CHAPITRE DREUX[2]

« Pour vous, c’est une chose sans valeur, mais pour moi cela n’a pas de prix. Si vous n’aviez volé que mon porte-cartes, je ne me serais même pas dérangé ! »

D’un geste clic, je stoppe le petit magnéto.

Le Vieux reste impénétrable derrière le double écran de son bureau et de ses lunettes noir Porsche à monture pliante. Ces dernières sont justifiées par la venue d’un orgelet qu’il ne saurait montrer à ses inférieurs, non plus d’ailleurs qu’à ses supérieurs. Il est tout grincheux, du fait de ce compère-loriot, compère-bourrique. On l’en a surnommé « l’amer supérieur », pour lors, Achille au pied léger.

Dix fois qu’il se fait passer le texte des paroles prononcées par le tueur chez les montreurs de culs.

Il cueille le portrait robot posé sur son sous-main et se détourne afin de pouvoir soulever ses noires besicles sans me montrer son furoncle en forme de grain d’orge. Il étudie le résultat de l’association Loulette-Aldo-Mathias. La photo truquée serait celle d’un homme d’environ trente-cinq ans, au regard rond et froid, aux pommettes hautes, au front étroit, au nez rectiligne, à la bouche légèrement tordue. Fascinant, patibulaire et vaguement séduisant, tel serait mon résumé du personnage fictif obtenu par tâtonnements. On y lit la cruauté tranquille, un calme à toute épreuve, et une sensualité débridée.

Le Dabe laisse retomber ses lunettes et jette l’image sur le bureau.

— Bon, nous avons affaire à un tueur professionnel. Il a pris des risques en enquêtant lui-même pour avoir l’adresse des trois bougres. Pourquoi a-t-il pris ces risques, San-Antonio ? Répondez.

— Parce qu’il devait très rapidement récupérer l’objet qui ne pouvait servir aux autres mais qui, pour lui, revêtait une importance capitale.

— Très bien.

— Donc, il est allé chercher son bien. Et pourquoi a-t-il tué trois personnes, trois : deux et une, alors qu’il avait retrouvé son truc ?

— Parce qu’il ne fallait pas que l’un de ces trois guignols puisse décrire la chose.

— Eh bien ! bravo ! Oui : bravo, je vous le dis tout net. Voilà qui est raisonné de première : je crois m’entendre. À présent, dites-moi, San-Antonio, une question marginale, hors compétition : qu’est-ce qui m’a pris de vous confier une banale affaire d’assassinat, à vous, le spécialiste des affaires ambiguës ?

Je le regarde. Mais ses putains de verres teintés le sont tellement qu’il est impossible de deviner son regard. Achille sans ses yeux délavés, c’est presque quelqu’un d’autre. Heureusement qu’il lui reste sa calvitie rupinos, son beau complet bleu croisé, sa rosette sur canapé et surtout sa voix d’extrême-chef.

— Je me le suis déjà demandé, monsieur le directeur.

— Et vous êtes-vous donné la réponse ? ironise-t-il.

— Eh bien, j’ai cru que c’était à cause du fameux objet mystérieux auquel il est fait allusion. Et puis je me suis dit que votre motivation venait d’ailleurs. J’ai opéré une rapide enquête qui m’a révélé ce que vous avez su tout de suite, grâce à la sagacité qui vous caractérise.

Un petit coup de lèche en passant n’est pas négligeable.

Langue express. Il mouille au déboulé, le dirluche. Sans crier gare, lui qui salive si facilement des burnes.

— J’ai appris que les balles ayant abattu ces trois pauvres diables avaient été tirées par l’arme qui a tué Armando Calamita, le ministre italien.

Je grimpe dans l’estime du Vieux comme un typhon jamaïquain à l’échelle de Beaufort. Il manque ôter ses lunettes, tant est vive sa stupeur.

— Parfait, dit-il.

Il me tend la main.

Cherche du définitif à dire.

En trouve.

— Ravi de vous connaître, San-Antonio.

* * *

— Tu pars en voiliage ? s’inquiète Master Béru, en me voyant compulser le Chaix.

