CHAPELLE SIXTINE[12]

La nuit ondule (et les vaches ont du lait).

Vent super léger. Friselis imperceptible dans les branchages odoriférants (comme le maréchal).

La jeep conduite par Évangéliste roule bon train. Je suis coincé entre le conducteur et l’énorme M’sieur Gracieux, lequel rote d’un ail qui devrait être digéré depuis lurette. À l’arrière, sous une bâche : Pinaud.

Je soulève le coin de toile.

— Ça boume, la Vieillasse ?

— Oh ! tais-toi : sais-tu ce qui m’arrive ?

— J’ouïs ?

— L’Anglais de la tour de Contrôle-bar nous a offert des olives noires au piment rouge avec ses whiskies, et je n’ai pas pensé que chez moi le piment avait un effet plus désastreux encore que le melon ! On ne pourrait pas stopper, que je…

— Non, on ne peut plus, car nous sommes probablement surveillés à la jumelle infrarouge depuis la Grande Maison.

— Mais je vais…

La voix est paniquée.

— Eh bien, va ! dis-je, fataliste, en laissant retomber la bâche sur les turpides entrailles du chérubin.

On se pointe tout au bout de la route. Une barrière blanche ponctuée de catadioptres la conclut. Une guitoune munie d’une chaise la flanque. Un cul d’homme est entreposé sur la chaise ; celui de Germinal, le collègue à Évangéliste. Évangéliste balance trois légers coups de klaxon. Le cul se déchaise et Germinal actionne le contrepoids pour que se soulève la barrière.

Nous passons. Une grande haie de roseaux borde l’allée conduisant à la masure. À l’abri de ladite, on ne peut plus nous voir.

— M’sieur Gracieux, fais-je à mon voisin de droite, vous devriez demander sa mitraillette à Germinal, je suis sûr qu’il s’endormira sans elle.

M’sieur Gracieux opine, saute de la jeep et marche à la guitoune.

— Psst ! fait-il péremptoirement.

Germinal sort sa frite.

— Moui, M’sieur Gracieux ?

Il déguste une manchette qui le rectifie. M’sieur Gracieux ne perd pas de temps : avec le ceinturon du garde, il lui comprime les bras le long du corps, puis fait basculer la lourde guitoune par-dessus après lui avoir enfoncé un pan de sa chemise dans la bouche. Maintenant, Germinal est en hibernation, tel un escarguinche dans sa coquille.

M’sieur Gracieux reprend sa place, la mitraillette sur les genoux. Massif ! Impavide ! Un pas vide !

— Où je vais-je ? phraséologue Évangéliste.

— Vas-je où tu as l’habitude d’aller-je quand tu reviens-je d’expédition, mon cher.

— Au poste de M’sieur Sauveur ?

— C’est cela même, chérubin. Conserve tes habitudes, elles constituent la force des faibles.

Docile, il contourne la face ouest de la maison pour se présenter sur l’esplanade. Près du péristyle, l’on a sommairement édifié une baraque de chantier, sorte de roulotte sans roues, disgracieuse à souhait.

Un zig grand comme l’Himalaya, pas très noir, plutôt café au lait avec beaucoup de lait, saboulé broussard, avec des leggings, du verdâtre et des poches partout, plus un fort revolver à la ceinture, fume un cigare aussi monumental que la biroute à Béru, adossé à la cabane.

Évangéliste stoppe à deux mètres de lui.

— Ah ! bon, vous le ramenez, ce salopard, grommelle l’athlétique sans ôter son gourdin ; qui est-il est-ce ?

