CHAPITRE TROYES[3]

— Pourquoi t’est-ce qu’on revient à la case départ ? questionne Bérurier en descendant du bahut.

— Il faut bien récupérer Pinuche, non ? Et puis on va tenter de renouer avec la piste du tueur puisque c’est ici qu’il a débarqué.

— Tu croyes qu’lu aussi s’est fait alpaguer par les Popofs ?

— Je ne crois rien, Gros. Comme souvent, j’agis avant de penser histoire de me chauffer les feux. On peut faire semblant de réfléchir, mais on ne peut pas faire semblant d’agir, voilà pourquoi l’homme d’action est toujours privilégié.

Il me répond qu’oui-bien-sûr-et-comment. Ensuite de quoi, nous retournons à notre quai d’arrivée. Je m’apprête à m’enquérir de Pinuche dans la région des vouatères closets lorsqu’un groupuscule présidé par un immense policeman capte mon attention.

Toujours se fier à ses pressentiments lorsqu’on est San-Antonio.

Je m’avance et découvre trois porteurs vindicatifs, un sous-chef de gare impavide et un policeman embêté, autour d’un père Pinuche dénudé jusqu’à la ligne de flottaison. Au lieu de porter sa couvrante comme un plaid (et bosse), il la porte comme un poncho (les marrons), c’est-à-dire sur l’épaule ; et rien — tout au moins pas beaucoup — n’est plus affligeant à contempler que ce pauvre bonhomme de grande gringalure en chaussettes malencontreuses et ravaudées par-dessus les ravaudages, tire-bouchonnesques sur ses godasses de frère quêteur ; cul nu (et quel cul, Seigneur ! Quand l’envie t’en biche tu nous en fais de belles !), à la veste fripée, au chapeau informe, penaud au bord d’une atroce flaque dont il est l’auteur et qui s’étale sur des bagages Vuitton imprévus pour une telle souillure.

Les porteurs invectivent dans cette fameuse langue de Shakespeare qu’on a mise depuis lui à toutes les sauces. Ils clament l’outrage, la malséance, le sans-gêne bien français de cet olibrius qui, entrailles en folie, est venu se déverser sur une pile de valises pour sleeping. Et ils déclarent qu’ils mettront leur syndicat au courant de cette forfaiture. Qu’au grand jamais l’on ne vit chieur de la pire espèce, venu des antipodes ou d’ailleurs, déféquer en plein Victoria Station ! Et que le bobby va se faire un sacré bon Dieu de devoir de merde d’arrêter ce triste sire à l’anus profanateur.

Mais le bobby, lui, est un peu à l’écart, mentalement, de ces exigences. Penché sur les résidus pilnuciens, il paraît fasciné comme un laborantin sur une merde cholérique. À vrai dire, ce n’est pas la chose (puisqu’il faut l’appeler par son nom) qui le passionne, mais l’humble papier, tout juste froissé, qui la couronne et qui n’est autre que le portrait robot de Jan Stromberg. Pinaud, à court de faf à train, s’est résolu à cette extrémité. C’était cela ou son passeport. Pour des raisons qui lui appartiennent, il a donné priorité au portrait. Et ce portrait : tiens-toi bien, et tiens-moi également un petit peu, du temps que tu y es, ce portrait mal robot, le policeman athlétique semble le reconnaître.

Il dit, juste avec le haut du nez, presque avec ses seuls sinus :

Well, well, wellll, welll.

Et même, éperdument courageux (vive la vaillante Albion !) il s’efforce de défroisser le document du bout arrondi de son soulier ciré impec.

Un qui juge au porteur, pardon : opportun, d’intervenir, c’est le fils unique de Félicie, ma chère maman.

— Le visage de cet homme vous dirait-il quelque chose, sergent ? je lui questionne bien qu’il ne soit pas sergent, mais c’est presque toujours comme ça qu’on leur cause dans les romans policiers anglais écrits par des étrangers.

Il me détoise, ou me visage, au gré.

— Je vous demande pardon ? il fait d’un ton à constiper Pinaud.

Je lui montre alors ma brémouze poulardière, plus un autre portrait robot de Stromberg.

— Cet homme a abattu trois personnes à Paris, sergent, et je débarque à London pour me mettre en rapport avec le superintendant Fouquetts de Scotland Yard, vieil ami à moi, car nous savons de source thermale sûre que cet homme a pris le train pour votre inoubliable capitale.

L’immense bobby défige un tantisoit autour des yeux et m’octroie un acquiescement nuancé.

Well, well, well, well, il m’explique.

— C’est pourquoi, devant votre courageuse attitude qui consistait à vouloir déplier ce papier, bien qu’il ne se trouvât pas en situation d’être examiné, m’amène à vous reposer ma précédente question : le visage de cet homme vous dirait-il quelque chose ?

Que mon lecteur vénéré de bas en haut et borné de haut en bas ne s’émeuve pas en lisant mes répliques ampoulées (Mazda vous l’offre), mais je dois lui rappeler que nous sommes en Angleterre où rien n’est commun, excepté parfois les noms propres. Il est donc judicieux de se mettre à l’unisson et de se comporter anormalement si l’on veut espérer se noyer dans la masse.

Le policeman demande à brûle, tu sais quoi ?

Oui : pourpoint, nous sommes en royauté ici !

— Vous n’avez donc pas lu les journaux ?

— Quels journaux ? ai-je l’étourderie impudente de lui demander, car pour lui, n’existent que les newspapers de sa contrée.

— LES journaux ! me répond-il en mettant l’article en majuscules d’affiches, chose qu’hélas je ne puis me permettre en ce très modeste polar de merde, qu’on m’imprimerait sur papier chiotte si tu n’y prenais garde, mon lecteur assidu, calibré et estimable. Car c’est toi qui as droit à la considération du néditeur et non pas moi, humble forçat de la plume qui ne se permettrait même pas de changer sa Rolls sans demander la permission à qui de droit (s d’auteur).

