Pierre Bordage Orchéron

CHAPITRE PREMIER UMBRES

Combien de temps ai-je passé à lire le journal du moncle Artien ? Des semaines, des mois ? Je n’ai parlé à personne de ma découverte, pas même à mon cher Elleo. Sans doute y a-t-il une part de lâcheté dans mon mutisme. Peut-être craignais-je que l’exhumation de ce document, qui nous raccroche à un passé à la fois si lointain et si proche, ne fasse que précipiter une transformation que je pressens douloureuse ? Notre monde, notre toujours « nouveau monde », repose sur un foisonnement de légendes d’où nous avons dégagé les sept sentiers de l’évolution. Or la révélation de la vérité historique – d’une simple facette de cette vérité, car le témoin privilégié de l’odyssée de l’Estérion n’avait des événements qu’une vision subjective, parcellaire – risquait à mon sens de saper nos fondations encore fragiles et de déchaîner la violence que je vois frémir dans le cœur de chacun.

J’ai parfois ri aux éclats lorsque j’ai comparé les descriptions du moncle Artien à notre propre vision de l’odyssée des maudits d’Ester. Le grand Ab n’est donc pas ce demi-dieu terrible qui vainquit les légions infernales et dompta le Qval ; Lœllo, le fumé de Xart (X-art, selon Artien), n’est donc pas cet ange visionnaire qui se jeta dans la fosse aux serpensecs pour sauver la population du vaisseau ; les lakchas ne sont donc pas ces enfants génies qui, touchés par la grâce, firent jaillir la manne du néant… Le gouffre se creuse sans cesse entre la réalité et la fiction. Seule Ellula, la jeune vierge qui défia l’ordre millénaire des Kroptes et apprivoisa le monstre Abzalon, semble à peu près conforme à sa légende. Elle n’a usurpé ni sa beauté ni sa bonté, et le sentier qu’elle a défriché, le deuxième, le sentier de l’amour vrai, me paraît magnifiquement assorti à son nom.

Je me suis longtemps demandé ce qu’il convenait de faire de ce journal. Devais-je aller de mathelle en mathelle afin de délivrer mes « frères » et « sœurs » de la chaîne d’erreurs qu’ils maillent depuis maintenant cinq siècles ? (Je ne sais pas, et je ne saurai sans doute jamais, si cinq siècles d’ici équivalent à cinq siècles d’Ester.) Devais-je brandir les écrits du moncle Artien comme un flambeau afin d’écarter les ténèbres dans lesquelles s’égarent les descendants de l’Estérion ? J’ai finalement décidé d’attendre le moment propice : la lumière risquait de blesser cruellement ceux qui sont restés dans la nuit trop longtemps.

Est-ce là la vraie raison, Lahiva filia Sgen ? Ne te faudrait-il pas ici confesser qu’être la seule détentrice du secret de nos origines te donne un sentiment de supériorité, un vertige, une ivresse que tu refuses de dissiper par le partage ? Ton lecteur (ta lectrice) aura tôt fait de s’apercevoir que tu n’es guère partageuse…

Le témoignage du moncle Artien m’a en tout cas poussée à rédiger mon propre journal, à relater notre histoire à ma façon. Autant j’ai maudit les djemales de nous avoir, mes condisciples et moi, enfermés durant des heures pour nous enseigner les rigueurs de la lecture et de l’écriture, autant je bénis aujourd’hui leur intransigeance : grâce à ces femmes engagées sur le sentier de Qval Djema, le quatrième, la voie de la connaissance ou le chemin de l’eau bouillante, je suis en mesure de poursuivre, avec mes modestes moyens, l’œuvre de ce religieux légendaire qui a lui-même donné son nom à un sentier, le sixième, le chemin de l’humanité reconquise.

Ayant choisi cet « enfant de l’éprouvette » pour maître, je m’efforcerai d’être sa digne disciple, d’avoir comme lui « des événements une vision pénétrante, filtrée par ces tamis très fins que sont la mémoire cellulaire et le subconscient… » Je n’accéderai sans doute jamais à la qualité de son style, à la caresse ensorcelante de sa « danse de la plume sur le papier », je marcherai seulement sur ses traces en espérant recueillir un peu de sa grâce, un peu de sa manne, comme ces yonkins tout juste sevrés qui se tiennent entre les pattes de leur mère, dans l’attente des offrandes d’une herbe qu’elles recrachent à leur intention après l’avoir prémâchée.