— Pas encore, marmonné-je, mais la chose n’est pas impossible.

Qu’à force de mouiller mon index et de tourner des pages, je finis par dégauchir ce que je cherchais.

Souviens-toi, con blasé, Jean-Louis, le mignon travelo, m’a rapporté une réflexion du tueur comme quoi il lui fallait retrouver dare-dare les trois mousquetaires du coït urbain vu qu’il devait prendre un train à minuit quarante. Sur le moment, j’ai cru qu’il avait lancé cela comme une boutade. Et puis j’ai réfléchi… Et tu sais pourquoi ? Parce que les journaux annoncent en first page que la grève des aiguilleurs du ciel continue. Donc, présentement, la France est privée d’avions, donc force est, quand on le peut, de se rabattre sur le dur. Et alors, dans mon aimable tête confortable, super-équipée, une gymnastique s’opère. Je me dis : « S’il existe un départ de train à minuit quarante, il y a de fortes chances pour que l’homme ait dit vrai et l’ait pris. »

Or, il existe un train qui décarre de la gare du Nord à zéro heure 40, ce qui équivaut au plaisant minuit quarante énoncé par le meurtrier. Ce train est le Paris-Londres.

Je referme le Chaix, songeur. Claudette tape à la machine avec une énergie farouche qui me laisse à penser qu’elle œuvre pour son compte.

Je vais me pencher sur son clavier dit universel.

— De quoi s’agit-il ? demandé-je en désignant le texte qui se dévide sous ses doigts de fée et qui dit brillamment ceci : « Un crépuscule de velours, déjà clouté d’étoiles scintillantes, s’étendait sur la campagne endormie… »

Elle hoche la tête.

— Je tape le roman d’un jeune écrivain dont j’ai fait la connaissance dernièrement et qui n’a pas les moyens de se payer une secrétaire…

Je finis de lire la page en chantier.

— Je ne voudrais pas descendre votre idole en flammes, ma gosse, mais c’est pas Victor Hugo, votre génie !

Claudette murmure sans s’interrompre de taper :

— Il avait une grosse bite, Victor Hugo ?

— Je n’en sais rien, ma belle.

Elle désigne la feuille noircissante d’un hochement de menton :

— Parce que lui, si. Alors pour moi, son talent, c’est franchement la question subsidiaire.

Je la laisse apporter sa pierre à l’édifice d’une carrière et je chope Bérurier par une aile.

— Viens, Gros, on va faire un viron à la gare du Nord.

— Bonne idée, apprécie le Mammouth, je connais une brasserie à deux pas où l’on clappe la meilleure choucroute de Paname.

Un lointain bruit de chasse d’eau retentit. Au bout de peu, on voit sortir des gogues le père Pinaud, plus verdâtre et en complète délabrance que jamais.

— Ça ne s’arrange pas, nous dit l’excellent homme. J’ai commis une folie, hier au soir, chez des amis : j’ai mangé du melon afin de ne pas les désobliger. Et avec moi, le melon ne pardonne pas. Joignez à cela qu’ils ont servi ensuite une omelette mexicaine riche en piment et vous comprendrez ma débâcle intestinale de ce matin.

— Faut qu’ tu vas bouffer beaucoup de riz, préconise le docteur Bérurier.

— Suis-nous, la Vieillasse ! enjoins-je.

— Mais z-où ? Mais z-où donc ? lamente d’emblée le fossile.

— Gare du Nord.

— Dans mon état de délabrement ?

Bérurier tue ses objections dans l’œuf.

— Fais-toi pas d’ mouron, y a des chiottes plein la gare du Nord, mon pote !


Et alors donc, nous voilà partis, trio fameux, pas fringant, mais illustre sur les bords, pour une équipée que merde, tu m’en donneras des nouvelles.

Si toutefois tu en reviens !

À la gare of the North, je disperse mes deux excellentissimes limiers, munis chacun de la photo robot du tueur, sur le chantier de la gare, voire par the same occase, le sentier de naguère. Ils ont pour mission de dénicher quelqu’un susceptible d’avoir retapissé notre homme dans le train de Londres, cette nuit.

