses ravisseurs et que son état nécessite une vigilance soutenue.

— Les gueux ! Nous allons nous occuper d’elle. Vite !


Quatre minutes plus tard, Arabella Stone est installée dans une coquette chambre climatisée. Elle est toujours terrassée par un sommeil dur comme le bitume.

— Chouette lot, admire Bérurier après que nous l’eussions dévêtue et bordée. Si elle pèserait cinquante kilos d’mieux et qu’elle eusse quéqu’ verrues sur la frite, é m’rappellerait ma Berthe à nos débuts. Sauf que Berthe est brune et qu’elle a le front étroit et le nez large.

— Va rendre la chignole, Gros.

— Et ensuite ?

— Attends le retour des Popofs dans ta piaule, observe leur comportement.

— Et ensute ?

— Ensuite tu agiras en fonction de la situasse.

— Et toi ?

— J’attends le réveil de la môme, j’ai des choses à lui faire dire.

— T’as pas choisi la plus mauvaise part ! grogne l’Enflammé.

« J’suppose que les Ruskis vont faire du rébecca quand ils vont s’aperçoivent qu’la frangine n’est plus là ? »

— On verra.

Le colonel Bérurier claque l’étalon et se retire en déboutonnant sa braguette pour une intense grattée de son fourrage intime. Je l’entends maugréer comme quoi il ne serait pas surpris que la contrée fût infestée de morbacs.

* * *

La vie de château.

Celui de la Belge au Bois Dormant.

Son souffle est imperceptible, Arabella. Mais régulier cependant. Je m’installe sur une bergère, pose mes lattes et croise mes mains sur mon abdomen. Au bout de peu, Ali rapplique, lesté d’un plateau abondamment garni où figurent du scotch, du jus d’orange, un seau à glace thermique et des amuse-gueules. Chose confortante, l’esclave ne paraît pas me tenir rigueur de mon crochet à la mâchoire. Il est redevenu le serviteur muet et zélé d’avant l’algarade. Il se retire silencieusement. D’ailleurs, tout ici est silencieux. On ne se croirait pas au cœur de la belle Afrique, mais dans une paisible maison de l’Île-de-France. Je bois un verre d’eau glacée et me laisse dériver sur l’onde moelleuse de ma fatigue.

Rude journée, intense, échevelée… Je tente de la récapituler, mais j’y renonce car la dorme me prend, suave. Un abandon somptueux. La réalité m’indiffère doucement.

La somnolence est un état providentiel qui te permet de penser en pointillés, mais avec un grand détachement et une parfaite lucidité. Tu réfléchis en faisant abstraction de ta personne : le rêve ! Perdu dans la douceur de cette barbe à daddy, je contemple les choses de haut, sereinement… Reprenant tout par le début, et parcourant l’ensemble à grandes enjambées de pensée, si tu voudras bien m’autoriser une image aussi conne.

Stromberg tuant trois personnes pour récupérer un « petit trucmuche » qui n’a d’intérêt que pour lui, prétend-il.

Il file à London par le train pour y prendre l’avion. À la gare, les Russes l’attendent, le blessent. Il leur échappe. Quelques plombes plus tard, Arabella Stone débarque à la gare à son tour en s’informant si Stromberg a bien pris le dur. Sont-ils de connivence ? Probable, puisqu’elle a affaire aux Popofs à son tour aussitôt qu’arrivée à Victoria Station…

Deuxième époque : la Côte-d’Ivoire… Le tueur, bien que se sentant coursé, n’hésite pas à user des grands moyens pour filer à Sassédutrou auprès d’un faux Bokassa. Mon intervention fout la merde et il se taille en essayant de laisser croire qu’il a cramé dans son bahut. Détournement d’un coucou de tourisme pour se faire amener à Gagnoa. Fidèle à son principe de la terre brûlée, il bousille le pilote. Une fois à Gagnoa il disparaît. Tandis que je le cherche, je vois surgir Arabella flanquée de deux agents soviétiques. Que viennent-ils maquiller céans ? Et pourquoi se font-ils accompagner de leur prisonnière malgré les risques que cela comporte ? Ont-ils donc à ce point besoin d’elle ?