— J’arrive d’un pays sous-développé, plaidé-je, et je n’ai pas encore eu le temps de prendre connaissance de la vraie presse. Que disent ces éminentes gazettes ?

Le bobby condescend, sans prendre l’escalier :

— Un homme ressemblant fort à celui-ci (il désigne le portrait de Stromberg) est arrivé par le train de nuit. Deux hommes n’appartenant pas à la police ont essayé de l’appréhender. Mais ce gaillard leur a aussitôt tiré dessus pour s’en défaire. L’un des deux hommes a riposté et a touché l’homme à la tête, blessure sans gravité pourtant puisqu’il est parvenu à s’enfuir à travers les voies. Les deux hommes se sont également enfuis. Je me trouvais sur le quai W, qui est le premier à gauche quand on arrive. J’ai voulu me lancer à la poursuite de cet individu, car des trois c’est lui qui se trouvait le plus à ma portée. Mais il m’a braqué avec son pistolet, lequel comportait un silencieux, j’ai dû renoncer car vous ne l’ignorez pas, en Grande-Bretagne, nous ne sommes pas armés.

— Et les hommes qui cherchaient à l’arrêter ?

— Ils se sont fondus dans la foule. On a pu suivre leur piste grâce au sang que perdait le blessé. Mais elle cessait sur le terre-plein de la gare, près du lieu de stationnement des automobiles.

— Et pas de nouvelles de mon « client », sergent ?

— On sait qu’il est monté dans le train de banlieue qui dessert le Kleenexshire. On le sait car il a assommé le convoyeur postal. Toutefois on ignore où il est descendu.

— Très intéressant, sergent.

— N’est-il pas ? répond le bobby.

Montrant Pinuche :

— Excusez-moi, mais je dois m’occuper de ce déséquilibré qui se promène à demi nu et défèque sur les bagages du Trans-Écosse.

— Vous seriez gentil de fermer les yeux, sergent. Cet homme est un de mes auxiliaires auquel des gangsters ont dérobé son pantalon après lui avoir fait absorber une pinte d’huile de ricin.

Le bobby marque sa stupeur en soulevant son sourcil droit d’un millimètre et demi.

Well, well, well, well ! il répète avec ses sinus.

— Je me porte garant de lui, sergent. Existe-t-il dans les abords immédiats de Victoria Station un magasin où mon adjoint pourra faire l’emplette d’un pantalon ?

* * *

— Tu t’sens comment-ce ? s’inquiète le Gravos.

Pinuche est un peu pâlot, mais il fait bonne contenance dans son grimpant rayé (se porte avec la jaquette, mais il n’existait rien d’autre qui fût à sa size).

Bérurier, tu le verrais, ça te foudroierait le grand zygomatique. Dans le grand magasin où Pinuche a réfugié son indécence, il a voulu absolument faire l’emplette d’un chapeau melon, pour, prétend-il, passer inaperçu. Si bien qu’il ressemble à Oliver Hardy comme un jumeau pas rasé ressemble à son frère qui l’est.

Tout le monde se détronche pour le mater. Malgré le flegme des indigènes, on voit naquir les sourires[4].

Pinaud étudie la question du Gros, qui se trouve immédiatement après les astérisques ci-dessus.

— J’ai encore quelques gargouillements, déclare-t-il, cela dit, je pense que tout danger est conjuré désormais, à condition, bien entendu, que j’observe une diète farouche pendant quarante-huit heures.

— Quouha ! tu ne vas rien avaler ? s’effare Sa Majesté meloneuse.

— Diète absolue : du vin blanc, uniquement.

Bérurier s’évente la trogne avec son beau chapeau neuf, au minipoil luisant.

— Faut z’êt’ courageux, complimente-t-il, moi, j’sus t’inquiet pour la bouffe. Quelle idée sotte et grenue t’a poussé à ce qu’on prenne ce dur, Sana ?

— C’est le train qu’a pris notre tueur, mon pote.

— Et t’espères qu’il y est resté ? gouaille l’Enflure.

— C’est notre seule piste actuelle. J’essaie de me mettre dans la peau de ce gars : il a réussi à fuir et a pris ce dur en voltige. Il est dans le dernier fourgon : celui de la poste. Il vient d’estourbir le convoyeur. Il sait que des poursuites vont s’organiser. Ce train s’arrête dans toutes les gares du comté ; à chaque station, le convoyeur des postes doit prendre des sacs ou en laisser. Donc, l’homme est obligé de quitter le tortillard avant la première halte qui est, d’après mes renseignements, Frottfor ou Fayrluir.

— T’es magique, reconnaît Alexandre-Benoît, quand t’esprimes on sent qu’c’est parabole d’Évangile…

N’abusant pas de l’hommage, je me porte à la fenêtre du wagon. La voie ferrée filoche sous nous, et, de part et d’autre, le paysage anglais, avec ses maisons identiques, en essaims.

De la brique, et encore de la brique ! Jardinets. Mimétisme absolu.

Comment qu’il fait, le manar beurré, le soir, pour retrouver sa chaumière ? Je me suis toujours demandé. C’est tout tellement, hallucinement pareil. T’en biches le tournis de regarder.

Des briques, la même patine, le même brin de pelouse verdoyante (tu penses : avec ce qu’il vase dans l’année) !

Je reviens à mon mouton, ou plutôt à mon loup.