M’sieur Gracieux déboule de son siège à la vitesse du taureau le plus fougueux sortant du toril. Au lieu de se mettre à faire la causette avec M’sieur Sauveur, il lui plonge dans le baquet, tête première et percute ses cerceaux. Le géant émet un « arrhhhan ! » (saur) du meilleur aloi (personnellement, des alois pareils j’en ai très peu rencontré, et ils étaient en moins bon état). Son havane brésilien fabriqué en Belgique lui tombe du clape. M’sieur Gracieux, qui est un homme déterminé, file un coup de genou dans les claouis de son « collègue », puis profite de ce que cette soudaine agression le laisse pantois pour le boxer à la sauvage, des deux poings à la fois, sans détailler ses gnons. Mais l’autre est du bois dont on fait les flûtes. Cette grêle de horions ne parvient pas à l’abattre. Au contraire, il reprend même du voile de la fête (ou du poil de la bête, au choix, c’est selon, chacun ses goûts, hein ? Auteur abondant, je propose ; le lecteur dispose. Con mais libre). Une patate plantigradesque télescope la tempe de son agresseur. M’sieur Gracieux en titube. Sa casquette a chu. Ô surprise ! (pas pour moi, mais pour toi, et encore n’aurais-tu point éventé la chose ?) Il s’agit de Béru. Un Béru qui a revêtu les hardes à M’sieur Gracieux et s’est passé la frime et les paluches au fond de teint ocre foncé. L’Himalaya se jette sur le Gros et le terrasse. À moi ! Facile. Coup de crosse archi-épiscopale au niveau du bulbe rachidien. Très appuyé. Trop, même, sans doute la dose travailleur de force, voire la dose forcenée. M’sieur Sauveur s’immobilise. Juste qu’il lui subsiste un tremblement du pied gauche, comme à un lapin estourbi. Le côté ding ding ding ding, à toute vibure.

Un gazier qui branlait je ne sais quoi, ni qui, à l’intérieur du poste de garde, apparaît, étonné, en tenant une tasse pleine de ce-que-tu-voudras-je-m’en-fous.

— Pourquoi y se battent, M’sieur Gracieux et M’sieur Sauveur, M’sieur Gracieux ? questionne-t-il.

Puis, s’apercevant que M’sieur Gracieux n’est pas M’sieur Gracieux, il en fait la remarque à M’sieur Gracieux.

— T’es pas M’sieur Gracieux ? dit-il, assez surpris.

— Je ne suis que son frère jumeau, assure Béru en le foudroyant d’un impétueux crochet sur la pomme d’Adam.

Le Mammouth frotte ses phalanges contre son pantalon.

— Bon, on en est où-ce que ? murmure-t-il.

Je me livre à un premier bilan :

— Ils étaient sept gardes. Évangéliste est avec nous, ça fait un ; M’sieur Gracieux est ligoté à l’hôtel, cela fait deux ; M’sieur Sauveur a le cervelet qui clapote, ça fait trois ; Germinal fait du crapahutage sous sa guitoune, ça fait quatre ; ce garçon… quel est son nom, au fait ?

— Césaire, répond Évangéliste.

— Donc, Césaire est K.O., ce qui fait cinq. Ne reste à neutraliser que MM. Séraphin et Victorien. Où penses-tu qu’ils se trouvent, Évangéliste ?

— De l’autre côté de la Maison.

Je fais signe à Béru.

— À toi de conclure, Gros. Pas de bobo, surtout.

— Inquiète-toi pas pour les infusions d’sang, Mec. Av’c c’manche à gigot (il brandit son bras droit), on fait dans l’velouté.

Il s’éloigne après s’être recoiffé de la gapette à longue visière.

— Aide-moi à rentrer tes potes dans la baraque ! enjoins-je à Évangéliste.

* * *

Les voici donc solidement ligotés dans la cabane. Pour du ménage vite fait, c’est du ménage vite fait. J’allègre à pleins tuyaux. Griserie de l’action rondement menée. Je vais pour me relever, après avoir saucissonné M’sieur Sauveur et son équipier, et mon regard précède mon corps, si tu vois ce que je veux dire, à moins que ce soit un peu trop alambiqué pour ta noisette à lobes ? Disons que je lève les yeux en direction de la porte. Et, tu devines quoi ? Oui, mon amour ; Stromberg. En chair (comme Bourdaloue) et en noces (comme Cana). Son feu en main, là, dans l’encadrement. L’épaule appuyée au montant. Le doigt sur la détente de son glingling ; en train de m’assurer.