En ce qui me concerne, je me dirige à la location, faisant le raisonnement ci-dessous : « En ce moment : pas d’avion, donc rush sur les trains. Prudent de retenir ! Donc réservation à la loc. » Simple, sans bavure. T’aimes ?

Le préposé est une dame agréable à regarder, fût-ce à travers un guichet. Type méridional. Fine moustache, chatte crépue, poil aux pattes — ces deux dernières rubriques appartiennent au département « supposition », sourire affable de la personne à laquelle on enfonce un tisonnier rougi dans le rectum après lui avoir fait absorber une tasse d’huile bouillante (et de ricin).

Je lui montre ma brémouze. Elle essaie de se dérider, à savoir qu’elle fait le plus gros, réservant le reste au scalpel d’un chirurgien esthétique. Profitant de cette mise en condition, je lui produis la photo de « l’homme ». Elle la considère un bout de temps, haussant ses sourcils, puis les rabaissant pour les relever encore, et ainsi de suite, comme des petites ailes noires chargées de conduire sa belle tête velue dans les nuages.

— C’est un portrait robot, remarque-t-elle du ton de quelqu’un à qui « on ne la fait pas », ou alors par-derrière et avec son consentement et de la vaseline.

— Exact.

— Vous voulez savoir si j’ai vu ce type ?

— Hyper-exact.

Elle dodeline du chef.

— Oui, je le reconnais.

Ça se met à gazouiller dans mon cœur, comme le matin, dans le jardin de l’hôtel pendant tes vacances sur la Côte.

— Il a retenu un single pour le zéro heure quarante-huit de Londres, qui est parti cette nuit.

Elle a un délicieux accent foot-black, la dadame, qui frise dans les oreilles et te mélodise l’âme. Avec ça et une culotte propre, elle t’emballerait n’importe quel julot normalement constitué.

— Vous voudriez probablement son nom ?

Le charme number ouane de cette ravissante, c’est qu’il est inutile de lui poser des questions pour la faire parler. Elle jacte d’emblée, sait d’avance ce que j’attends d’elle et le déballe avec une bonne volonté qui côtoie le sublime et même le dépasse sans mettre son clignotant.

La voilà qui cramponne un registre à couverture verte, glacée. Elle l’ouvre à la bonne page et son index n’a pas à fureter beaucoup pour pointer le blaze attendu.

— Jan Stromberg, dit-elle.

Qu’ensuite, la chère gentille personne clôt son beau cahier, puis croise ses mains potelées par-dessus et darde sur moi un regard modestement triomphant.

— Ah ! jolie dame, lui dis-je, si tout le monde se montrait aussi coopératif et efficace, le métier de flic serait accessible même aux intellectuels. Cet homme est venu réserver sa place lui-même ?

— Non : il l’a retenue par téléphone, mais il est passé la retirer.

— Décrivez-le-moi, je vous prie.

Elle me campe le dénommé Stromberg avec un luxe de détails encore pas collectés qui me le rendent présent au point que je pourrais le tutoyer.

Je renfouille mes documents et remercie à chier partout, tant est vive, profonde, antirouille, ma reconnaissance. Et te lui déclare qu’à la première occasion, sitôt mon enquête couronnée de succès, je viendrai l’attendre un soir, à la sortie, et que nous irons fêter cela chez les Grands-Ducs, à l’aide d’une choucroute garnie, puisque le quartier est propice, et qu’ensuite je lui ferai visiter à outrance mon entresol Renaissance, là que s’accumulent les meilleures estampes japonaises de Paris et de sa périphérie.

Elle glutit, déglutit, cafouille, gazouille, me brandit un sourire-chef, minaude, m’inonde (hertzienne) et transforme, selon toute vraisemblance, son slip en Spontex pour la vaisselle. Que c’en est féerique.

Tandis qu’une jeune femme se la radine au guichet. Bien saboulée d’un ensemble de chez Léonard, blonde, ou faisant admirablement semblant, maquillage de rêve, regard indéfinissable, vert ou noisette clair, selon la couleur du ciel et ton état d’âme.