Ce pilonnage de questions achève de m’anéantir. Cette fois, je me mets à en écraser sérieusement, tout en conservant pourtant une position de semi-veille qui laisse mon sub en alerte pour le cas où la donzelle s’éveillerait. Je sais que le menu bruit produit par ses paupières soulevées me fera l’effet d’un coup de canon.

Je suis comme ça !

* * *

Ce qui m’arrache, tu vas rire, c’est le couinement d’une semelle de soulier.

Avant d’émerger vraiment, je me chantonne : « J’ai les godasses qui pompent l’eau ! »

Et là-dessus, j’écarte mes doubles rideaux. À première vision, je crois sincèrement que je rêve, selon l’expression aussi conne que sacrée, voire consacrée. À toute vibure, je me dis : « Ça va passer. Je suis réveillé, donc ça va passer. »

Mais ça ne passe pas.

Devant moi, trois personnes : deux Noirs balèzes et un Blanc qui finit par me devenir familier puisqu’il s’agit de Jan Stromberg, le tueur d’élite.

Dedieu, la sale frime ! Une bouille de fumier pareille, ça équivaut à de la franchise. Il me braque de ses trois yeux noirs : son regard et l’orifice de sa pétoire. Chose étrange et incommodante, ses falots sont gris acier, mais le regard qu’ils distillent est plus noir que l’encre de Chine dont on fait les estampes japonaises.

Déjà, à Sassédutrou, ils m’ont fait froid dans le dos, sous les bras, dans la périphérie rectale et entre les orteils, ces vilains quinquets, lorsque l’homme me braquait dans le poste de garde avec l’intention bien arrêtée de me mettre au régime du passé simple.

Il s’approche du lit tout en gardant son arme dirigée vers mon irremplaçable personne. Même quand il regarde Arabella et lui palpe la tête, il continue de me tenir en joue.

S’étant assuré que la fille vit toujours, il fait un signe aux Noirs. Les deux balèzes vont au lit, dégagent le drap de dessus, et saisissent celui de dessous par ses quatre coins pour en confectionner une espèce de hamac dans lequel ils évacuent ma pensionnaire.

« San-Antonio, me dis-je, là s’interrompt ta brillante carrière. »

Comment en serait-il autrement ?

Je suis bœufé dans un fauteuil, sans arme, engourdi, ahuri, dépassé. Et l’autre, l’implacable, se tient debout, à deux mètres de moi, son feu fixé sur ma poitrine. Je sais déjà que lorsqu’il pressera par deux fois la détente de son arme, ses bastos me feront éclater le cœur. Car pour cet homme marginal, le cœur, c’est uniquement cela : une cible ! Une simple cible qu’il touche à tout coup.

— Dites, Stromberg, murmuré-je, ça vous ennuierait, avant de me plomber, de m’expliquer à quoi sert l’objet mystérieux que vous êtes allé récupérer chez les saltimbanques du cul ? Si vous me le dites, en revanche, je vous dirai comment nous avons eu vent de son existence.

Mais autant s’adresser à une borne kilométrique, à un paysan gallois, à un suspensoir, à la photo couleur de Louis X le Hutin, à une motte de saindoux, voire même à une préposée des pététés : Stromberg ne réagit pas. Aucun mot, aucun rictus, nul frémissement. La seule chose qui bouge en lui, c’est l’index de sa main droite. À peine : d’environ trois ou quatre millimètres. Cette fois, j’en suis à peu près certain, il ne tire qu’une fois. Et la détonation est molle. Je m’engloutis en moins de temps qu’il ne m’en faut pour te l’écrire, dans une totale inconscience, après avoir franchi un tunnel noir et glacial.

* * *

Dégueule-t-on au paradis ?