Le moncle Artien ne se doutait sûrement pas que son « lecteur imaginaire » se matérialiserait un jour dans le corps d’une jeune fille de vingt-neuf ans. Je ne suis pas encore femme : sur le nouveau monde, la vie se déroule plus lentement que sur l’ancien. Je ne suis pas une spécialiste, mais, après avoir interrogé des djemales séculières, j’en suis arrivée à la conclusion que cette lenteur a une relation de cause à effet avec la révolution de notre planète autour de notre étoile, Jael. Ou bien sont-ce les gouttes génétiques de l’eau d’immortalité de l’Eglise monclale partagée par nos ancêtres ? Ici, l’espérance moyenne de vie approche les deux siècles, et nous n’entrons dans l’âge adulte qu’à partir de quarante ans. Quand je pense que sur Ester les Kroptes bannissaient de leurs maisons leurs filles qui n’avaient pas trouvé de mari avant leurs dix-huit ans ! Les patriarches des temps reculés doivent se retourner dans l’anonymat de leurs fosses communes (la description d’Artien des charniers kroptes m’a, je l’avoue, davantage fascinée qu’horrifiée). Je tiens enfin la racine de ce mot étrange, « ventresec », désignant les hommes et les femmes qui ont choisi de s’engager sur le septième sentier, celui de l’errance et du partage.

Je n’écris pas sur du papier, ce même papier odorant, bruissant et agréable au toucher qui a veillé avec fidélité sur la mémoire du moncle Artien, mais sur des rouleaux de peau de yonk aussi souples et soyeux que les étoffes de laine végétale. Nous n’utilisons pas seulement les peaux de yonk pour la confection des vêtements et des chaussures, elles servent également de support aux dessins et peintures qui ornent les habitations et qui racontent, avec une naïveté touchante – et invraisemblable mais, après tout, et c’est un leitmotiv chez le moncle Artien, le centre de la vérité est insaisissable –, les péripéties du voyage de l’Estérion. Pour encre, nous utilisons les pigments sombres d’une plante appelée nagrale dilués dans une huile végétale ; pour plumes, des pennes de nanzier, un oiseau gigantesque qui vit sur les plaines d’herbe jaune du Triangle et change de livrée deux fois l’an. J’ai choisi et taillé la mienne avec le plus grand soin avant d’entamer ce journal. Il conviendrait d’admettre que c’est elle qui m’a choisie : elle m’attendait tout près de l’amas de terre, de pierres et de ronces qui recouvre le vaisseau des origines, comme posée là à mon intention par un lakcha du sentier de l’abondance, le cinquième. De la longueur d’un bras, parsemée d’ocelles noir et blanc, elle possède un tuyau épais, rassurant, d’une teinte indéfinissable, entre ocre et rose, et des barbes d’un bleu éclatant, céleste, qui tire sur le vert à son extrémité. Elle fait désormais partie de moi-même au même titre que mes membres, ma langue, mes yeux, mes seins, mon sexe, ma chevelure – oserai-je préciser, au risque d’écorner ma toute nouvelle modestie de disciple, que les regards des garçons, de ces crétins de garçons, renvoient des reflets plutôt flatteurs de ma… peu modeste personne ?

Munie de mon nécessaire, je me suis installée dans mon refuge, imitant encore le moncle Artien lorsqu’il se retirait dans sa cabine pour écrire. Je suppose que nous autres, gens de plume, éprouvons le besoin de nous entourer de solitude et de calme afin de mieux « établir cette relation de soi à soi, sans interférences parasites ». Je n’ai jamais perdu de sang – hormis le sang douloureux de mes règles –, je n’ai jamais versé de larmes – je ne considère pas les caprices d’enfant comme de véritables larmes –, je ne présente pas d’autre plaie que les égratignures des ronces, mais, comme mon maître, j’ai l’impression que l’encre est le seul liquide qui puisse encore s’écouler de mes veines.