— Arabella Stone, j’ai une réservation pour Londres, en première.

La préposée désourit, redevient professionnelle, farfouille là qu’il le faut et sort un bulletin de réservation dont elle perçoit séance tenante le montant ; poum ! Voyez caisse !

Et c’est alors que la belle blonde dit très précisément et inexorablement ceci, que je laisse à ta méditation pleine et entière :

— Puis-je me permettre de vous demander un renseignement ?

Et tout en le demandant, elle glisse un talbin de cinquante points pliés en quatre par le guichet.

— De quoi s’agite-t-il ? demande la réserveuse.

— Je voudrais savoir si un ami à moi a pu prendre son train, cette nuit ; M. Jan Stromberg.

Entendant cela, moi, tu me connais, je ferme les yeux afin de ne pas être déconcentré pour réciter les cinq pater et les trois ave que je dois acquitter à la Providence, T.V.A. incluse, afin de la remercier de ce présent fabuleux qu’elle me fait à mon nez et à ma barbe.

La préposée me regarde comme si un Sénégalais lui proposait sa bite par le guichet en lui affirmant que c’est du chocolat suisse. Tu parles que ça la souffle, une pareille requête, à un tel instant. Moi là, enquêtant, et cette Arabella Stone qui…

Présence d’esprit, l’Antonio. D’une mimique, j’indique à la moustachue qu’elle doit conserver le contrôle de son self. Elle y parvient. Feint très bien de compulser son putain de registre. Déclare qu’oui. M. Stromberg a bien et bel retiré sa réservation.

La personne ne laisse rien voir de ses sentiments, elle murmure un fort civil merci et s’emmène promener en direction des quais, cherchant celui de son dur.

Pour lors, je ne perds pas d’étang.

— Il me faut trois places pour London, déclaré-je à ma conquête.

— Complet.

— Pas pour moi. Je réquisitionne, ma chérie.

Elle se laisse convaincre et me recède les tickets de la famille Dumollard. Me faut dès lors récupérer mes archers valeureux. Pour Béru, c’est pas dif : il est au rade du buffet en compagnie d’un porteur. Comme je me pointe, il sémaphore pour m’alerter.

— Hé ! j’ai du neuf, Mec. Not’ gazier a bien pris le rapide de noye, Joseph Lempointe, ici présent, qu’j’ai l’honneur d’porter à ta connaissance, lui a coltiné ses valdingues. Pas vrai, Joseph ?

Acquiescement de l’interpellé.

— Bravo. Où est Pinuche ?

— Aux chiches, son melon, ça n’s’arrange pas. Il nous fait une superbe entérite, le pauv’ biquet.

— Il nous la finira dans le train. On file à Londres, départ dans trente-cinq minutes, quai 3.

— Alors faut qu’j’vais aller l’chercher, soupire Mister Mastar, cézigue-pâte, une fois aux gogues, pour l’ravoir, faut y mett’ le prix, d’autant plusse qu’il s’est enfermé avec Paris-Match et qu’il a oublié ses lunettes.


Dix minutes plus tard, sur le quai 3, je vois radiner mes deux frères Karamazov. Pinaud qui n’a pas fini de se reculotter se déplace par petits bonds kangouresques. Le Gros, serviable, lui porte son veston et son chapeau.

* * *

Le hasard continuant de bien faire les choses, nous nous trouvons dans le même wagon que Miss Arabella Stone, à trois compartiments du sien. Sous prétexte de fumer un Havane dans le couloir, je la guigne discrètement. Elle bouquine un livre en anglais, l’air très sérieux, les jambes croisées et la robe tirée sur ses genoux.

Je raffole des femmes convenables. Elles m’excitent. Les salopes également d’ailleurs. En fait, toutes les personnes du sexe ont leur chance avec moi, si moi je ne l’ai pas toujours avec elles.

Je fume en me disant que tout ça est un peu trop beau pour être véridique. Ça se goupille comme dans les romans de la Collection Rouge et Or. Généralement je rédige pas pour les lecteurs de cinq à dix ans, mécolle.