T’offusque pas. C’est une simple question que je pose à qui peut y répondre, commako, en passant.

Crois-tu que si j’écrivais à Jean-Paul II pour le lui demander, il me renseignerait ?

Le plus simple, dans le fond, ce serait d’acheter une table tournante pour questionner les potes de l’Au-delà.

Au-delà de quoi, à propos ? L’expression m’a toujours perplexé. Ils disent « l’autre monde ». Y a pas d’autre monde ; il n’y en a qu’un avec la Terre, les astres, la vie, la mort, le connu, l’inconnu. C’est ça : LE monde ! Le monde c’est TOUT. C’est toi, moi, Dieu, un coq de bruyère, une sardine à l’huile, une touffe d’orties, la planète Mars, la cinquantième galaxie à gauche quand on sort de la gare.

Mais bon, ça ne répond pas à ma question : dégueule-t-on au paradis ?

Probablement pas, hein ?

En ce cas ça indiquerait que je ne suis pas mort puisque me voilà à accrocher les wagons sur le plancher, me ratiboisant l’estom’, la boyasse, tout bien, raclant les fonds de tiroir, me frottant l’entraille à la toile émeri. Dès qu’un spasme se calme, un autre naît, se développe, et voilà que j’appelle Hugues, Arthur, Olga, toute la famille Machin, comme un lionceau appelle sa vioque, vraôum, vrâouff ; beurg, rebeurg et dix de der.

Bongu, ce nettoyage de printemps ! Me v’là vide comme un sifflet qui a perdu la boule. Je parviens à me relever. Une odeur dégueu flotte dans l’air à la ronde. Ça fouette l’œuf pourri et pire encore.

« Un gaz, me dis-je. Stromberg m’a virgulé un gaz anesthésiant surchoix qui te fait perdre conscience en deux secondes. Pourquoi ne m’a-t-il pas trucidé ? Il a bien tenté de le faire à Sassédutrou ! Note que je ne lui en veux pas d’avoir changé d’idée. »

Je me traîne, plié en deux, en quatre, en douze, jusqu’au couloir. Ali est en train de dégobiller ses tripes, lui aussi.

De même, au salon, que le peintre et son cheptel. Tout le monde va au refile. Rrraoum ! Chpleug ! Avec ses intonations propres, sa manière. Le style, c’est l’homme !

Je propose de l’eau gazeuse à la ronde, mais ils sont trop dans les fusées ardentes, les uns et z’autres, pour se permettre d’ingérer quoi que ce soit.

Personnellement, j’essaie d’une lampée de scotch au goulot. Elle repart en croisière aussi sec, chplaouffff !

En plus un mal de citron accroît ma douleur. Nous faut du temps pour récupérer un tantisoit. L’une des noiraudes, plus coriace, retrouve la première sa vitesse de croisière. M’explique par gestes et mimiques que trois mectons sont entrés ; un Blanc, deux Noirs, je sais, je sais. Un coup de revolver en direction du groupe et : bonne année grand-mère ! Tout le monde descend !

Je suis furax, vaguement admiratif.

Comment diantre ce diabolique Stromberg a-t-il su que j’avais mis la main sur Arabella Stone ? Et que je l’avais conduite ici ? En somme, en l’arrachant aux Russes, je lui ai tiré les marrons du feu.

Gauguin-Dessort a du mal à se récupérer. À son âge, on traîne immanquablement des vacheries respiratoires, genre asthme. Je conseille, toujours par gestes et mimiques, à ces demoiselles d’appeler un toubib et je fonce dans le soir tombant en direction de l’hôtel Sphinx, espérant y dénouer une partie du voile, comme j’ai lu récemment dans un très beau livre de la Collection Je mouille à tout vent. En effet, les circonstances m’induisent (en erreur d’abord, mais aussi) à changer ma politique d’épaule. Pourquoi, dès lors que me voici bité de première, ne pas faire alliance avec les Russes ? On joue cartes sur tapis, eux et moi. Ils me disent ce qu’ils goupillent, moi j’agis de même, et que le meilleur (qui est San-Antonio, bien sûr) gagne.

