CHAPITRE DESCARTES[6]

Soleil blanc. Ciel blanc. Population noire vêtue principalement de bleu. Terre ocrée. Chaleur. Zonzonnements d’insectes inconnus titubants. De la buée flotte comme un voile de tout ce que tu voudras, au-dessus des pistes noircies par le caoutchouc des boudins. Quelques avions en escale s’alanguissent dans la folle lumière douloureuse comme de l’acide. Autour des monstres, des hommes s’activent mollassement. Torride, tout ça.

Dans l’aéroport une rumeur tournique, se déplace, s’enfle, et puis se coupe de brusques accalmies quand un haut-jacteur virgule un message.

Je me suis renseigné : le citoyen britannique Max Hyler est bien à bord du vol d’Air Afrique en provenance de Dakar.

— Vous me le montrerez, n’est-ce pas ? implore Lady Meckouihl suspendue à mon bras.

— Naturellement, madame, toutefois je compte sur votre impassibilité britannique pour ne pas lui accorder la moindre attention.

Nos précautions sont prises.

Dûment.

À l’extérieur, deux voitures attendent.

Que nous avons louées. L’une est occupée par mes collaborateurs, l’autre par Samantha, la chauffeuse émérite de Lady Meckouihl.

Car elle est du voyage la merveilleuse, sa maîtresse (comme on disait puis au temps de l’empire des Indes) ne se séparant jamais d’elle. Elle lui sert de dame de compagnie, de secrétaire, de femme de chambre et d’un tas de je ne sais quoi. P’t’être que si la douairière bectait du gigot à l’ail, elle groumerait l’exquise tarte aux poils à la miss, mais elle ne paraît pas turbulée par les sens, la mère. C’est devenu, avec le temps, une gentille perruche jacassante, papoteuse, avide de mésaventures à raconter à ses amies ladies, le soir, devant la cheminée monumentale de son château qui remonte à Charles VI.

Donc, Samantha attend. Nous sommes convenus que nous prendrons place à son bord pour filer Stromberg. Béru et Pinuche, mes deux bons petits diables, seront là en couverture, pour le cas où il y aurait du mou dans la corde à nœuds.

Et l’haut-parleur déclame l’arrivée du vol que nous souhaitons.

Peu après, l’avion blanc surgit du ciel blanc et se pose impec. Il roule pataudement jusqu’aux bâtiments devant presque lesquels il s’arrête.

Passerelles roulantes, la porte bascule.

Tu me croiras si tu voudras, comme dit mon ami Bérurier, et si tu t’y refuses tu as toujours la ressource de te déguiser en petit télégraphiste grec et d’aller te faire sodomiser par M. Roger Peyrefitte (comme dit l’autre : si ça ne rapporte rien, ça bouche toujours un trou) ; tu me croiras donc ou pas libre à toi. Et d’abord, pourquoi ne le voudrais-tu pas, merde ! Si tu as acheté ce livre, c’est pas pour venir m’y chercher des noises, si ?

Donc, pour tout reprendre bien comme il faut : tu me croiras quand je te dirai que Jan Stromberg est le premier gus à quitter l’appareil.

Il ne porte plus sa tenue marinière, mais son complet sombre. Juste, il a acheté une casquette irlandaise à petits carreaux noirs et blancs à l’aéroport (je présume) de Londres, ainsi que des lunettes teintées, à moins qu’il ne les eût dans ses poches. Je l’identifie sans le moindre coup férir car non seulement le portrait robot exécuté sous la dictée des bistrotiers est parfaitement ressemblant, mais en outre (cuidance) il a une plaque de sparadrap au-dessus de l’oreille gauche.

Ecce homo, dis-je à ma compagne, laquelle a appris le latin à l’école communale de Pompéi, avant la catastrophe que tu sais.

Elle reste de marbre (ordinairement j’ajoute « dans ce cas rare », mais j’ai décidé de ne pas déconner à l’intérieur de ce très beau livre, pour le cas où tu voudras le faire relier — pas en chagrin surtout — à l’intention de tes descendants, si toutefois tu parviens à éjaculer un jour).