Pinuche sort comme un fou dans le couloir, le regard exorbité, le futal en dégrafade.

— Ça continue ! Ça continue ! il hurle : le melon, le melon ! Et cette saloperie d’omelette mexicaine !

Il est intercepté par le contrôleur qui pernicieusement se pointe à ce moment, pas rasé de frais, pas frais, blafard, les yeux soulignés de bistre, avec quatre dents absentes sur le devant du clavier, sa sacoche, son casse-noisettes et sa délicate odeur S.N.C.F.

— Billet, siouplaît !

Pinuche objecte :

— Je vais aux toilettes !

— Billet, je vous prille ! insiste le trôleur d’un ton qui exige tout de suite.

Pinuche se résigne à chercher son bifton en gémissant de trop de retenue. Ce faisant, il lâche son grimpant qui choit à ses pieds comme une jupe de pute venant de percevoir son dû.

Il a des gestes frénétiques.

— Je ne peux plus, je ne peux plus, il lamente. Je suis à bout de…

Il ne dira jamais de quoi, le cher chéri. La fusée volante ! Wagon de première classe ou pas, il est trop tard. La fatalité n’attend pas, ignore toute ségrégation, tout esprit de caste.

Pinaud part à dame dans le couloir, sous les yeux incrédules du contrôleur, d’une vieille dame armée d’un pékinois, d’un général en retraite, d’une adolescente à boutons, d’un marchand de vins et spiritueux. Les Canons de Navarone !

Je m’hâte de regagner mon compartiment, le laissant se démerder tout seul. Vroum, vroum ! Faisant la moto extrêmement cyclette avec son vieil anus fripé, ravagé, hors de commun usage, Pinuche. La bonne vieillasse, la relique très chère, l’exquis petit bout d’homme, chaplinesque un peu, moi je dis. Vroum ! Flaouche ! La fusée volante ! Commak, en plein train, devant des gens d’horreur, plus horribles que ses rejets. Et chlaofff ! Une autre, encore, invidable, dysentérique au-delà de tout critère, à en faire baisser les bras des toubibs les mieux qualifiés, diplômés de partout, surdécorés, moi je pense. Et vlan, vlan, vlan ! Par trois fois, par dix, par cent ! Poum badaboum ! Intarissable ! Lampe à souder, moi je crois. Compresseur ! Peinture au pistolet ! Nouveau designiste de la Sénecéeffe. Peintre anal, hyper-supra-réaliste. Chlofff, chloff ! C’est tout bon ! Futal baissé. Calcif déjà évacué par suite d’un précédent accident de parcours. Haute scatologie, mon fils ! Et qui n’a pas rêvé, une nuit, qu’il déféquait en public ? Qui ne s’est pas vu en grande chiasse, pendant une grande messe ? Qui donc n’a pas été contraint, un jour, devant les autruis rassemblés, de perpétrer la fonction libératrice la plus intime ? Beaucoup baisent en groupe, mais chier ? En dehors de quelques acteurs de ma connaissance ? Que moi, de mes yeux vu, j’ai eu le spectacle d’une dame, au musée de l’Ermitage à Leningrad. Je jure, j’ai des témoins à verser au dossier. En plein musée, la boyasse en perdition ! Vzzzztchouf ! Que même, je vais te dire : son bonhomme lui tenait son sac à main pendant qu’elle s’abîmait, psalmodiant des excuses à la ronde ! Lui, le plus emmerdé des deux. Il en morflait sur ses pompes, le très malheureux mari. Chez Catherine la Grande, Pierre le Grand, Brejnev-le-Grand. Sur les parquets encaustiqués. Chefs-d’œuvre en péril en la demeure. Poum ! À la santé de la Sainte Russie ! Un pauvre cul français, d’Aubervilliers ou de Toussus-le-Noble, Concarneau, La Verpillière, ou autres lieux plus ou moins communs. Tenait le sac à sa chieuse, le père Ducon. Que je le revois : cheveux gris, chemise verte à manches courtes. Consterné de venir de si loin conchier un endroit aussi auguste, Auguste par mégère interposée.