Bien pensé pour un petit cerveau, non ?

La place est grouillante de marchands en plein air qui s’éclairent avec des loupiotes à acétylène qui puent tout ce qu’elles peuvent. La foule déambule de l’un aux autres, s’arrêtant pour regarder, palper, marchander. On vend de tout : des saloperies en faux ivoire made in Paris, des tissus africains made in Hong Kong, des noix de coco, des lézards empaillés, des bijoux de cuivre ciselé, des épices odoriférantes, tout ça… Des charmeurs de serpents jouent La Paimpolaise ivoirienne à leurs cobras. Des musicos te liment les tympans de leurs petites flûtailles. C’est beau comme l’Avant-Guerre, coloré malgré le crépuscule. Pittoresque à redégueuler sur ses ribouis et admirable d’ingénuité.

La vie qui va, qui grouille, qui lève comme de la pâte à pain noir. J’en suis un brin conforté. Je me sens en état de fraternité, tout soudain. Moins seul, moins en butte, moins déçu.

Et je traverse cette splendeur en refrénant mon allure trop pressée parce qu’on n’a pas le droit de ne pas savourer les minutes d’enchantement. Que, malgré tout, à grands ou petits pas, lorsque tu continues de placer un pied devant l’autre, tu finis par te rendre là où tu vas, nécessairement.

Et me voici à l’hôtel de la chère Martha. Son julot branquignol est pété comme le carter d’une bagnole privée d’huile. Effondré dans la pièce marquée « Bureau », devant une boutanche vide, il ânonne en regardant ses mains de très près pour s’assurer que ce sont bien les siennes.

Je file directo à la carrée du Gros. Un tapage prénocturne s’y déroule. Qui a attiré plusieurs clients, inquiets.

Ces messieurs-dames écoutent, en demi-cercle devant la porte. Ils se dévisagent, ce qui n’est pas grave vu qu’ils se traînent des bouilles ravagées par des tracasseries biliaires. On entend un bruit de vieille batteuse. Et puis des grandes gueulées en hollandais, qui est un dialecte que je t’en fais cadeau, merde ! Heureusement qu’ils ne sont pas plus d’une quinzaine de millions à causer cette connerie. Que c’en est à se demander où ils sont allés pêcher de tels signes vocaux pour traduire leurs idées, ces nœuds. D’ailleurs, tu m’empêcheras pas de croire que la pensée ne va pas loin, de la sorte exprimée. Faut rien avoir à dire pour user de cette langue. Je te la situe entre le chien et le merle des Indes ; mais ça n’engage que moi, hein ? Tu peux estimer le contraire, chacun est con à sa guise.

Ces grands cris néerlandoches répondent à des grognements d’ours. Parfois un bout de phrase en français explose, genre : « Tire plus mieux su’ tes jarrets, bougu’ d’vieill’ fumière ! » Ou bien : « Ah ! j’t’vas faire rutiler l’oigne, salope ! » Voire encore : « Oh ! mais ça a la chaglate molletée, c’te carne ! »

La déduction s’impose : Béru a profité de mon absence pour séduire notre taulière, ce vilain, et se l’emplâtrer à sa manière, qui est toujours rude et dévastatrice. Chez le Gros, tu l’as remarqué, l’invective devient mot d’amour. Pour lui le mot salope est le superlatif du mot chérie.

J’empoigne le loquet de laiton et dis aux anxieux, avant d’ouvrir :

— Allons, allons, bonnes gens, circulez, y a rien à voir !

Tu parles qu’ils me croivent !

Ils coagulent au contraire, pas manquer le jeton qu’ils subodorent lorsque le vantail s’écartera.

Bon, après tout chacun a le droit de regarder la France au fond des yeux, n’est-il pas ?

J’ouvre.

Oui, je m’en gourais : la brouette mongole !