Il défouraille de la ceinture et la manière de viser est plus instinctive que lorsque tu balances la fumée de façon classique. Tout se joue en une effraction de seconde, comme dirait Mister Gradube. Je me jette à la renverse, sans choisir mon point de réception. Deux prunes consécutives et parallèles me frôlent le front. S’en faut d’un poil de cul de jeune fille nubile. Oh ! là, là !

La chose a été si fulgurante, qu’un instant, bref mais suffisant, Stromberg me croit foudroyé par ses délicieux pralinés fourrés plomb. M’estimant mort, il cesse de flinguer. Je mets ce bref répit à perte et profit pour une nouvelle cabriole de côté.

Il tire. N’a pas eu le temps d’estimer, et c’est le cher Évangéliste, derrière lequel j’ai eu le toupet de me planquer, qui morfle les deux nouvelles prunes dans l’estomac.

Ce n’est que partie remise. L’arme du tueur est un Factotum 39 Manufrance composté, à interligne simple et touche de rappel ; arme d’autant plus dangereuse que son chargeur contient quatorze balles, plus une de dépannage quand le voyant rouge s’allume… Avec de la munition à foison, il est assuré de m’avoir, le Gueux. Vu que le pistolet emprunté à Évangéliste est resté dans la jeep.

Machin est entré, dans le cagibi, le regard pareil à une stalagmite de glace accrochée au chéneau d’une braguette d’Esquimau. Détermination folle ! Tu vas périr, très Santonio de tes deux.

Non ! Une détonation retentit à l’extérieur.

Comme par miracle, le feu de Stromberg choit de sa main instantanément rouge. Je me précipite. Trop fougueux, l’ami Antoine. Il me savate le pif d’un coup de grolle, puis, comme une seconde balle déchire sa manche, il se jette hors de la cabane.

Je cueille sa rapière et bondis, la frite inondée de raisin. Mon nez est déguisé en Moulinex-jus de viande. J’ai du mal à respirer. L’ombre est épaisse.

— Il s’est sauvé par là, déclare Pinuche en me désignant un hangar, sur la droite (ou sur la gauche, si c’est davantage à ta main et dans tes opinions. Moi je m’en branle : je suis ambidextre et apolitique).

Il est tout gnagnard, l’ancêtre. Le fort calibre qu’il tient de sa main vieillarde fait anachronique (du temps passé). Et pourtant, dis, t’as constaté la manière qu’il s’en sert ? Ce coup au but ! Plof ! dans la paluche meurtrière ! Chapeau !

Lui, avec sa vésicule qui part en quenouille, c’est Buffalo Bile.

Et pourtant il n’a rien d’un champion, son bénouze une fois de plus baissé.

— C’est grâce à ma diarrhée que tu as la vie sauve, explique-t-il, à cause de ces fichues olives au piment j’ai dû aller du corps, derrière la jeep. Ensuite, j’ai cherché du papier dans la voiture et, ce faisant, mis la main sur ton revolver ; pile à l’instant où cet individu te canardait. Je ne l’avais même pas entendu arriver. Tu n’aurais pas de papier sur toi ?

— Ma carte professionnelle mais elle est plastifiée.

Un ronflement de moteur retentit. La Pigeot de mon copain Tueur passe à une cinquantaine de mètres et gagne le chemin. Presto, j’enquille la jeep, démarre en voltige pour courser le fuyard.

— À moi ! Au secours, les potes ! hurle l’organe du Mastar.

Pour lors, trêve de poursuite infernale : je freine sec et contourne la Grande Maison car l’appel de notre valeureux vient de derrière le bâtiment.

Au coin de la demeure, je pige tout. Scène confuse, dantesque, improbable et cependant vraie. Comment se peut-ce ? Deux zigs sont pêle-mêle, au sol (Bérurier ayant rempli son contrat de confiance Darty), proprement anesthésiés par les muscles de Monseigneur. Mais lui-même est aux prises avec un étrange antagoniste.