Je profite de cette petite pause-café-parenthèse pour te signaler que si j’ai accepté la compagnie de la lady et de sa suivante en aussi périlleuse expédition, c’est justement parce que nous avons affaire à un type hors série, aux abois, prêt à tout, qui tue comme il respire et se méfie de tout le monde, y compris de son ombre ajouteraient certains confrères que j’aurai la charité (sur Loire) de ne pas citer, pour éviter d’écorner leur image de marque déjà pas mal floue.

Il a beau être sur le qui-vive, l’apôtre, crois-tu qu’il ira se gaffer d’un groupe comprenant une vieille personne de la haute aristocratie anglaise ?

Il avance à pas rapides vers la sortie.

Son passeport à la main.

Je crois apercevoir qu’il s’agit d’un passeport américain.

Et je te parie le gros machin que tu vois là contre le tout petit perdu dans ton slip qu’il a réintégré sa véritable personnalité, maintenant qu’il se trouve sur le continent africain !

Prudence ! Il a dû combiner que son forfait de la péniche aura été découvert et qu’on a pu s’apercevoir de la disparition des fafs du marinier. Donc, dès Dakar, il a changé de blaze. Il se présente à la douane où un grand diable noir, en uniforme, kibour à l’aplomb de Vénus, examine les passeports.

Pas de problème pour le voyageur sans bagages.

Quelques mots échangés avec le gusman saboulé militaire d’élite et mon brave tueur est libre de ses fèzes et zestes. Je l’examine tout à loisir. Encore une fois, son portrait robot est de qualité. Il ne lui manque que la parole, la couleur, un gros grain de beauté à la mâchoire, et un certain retroussis des cheveux sur le devant de la devanture pour ressembler à un portrait tout court.

Moi qui connais les hommes (et les femmes donc !) je peux te dire que ce type est un animal à sang froid et il suffit de suivre les lignes de son visage et cette espèce de barre horizontale unissant ses yeux afin de constituer une visière à son regard pour comprendre qu’il est effectivement un envoyé de la mort ici-bas, le messager de tous les démons de l’enfer. Il bute comme tu manges une gaufre. N’a pas d’âme, ou alors une qu’est pas racontable et qui échappe à tous les critères.

Lady Meckouihl, suspendue à mon bras, comme une perruche déplumée à son perchoir, murmure :

— Il est terrible, n’est-ce pas ?

— Pire que cela, réponds-je.

Mon tueur ne se presse pas de sortir. Il est allé à un guichet et parlemente avec une adorable fille noire dont le visage et les loloches pointées comme deux mitrailleuses jumelées font davantage pour la gloire de l’Afrique que le Maréchal Amin Dada, ce gros con plein de tripes faites pour être déroulées sur un trottoir au soleil, mais que le Créateur continue de laisser en tas dans sa grosse besace. Et puis que veux-tu que j’aille dire contre les desseins animés de la Providence, moi l’humble pêcheur à la truite si souvent bredouille et bredouillant, non, hein ?

De loin, je mate l’inscription dorée dans du plastique fumé posée sur le guichet de la ravissante noiraude si jolie, si bioutifoule, que quand je pense à elle j’ai mon cœur et mon slip qui se gonflent.

Y a écrit dessus « Ivoire Fly », vols privés. Mon sang ne fait qu’un tour, mais alors de toute beauté. Que le Tour de France et tes tours de con ne sont rien, en comparaison.

Voilà mon gazier qui s’apprête à affréter un vol particulier !

Sans blââgue !

Ses pourparlers continuent avec la très jolie. On remplit des formulaires, il va au bureau de change et troque des dollars contre des francs C.F.A. Puis il revient douiller la mignonne, laquelle, pendant ce temps, téléphone.

Lorsqu’il a souscrit à toutes les modalités, il va écluser un grand noir au buffet de l’aéroport.

Visiblement, il attend que son taxi soit à disposition.

Alors, bibi mézigue, héros incontesté des sous-littératures, de m’annoncer au guichet de la toute merveilleuse Mlle Solange Cacabo (son nom est écrit dessus), laquelle m’accueille avec un sourire que je lui boufferais sans sucre s’il n’y avait ce guichet et toute une chierie de convenances entre elle et moi.