Traqué, il était mister Stromberg. Blessé, et à la tronche, ce qui n’est pas fastoche à dissimuler. Ça urgeait. Il a sauté dans ce train en décarrade. Fourgon de bite. À estourbi le postier. Donc, s’est évacué avant (ou à) la première halte. J’ai lu le baveux, la police anglaise est bien en harmonie avec la pensée santonienne. Les glands d’esprit se rencontrent. Est-il descendu avant que le train n’entre en gare ou bien…

Soudain je me mets à barrir (comme Lyndon) :

— Acré, les mecs, accourez tous !

Et moi d’engouffrer le couloir pour cavaler jusqu’à la portière.

Tu devines ?

Tant mieux. Oui : fectivement, il y a des travaux sur le ballast et nous n’avançons qu’à vitesse réduite. On devient teuf-teuf d’autrefois, l’âge pionnaire du rail ! Mon instinct inébranlable (pas comme toi, bougre de dégueulasse) ! m’hurle dans les trompes que c’est ici qu’il a pris la tangente, mon redoutable client. L’occase est trop bioutifoule.

On roulasse à vingt à l’heure.

— Qui m’aime me suive ! crié-je.

Et je saute sur le ballast.

Bérurier agit de même au pareil. Impec. C’est fou, ce gros larduche, l’agilité dont il peut faire preuve dans les big circonstances.

Mais, manque de pot, le convoi accélère quand c’est au tour de Pinuchet. En voyant la vieillerie sur son marchepied, agrippé (d’Aubigna)[5] à la barre verticale, tandis que le train siffle trois fois, je comprends qu’il va se sectionner les manches de guitares s’il se risque à nous imiter.

— Non ! hurlé-je, ne saute pas, César !

Le chapeau dudit s’envole. Il tourne sa face grise dans ma direction. J’ai le temps d’apercevoir la tache brune de son mégot dans ce masque blafard. Résigné, il remonte à grand-peine dans le wagon, luttant contre l’appel d’air de la vitesse qui veut le happer.

Bérurier va ramasser son chapeau melon, lequel a roulé au bord de la voie. Il l’époussette du coude, ainsi qu’il a vu faire dans les films consacrés à des histoires du siècle dernier.

Puis, recoiffé, souriant, hilare, trognu, dodu, content, il demande avec un calme presque britannique :

— Bon, et maint’nant, en quoi t’est-ce ça consiste, M’sieur l’baron ?

Je mate l’horizon qui m’est proposé.

Ça consiste en pas grand-chose. Ça consiste en rien du tout.

Un bout de semi-campagne réservée à des cultures maraîchères. Des fermettes peu espacées. Des gars dans les champs, de-ci, de-là, partout, penchés sur la terre albionne et malgré tout nourricière… J’ai beau visionner ces nabus mi-paysans mi-banlieusards, je me rends compte qu’aucun d’eux n’a remarqué notre descente en voltige. Bien trop occupés à poireauter, naveter, carotter et chouer. J’escalade le talus. De ce promontoire j’examine attentivement l’horizon en décrivant très lentement un 360 degrés. Je suis le tueur. J’ai la frite sanguinolente. La Rousse aux miches. Je viens de sauter du train. Je fais quoi ?

Un canal… Une route… La campagne, les fermettes. Paysage anglais. Paysage de paix.

Et toi, l’artiste, je te pose la colle, que, merde, toujours à ma pomme de résoudre, ça commence à bien faire ! Mets-y du tiens.

T’es un habitué de « Monsieur Bricoleur », non ? Tu termines les choses, pas vrai ? Le bois blanc, c’est ton panard. T’es le parfait petit assembleur. Caisse à troulala outils, j’me goure ? Colle forte, alène fraîche ! Tu comporterais comment, à la place du tueur ? Hmm ? T’es laguche, sauté du dur.

Faut te planquer urgentissime. Tu cherches refuge dans l’une de ces maisons innocentes ? Tu vas à la route pour faire du stop avec ton beau pistolet des dimanches ? Ou bien…

Je dévale le remblai, traverse la voie ferreuse, franchis l’autre remblai et me laisse démarcher en direction de l’eau verte bordée de peupliers d’Italie paumés dans le fog britiche, ces chéris.

Bérurier ahane, cependant que je vanne, derrière moi. Il gronde :

— Où qu’tu vas ? Tonio ! Bordel, esplique un peu. Toujours te courir aux meules sans savoir ni quoi ni caisse, c’est chiottique.


Je me pointe au canal. Fascinant de langueur. Des zoiseaux pépient. Le feuillage des peupliers fait dans la brise un bruit de papier froissé. Un sentier qui fut peut-être un chemin de halage, à l’âge de la traction animale, suit la flotte tellement paresseuse qu’il est impossible de définir la direction du courant.

— Tu t’demandes où la paix niche ? jeudemotise le Mastar, nonobstant son essoufflement.

Mon silence constitue une réponse.

— Tu croyes qu’il aurait pris un barlu, ton gazier ?

Je ne réponds pas. Le canal décrit une courbe, sur la droite. Je suis le sentier jusque-là. Dès lors, j’aperçois une écluse simenonienne dans les confins.

J’adopte pour m’y rendre un pas de chasseur alpin en sifflotant la Sidi Brahim.

Comprenant que je n’ai pas envie de danser, Bérurier reste à ma hauteur, calquant son allure sur la mienne.

À quoi bon jacter ? Je sais que ses pensées concordent (à violon puisqu’elles sont en harmonie) avec les miennes.

Peu avant l’écluse, le canal comporte une sorte de diverticule bordé d’ajoncs où un petit garçon effroyablement anglais pêche à la ligne. Et ça paraît mordre car la filoche qui trempe dans l’eau est pleine de grouillance argentée.

— Hello ! je l’attaque, ça biche, fiston ?

— Convenable, répond-il en ferrant sec un gardon qui n’est déjà plus fretin.

Je le regarde glisser le vertébré aquatique dans sa nasse. Gentil môme couleur d’endive, avec des cheveux couleur carotte et des yeux couleur chou de Bruxelles.