Un être à peu près de sa taille, sombre entièrement, qui l’a assailli par-derrière et l’enserre de ses bras démesurés. Un gorille ! Et celui-ci, il ne vous salue pas bien du tout, crois-moi !

Et en sus (si je puis dire), il manifeste, si j’en crois ses mouvements des intentions sodomiques très nettes, le pauvre chou. Drôlement viceloque, le bestiau, avec toutes les mignonnes guenons qui sont en train de se passer du rouge à lèvres dans la forêt en pensant à lui, vouloir se faire Alexandre-Benoît Bérurier, dis, c’est purement aberrant, non ?

Le Mastar démène du cul pour chasser l’emprise, mais un gorille, pardon, c’est dix fois M. Muscles ! Surtout en rut. Je dois interviendre d’urgence extrême, que déjà il a déchiqueté le fond de culotte de Monseigneur, le primate des Gaules. Et qu’il arde faut voir comme ; du chibraque surchoix. Oh ! le monstre, ce goumi grand veneur ! Hélas, je n’ai pas mon manuel sous la main pour y lire la manière qu’on fait débander un gorille. Ce serait utile, cependant. Comme quoi le Français est imprévoyant. Venir en Afrique les mains aux poches, je te jure !

Bon, je laisse librer le cours (en hausse) de mon imagination.

Pour commencer lui shoote un coup de grolle dans les miches, justement, il a un cul large comme çui de la Princesse Margaret. Mais ça ne le rend que plus pressant, le moche bougre. La flagellation, il déteste pas, Albert, c’est même une découverte intéressante pour lui. Comprenant que je n’aurai pas gain de cause, je fais appel au grand Dieu de la brousse : le feu. Mon briquet. Sous les testicoloches à Jules. Alors là, y a changement à vue ; détournement de violeur. Hou là, là, Mme Claude ! Il lâche prise et se met à danser la gigue. Puis, comme la flamme de mon Dupont (tout est bon) continue de flammer, il prend peur et se sauve.

Étourdi et contrit, Béru palpe la malle arrière de son futiau.

— Ça alors, il ronchonne, si j’aurais attendu…

— Que veux-tu, Gros, tu es irrésistible pour les primates. Ils ne peuvent pas résister à ton sex-appeal.

Avec ce grotesque incident, j’ai laissé filocher Stromberg. Que faire ?

Je me décide pour une visite nocturne à Sa Majesté Bokassa.

Si elle n’est pas trop beurrée, peut-être m’éclairera-t-elle quant au rôle joué par le tueur dans sa vie d’exilé.

* * *

Un valet fringué d’un habit à la française : bas blancs, souliers à boucles, vient m’opener. Gants de fil, s’il vous plaît, chemise à jabot. Et le revolver qu’il tient à la main est damasquiné.

— Police française, fais-je en brandissant la preuve de ce que j’avance. Je suis dépêché par le Cousin Valéry pour avoir un entretien privé avec Sa Majesté. Il s’agit de la sécurité du monarque (mon arc et ses flèches !).

— Sa Majesté est à table, répond le valet de panard.

— Elle pourra me répondre la bouche pleine, assuré-je, je ne m’en formaliserai pas.

Au lieu de poursuivre la converse, le valeton fait un pas de côté et appuie sur un timbre. Aussitôt, des sonneries se déclenchent tous azimuts, dedans, dehors, engendrant un vacarme forcené qui te fendillerait les tympans.

Il entend rameuter la garde du dehors, l’ami, car malgré les coups de feu tirés sur la terrasse, il ignore que les kamikazes du père Bok sont groggy. Ne voyant rien paraître, il se met à reculer, tout en pointant son arme sur mon inestimable personne à laquelle je tiens comme à la prunelle (d’Alsace) de mes yeux.

— Hé ! déconne pas, Robespierre, lui lancé-je avec un sourire forcé, ce serait la source d’incidents diplomatiques très graves.