Et que tout ça, c’est la vie, vois-tu… Ils ont beau dire « Moui, Santantonio, mal embouché, malodorant, grossier personnage, célébrateur de la merde », et d’autres encore que je devine, comme je devine tout ce qui est dit et disable, fait et faisable ; ils ont beau, les gueux à faces miséreuses, ils ont beau, rien ne m’empêchera d’avoir atrocement raison, moi l’Antonio de passage. Raison d’égrener de la sorte, au long de mon court chemin d’un point à un autre, d’égrener ces choses de basse vie de nos vies rasantes, rase-mottantes, puériles, sottes et pusillanimes. Raison de voir et de déclarer ce qu’il voit, sans haine, et sans crainte de personne, ni des mots qui pourtant t’attendent au tournant.

Dans notre compartiment, Béru ronfle en trombe, en trompe aussi, et de même à cor et à cri, incommodant un ecclésiastique occupé à lire Lui sous couverture noire, et une mère de famille gavant de bonbons son chiare ; lequel ressemble à quelque grand nain tombé d’un fromager géant.

Je finis par l’imiter, sombrant dans une douce somnolence ferroviaire propice à la bandaison ; qui m’amène un rêve splendide, avec des gonzesses belles à n’en plus finir, nues et salingues à l’extrême.

Le tohu et le bohu du ferry m’arrachent.

Je rouvre les yeux sur un quotidien poussiéreux et qui pue. Il faut dire, pour étayer cette seconde assertion, qu’il y a à mon côté un Écossais mal torché dont le kilt répand une odeur vivifiante de pompe à merde. Y regardant à deux ou trois fois, je m’aperçois que l’Écossais en question n’est autre que César Pinaud. La Vieillasse m’adresse un hochement de tête misérable.

— Mon pantalon est foutu, dit-il, j’ai été contraint de le jeter par la portière.

— Et ça ? questionné-je en désignant le kilt frappé du sigle S.N.C.F.

— Une couverture que le contrôleur m’a prêtée après m’avoir fait signer une décharge et verser une caution. Comme nous sommes dans un chemin de fer qui dessert les îles britanniques, un homme en kilt passe inaperçu.

Confiant, il rallume son mégot.

Le curé demande à la dame la permission de baisser la vitre, biscotte l’odeur.

La dame dit que voui et que des gens pareils ne devraient pas voyager.

Pinaud, invexable en la matière (fécale), s’applique à lui narrer sa gastrite et le comment elle dégénère lorsqu’il commet la fatale erreur de consommer des denrées inadéquates. Ça finit par intéresser la personne. À force de gentillesse, Baderne-Baderne parvient à faire oublier son odeur.

Au bout de peu, après avoir beaucoup parlé de melon et d’omelette mexicaine, on atteint Victoria Station. Chère vieille gare, si intensément anglaise !

L’édifice le plus britiche, sans doute, après Buckingham Palace.

Je rassemble mes auxiliaires (l’un s’appelle Avoir, et l’autre Être) pour une conférence en rond (donc une circonférence) au top niveau.

— Attention, mes biquets, vous avez bien retapissé la gonzesse, n’est-ce pas ? Chacun de nous va entreprendre de la filer séparément afin de multiplier nos chances de ne pas la perdre. J’ai acheté des livres avant de partir, je vais vous en refiler.

— Si tu croyes qu’on aura l’temps de bouquiner ! grommeluche l’Enflure.

Je sors des billets à l’effigie de Mme Edimbourg née Windsor et démontre à sa Majesté Béru Ier qu’il y a livre et livre.

Là-dessus, le convoi stoppe dans des cris de ferraille, et un haut-parleur nasille en anglais que nous sommes arrivés.

Voyageurs sans bagages, nous déboulons sur le quai. Londres a une odeur particulière qui est celle de la pomme de terre frite refroidie et celle du papier journal moisi, étroitement conjuguées.