Je procède dans l’ordre : charme indicible, carte de flic :

— Jolie Solange, M. Stromberg vient à l’instant de fréter un avion-taxi, n’est-ce pas ?

— Oui, pourquoi, vous le connaissez ?

— Pas encore mais il est inévitable que nous fassions connaissance dans les heures qui viennent. Pour tout vous dire : je le file depuis Paris. C’est un monsieur d’un genre tout à fait spécial.

Elle a un rire éclatant, très joyeux, presque aussi beau que l’accouplement de deux chevaux blancs dans une prairie anglaise, au soleil.

— Je lui ai trouvé une drôle de tête, en effet, convient la jolie Solange.

— Le pire, c’est qu’il y a à l’intérieur, assuré-je. Pour quelle destination, cet avion ?

Elle n’hésite pas ?

— Pour Sassédutrou.

J’acquiesce et me penche sur le comptoir recouvert d’une plaque de verre sous laquelle s’étale une brème de la Côte-d’Ivoire. Sassédutrou est une petite ville au bord de l’océan, assez proche du Libéria.

— Il va me falloir un zinc, à moi aussi, dis-je. Quand décolle le sien ?

— D’ici une demi-heure.

— Le mien devra décoller un peu avant, mon petit cœur, c’est indispensable.

Elle hoche la tête, ce qui me projette des rayons de sa beauté à travers la gueule ; je m’essuie d’un discret revers de main.

— Ça ne va pas être possible, dit-elle. Question de la rotation : nous n’en avons qu’un à disposition pour l’instant.

La contrariété me dévore le tempérament à pleines chailles.

— Quand pourra-t-on disposer d’un second ?

— Il faudra attendre le retour de celui de M. Stromberg.

— Alors annulez le sien, prévenez-le que l’appareil est impropre à décoller tout de suite, qu’il ne pourra en partir avant plusieurs heures. De deux choses l’une : ou bien il accepte d’attendre, en ce cas j’emprunterai son appareil, pour aller le premier à Sassédutrou, ou bien il renonce, et je renoncerai également.

Elle secoue la tête.

— Ce vol est déjà programmé, je n’ai aucun motif pour l’annuler, ce qu’il faudrait faire si ni lui ni vous ne l’honorez. Il y aurait en ce cas un dédit à régler…

— Je le réglerais.

Elle hésite à me dire ses doutes. Alors je sors mon artiche de ma vague.

— Je vais vous laisser la somme en dépôt, d’accord ?

— D’accord.

* * *

Lady Meckouihl, Samantha sa maîtresse-Jacques, Béru, Pinuche et moi attendons dans un coin discret de l’aéroport le résultat des pourparlers. J’ai vu la belle Solange mettre un écriteau à son guichet, « Fermé quelques instants », et abandonner ce dernier pour aller parlementer au bar avec mon sanglant guignol. Sa silhouette, entière, mérite le détour par Abidjan, espère ! Feu du ciel, ce prose ! Quand elle marche, son admirable fessier ressemble à de la musique de Mozart qui se serait faite cul.

Elle reste un bout de moment auprès du tueur. Stromberg se fend d’un café. Sachant que ce type est pourchassé par la police, la môme, tu penses qu’elle biche en compagnie d’un sagouin de son espèce. Les nanas, c’est le sensationnel qui les a. Elles ont besoin d’émotions fortes. Aussi prend-elle des poses, des mines. Ça bavasse guillerettement.

Pourvu qu’elle ne risque pas un mot de trop qui me casserait la cabane !

— Du train qu’ça va, ta noirepiote, ell’ va lui faire les pompes ou un pipe ! rechigne Bérurier.

Lady Meckouihl assure que tout cela est follement excitinge et qu’elle ne regrette pas d’avoir vécu jusqu’ici pour connaître pareille aventure. Pinuche, lui, saboulé en lord décadé, somnole autour d’un mégot neuf stoppé à la bonne dimension, et que ses pauvres lèvres d’ancien constipé transforment doucettement en une sorte de limacette filamenteuse.