Nous sommes en plein cœur de la saison sèche, et Jael, notre étoile, notre lakcha de lumière, dépose une chaleur écrasante sur la plaine. La terre et les herbes craquent autour de moi, les grattements et les cris familiers des bêtes sauvages se sont tus, la brise a cessé de souffler, vaincue par la canicule. J’ai trempé ma robe dans l’eau d’une source qui trouve encore la force de fredonner, puis je l’ai enfilée avec un frisson de plaisir, je me suis assise sur un rocher en forme de siège et j’ai déroulé la peau de yonk avec solennité (avec puérilité ?) avant de la fixer sur son cadre de bois.

Puisqu’il faut un début à tout, il me paraît approprié de commencer par la découverte du journal du moncle Artien. Du squelette du moncle Artien lui-même, par conséquent. Il avait pourtant demandé au grand Ab de l’enfermer dans une combinaison spatiale et de l’expulser dans l’espace après sa mort, mais le hasard – l’ordre cosmique d’Ellula ? – a voulu que son cadavre reste coincé dans le réseau des tubes d’évacuation et atterrisse avec le vaisseau sur le nouveau monde. Personne n’en aurait jamais rien su si, saisie par les « mille démons de l’egon », je n’avais pas entrepris de fouiller de fond en comble l’épave de l’Estérion qu’un interdit tacite mais dissuasif a préservé de la curiosité des autres pendant plus de six siècles.

J’y étais poussée, je crois, par cette insatisfaction qui m’entraîne sans cesse à me glisser dans les mécanismes cachés et qui caractérise également Elleo, mon frère, mon double masculin, mon unique amour. L’interdit m’attire comme les explosions de pollen les insectes, comme l’eau bouillante les Qvals des légendes. Mes camarades des deux sexes se fichent éperdument de ce ventre rouillé qui abrita leurs ascendants pendant plus d’un siècle estérien. Ils ne cherchent pas à relier les fils, à reconstituer la trame, trop affairés à jouir des bienfaits prodigués par le nouveau monde, trop pressés de s’engager sur les sentiers de l’illusion. Peut-être auraient-ils changé d’avis s’ils n’avaient ressenti ne serait-ce qu’un dixième de l’émotion indescriptible qui m’a transie à l’intérieur de cet enchevêtrement de métal, de terre, de racines et de ronces. Je me demande encore comment j’ai réussi à me frayer un passage au milieu de ce dédale minéral et végétal, moi si frêle d’apparence et armée de mon seul couteau de corne. Ai-je été soulevée, comme je suis encline à le croire, par le souffle du moncle Artien ? Ou, mieux encore, par l’esprit du grand Ab et de son épouse Ellula, les deux colonnes de notre temple, les défricheurs des sentiers de la rédemption et de l’amour ? (J’ai, quand cela m’arrange, tendance à m’agripper à la légende. Moi l’accapareuse, moi la marginale, moi l’incestueuse, je ne suis pas aussi différente des autres que je me complais à le croire.) Sans leur soutien, sans leur lumière, je n’aurais sans doute jamais trouvé la sortie du labyrinthe, j’aurais succombé de faim et de soif dans ces galeries étouffantes creusées par les furves, une population d’animaux – de créatures vivantes serait un terme plus approprié – dont nous ignorons à peu près tout.

Le silence qui régnait dans la pénombre de la carcasse du vaisseau m’a pétrifiée, m’a coupé le souffle. J’ai eu l’impression de voir s’agiter des ombres du passé dans les salles que j’explorais, dans les coursives que je parcourais. Même absorbé par la terre, le métal renferme à jamais les larmes, les cris et les rires des quatre ou cinq générations d’Estériens qui se sont affrontés, haïs, aimés dans ses flancs. La gorge nouée, les jambes flageolantes, j’ai erré dans l’Estérion comme dans les vestiges d’une mémoire agonisante. Quelques ossements entreposés dans une cabine exiguë, sans doute des passagers vaincus par la maladie juste avant l’atterrissage, m’ont valu la plus grande frayeur de ma courte vie ! Sur le nouveau monde, le temps nous dévore avec la lenteur exquise des gourmets, et j’ai détesté me contempler dans le miroir avide que me tendaient ces squelettes.