Mais j’aime cette odeur. Cette ville est pour moi un continuel enchantement, sans que je sache au juste expliquer pourquoi. Je m’y sens bien, avec ce capiteux sentiment de retrouver enfin un pays que l’on a quitté depuis très longtemps, voire avant sa naissance.

Je me rapproche d’Arabella Stone afin de ne pas la paumer dans la foule. Ça me permet de t’affirmer une chose : elle a un cul inouï à force de fabuleusité. En le contemplant, tu comprends de façon formelle que c’est cela un cul, cela et pas autre chose. Les autres ne sont que tentatives avortées, malfaçons soldées, ébauches inabouties. Quel trésor ! Tu le suivrais jusqu’au bout du monde, ou mieux : jusqu’à l’Hôtel des « Deux hémisphères ».

Le flot s’écoule lourdement, comme toujours dans les gares. T’as ceux qui ont peu de bagages et sont pressés, ceux qui en ont beaucoup et s’organisent pour les véhiculer, ceux qui en retrouvent d’autres, plus une chiée de catégories moins définies.

Arabella marche d’un bon pas, n’étant armée que d’un sac à main et d’une samsonite de faibles dimensions. Elle s’apprête à quitter le quai lorsqu’elle est brusquement stoppée. Si brutalement que je manque l’emplâtrer par-derrière, comme s’il s’agissait de Jacques Chazot J’opère un pas de côté et la dépasse, mine de rien. D’un coup d’œil je retapisse la situasse : la fille vient d’être abordée par deux hommes et ils conversent à voix very basse. L’un d’eux tient quelque chose dans le creux de son énorme main et le montre à Arabella. Je continue mollement, freinant ma marche. Béru se pointe à ma hauteur.

— T’as vu ce micmac, mec ? il chuchote sans me regarder.

— Fonce à la sortie retenir un taxi !

Il.

À cet instant, un vieil Écossais aux jambes musclées comme des baguettes chinoises me double en clamant :

— Vite ! Vite, the lavatories, please ! Le melon ! Le melon ! Oh ! Seigneur ! Where are the lavatories, please ?

L’Écossais se perd dans la foule pour aller déguster son destin.

Les escorteurs d’Arabella sortent de la gare. L’un d’eux adresse un signe discret à une voiture en stationnement, laquelle s’avance lentement, sous le regard placide d’un policeman imperturbable. Le trio prend place à l’arrière.

Je mate désespérément, cherchant le Gros des yeux, l’appelant de mes vœux, le hélant de mes ondes intrinsèches.

Il est en converse avec un taxi-driver ronchon. Lequel dénégate du chef.

Je me précipite.

— Police ! aboyé-je, suivez l’Austin noire qui démarre.

Le chauffeur, un type grisonnant, à la figure couleur brique, me défrime à l’aide d’un regard quasiment blanc à force d’être trop bleu.

— Hé ! doucement, gentleman ! me rétorque-t-il. Pour qui me prenez-vous ?

— Pour un homme qui ne sera pas mécontent d’empocher dix livres de pourboire, réponds-je avec un à-propos forcené, en lui présentant le billet incriminé.

Le gars continue d’imperturber, toutefois il ramasse la bank-note et soupire :

— Je préfère ce genre d’argument, gentleman.

— Nous allons les perdre ! m’impatienté-je, constatant qu’il ne démarre pas en trombe, ainsi qu’il siérait à la circonstance.

Mais le taxi-driver ne perd pas les pédales de son tacot.

— Ça m’étonnerait, dit-il, un régiment de horse-guards est en train de défiler, qui bloque momentanément la circulation.

Et voilà que son moulin mouline et qu’on cahin-cahate au fion de la voiture à suivre.

— Tu croyes qu’c’est des poulardins qui l’ont sautée ? murmure Béru, en montrant du doigt le pot d’échappement de l’Austin, stoppée effectivement à quelques encablures.

— De la manière dont les choses se sont passées on pourrait le croire en effet.

— Mais ?

— Non, rien…

Le Mammouth ne s’en laisse pas conter par mon laconisme, si je puis m’exprimer ranci.