Au bout de presque vingt minutes, la noire beauté rallie sa base. Comme Jan Stromberg la suit du regard, je prie Lady Meckouihl d’aller s’enquérir pour moi des résultats de l’entretien. Afin de dissiper les doutes éventuels de Solange, je lui remets ma carte. Notre vieille amie part donc aux nouvelles, sublime avec ses fringues grisailles marquées de mauve, ses rides colmatées au plâtre de Paris et ses manières victoriennes.

Elle parlemente assez peu de temps.

— Votre outlaw est d’accord pour ne partir que cet après-midi, mon cher, annonce-t-elle en revenant ; quant à son avion, il est à notre disposition, embarquement immédiat.

Tandis que Mémé me cause, je regarde Stromberg quitter le bar. Il marche vers la sortie d’une allure nonchalante. Moi, tu connais mon côté chien de chiasse, non ? La perspective d’abandonner provisoirement la proie pour aller l’attendre ailleurs me court-jute soudain le tempérament.

— Chère lady bienveillante, nous allons nous organiser de la façon suivante, impulsé-je ; partez pour Sassédutrou en compagnie de mes deux adjoints. Moi je vais rester ici avec miss Samantha, si vous n’y voyez pas d’objection, pour suivre notre homme dans la ville. Un couple ne lui donnera pas l’éveil. Quant à toi, Béru, parvenu à Sassédutrou, organise-toi : trouve une voiture et attends l’arrivée du gus. Vous ne le perdez pas, surtout, sinon c’est la Bérézina. Je m’arrangerai pour atteindre ce bled presque en même temps que Stromberg. Allez, tchao !

J’empoigne Samantha par une aile.

Come with me, darling, quickly !

Du moment que sa patronne agrée, elle ne moufte pas, la gentille. Docilitas ! Rarissime, à notre époque de rébellion tout azimut. Que jamais personne n’est content ni d’accord sur rien. Tous à rebiffer, dénigrer, hargner en chœur, les cons vomiques. Toujours que ça lave plus blanc, que ça coûte moins cher.

Elle, Samantha, impec, stricte, belle et d’une réserve qui ferait chier tout ce qui subsiste de race indienne dans les studios de la Paramount, je te prie de croire, me suit, sans mot redire, sans dénigrerie d’aucune sorte, même mimiqueuse. Elle sait tout, mais ne pose pas de question. T’imagines ce bonheur ? Une gonzesse silencieuse. Viens avec moi ! Elle vient ! Fais ceci cela ! Elle le fait. Le lot rare. Du surchoix. Pour peu qu’elle baise bien, c’est du produit sans équivoque. L’aubaine du siècle. Tout le monde en voudra : les jeunes, les vieux, les sémillants, les engourdis, les dégourdis : ceux qui font l’amour avec une chopine de cheval dure comme une tringle à rideau, et ceux, déliquescents, qui le font avec un entonnoir.

Nous sortons, agressés durement par l’intensité de la chaleur, déjà reçue en pleine poire lorsque nous avons débarqué sur la chaude piste. Il fait brûlant, les mecs. Les chauves seront rapidos déguisés en œufs durs s’ils oublient leur bada.

Le tueur s’engouffre dans le premier taxi de la file : une Pijot 304 plus cabossée qu’une poubelle d’achélèmes. Samantha n’attend pas que je me mette à genoux pour la supplier de dégager sa tire de louage. Elle est déjà au volant, la gredine. Pousse la serviabilité jusqu’à m’ouvrir la portière, depuis l’intérieur.

Je grimpe et nous voilà partis à la suite du « S’enfout-la-mort » (c’est ainsi qu’on appelle les chauffeurs de bahut, à Abidjan, je te l’ai déjà raconté dans un autre chef-d’œuvre que le titre m’échappe, car je me rappelle bien toutes mes conneries, fie-toi ! Quand tu ligotes un truc qui te fait penser à un autre, dans mes polars, sache bien, Dunœud, que c’est hautement volontaire. Tiens, je te prends Lady Meckouihl. Tu te dis : mais, dans Meurs pas, on a du monde il a déjà mis une vieille dame désœuvrée sur son enquête, l’artiste. En effet, et c’est parce que le truc m’a plu que je réitère. Un peintre, plus il est grand, plus il brosse un même sujet. Pour fouiller la chose, tu comprends ? Mais qu’est-ce que j’entreprends de t’expliquer puisque tu t’en branles à deux mains ! Bon, pousse-toi que je referme la parenthèse. Voilà, merci.)