Il a les dents tellement écartées qu’il doit y avoir du grabuge quand il clappe des lentilles, le gars Johnny.

— Vous habitez à l’écluse ?

— Non, je suis en vacances chez ma tante, la maison, là-bas…

— Et vous aimez la pêche ?

— C’est fantastique, assure cet acharné en embrochant un malheureux asticot à la fleur de l’âge de son hameçon.

Il règle son bouchon rouge et balance l’appât à la sauce.

— Vous pêchez tous les jours ?

— Du matin au soir.

— Vous n’auriez pas aperçu un type vêtu de sombre, ayant une blessure à la tête ?

— Non, pourquoi ?

— Il passe beaucoup de péniches sur ce canal ?

— Pas depuis le début de la semaine.

— Et pourquoi ?

— Grève de la batellerie, vous n’écoutez donc pas les nouvelles ?

— Si bien qu’aucun bateau n’écluse en ce moment ?

— Aucun.

— À propos d’écluser, murmure Béru, je me ferais bien une petite bièbière, demande-lui si y aurait pas un troquet sans les parages ou les alentours.

Négligeant cette intempestive requête, je continue de questionner le gamin.

— Puisqu’elles ne naviguent pas, les péniches restent à l’amarre, je suppose ?

— Ben, évidemment, grommelle l’autre d’un ton de vieillard importuné aux chiches pendant qu’il tente de vaincre un début d’occlusion intestinale.

— Et il y en a dans les parages, des péniches amarrées ?

Le bouchon dansille un brin sur l’eau peinarde, déclenchant à sa surface verdâtre des cercles concentriques.

Le môme, fasciné, tarde à me répondre.

— Hein, fiston, vous en connaissez dans le coin, des péniches ?

— Ô Seigneur ! Vous ne voyez donc pas que je pêche ! s’insurge mon terlocuteur.

— Excusez-moi, fiston, mais c’est très important.

Il abandonne son bouchon pour nous regarder carrément, chose qu’il n’avait pas vraiment faite jusque-là. Et il éclate de rire en apercevant Béru.

— Dites, c’est un clown, votre copain ?

— Y cause de moi ? maussadise l’Enflure.

— Il demande si tu es un clown.

— Biscotte, plize ?

— À cause de ton melon.

— Ça, c’est un monde alors ! On s’loque comme eux, ces pommes, et y viennent se fout’ de not’ frite ; je t’y filerais une mandale parisienne à c’t’accident de berceau. Il a les tifs comme un pot d’minium et y nargue, merde !

Le môme constate la colère de l’Illustre et rengracie.

— Il y a une péniche à cinq cents pieds d’ici, en contrebas de l’écluse.

— O.K. ! fiston.

Je lui tends une pièce d’argent.

— Tiens, pour t’acheter des asticots.

Le môme la regarde, au creux de ma main, comme s’il s’agissait d’un poisson n’atteignant pas la taille réglementaire.

— Non, merci, il dit, ce crevard de moutard anglais, mes parents ne veulent pas que j’accepte quoi que ce soit des personnes inconnues. Papa dit que c’est comme ça qu’on finit par se retrouver avec une bite dans le train !

— Ton père est un homme de bon conseil, mon garçon, approuvé-je en renfouillant le carbure.

Et je le laisse dépeupler le canal, Oliver Hardy sur mes talons.

* * *

La péniche a pour nom Queeny, ce qui, traduit du britiche sucré, signifie « Petite reine ». Elle pue le goudron, la vase et le charbon, comme toutes les péniches du monde servant à véhiculer l’anthracite. Elle est plantée sur l’eau sombre, plus sombre encore, et son reflet noir se froisse lorsqu’un martin-pêcheur vient écorcher la surface de la flotte. Un poste de radio déconne dans la partie habitation.

Pour l’instant, le spiqueur cause des élections américaines avec un ton à déplorer le May flower.

Je m’engage sur la planche dansante servant d’échelle de coupée. Un merle des Indes anémié, plus déplumé que M. Edgar Faure, mais beaucoup moins bavard, somnole dans une cage crotteuse accrochée au rouf.

Notre arrivée dérange sa rêverie.

— En avant toute ! il nous déclare.

Telle est bien mon intention (qui prime l’action).

Ma voix succède à la sienne.

— Hello, quelqu’un ! appelé-je.

Mais bien que m’étant exprimé dans la langue des Beattles, je ne reçois aucune réponse. Alors je dévale l’escalier roide comme un zob de cavalier mongol, et me voici voilà in the cambuse, endroit qui chlingue la friture refroidie et le tord-boyaux.

Deux personnes s’y trouvent : un grand bonhomme blond comme du pain mal cuit, tout vêtu de toile bleue, mal rasé, avec deux balles dans la poitrine et donc mort au-delà de toute espérance ; et, près de lui, sur le plancher, une petite dame fort aimable de son vivant, j’en jurerais à sa physionomie avenante, brunette, dodue de la partie inférieure, et qui devait se trimbaler une appétissante poitrine avant que celle-ci n’hébergeât également deux pralines de fort calibre, de celles qui font autant de dégâts qu’un coup de marteau dans un projecteur.

Bérurier qui se détronche depuis le pont se rend compte du tableau de chasse.

— Notre petit pote est passé par là, hé ? dit-il placidement, en v’là un qui r’garde pas à la dépense.

Enjambant les corps en ces lieux exigus, je me livre à une rapide inspection. Révélatrice pour un esprit sagace. Le tueur a farfouillé dans l’humble garde-robe du pénicheman et il a troqué ses fringues contre une tenue appartenant à sa victime. Et moi, malin comme un homme, tu veux que je te dise ? Il s’est loqué en marinier, l’artiste. Ses propres vêtements, il les a fourrés dans un sac ou une valtoque afin de les remettre plus tard. Et il est parti. Mais après avoir soigné sa blessure car je déniche dans la boîte à ordures des tampons d’ouate imbibés de sang.