Je suis tombée sur les ossements du moncle Artien en m’aventurant dans les intestins du vaisseau, au milieu de matières décomposées et puantes formées sans doute de déjections et de résidus. Il a échappé à la dissolution totale grâce à l’étrange matériau de sa combinaison spatiale. Je t’épargnerai, cher lecteur (lectrice), les détails sordides de l’extraction de ses restes. Il te suffira de savoir que j’ai vomi tripes et boyaux et que, même après m’être plongée dans une source claire jusqu’au crépuscule, l’odeur m’a harcelée toute la nuit ainsi que le jour suivant. C’était le prix à payer pour mettre la main sur le trésor, sur ce précieux texte que m’a confié le destin. Même si certaines pages sont difficiles à déchiffrer et d’autres franchement illisibles, la fresque s’est révélée dans toute son ampleur et, depuis, elle a bercé chacun de mes rêves, chacun de mes actes. Grâce à mon maître, j’ai côtoyé le grand Ab et la douce Ellula, Lœllo le futé et Clairia la chanteuse, les ventresecs aux yeux morts, les petits lakchas, Djema et Maran, Laed et Chara, tous les autres. J’ai partagé leurs souffrances, leurs peurs, leurs espoirs, j’ai renoué le lien que six misérables siècles avaient suffi à trancher, je les ai trouvés bien plus grands que tout ce qu’en disent les légendes, j’ai rencontré de véritables… êtres humains.

La hâte avec laquelle nous en avons fait des divinités, ou des principes, me conduit à penser que notre parenthèse d’insouciance se refermera dans un avenir très proche. Notre rage de liberté, notre phobie des contraintes n’auront duré que le temps de notre traumatisme. De notre patrimoine estérionique nous avons conservé la hantise de l’enfermement ; de notre patrimoine dek le rejet de la discipline et des lois ; de notre patrimoine kropte le refus du patriarcat et des dogmes. Les femmes sont les axes fertiles et autonomes autour desquels s’articule notre organisation sociale. Elles enfantent avec une belle constance six ou sept enfants en moyenne dont elles ne connaissent pas toujours les pères. Certains hommes s’attachent à une seule femme et acceptent de la partager avec les « volages » ou d’autres « constants », les autres continuent de papillonner jusqu’à la vieillesse et de répandre leur semence au gré des ventres, comme les bulles de fécondation qui, trois ou quatre fois l’an, montent de l’herbe jaune des plaines et se désagrègent pour confier leur pollen aux vents. Les femmes sont des terres labourées par plusieurs socs, des ventres communs, des « mathelles », du nom de ces femmes âgées ou stériles qui se proposèrent de soulager la misère morale et sexuelle des deks célibataires de l’Estérion.

J’explique ce… foutoir génétique par une volonté inconsciente d’exogamie, de croisement des gènes, de renforcement de l’espèce : les pionniers du nouveau monde n’auraient probablement pas survécu à la monogamie ou à une polygamie de type kropte. Et d’ailleurs, hormis quelques individus faibles ou mentalement déficients, nous avons plutôt à nous féliciter de ce grand désordre : notre population compte actuellement une soixantaine de milliers de membres, presque tous en bonne santé, une croissance qui enflera de manière vertigineuse et nous conduira rapidement à déborder de nos frontières, à conquérir de nouveaux territoires.

Les mathelles ont donné leur nom aux clans maternels, ces immenses domaines qui sont les piliers de notre développement. Disséminés sur les plaines du continent du Triangle, les domaines – ou mathelles, donc – se terrent au milieu de ceintures de ressources qui, en principe, leur assurent une certaine autonomie. Chacun dispose d’une ou plusieurs sources d’eau potable, de champs de « manne », une céréale aux épis géants, aux grains ronds et blancs qui, récoltée deux fois par an, constitue la base de notre alimentation, d’une plantation de laine végétale, d’un verger et d’un jardin. En revanche, la viande de yonk, ces mammifères herbivores qui sont apparus deux siècles après l’atterrissage de l’Estérion et errent en gigantesques troupeaux au nord du Triangle, est fournie à l’ensemble des domaines par le corps des chasseurs, surnommés les lakchas en référence aux enfants qui permirent aux deks de ne pas mourir de faim pendant leur interminable traversée.