On suit donc le « S’en-fout-la-mort ». Et, contre toute attente, au lieu de mettre le cap sur la ville, magine que le taxi vire sur la gauche (par rapport au bouquet de palmiers-dattiers qui est là en face) pour prendre la route de Kestady.

Monde merveilleux, monde coloré et qui paraît toujours en liesse. Ces amis noirs vêtus de couleurs chatoyantes, pleins de grands rires qui leur gambadent dans la figure, comme ils sont vivants et contents de la vie ! Qu’ils soient empilés dans des autobus, ou attelés dans les brancards d’une carriole ; couchés dans un brin d’ombre ou au volant de bagnoles vociférantes qu’ils ont acquises plus pour leur klaxon, semble-t-il, que pour leurs quatre roues !

Un court moment je m’abandonne à la félicité ardente de l’Afrique retrouvée. Patrie du soleil ! Source de toute vie. J’en prends plein les vasistas, plein le cœur. Un profond contentement m’empare. C’est, tu sais quoi ? Chouette. Simplement, mais bellement. Chouette à n’en plus pouvoir.

Bientôt, les constructions s’espacent. La végétation se clairsème. La nature s’aridifie. On roule plein gaz sur un interminable ruban noir que la chaleur blanchit dans l’éloignement.

Et Bibi, reprenant en main ses préoccupances, de se dire que si on continue longtemps de la sorte, le tueur va nous retapisser que ça ne fera pas un pli. Ces fauves-là reniflent le danger d’instinct. Déjà, je suis certain qu’il nous a vus décarrer de l’aéroport à sa suite.

— Il serait bon que vous le doubliez, dis-je.

Samantha acquiesce d’un bref hochement. Sauter ce bahut, qui roule à fond de plancher, n’est pas fastoche.

Nous sommes dans une chignole ricaine un peu fatiguée par les ans, l’Afrique et des clients sans vergogne. N’empêche qu’elle gagne du terrain sur Stromberg. De plus, ma pilotesse possède un tout beau coup de volant. Elle sait négocier les virages, décélérer sans freiner, composer avec la boîte automatique en enclenchant la vitesse montagne pour les reprises durailles, ou bien en enquillant à fond le champignon pour un rush opportun. Bref, au bout d’une pincée de kilomètres linéaires nous parvenons à passer le taxi endiablé.

— Vous permettez ! fais-je, juste avant que ne s’effectue l’opération.

Et de passer mon bras gauche sur l’épaule de Samantha en laissant aller ma tête contre son creux délectable.

On fait couple d’amoureux en conquête de Côte-d’Ivoire.

— O.K. ! bravo. À présent conservez deux cents yards d’avance ; et si le gars joue à vouloir nous doubler, luttez un peu, mais donnez-lui satisfaction.

Nouveau léger branlement de chef. Moi, me connaissant comme je te connais, tu parles que je m’abstiens de retirer mon bras. Qu’au bien contraire du bout des doigts, je lui caresse la nuque, Samantha. Peau douce où frivolent des duvets annonciateurs de pilosités plus captivantes. Grand dégueulasse de Sanantonio, tu vas dire, toujours le cul en tête ! Eh ben oui certes, et tu ne changeras pas. La bibite en main, comme un garde suisse sa hallebarde. Stoïque ! Paré. Et t’approche pas de trop, l’ami, si tu ne veux pas morfler un coup de gourdin sur la frime !

Elle pilote, toujours impassible, à la fois détendue et vigilante. Qu’heureusement, car un chien qui ressemble à un chacal dépaysé nous traverse la route pile devant. Tout autre aurait eu le réflexe de freiner à mort et de nous expédier dans les palétuviers roses ! Elle, pas. Tu biche le cador comme s’il s’agissait d’un petit nuage laissé par un pot d’échappement, sans dévier de sa trajectoire. Il se produit un choc sourd. Le clebs va valdinguer dans des cactus où il se paie une agonie de première classe. Notre chignole n’a pas dévié. Rectiligne. Tenue de route assurée.

— Mes compliments ! fait-je à mon émérite. Vous êtes la reine du volant.