Le Gravos a disparu de l’encadrement, là-haut. Ne s’est même pas donné la peine de me rejoindre. Je l’entends arpenter le pont en maugréant.

Lorsque je le rejoins, il m’annonce :

— Not’ julot a filé av’c une péteuse japonouille qui s’trouvait à bord ; t’sais, ces p’tites motos pliantes qu’est commode à transbahuter…

— Qu’est-ce qui te donne à penser ça ?

— Viens voir !

Il me guide à la proue, ouvre la double porte d’une sorte de placard extérieur dont la partie haute est garnie de rayonnages chargés d’outils, de bidons, pots de peinture, cordages, etc. Dans la partie basse, se trouve un compartiment avec un fort crochet. Une flaque d’huile lentement constituée le tapisse. S’y trouvent encore un bidon d’huile et un autre de mélange pour engins deux-temps (trois mouvements). Dans la flaque huileuse on lit clairement l’empreinte de deux pneus parallèles.

— Tous les mariniers ont un Solex ou une petite moto pour s’déplacer quand t’est-ce y sont atterrés, déclare le professeur Bérurier, chargé de cours de beaujolpif appliqué à la Faculté de Bercy. Là, çui d’ce rafiot remisait une moto pliante vu l’peu d’espaçage et les deux pneus placés côte à côte.

— Bravo, monsieur Sherlock Holmes, complimenté-je, l’air de la Grande-Bretagne réussit à vos cellules grises. En somme, nous devons partir à la recherche d’un marinier sur une petite péteuse, ayant un colis quelconque attaché au porte-bagages.

Ainsi fut fait et nous prenons congé du pauvre merle des Indes orphelin, qui nous lance un glapissant :

— Paré à virer ! assez judicieux, moi je trouve.

* * *

En l’absence de l’éclusier, qui profite de la grève pour rendre visite à ses vieux parents domiciliés à Guinessis-goodforyou dans le Devon (ou dans le Derrière, je m’en souviens plus très well), en l’absence de l’éclusier, reprends-je pour ne pas altérer ta compréhension, nous nous rabattons sur l’éclusière, une femme grandasse, blondasse et lasse, encore jeune, mais ça n’améliore pas son problème, laquelle prépare une assiettée de porridge à son chiare.

— Pardon de vous importuner, jolie dame, mais je voudrais des renseignements concernant le marinier qui s’est amarré en contrebas.

La « jolie dame » me vote un sourire ravi. Moi, j’aurais un film à tourner sur la vie d’un sanatorium pendant les années 20, je l’engagerais illico pour interpréter le rôle de la tuberculeuse-chef. Elle a le nez plongeant, les cheveux longs et raides, le regard comme deux fenêtres gothiques et un teint de pêche tombée de l’arbre un mois avant son mûrissement.

Cela dit, brave personne, accueillante et pas rechigneuse sur la conversation. Faut dire que dans sa boutique à manivelles, elle a pas tellement l’occasion de faire causette, surtout depuis la grève qui a interrompu le maigre trafic.

It is mignon your baby, complimente le Gros en s’emparant de la cuiller, let me goûter, môme cette good poupou. Hmm, very delicious. One cuiller for father ! One cuiller for mother ! Two for tonton Béru.

Tandis qu’il clappe le potage du petit invertébré de l’écluse, j’entreprends la maman.

Non : elle n’a pas aperçu d’homme blessé. Non, elle n’a pas entendu de détonations. Mais par contre, oui, elle a vu partir l’éclusier, un peu avant midi, sur sa petite moto verte. Elle s’est même demandé où il allait car au lieu de revenir à l’écluse pour prendre le chemin conduisant au village (en anglais to the village) et à la nationale, il s’est engagé dans l’ancien sentier de halage pavé (halage de pierre) lequel, lui, ne conduit positivement nulle part, sinon par les champs, et qui, même, devient inexistant à certains endroits, les broussailles ayant tout envahi.

Je gamberge, tout en admirant en sous-main les formes rigoureusement inexistantes de la dame. Des heures d’avance, le julot. À moto… Nous ne sommes qu’à une vingtaine de kilomètres de Londres. Jeu d’enfant d’y retourner, de se perdre dans la foule. Et, salut, baron, je te connais plus ! L’homme renoue avec son destin initial, deux morts de plus sur la conscience, simple péripétie de parcours… Tu parles d’une bête nuisible, mon neveu ! À compter du moment où un individu a perdu le respect de la vie, le typhon Turlure n’est pas son cousin. Il est un fléau permanent, en vadrouille. Le danger lâché de par le monde.

Béru furète dans l’humble logis, s’arrête au frigo qu’il inventorie d’un œil verbalisateur.

— C’est d’la tarte à quoi, ça ? il questionne en montrant un reste.

Comme la dame ne pige pas le français, elle ne peut lui répondre, alors il s’informe en goûtant. Ce doit être comestible, malgré les tristes apparences, car il engloutit ce reliquat avec bonne humeur, puis il biche une bouteille de bière et, compte tenu du lieu, l’écluse.

Et Sana, ton chérubin, qui continue ses phosphorations. Il est en compagnie du tueur, Sana. Il se dit des choses. Et plus il s’en dit, plus il lui en déboule dans la pensarde. À la benne basculante, qu’elles choient ! Vraoum ! Te m’ensevelissent, crénom ! Submergent l’homme. Lui dilatent l’esprit jusqu’aux outrances, au point de rupture.

— Attends-moi laguche, Gros, je retourne jusqu’à la péniche.