Jusqu’à présent, nous n’avions jamais ressenti la nécessité de recourir à une quelconque forme d’autorité, de déléguer notre pouvoir à une poignée de représentants comme cela se pratiquait dans l’ancien monde, mais ces temps bénis de liberté individuelle, de chaos fécond, de bonheur vagabond semblent toucher à leur fin. Oh, ne va pas croire, cher lecteur (lectrice), que des groupes d’hommes se sont un beau jour dressés, le poing ou l’arme levés, pour nous dicter leur volonté ! Non, non, le changement est insidieux, d’autant plus redoutable qu’il se produit à l’insu des uns et des autres, comme une eau amère qui rejaillirait de nappes très anciennes et contaminerait peu à peu nos sources pures. Des murmures s’élèvent pour réclamer un contrôle dans la répartition des ressources et dans le choix des sentiers. Les chasseurs, qui fournissent non seulement la viande mais également les matières premières aussi importantes que la peau, les boyaux et la corne de yonk, s’estiment lésés par les échanges. Certains constants ont de plus en plus de mal à accepter la présence de volages dans les chambres des reines des domaines. Des disputes ont éclaté qui, sans l’intervention énergique des femmes, auraient dégénéré en batailles rangées. Nous n’avons pas encore recensé un seul meurtre depuis notre arrivée sur le nouveau monde, ni même un seul acte de violence ou un simple larcin, mais mon intuition me dit que cela ne durera pas. Je n’aime pas, par exemple, la façon dont les passants nous dévisagent, Elleo et moi, lorsque nous nous promenons la main dans la main sur les pistes de terre qui relient les mathelles entre eux. Un ordre point, qu’on pourrait appeler social ou moral et qui, tôt ou tard, aura besoin de boucs émissaires pour se cristalliser. C’est peut-être la raison pour laquelle je n’ai jamais révélé aux autres l’existence du journal du moncle Artien : sans doute auraient-ils exploité le flottement engendré par la proclamation de la vérité pour sortir du bois et vomir leurs larves de haine sur mon frère et moi. Or, je l’avoue, je n’ai que peu de disposition pour être la première victime expiatoire du nouveau monde.

Et si les Qvals, qui ont bel et bien existé quoi qu’en disent certains (mon maître confirme leur présence dans l’Estérion), détenaient les réponses à nos interrogations, les solutions aux problèmes posés par notre croissance ? Et si nous abandonnions aux umbres (« umbres » sans doute parce qu’ils sont plus silencieux que des ombres), ces mystérieuses créatures volantes dont les incursions se font de plus en plus fréquentes et meurtrières, la tâche de la régulation de ce monde ?

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


La brise peinait déjà à remuer un air qui, dans quelques instants, serait plus brûlant que l’intérieur du four.

Lobzal oublia sa propre douleur pour tourner la tête vers sa mère. Les bras et les jambes écartés, vêtue d’une robe tachée, déchirée, elle donnait de temps à autre des coups de boutoir pour se libérer des attaches de corde tressée qui, fixées sur des piquets profondément enfoncés dans la terre sèche, lui plaquaient les poignets et les chevilles au sol.

À la première sonnerie, le groupe d’hommes chargé d’exécuter la sentence avait déserté le sommet de la colline de l’Ellab. Drapés dans de longues robes brunes, le visage enfoui sous un masque d’écorce qui symbolisait les chanes, les démons grinçants de l’au-delà, ils s’étaient éloignés en silence, de la même façon qu’ils avaient effectué leurs gestes successifs sans prononcer le moindre mot, sans trahir le son de leur voix. L’anonymat était la règle absolue des protecteurs des sentiers.

C’était la première fois que Lobzal mettait les pieds sur la colline de l’Ellab, là où, selon la légende, le grand Ab avait réveillé son ami Lœllo de chez les morts afin de lui montrer le nouveau monde. Étant donné son jeune âge, les exécuteurs n’avaient pas jugé nécessaire de le plaquer au sol comme sa mère. Ils l’avaient seulement attaché par le cou et les mains au tronc du seul arbuste qui avait daigné pousser sur le sommet arrondi et tapissé d’une mousse sombre, comme noircie par les passages répétés des umbres. Il évita de regarder les cadavres qui gisaient autour d’eux, des anciens le plus souvent, morts de vieillesse les jours précédents, une jeune fille retrouvée noyée dans le lit de la rivière Abondance, un garçon de trois ou quatre ans dont le ventre distendu indiquait qu’il avait succombé à la fièvre des tempêtes de pollen.