Mince sourire de l’intéressée. Je coule délibérément mes phalanges dans son chemisier. Elle a un mouvement de cou pour me signifier de ne pas continuer. Délicat, je reviens à mes positions précédentes. Chaque chose en son temps.

— Vous avez vu ? me dit-elle.

Enfin elle parle. En anglais, que veux-tu, mais elle parle. Du menton elle me désigne le rétroviseur de la vieille Buick, grand comme la glace d’une coiffeuse. Stupeur ! Le taxi s’est arrêté à l’endroit où nous avons percuté le toutou. Stromberg en est descendu et il court vers l’animal, à travers les cactacées, suivi du chauffeur. Ironie des choses, contresens de la vie. Ce tueur implacable fait montre de sensiblerie avec les animaux ! Il est capable de bousiller froidement la population d’un groupe scolaire, mais un chienchien blessé lui met le cœur en berne.

Tu trouves ça paradoxal ?

Moi aussi non plus.

— Continuez ! j’enjoins (de culasse, comme j’ajoute immanquablement) tout en ralentissant un peu. Tant que la route est droite nous n’avons pas de souci à nous faire, c’est seulement en cas de bifurcation qu’il nous faudra aviser.


On franchit une dizaine de bornes. J’ai beau regarder le rétroviseur, le taxi ne réapparaît toujours pas. Et puis, l’inévitable arrive : une seconde route déguise la nôtre en fourche.

— Vous voyez ça comment ? demande Samantha, en ralentissant.

Tu connais le père Plexe ?

C’est moi.

Jouer la chose à pilou-pilou serait de la démence. Stopper et attendre l’arrivée de notre client équivaudraient à écrire à la peinture blanche sur le goudron : « Attention : ici poulet » !

Un peu comme tu avises, en abordant des bleds : « Gendarmerie Nationale à 200 m ». Gentil de prévenir. Moi, j’ai jamais caché ma sympathie pour les gendarmes. Ils n’ont pas la même mentalité que les autres flics.

Chiquer à la crevaison en sortant le cric et la roue de secours ? Stromberg ne sera pas dupe. S’embusquer et attendre son passage ? Le terrain est nu, sans arbres. Quelques cactus (du grec kaktos) impropres à planquer notre chignole ; point à la ligne ! Je scrute le fond de la route. Rien ! Il lui fait du bouche à gueule, au chien ? Lui met des attelles ? L’a embarqué à l’hosto ?

Pour lors, les minutes s’écoulant, mon tourment change de forme. Je n’ai plus peur qu’ils nous voient là, à l’attendre ; mais peur de ne plus le revoir, moi.

Tu sais la vigueur de mes pressentiments ? Leur infaillibilité.

Ma reniflette est le plus sûr des radars.

Samantha pianote son volant, molo, jouant une valse anglaise, lente et triste comme un dimanche du Sussex. Puis elle me regarde interrogativement. Attendant de ma pomme une décision énergique.

Je la prends.

— On fait demi-tour, lui dis-je.

Ce qu’elle obtempère illico[7].

Manœuvre aisée sur une route peu fréquentée. On repart en sens inverse. J’ai beau mater à m’en énucléer, je ne vois pas le taxi. Pourtant nous ne sommes plus très éloignés de l’endroit où le chien a péri. Donc, pour une raison « X », voire « Y » ou « Z », Stromberg a décidé de faire demi-tour. La chose me tarabate.

Pourquoi cet inversement de cap ?

Maintenant nous avons la touffe de cactus en point de mire. Je reconnais le lieu de « l’accident » sans difficulté, car, outre les cactus mentionnés, il y a là une série de termitières en forme de pain de sucre qui évoquent le temple d’Angkor miniaturisé.

— Vous voulez bien stopper, Samantha ?

Elle.

Je descends et traverse la route. Il n’y a pas de traces de sang car l’impact a shooté le clébard d’importance. Alors, que cherché-je sur cette route poudrée d’ocre ? Pourquoi viens-je examiner cet endroit où la chaleur se déchaîne à outrance ? Parce que le tueur s’y est arrêté ?