Des larbins se mettent à fourmiller, tous saboulés grand siècle : les filles comme les hommes. Les signaux sonores carillonnent toujours. Un gros chien danois surgit, au premier étage, et se lance dans l’escadrin. Fort heureusement, je sens le gorille et il s’arrête en grondant à quelque distance.

Son maître, l’Empereur déçu, qui a chu et se trouve déchu, paraît, en robe de chambre galonnée, damassée, repassée, chamarrée, moirée, étincelante. Il est pieds nus, là-haut, à la loggia. Vinasseux.

— Qui a laissé rentrer ce saligaud ! fulmigène-t-il. Les gardes seront fouettés au sang ! Foutez-moi ce type dehors ! Sphinx ! Mords-le. À la gorge ! À la gorge, bordel de moi ! Prenez des bâtons, cognez-lui dessus, tous ! Et s’il fait mine de résister, abattez-le. Et puis tirez-lui donc dessus tout de suite : légitime défense ! Violation de résidence ! Vous me garderez les cuisses dans le congélateur, je boufferai ses couilles en meurette ! La cervelle, meunière ! Le reste des restes, je vous le laisse ! Allons, abattez-le.

Mais ils n’osent pas, car Bérurier vient de surgir, la mitraillette en main. Et puis Pinuche, nanti d’une arme plus modeste. Et tout le monde s’entre-braque. Et ce sont les autres qui ont les foies, parce que, ne voyant pas intervenir la garde, ils se disent que, soit elle s’est rendue, soit nous l’avons neutralisée, ce qui n’est pas bon pour leurs pipes.

— Surveille ces gens, dis-je au Gros, et calme tout de suite les ardeurs susceptibles de se manifester.

Je grimpe cinq à cinq (voire même cinq à sept) l’escalier. Le père Bok éructe. Mal rasé, ou mal barbé, le regard sanguignoleur, la bouche crépie de denrées luisantes, il se tient les mains aux hanches et me dévisage venir sans crainte, mais avec haine.

— Admirable Altesse, je lui murmure, pardonnez cette intrusion, mais il est indispensable (d’Olonne) que je sache ce qu’est venu faire ici le dénommé Jan Stromberg, lequel vient de s’enfuir comme un dératé, je vous le signale.

— Qui êtes-vous, espèce de vermine puante ? demande le monarque (à deux cordes).

— Commissaire San-Antonio, des Services Ultra-Spéciaux français.

— Tous des puants, des va-de-la-gueule, des enculés, des lopes, des pédés…

— Nous ne sommes pas ici pour participer à un concours de synonymes, Votre Majesté. Des choses terriblement significatives et fluocarées sont en marche, si l’on veut espérer en détourner le cours, chacun doit participer.

Tout en causant, je phosphore dans l’arrière-salle de mon cerveau, et je me dis que ce Bokassa-là est bidon. Ressemblance frappante, certes, et qui peut faire illusion, mais enfin, ce n’est pas Bokassa. Et alors, bon, très bien, ne te gratte pas toujours les couilles pendant que je cause ; la question se pose, et se superpose, que dis-je : elle s’entrepose : pourquoi a-t-on installé un faux Bokassa à Sassédutrou, dans cette vaste demeure branli-branlante, pompeuse et tout, qui évoque une sous-préfecture africaine de l’époque impériale française ? À quoi bon ? En vue de quoi ?

Mon terlocuteur me foudroie du regard.

— Si vous ne déguerpissez pas dare-dare, j’appelle les autorités ivoiriennes.

— Eh bien ! appelez-les, Monseigneur, appelez-les, nous nous expliquerons en leur présence.

Le faux empereur destitué hésite. Il crache à mes pieds une chose épaisse et pas ragoûtante.

— Je vous tuerai, promet-il.

— Venant de vous, la mort sera un honneur, Majesté, lui rétorqué-je.