Les parfaits conducteurs connaissent leur bagnole à l’oreille. Mécolle, je suis licencié ès Béru grâce beaucoup à mes trompes d’Eustache.

Le Gros ressemble à un colporteur dont l’éventaire serait Martha. La dame tient ses cannes repliées, les genoux presque au ventre. Sa Majesté a noué ses mains sous la nuque de sa partenaire et la promène dans la chambre, en lui infligeant à chaque pas une terrible secousse contondante. Faut être costaud pour s’offrir un coït pareil. Il l’est.

Le spectacle est d’une telle beauté que j’en oublie de refermer la porte, ce qui est aubaine pour les mateurs concentrés dans l’encadrement. Bérurier, qui m’aperçoit, ne s’offusque pas, étant de ces hyper-robustes qui peuvent discourir la bouche pleine.

— Rien d’grave, mec ? Tu voyes, j’fais un brin d’cour à Médème. Encor’ quéqu’ z’allers-retours et j’sus t’à toi.

— Je t’en prie, ne bâcle pas.

La vioque qui pâmasse continue de bataver en clamant des god god, ce qui prouve qu’elle convie le Seigneur à sa reconnaissance, ou bien, si elle connaît l’argot français, qu’elle annonce l’état dans lequel se trouve le mirifique pénis du Gravos.

— Allez, hop, on va décoller, la mère, grouille-toi d’choper ton fade si qu’tu voudras pas finir la route à pinces ; en ce dont qui concerne ma part, je vais toucher mon bon d’caisse, t’es parée pour l’envolage, Poupette ? Concentr’-toi d’la moniche, ma grande, j’cravache. Allez, zou : on prend l’virage à la corde ! D’dieu d’pétasse, mets-toi en prise direc’, j’te dis ! Allez, tchao, maint’nant chacun pour soye, j’largue les amarres ! Vouaiaiaiaiai !

Il s’arrête pile, secoue sa tronche de bœuf assommé comme un qui vient d’avoir un étourdissement, puis, d’une terrible ventrée, propulse sa partenaire histoire de s’en dégager. Peu galant, une fois assouvi, il la lâche conjointement et la Martha néerlandaise part à dache sur le plancher. Sa tronche rencontre le pied du lit.

Le choc fait « bloing ! » L’hôtelière, K.O. inanime recta, avec une jambe qui indique la direction de Lyon, et une autre celle de Nancy.

Béru hoche la tête.

— T’as vu l’panard qu’é s’paye, Césarine ? En pleines vapes !

Il se tourne vers les spectateurs que l’intensité de l’accouplement a amenés à l’intérieur de la pièce.

— Bon, ben v’là, M’sieurs-dames, dit le Gros, pas gêné pour un franc C.F.A., c’est humain, non ? Ces choses-là, quand c’est qu’elles vous prendent, faut répond’ présent.

Il s’approche d’une ravissante Américaine de soixante-quinze ans, laquelle s’apprêtait à se rendre à une invitation en ville, sublime dans une robe immaculée, un châle de soie blanc sur le bras.

— Vous permettez, p’tite voisine, qu’je me bricole un léger rafraîchissement ? demande l’Infâme en bichant un pan de châle pour s’en fourbir le tringlard. Ayez pas peur : ça part au lavage.

Le Monstrueux jubile.

— Tu voyes, Sana, ce bled, on y crève p’t’êt’ de chaleur, mais on s’y fait drôl’ment rigoler l’aubergine folâtre. Attends, Mémère ressort du sirop ; bouge pas que j’l’aide à s’remett’ d’aplomb, faut’êt’ gentleman jusqu’au bout du zob. Allez, zou ! D’bout, les morts ! Kif kif Verdun. Comment se lave va-t-il, ma colombe ? J’vous ai manigancé la toute belle séance, non ? À vot’âge, vous pensiez plus vous faire emplâtrer à la cosaque telle un’jeun’fille de bonne famille. Vous voiliez qu’on n’doit jamais désespérer ; toujours garder son foie à l’avenir. Vous pouvez rentrer dans vot’ tome, les uns, les aut’, on affiche relâche pour répétitions. Moi et mon camarade, on a d’aut’ trous du cul à s’occuper, pas vrai, Tonio !