En contrebas, la plaine guettait l’apparition de Jael pour amorcer l’une de ses métamorphoses quotidiennes qui faisaient sa beauté et son mystère. Elle passerait en quelques minutes d’un brun terne à un jaune éclatant, d’une immobilité totale à un friselis persistant traversé d’ondulations aux couleurs changeantes. Même lors de la saison sèche où la chaleur écrasante interdisait aux vents de souffler, les herbes sauvages continuaient d’être agitées par ces vagues à l’écume bleue, verte ou mauve qui soulevaient des nuées de bulles irisées, se brisaient au pied des collines et se retiraient en abandonnant des effluves capiteux, enivrants.

Lobzal distinguait dans le lointain les carrés minuscules et ocre des toits des domaines enfouis sous les ramures rouille des bosquets et distants les uns des autres d’un quart de journée de marche, les damiers vert et jaune des jardins, le ruban paresseux et bleuté de la rivière Abondance, le réseau des pistes poussiéreuses qui coupaient par les champs immaculés de manne et se ramifiaient plus loin comme des veines d’un grand corps. Les lueurs de l’aube paraient le ciel de stries argentines et fermaient l’œil terne de Maran, le dernier satellite nocturne du nouveau monde. À l’est, les neiges éternelles de l’Agauer, la chaîne montagneuse, n’étaient encore que des songes blêmes suspendus entre ciel et terre.

Le son grave de la corne de yonk retentit à nouveau et plana un long moment au-dessus de l’Ellab. Lobzal aperçut, sur l’une des pistes qui rayonnaient à partir de la colline, les silhouettes des protecteurs des sentiers qui couraient vers le mathelle le plus proche afin de s’y réfugier avant le passage des umbres. Fou de terreur, il essaya encore une fois de se dégager de ses liens, puis, quand il eut constaté que ses mouvements désespérés ne réussissaient qu’à raviver la morsure des cordelettes à son cou et ses poignets, il cessa de se débattre et, les larmes aux yeux, scruta l’horizon.

On ne savait pratiquement rien des umbres, ces monstres volants qui surgissaient tous les quatre ou cinq jours au-dessus de la plaine, seuls ou en bande, et emportaient les individus isolés, imprudents, sans distinction d’âge ou de sexe. Les premières générations des descendants de l’Estérion avaient eu l’idée d’exposer les corps des défunts au sommet de l’Ellab, estimant que cette offrande suffirait à contenter l’appétit des prédateurs volants – établissant par la même occasion le rituel funéraire du nouveau monde –, mais les umbres, s’ils ne dédaignaient pas les dépouilles abandonnées à leur intention, ressentaient également le besoin de se nourrir de proies vivantes.

Un torrent de haine se déversa dans l’esprit et le corps de Lobzal. Une écume tourbillonnante, sale, emplie d’étincelles brûlantes et noires l’enveloppa, lui piqueta les yeux. Haine à l’encontre des autres, de tous les autres, des protecteurs des sentiers, des mathelles qui n’avaient pas daigné prendre la défense de sa mère, des volages à qui elle avait offert son lit et qui n’avaient pas eu le courage d’intervenir, des djemales, ces femmes engagées sur la voie de la connaissance et claquemurées pour l’occasion dans un mutisme odieux, de ses camarades de jeux qui s’étaient éclipsés comme des furves… S’ils se disputaient sans cesse pour quelques sacs de manne, quelques livres de viande, quelques litres d’eau, quelques fragments de légendes, tous semblaient s’être accordés sur le sort qu’il convenait de réserver à Lilea filia Vorja et à son fils, Lobzal fili Lilea.

« Lobzi… »

Il lui fallut un peu de temps pour retrouver le visage de sa mère au milieu de ses brumes de colère. Elle n’avait plus de visage d’ailleurs, elle l’avait remplacé par un masque de souffrance qu’il ne lui connaissait pas, aussi sinistre que la mousse, un ensemble de traits creusés, comme évidés par une lame de corne, qui la faisaient paraître trente ou quarante ans plus vieille et dure que son âge. Les déchirures de sa robe dévoilaient pourtant un corps jeune, plein, hâlé. Bien que courtisée par un grand nombre de volages, elle n’avait eu qu’un seul enfant et n’avait jamais pu prétendre à fonder son propre mathelle. Les cordelettes avaient imprimé des cercles violacés sur ses poignets et ses chevilles.