Je m’avance d’un pas. Mon feu sur sa bedaine :

— Et maintenant, Julot, cesse de faire le branque, sinon j’allume tes tripes, ajouté-je. Y en a classe de tes simagrées de polichinelle, tu n’es pas davantage Bokassa que je ne suis Jean-Paul II. Je suppose que tu constitues une sorte d’abcès de fixation qui permet au vrai de vivre plus librement. M’en torche. Ce qui m’intéresse c’est tes rapports avec Stromberg. Si tu ne me le dis pas de gré, tu me le diras de force, espère. Je suis ici pour ça ; compris ?

Un tel langage lui ôte sa superbe. Il ne songe plus à vociférer, l’apôtre. Il est tout coi, tout con ; indécis.

— Je ne peux pas parler, assure-t-il, c’est très secret.

— Si on ne parlait pas pour révéler des secrets, il vaudrait mieux se taire, Ernest. Viens dans un coin tranquille, qu’on se paie un tête-à-tête fraternel, franc et massif.

Dès lors, il se met à descendre l’escadrin pour me driver à son salon particulier. Les gens du bas nous regardent évoluer sans piper. Tu croirais un musée Grévin noir. Reconstitution de la fameuse scène hystérique : « Visite nocturne du fameux San-Antonio au faux empereur Bokassa Dernier, en présence du connétable de Béru et de l’archiduc Pinuche, dit le Chieur.

Silence, yeux braqués, respirations contenues. Juste le bide de la Vieillasse qui gargouille sous l’effet désastreux du piment.

Et c’est dans ce recueillement général, maréchal, même, que le pataquès se produit. Un fracas de vitres brisées. Et des salves de mitraillettes. In petto, j’enrogne. J’aurais dû rassembler les archers du dehors et les donner à garder à Pinaud. Bougre d’imprévoyant ! Et ça se dit commissaire ! Et ça se croit héros de roman ! Glandu, connard : une loque ! Un désastreux.

Je me jette à plat ventre sur les marches pour éviter la nuée de frelons ardente. Car les guérilleros ne font pas de quartier : ils arrosent à tout va.

Ça se met à glapir dans la strasse. À hurler fort, à mourir bruyamment. Dominos, dominus, vobiscum : ces messieurs dames s’écroulent, soit délibérément, soit pour cause de carnage. Confusion indescriptible. Le Gravos riposte. Il arrose copieusement la fenêtre incriminée. Les salves extérieures cessent. Le Gravos sort en courant. Ça pétarade encore un peu, dehors. Puis le calme nocturne reprend ses droits. Béru ramène sa courge :

— Un malin qui était sorti du sirop et qui s’prenait pour Jeanne d’Arc à la bataille d’Marignan. À présent, il est plombé comm’ une ceinture d’plongeur sous-marin.

« Pinuche, sans vouloir t’commander, au lieu d’nous embaumer av’c ta chiasse, tu f’rais mieux d’aller surveiller les p’tits garnements du dehors. »

Pour ma part, assis sur les marches, je prends conscience du désastre. Mon pote le faux Bok gît, la tête en bas, ce qui facilite l’écoulement du raisin dégoulinant de sa tronche éclatée.

Dans le hall, quatre ou cinq personne mises à mal agonisent ou attendent qu’une main charitable leur ferme les yeux. À part ça, tu te croirais dans une boîte de nuit de Madrid, la manière que ça joue des castagnettes dans les clapoirs.

On affiche « Nuit de terreur sur Sassédutrou », les gars ! Terribly impressionnant !

Depuis mon escalier, je soupire :

— Des gardes du corps comme ça, vaudrait mieux les remplacer par des demoiselles des pététés, merde ! Ils marquent des buts contre leur camp, vos zouaves ! Flinguer comme un garenne ceux qu’ils sont chargés de protéger, c’est nouveau comme rodéo !

Castagnettes. Une volée. Olé ! Olé ! Je martèle du talon, machinalement, pour accompagner. Le sens du rythme, c’est inné chez moi. Les claquements de ratiches, mes légers coups de talons précipités, composent un début de mélopée. Mes potes noircicauds, tu les connais ? Ils ne peuvent résister. Y en a un qui se met à fredonner du pif. Un autre, ainsi sollicité, reprend. Et puis une petite femme de chambre, chaussée d’un cul télescopique à injection directe, frappe dans ses mains. Et on décarre, tous ensemble : les vivants et même les blessés pour un étrange négro spirituel plutôt macabre, faut admettre. J’admets. Bon. On est pris par la magie de l’instant.