— T’as un’aut’idée derrière l’bulbe, mec. Vas-y, accouche !

— Ça ressemble à une arrestation, les deux hommes ressemblent à des flics, mais ils ne ressemblent pas à des Anglais. À part ça la mer est bleue, le ciel est vert, ne laisse pas ta braguette ouverte.

— Y ressemb’t’à quoi, si ce ne sont à des Rosbifs ?

— À autre chose, Gros. Dans la vie, on est britiche ou autre chose. Eux, ils paraissent être autre chose.

À cet instant, le chauffeur enrichi de dix livres tout ce qu’il y a de sterling, déclare de sa belle voix de basse constipée :

— On dirait que la vie n’est pas toute rose dans l’Austin qui vous intéresse, gentlemen.

Je scrute. Effectivement, une portière vient de s’entrouvrir, qu’on tente de refermer. Elle se rouvre, on la relourde. Ça dure commako un instant, et puis celui qui veut la garder fermée a gain de cause et tout redevient O.K.

— Elle a essayé de jouer la belle, non ? remarque Béru.

— On le dirait.

On ne peut rien voir par la lunette arrière, car elle est pourvue d’une espèce de store, dit vénitien, dont les lames sont à la verticale.

— On pourrait p’t’être y donner un coup d’main, non ? Biscotte si c’est pas une arrestation, c’t’un kidnappinge, exaguete ?

— Voyons d’abord où on l’emmène. Je peux me gourer. Si par hasard il s’agissait de flics anglais, on aurait bonne mine de jouer les commandos suicides en plein London.

Les grands connards à cuirasses et crinières achèvent de défiler sur leurs canassons et la circulanche reprend.

Peu rapide, vu la densité du trafic.

Filer une chignole, c’est du velours. Suffit de l’avoir dans le collimateur et de ne pas se laisser biter à un feu rouge. Notre taximan est un expert. Il évolue dans le flot pestilentiel comme un suceur de bites dans une pissotière montmartroise. Faut lui voir le brio, à Johnny. La manière qu’il ne s’en laisse pas compter, filant un coup de jus quand les autres risquent de nous décoller, toujours en prenant soin de ne pas se placer pare-chocs contre pare-chocs. Il a la filature désinvolte. On est tombés sur un as.

Bérurier jette de fréquents coups de saveur derrière nous, qu’à la longue, son manège me les brise.

— C’est devant que ça se passe, Gros, pas derrière !

— Je m’demande si Pinuche est dans l’cortège, il murmure.

Et son chuchotis sent l’escargot à la parisienne.

— Penses-tu : au moment où on mettait sous presse, il cherchait les gogues de Victoria Station.

— J’espère qu’il les aura trouvés, conclut cet excellent homme.

Le pressentiment me biche depuis le bout de la rue.

— Je parie que c’est là-bas qu’ils vont !

Mister Dodu se penche pour mater la perspective. Il aperçoit alors ce que je vois, à savoir un immeuble opulent, sommé du drapeau soviétique.

— Elle s’est fait emballer par des Ruskis ? demande-t-il.

L’Austin passe un porche gardé par des militaires. Stoppe devant une porte qui finit par s’ouvrir. Disparaît dans les entrailles de l’ambassade d’U.R.S.S.

— C’est tout ce que vous vouliez savoir, gentlemen ? demande le chauffeur, flegmatique comme une photo officielle d’Elisabeth Deux.

Il n’a pas ralenti et poursuit sa route nonchalamment.

— Oui, soupiré-je, c’est tout.

— Tu voyes bien qu’on aurait dû attaquer leur putain d’diligence, au moment qu’la gerce a essayé de filer, me reproche l’Énorme.

Je ne réponds rien, me sentant trop culpabilisé pour.

Néanmoins, nous n’avons pas perdu notre temps. Nous savons que l’affaire du triple assassinat a des ramifications internationales. On a mis les pinceaux dans une gentille histoire d’espionnage, quoi. C’est bien ton avis ?

— Vous seriez gentil de nous ramener à Victoria Station, dis-je à notre pilote.

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