Il refoule, gentil mais ferme, ayant conservé de l’époque où il était gardien de la paix l’art de disperser les monômes à coups de pèlerines ou de bâtons blancs.

Lorsque nous sommes seuls, il me confie :

— Bon, le derche, c’est bien joli, nez en moins faut pas mouler le devoir pour l’O.T.A.N. Qu’je te bonisse comment t’est-ce ça a débuté, moi et la taulière. Je gratouillais l’mur pour pouvoir mater chez nos excellents camarades Marteau et Lafaucille quand ça s’est mis à r’muer l’ménage chez ces bons mecs. Comme si ça castagnait sans qu’on veut faire de tapage, j’sais pas si j’me fais bien comprend’ ?

— Et puis ?

— Et puis y a eu comme un’ sorte d’espèce d’esplosion : baoum ! Et ensute, plus rien. Illico j’ai sorti pour aller aux nouvelles. La Martha qu’avait esgourdé d’même se pointait au pas j’m’l’astique. « C’est quoi t’est-ce ? elle m’informe. — J’sais pas, je la renseigne ! Elle frappe à la lourde. « Quoi t’est-ce ? demand’ une voix. — Y a rien de cassé ? elle explique. — Non, pourquoi ? qu’on raconte d’puis d’dans. — Ah ! bon, merci, rassure l’Hollandoche.

« Et moi, te connaissant comme je te connais, tu parles que sans faire rire le coup[20] j’y vadrouille la mano au prosib ; compte t’nu qu’y lu est resté un prose véridiqu’ment convoitible. Oh ! la mère, sa rédaction ! Tout just’ qu’ell’ m’a pas fait choirer dans ma grotte miraculante, la manière qu’é m’y a trémulsé. Une drôle d’goulue, espère. »

— Et tu n’as plus rien entendu en provenance de chez nos voisins ?

— Non. Faut avouer qu’Martha me bieurlait ses culteries dans les manettes : rien qu’de l’hollandais pur fruit, ça court-circuite les muqueuses d’l’oreille.

— Allons tout d’même visiter ces messieurs, dis-je, j’avais précisément des questions à leur poser.

En trois phrases admirables de raccourci, je mets le tringleur de charme au courant des derniers événements et nous allons frapper à la lourde voisine.

On ne répond pas.

— Qui ne dit rien consent, déclare le Munificent.

Et comme il a raison !

J’entre.

Les deux Russes sont allongés côte à côte, soigneusement, comme deux sardines dans leur sarcophage à l’huile d’olive. Mais eux, ce n’est pas le gaz anesthésiant, leur tasse de thé. Ils ont eu droit à la vraie potion magique. Vlan ! Vlan ! Et Vlan, vlan ! Signé Stromberg.

Le poste émetteur en rade est déballé sur la table. Probable qu’ils s’acharnaient à l’utiliser quand le tueur est venu leur rendre visite. Ayant constaté la disparition de leur prisonnière, les deux hommes ont voulu en référer aux instances supérieures.

Quant à la détonation perçue par Sa Majesté, elle résultait de l’explosion du pistolet secret dont ils ont fait usage lorsque Stromberg les a surpris.

— On a beau êt’ au pays des singes et des arbres géants, ça d’vient de plus en plus duraille d’s’accrocher aux branches, lamente le Mafflu. Ton pote Strombergue, quand j’vais l’tiendre, ce qu’j’ai su’ la patate, j’lu dirai pas av’c des fleurs.

— Seulement voilà : le tiendrons-nous un jour ? soupiré-je. Jusque-là, un sort malin joint à ma sottise a fait que nous lui avons servi la soupe. Il doit finir par nous aimer, cet homme.

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