« Je ne t’ai jamais dit… »

Elle s’interrompit pour prendre une longue inspiration. Les protecteurs des sentiers l’avaient frappée avant de la traîner sur l’Ellab. Les pointes des bottes et des bâtons avaient imprimé des marques rougeâtres sur ses épaules, son ventre et ses jambes.

« Nous sommes les derniers descendants d’une lignée maudite, reprit-elle d’une voix hachée par la souffrance. Elle aurait dû s’éteindre bien avant, mais les chanes n’ont pas voulu de mon père, ton grand-père… Il avait tout juste deux mois… Il a survécu, personne ne sait comment… Pour son malheur… Pour notre malheur… »

Secouée par une crise de larmes, elle heurta à plusieurs reprises le sol de l’arrière du crâne et souleva un petit nuage de brindilles et de poussière qui estompa en partie ses traits et renforça, par contraste, l’éclat tragique de ses yeux. Lobzal aurait voulu voler à son secours, mais les liens le maintenaient prisonnier du tronc de l’arbuste. Les protecteurs des sentiers s’y entendaient pour faire des nœuds solides.

Ils s’y entendaient, d’ailleurs, pour ligoter tous les aspects de la vie. Dans le secteur de Cent-Sources, un adolescent ne pouvait s’engager sur l’un des sept sentiers d’évolution sans recevoir leur agrément, une jeune mère ne pouvait fonder son mathelle sans obtenir leur aval, ils arbitraient la plupart des conflits liés aux ressources, les controverses portant sur les légendes de l’Estérion, ils se proclamaient les gardiens de l’ordre, de la loi, ils exécutaient les sentences qu’ils ne laissaient à personne d’autre le soin de prononcer. Le tout à l’abri d’un anonymat confortable. Dissimulés sous d’amples capuchons et des masques d’écorce, ils employaient un langage gestuel qu’ils étaient les seuls à comprendre. Lorsqu’il leur fallait s’adresser aux autres, rendre leur verdict par exemple ou promulguer une loi, ils utilisaient un système qui déformait leur voix et rendait toute identification impossible. On savait seulement, à leur stature, à leur silhouette, qu’ils ne comptaient que des hommes dans leurs rangs. Le vieillard croisé le matin sur une piste, le constant transi d’amour pour une mathelle, le volage qui butinait de femme en femme, le chasseur livrant les quartiers et les peaux de yonk, le potier, le tanneur, l’écorneur, le tisserand, le céréalier, le cueilleur, ils pouvaient tous appartenir au corps secret des protecteurs des sentiers.

Ils s’étaient introduits en pleine nuit dans la pièce où Lobzal dormait en compagnie des autres enfants du domaine. Le fracas de la porte l’avait réveillé en sursaut. Il avait vu fondre sur lui une nuée de masques à demi éclairés par les flammes dansantes des torches. Une impression tellement saisissante qu’il s’était cru pendant quelques instants entraîné dans un nouveau cauchemar. Ils l’avaient transporté, suspendu par les bras et les jambes comme un yonk dépecé, dans le silo où ils avaient enfermé sa mère. Ils l’avaient jeté sans ménagement sur des sacs de grain de manne puis, après avoir tiré le lourd portail de bois, ils s’étaient lancés dans d’interminables palabres gestuelles. Deux solarines, des pierres transparentes qui accumulaient la lumière du jour pour la restituer pendant une partie de la nuit, avaient enflammé des tisons de mépris et de haine dans les fentes oculaires de leurs masques.

Lobzal n’avait pas compris pourquoi ils les avaient condamnés, sa mère et lui, à être livrés aux umbres. Ils n’avaient commis aucun délit ni contrevenu à l’intérêt des domaines. En tant qu’intendante du mathelle de Jasa, sa mère avait fourni sa part de travail sans jamais rechigner ni se plaindre. Aucun litige ne l’avait opposée aux volages admis dans sa chambre : ils ne manquaient jamais de revenir la solliciter, preuve qu’elle leur donnait tout l’amour qu’ils attendaient, preuve qu’elle était mûre pour prendre ses responsabilités de mathelle, recevoir son propre domaine, s’attacher un ou deux constants. Lobzal s’était demandé si la faute ne venait pas de lui mais, il avait eu beau s’examiner avec toute l’honnêteté dont il était capable, il n’avait pas déterré dans ses souvenirs un forfait susceptible de motiver une telle sentence – on ne pouvait pas considérer les larcins de fruits et autres bêtises de gosse comme des fautes graves.