Il grogne qu’oui, la bouche pleine, le ventre valsant de contentement dans son bénoche.

Je m’offre un petit canter (bury) jusqu’au barlu, redévale l’escadrin. Les deux gentils morts sont toujours là, discrets, dépassionnés de tout. Je reprends ma fouille de guerre et de naguère.

Je sais ce que je cherche.

Ne le trouve pas.

Et, tu vas voir si la vie est bien faite : précisément, j’espérais bien ne pas le trouver.

Une devinette ? Cherche, mon gamin. J’empare une feuille d’impôts adressée au défunt marinier et qui fut scrupuleusement payée en temps et heures puisque le talon du mandat est épinglé au document, l’empoche et vais rejoindre mon Béru.

Il a changé d’occupations. L’est en train de lutiner l’éclusière pendant que le bambin joue avec le revolver du Gros (préalablement vidé de ses balles j’ose l’espérer).

Le môme me braque et fait « poum ! poum ! » (en anglais). Il appuie gauchement sur la détente qui elle répond « clic ! clic ! » (en français). Alexandre-Benoît caresse l’entrejambe de son hôtesse en lui roucoulant des trucs ensorceleurs. Manière de la convaincre de ses plantureuses et louables intentions, il lui a fourré son paf dans les mains et la Britannique s’extasie, n’ayant jamais vu le pareil, fût-ce sur une planche d’anatomie ; ignorant même qu’un tel calibrage existât dans l’espèce humaine.

It is the biggest ! elle soupier.

Et d’ajouter, dans un français impeccable, car elle ne sait de notre dialecte que cette belle expression mais l’a apprise par cœur : « Oh ! là, là ! Oh ! là, là ! »

— Hello ! big zob ! déconcerté-je, l’heure n’est pas. Remballe et amène ta viandasse.

— En plein coup, non mais tu rêves ! proteste le Mastar. Juste que j’allais embroquer c’t’asperge ! La planter superbe ! Mézigue, tu m’connais, quand t’est-ce la mise à feu a été pratiquée, c’est malgache pour stopper les opérations. J’te demande just’ deux s’condes pour ramoner Maâme ; lu causer d’la France av’c mistress Bibite comme interprêtre. Surveille l’chiare, qu’y casse pas mon feu. T’as ben une piaule, poulette ? Pas ici ? Moui, c’est bien l’champ d’manœuvres. Amène tes montants, ma gosse, l’jour d’gloire est arrivé.

Il évacue manu militari sa nouvelle conquête avec une telle impétuosité qu’elle ne songe pas à rebiffer le moindre.

Pendant qu’ils opèrent leur jonction et coordinent leurs efforts en vue d’un règlement extatique du conflit qui les appose, je m’approche du téléphone enchié par des générations de mouches. Je compose le numéro des renseignements. Comme la sonnerie retentit, l’appareil explose sous mon nez, because le môme vient de valder une bastos oubliée par le Gros dans son composteur. À vingt centimètres près, je la morflais en plein poitrail. Fissa, je délivre le moutard de son jouet. Pas content, le voici qui se met à brailler. Tu crois que ça dérange les joyeux partenaires, toi ? Fume ! Le chant tyrolien d’un sommier en folie me prouve que la maison pourrait leur exploser autour des miches sans qu’ils en fussent affectés.

Mais Béru avait promis de faire vite et il tient parole. En moins de pas longtemps, la porte s’ouvre et Sa Majesté refait surface, l’air content, en se rajustant avec des mouvements édifiants à force de sobriété.

— On peut calter, annonce-t-il, j’sais pas si Madame a eu le temps d’annoncer la couleur, car j’ai pris mes z’aises en catastrophe, mais le plus gros a été fait.

— Tu avais laissé une prune dans ton flingue ! aboie-je en montrant l’appareil téléphonique disloqué.

— J’ai entendu, admet le Mahousse. Ce sont des choses qu’arrivent quand on est pressé de fourrer une dame.

* * *

Et bon, nous voilà sur la nationale qui va de Londres à Branlbitt, à faire du stop comme deux glandus ; hélas, onc ne songe à prendre en charge un tandem pareil. Quelques belles âmes ralentissent, mais en voyant de plus près l’homme au chapeau melon, elles se mettent à champignonner comme des folles.

Notre ultime espoir réside dans un bus compatissant qui aurait l’amabilité de surviendre, puis de stopper. Pour l’instant, ce sont des véhicules privés qui sillonnent la campagne anglaise.

Nous marchons donc dans le jour finissant, d’un double pas inajusté, remâchant des griefs obscurs, quand une Rolls noire nous surgit à l’hauteur, égayée seulement par sa plongeuse de l’avant et sa plaque minéralogique jaune de l’arrière dont le numéro (si je puis dire est : ZOB 69 INQ). La somptueuse chignole s’arrête dans une moelleur qui n’appartient qu’à ces étranges véhicules dont le prototype remonte (ou plutôt descend des) aux rois fainéants. À travers les vitres garnies de rideaux, on aperçoit confusément des visages. Une portière de gauche (n’oublie pas qu’en Grande-Machine la circulation est inversée par rapport à la nôtre) s’ouvre et l’on voit paraître tu ne devineras jamais quoi, qui, ni qu’est-ce. Tu donnes ta langue ? Pas à moi, merci bien, elle est trop dégueulasse.

Pinaud ! Lui ! Soi-même ! Pinuche, la Vieillasse, la Baderne, la Loque ! Mister Ganache ! Souriant, malin, exquis.

— Psst ! nous crie-t-il.

Et nous psstons en courant.