Dehors, la diarrhée à Pinaud refait des siennes, et un peu des nôtres du même coup. Fond d’orage. Jamais vécu encore une aussi singulière situasse. L’instant a de la gueule. Shakespearien, quoi. Tous ces Noirs affolés de trouille, sanguignants[13], qui claquent des dents, battent des mains, chantent du nez. L’oraison funèbre du pseudo Bokassa.

Je parviens mal à m’arracher. L’ambiance est épaisse comme du miel fondu. Il s’agit d’un moment hors du temps. Tu le subis sans t’en dépêtrer.

Béru accompagne aussi avec des pets. La voix de son âme passe toujours par son gros côlon. Ça ne suit pas. Il ne faut pas craindre. Tout mode d’expression est valable, ce qui importe c’est ce qu’il tente d’exprimer.

Et puis une vieille gonzesse à cheveux blancs, jupes relevées sur des cuisses de jument poulinière, lance un cri hystérique et commence de trépigner gauchement, telle une tortue de mer à la renverse, comme celles auxquelles ces fumiers de pêcheurs crèvent les yeux, pas qu’elles leur filent des coups de patoune lorsqu’ils s’en approchent.

Une autre gerce entre en crise.

Allez, le charme est rompu. Je me dresse.

— Stoooooop ! hurlé-je.

Un peu de calme est aussitôt rétabli.

— Parmi vous, quelqu’un sait-il ce que le Blanc qu’a reçu son Altesse est venu faire à la Grande Maison ? demandé-je à la, tu sais quoi ? Ronde !

Ma question, c’est un boomerang. Faut du temps pour qu’elle volplane dans les tronches avant que de me revenir.

Quand elle est de nouveau à dispose, je la relance, mais autrement.

— Celui ou celle qui saura me parler du salaud de Blanc qui s’est enfui et qui a causé ce grand malheur aura droit à un abonnement d’un an au Chasseur Français, au salut militaire, voire même au salut éternel.

Une main se lève, celle d’un maître d’hôtel.

— Moi, j’y sais, m’sieur.

— Je t’écoute.

— Il est venu voir Sa Majesté l’Empereur.

— Pour lui dire ou lui faire quoi ?

— Ah ! ça, j’y sais pas…

— Qui d’entre vous pourrait me le dire ?

Mutisme général. Ces chéris s’entre-défriment en gobillant des vasistas. Yeux blancs, haleine du pingouin. Personne n’est au parfum.

— Sa Majesté avait-elle un secrétaire ?

Le valet de chambre dégourdi lève une fois de plus la paluche.

— Oui, M’sieur, l’avait.

— Où se trouve-t-il ?

— Dans sa chambre, contre le mur. Il est en acajou.

Écœuré, j’enjambe le sosie de Bokassa-les-belles-cassettes. Rien à espérer, je perds mon temps, mon énergie et les poils de mon cerveau.

— Attendez-nous ici, tous, enjoins-je, on va chercher des secours, faites le ménage pendant ce temps.

Je fais signe à Béru de me suivre.

Sur le perron, la forme accroupie, si pitoyable, de Pinaud en effort, geignant, éternuant du rectum, psalmodiant contre le piment.

— Allez, grouille : on s’en va ! lui crié-je.

Évangéliste est toujours à son volant de jeep, imperturbable.

— Tu as fini tout ton travail, patron ? il me demande.

— Pourquoi ?

— Parce que si tu voudras bien m’enlever la bombe, ce serait gentil.

Pauvre pomme ! Je le déloge de son siège.

— Tiens, voilà un boîtier de lampe électrique, Dugland, tu mettras la bombe dedans et tu obtiendras une jolie lumière.

On enjeepe. Fouette cocher !

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