Qu’espéré-je, au juste ? Trouver quelque indice. Mais indice de quoi ? Raconte…

Un objet jaune logé au creux du talus retient mon attention bienveillante. Je m’en approche, le retourne du bout du pied. Il s’agit de la petite plaque posée au-dessus du pare-brise et qui comporte ce mot international qu’est le mot « Taxi ». Quatre lettres noires sur fond orange. Je ramasse la plaque et la montre à Samantha, restée à son volant.

— Vous comprenez ? lui dis-je.

Elle opine.

— Il a transformé un taxi en voiture privée ?

— Exact.

Et tout un bigntz me télescope les cellules. Je me dis : « Et si Stromberg avait pigé qu’on le filait ? Il prend argument du chien écrasé pour stopper. Il…

Il quoi donc, au fait ?

J’escalade le bout de talus pour contourner la grosse touffe de cactus. Le chien est là, tout tordu par la mort, la langue sortie, un filet de sang sourdant de son nez et coagulant au soleil. Et à côté du chien, le chauffeur noir, avec deux balles dans la nuque. Il se tient face contre terre, les bras dans le prolongement du corps. Sa grosse casquette à carreaux est restée vissée sur ses cheveux crépus.

Ce Jan Stromberg, c’est une vraie épidémie de choléra à lui tout seul. Il fait autant de ravages qu’en a fait la grande peste de Londres ! Avec cézigue pas de quartier : on liquide et on s’en va ! Tiens, ça va être le titre de ce book !

Je pige sa tactique : il a liquidé le chauffeur, arraché la plaque du sapin et il est reparti sur Abidjan. Bon, l’espoir me revient, parce que celui-là, il est pire que le naturel : t’as beau le chasser au galop, il revient par la fenêtre, comme dit Bérurier. Je me dis comme ça entre toi et moi, que le tueur ne s’est pas nécessairement aperçu de ma filoche. Sans doute voulait-il se procurer une bagnole sans aligner son blaze. Il a pris un taxi, s’est fait conduire dans un site désert pour buter le chauffeur et faucher sa brouette.

Oui, mais alors, comment se fait-il qu’il ait donné son nom pour louer un avion, et qu’il s’abstienne de le faire pour louer une bagnole ? Il y a là une contradiction, non ? Après tout, pas forcément. Un avion devait le conduire en moins d’une heure à Sassédutrou, tandis qu’avec une auto il allait lui falloir du temps et…

— Oh ! my God ! soupire Samantha qui s’est décidée à venir me rejoindre.

Elle contemple les deux cadavres en masquant sa bouche de la main.

— Vous voyez à qui nous avons affaire, darling ? je murmure en lui prenant la taille, car il faut toujours réconforter les dames en détresse, surtout lorsqu’elles sont jeunes et jolies…

— Pourquoi cela ? balbutie la jeune fille.

— Simplement pour se procurer une auto.

— Mon Dieu, mais…

— C’est en quelque sorte moi, qui, indirectement, ai causé la mort de ce pauvre garçon en réquisitionnant l’avion de Stromberg.

— Je ne comprends pas.

— Il doit se rendre à Sassédutrou coûte que coûte. Donc, il loue un avion. On vient lui dire que le vol ne sera possible que dans l’après-midi, contrairement à ce qui lui a été indiqué un instant auparavant. L’homme est aux abois. Il sait que d’un instant à l’autre on peut retrouver sa trace, donc, il ne peut se permettre de poireauter aux alentours de l’aéroport en attendant le bon vouloir d’Ivoire Fly. Il feint d’accepter, mais il va prendre un taxi, se fait mener loin de la ville. Sous le premier prétexte venu, et nous le lui avons fourni en écrasant ce chien, il demande au chauffeur de l’arrêter, l’entraîne à l’écart, le tue, arrache la plaque du taxi et repart en sens inverse. Logiquement, on ne découvrira pas le corps avant longtemps, il dispose donc d’une avance confortable.

— Donc, il est parti pour Sassédutrou en automobile.

— J’en mettrais sa tête à couper, ma jolie.

— Et alors, nous ?

— Nous retournons chercher la route de Sassédutrou si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Et s’il s’est rendu autre part ?

— Eh bien, cela voudra dire que les flics français sont des incapables, ma colombe.

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