Il s’est déjà racagnardé dans sa litière à bœufs. L’intérieur de la guinde sent bon la Vieille Angleterre. On croit y entendre sonner Big Ben. Velours gris éléphant, acajou sombre. Une merveille. Au côté de la Pine : une dame. Affable, comme Esope. Assez forte, habillée d’oripeaux de prix, tellement sobres que si elle se trouvait dans un autocar on ne la verrait pas et quelqu’un s’assiérait par inadvertance sur ses genoux. La personne a de la bouteille, mais millésimée. Cheveux gris-bleu, chapeau confectionné à Londres par un type qui doit également fabriquer des abat-jour. Un soupçon de poudre farineuse aux joues, une présomption de rouge à lèvres mauve autour de la bouche (et non sur). La gentry de là-bas, quoi.

— Chère lady, permettez-moi de vous présenter le commissaire San-Antonio et mon collègue Bérurier, glousse le Débris. Mes amis, voici Lady Meckouihl, une exquise personne de qui j’ai fait fortuitement la connaissance et qui a eu l’amabilité de me prendre en charge.

Nous nous hissons à bord du carrosse, lequel est piloté par une jeune femme blonde, pas mal de dos, mais faudra voir la devanture, vêtue d’un tailleur bleu marine et d’un chemisier blanc.

Pinuchet nous raconte les circonstances. Lady Meckouihl était allée attendre à la gare de Ping-Pong Beach un vieil ami à elle, le révérend Ted Delar. En apercevant Pinaud, la chère personne, myope sur les bords, s’est jetée sur lui en le gratulant. Ainsi ont-ils lié ce que tu sais, c’est-à-dire connaissance. Le révérend avait raté le train. Pinaud a raconté nos tribulations à la lady que l’affaire émoustille. Elle lui a proposé de le conduire sur les lieux où nous avons sauté du train. Et le cher bienveillant hasard a permis qu’ils nous tombent dessus.

À mon tour de la remercier. Elle parle très bien français, ayant habité Nice lors de la création de la Promenade des Anglais (appelée de nos jours Promenade Max Gallo) ; se propose de nous aider dans la mesure de ses moyens. Volontiers, chère madame. Si c’était une éphéméride de votre bonté divine de nous conduire jusqu’à l’aéroport de London, je vous en saurais un pot de gré grand comme ça, avec vue sur la mer.

Ainsi est fait.

Climat agréable. Nous sommes sur les strapontins, le Gravos et moi, manière de ne pas bousculer le couple princier. Pinaud continue de se pavaner pour une infante défunte. La dame me raconte son château des environs de Ping-Pong Beach : douze mille hectares, 145 pièces… Elle est adorable, fofolle, comme le veut la tradition, comblée par cette aventure avec des french boys déboulant en trombe dans son veuvage morose, devenu institutionnel avec le temps.

Tout en devisant et en rollsant, nous atteignons l’aéroport.

— Rentrez-vous in Paris ? s’inquiète la chère femme.

— Je viens seulement opérer des vérifications, dis-je.

— À propos de ce vilain tueur ?

— Exactement.

— Que le Seigneur guide vos pieds ! fait-elle, ce qui n’est déjà pas mal pour une vieille rombiasse anglaise qui n’a pas séjourné en France depuis le percement du canal de Suez.

La chauffeuse m’ouvre la portière. Moi, je déteste que les souris exercent des métiers d’homme. Que ce soit celui de juge d’instruction ou celui de gardien de la paix. Alors, tu penses : chauffeur britiche, avec ce que cela comporte d’obséquiosité, je me sens dans mes petites targettes.

Cette commotion !

La piloteuse de Rolls est une fille de vingt-huit balais environ, belle à te faire craquer le futal sur la façade sud, d’un beau blond ardent, les cheveux raides, coupés au niveau des maxillaires, un regard indéfinissable, sombre d’un bleu très sombre. Et puis une bouche charnue qui va bien avec, et quelques taches de rousseur comme des étoiles dans une nuit d’été. Le pied.

Je la visionne jusqu’au fond des yeux, façon Giscard. Elle ne cille pas, mais accuse le coup. Elle a aperçu mon émoi, au fin fond de ma prunelle ardente : et tout ce qui pourrait en découler de pas désagréable pour elle si elle m’escortait en un lieu clos, pourvu d’une surface horizontale rembourrée.

— Ne vous donnez pas la peine, miss, lui fais-je. Chez nous, ce sont les hommes qui tiennent la porte aux jolies femmes.

Elle rosit un brin, ce qui ajoute.

Moi, bon : boulot, boulot, hein ? Comme on chantait jadis dans Les Forgerons : C’est pour la paix que mon marteau travaille.

Je fonce dans l’aéroport, service du trafic. J’aborde des préposés, des préposées, je montre ma carte, mes trente-deux dents, mon affabilité, tout bien et je finis par être introduit auprès d’un monsieur exquis à tête de héros pour feuilleton télé sur les mers du Sud.

Bronzé, grisonnant, l’œil vague : un rêve. Le tout enveloppé dans une fine serge bleue pustulée de boutons dorés et t’as la panoplie archi-complète pour séduire les nurses en maraude sur le Mail.

Il me reçoit aussi aimablement qu’un fonctionnaire anglais puisse accueillir un fonctionnaire français. Je lui résume l’objet de ma visite. Il m’écoute sans se départir d’un sourire à toute épreuve qu’il arbore dans les réunions syndicales, chez ses amis de week-end et quand il baise miss Branton, sa secrétaire, celle qui a trente-quatre dents et pas de poitrine.

Chez cet homme délicieux, j’ai tout l’heur d’apprécier l’efficacité de l’ordinateur. Quelle merveille ! Même les curés, de nos jours, sont ordinés prêtres par I.B.M., et quel gain de temps !

En quelques minutes, après avoir tabulé quelques touches sur un clavier à pitrogneur concave, l’homme me renseigne.

J’ai vu juste. Très juste. Formidablement juste.

Oui : un certain Jan Stromberg avait réservé une place, en first s’il vous plaît, pour le vol d’Abidjan.

La destination, c’est lui qui me l’apprend. Je m’étais simplement gaffé que le tueur venait à London uniquement pour y prendre l’avion. Bon, donc j’avais bien deviné et il s’agissait de la Côte-d’Ivoire (dis voir pourquoi, gros malin !).

Le héros pour feuilletons sur les mers du Sud me confirme qu’effectivement, cette réservation n’a pas été honorée.

À présent, on va voir si Tantonio a du génie ou bien s’il s’agit simplement d’un reflet de sa cravate sur le bassin des Tuileries dont le peuple s’empara à juste titre jadis. Sortant la feuille d’impôts du marinier, je questionne derechef (de gare) :

— Trouvez-vous une location, dans les récentes heures, au nom de Max Hyler ? Destination Côte-d’Ivoire, ou, en tout cas, l’Afrique occidentale ?

Il retabule son zinzin, le fortuite en crapoutant et le renseignement tombe :

— Yes, M. Max Hyler a pris l’avion pour Dakar à 4 heures P.M.

Un hymne gazouilleur me veloute les conduits. Bravo, mon Santonio d’amour ! Bravissimo ! T’as vu juste. Traqué, le gars s’est emparé des papiers du marinier qu’il venait d’abattre et, juché sur la moto pliante dudit, a foncé comme un grand fou jusqu’à l’aéroport. Il a pris le vol pour Dakar, mais c’est Abidjan, sa destination.

Culot phénoménal. Il ne recule devant rien. Détermination farouche. Il va de l’avant, l’artiste.

Je demande un horaire des zavions. Le pulse, compulse, propulse, convulse et révulse.

Ça s’organise fissa. On a un vol de nuit pour Abidjan, via Bruxelles. Décollage à 10 heures P.M. Et lui, là-bas, le tueur ? Logiquement, il se posera à Dakar dans deux plombes. Il m’est donc possible de tenter une démarche pour le faire alpaguer à l’arrivée. En référer au Vioque d’urgence.

Je remercie chaudeusement mon terlocuteur. Compréhensif, coopérateur, tout bien, bravo, au plaisir. À charge de revanche et de tout ce qu’il voudra. Si un jour il s’amène à Paris, qu’il me bigophone : je lui donnerai de bonnes adresses pour se faire sucer…

* * *

Le vieux m’écoute en onomatopant pour montrer son intérêt.

Lui, il chipote sur les compliments, parcimonise. Pas trop gonfler la hure de ses subordonnés, sinon elle enflerait et il devrait dès lors monter en chaire pour leur parler.

— En somme, les Russes sont également sur cette histoire puisqu’ils ont tenté d’intercepter notre type à Londres et ont kidnappé sa complice.

— J’ai tout lieu de le penser, monsieur le directeur. Votre raisonnement est admirable, léché-je un brin, manière de lui faire sa petite pipe quotidienne. Vous avez la possibilité de faire intercepter notre tueur à Dakar, puisqu’il est encore dans les airs.

— Oui, mais par les autorités sénégalaises, objecte le Dabe.

— Ah, ça, évidemment, à moins que vous n’ayez là-bas quelqu’un de confiance qui…

— Hum, trop risqué, ce type est un coriace. Un vrai fauve.

« D’ailleurs nous ne sommes pas outillés comme il le faudrait. La France n’est plus ce qu’elle était, vous savez. En outre, je voudrais connaître la finalité de la chose. En nous emparant d’un maillon, nous interromprions la chaîne, n’hésite-t-il pas à métaphorer.

Et moi je trouve cette image de toute beauté ! J’imagine cette chaîne qui unit le mystère à la vérité, brusquement interrompue par la soustraction du maillon Stromberg. Oh ! là, là…

Le cœur m’en saute dans la cage à serin.

Et ce que j’avais personnellement envisagé m’échoit sous forme d’ordre tombé des plus hautes instances.

— Filez à Dakar, mon cher, et prenez du renfort.

— À Abidjan, patron, n’oubliez pas que c’était la destination prévue par ce massacreur.

— Soit, à Abidjan. Il serait souhaitable que vous arrivassiez avant lui. Le jeu des correspondances se prête-t-il à la chose ?

— Je viens de vérifier : il s’y prête parfaitement. Nous pouvons atteindre Abidjan au petit matin, lui n’y serait qu’à midi, arrivant de Dakar.

— Alors faites ! Faites… Et surtout, mon garçon, pas de bavure. Vous connaissez l’excellence de nos relations avec la chère Côte-d’Ivoire et son merveilleux président ?

— Tout sera fait en douceur, monsieur le directeur.

— Bien entendu, vous me détruisez cette bête malfaisante, n’est-ce pas ?

— Eh bien, nous ferons au mieux.

Il me souhaite good luck (en anglais dans son texte) et raccroche.

Je retourne à la Rolls pour un conseil de guerre.

Pinuche s’est gracieusement endormi sur l’épaule de Lady Meckouihl, laquelle, pleine d’indulgence, veille à ne pas troubler ce juste repos. Béru qui s’est acheté un sandwich mélancolique le mastique comme s’il s’agissait d’un toast au foie gras. La chauffeuse attend, son mignon cucul appuyé au capot de la voiture, pardon : de la Rolls Royce en fumant une cigarette à bout doré, preuve que sa rombiasse n’est pas trop à cheval sur le service.

Mon retour attise l’intérêt.

Je réveille la Pinasse et mets mes subordonnés au courant des derniers développements de la situasse.

C’est alors que la bonne lady hasarde sa belle main aux ongles mauves sur la manche de mon pantalon.

— Cher ami français, fait-elle, la vieille désœuvrée que je suis a une requête à vous présenter.

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