« Une lignée maudite… » répéta sa mère.

Des larmes coulaient en silence de ses yeux mi-clos, creusaient des sillons rectilignes sur ses tempes poussiéreuses avant de se perdre dans la masse de ses cheveux.

Des points sombres se détachaient à présent de la mosaïque étincelante du ciel : les umbres, une dizaine, flottant avec la légèreté de bulles de pollen au-dessus de la plaine teintée de rose par les rayons rasants de Jael. Ils ne battaient pas des ailes comme les autres volants du nouveau monde, tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas. Bien que trois ou quatre fois plus volumineux que les yonks, ils se maintenaient en l’air sans effort apparent, sans autre mouvement qu’une faible oscillation de leur court appendice caudal qui ne ressemblait ni à un cartilage ni à une queue. On ne leur distinguait pas d’yeux, ni de museau ni de gueule, seulement une sorte d’avancée triangulaire qui, parce qu’elle était placée à l’avant comme la pointe d’une lance ou d’une flèche, faisait office de tête. Le gris anthracite de leur robe lisse n’accrochait aucun reflet, comme s’il absorbait la lumière. Ils exerçaient sur les habitants des mathelles une fascination qui avait condamné un certain nombre d’entre eux à finir dans leur estomac – on pouvait raisonnablement supposer que, s’ils éprouvaient ainsi le besoin de s’alimenter, ils étaient équipés d’un système digestif, donc d’un estomac. Malheur à l’imprudent hypnotisé par leurs arabesques paresseuses et abusé par leur lenteur apparente : une masse sombre fondait sur lui à une vitesse effarante, ne lui laissait pas le temps de gagner un refuge, le recouvrait tout entier comme un nuage d’encre de nagrale puis le happait on ne savait de quelle façon ni par quel orifice.

« Je regrette, Lobzi… Je regrette tellement… »

Qu’est-ce que tu regrettes, mam’ ? demanda Lobzal. De m’avoir mis au monde ? Et d’abord, une lignée maudite, qu’est-ce que ça veut dire ?

Il s’aperçut quelques instants plus tard qu’elle ne pouvait pas lui fournir de réponse parce que lui-même n’avait pas trouvé la force de formuler les questions. Il n’entendait plus le fredonnement de la brise, ni les friselis des herbes sur les pentes de la colline, ni les grattements familiers des petits animaux qui hantaient la plaine – de vrais fantômes d’animaux, qu’on ne voyait jamais mais dont on ressentait la présence. Aucun autre bruit que les sanglots étouffés de sa mère.

Les umbres approchaient, portés par des courants aériens qu’ils étaient les seuls à capter. Lobzal discernait leur « tête » triangulaire, leur « queue » courte et ondulante, leur « corps » légèrement renflé en son milieu. Les plus grands atteignaient sans doute une longueur de cinq hommes pour une largeur de deux. Ils survolaient des collines lointaines dont les courbes fuyantes et mordorées brisaient la monotonie de la plaine. Ils s’entouraient d’un silence qui semblait provenir d’un au-delà de vide et de froid.

« Lobzi… »

Sa mère ne pleurait pas sur elle-même mais sur lui, sur le fruit de son ventre, sur la chair de sa chair, sur cet enfant de huit ans qu’elle n’avait pas su conduire à l’âge d’homme.

« Ne t’inquiète pas, maman, dit-il d’une voix aussi ferme que possible. Je n’ai pas peur d’aller avec toi sur le chemin des chanes. »

C’était faux, bien entendu : les histoires horribles qui couraient sur les chanes, les démons, les amayas l’avaient suffoqué de terreur. Jamais il ne se serait couché sans jeter un coup d’œil sous son lit, jamais il ne se serait aventuré seul dans une pièce sombre ou dans un bosquet. Son univers se peuplait d’êtres invisibles et malveillants qui guettaient le moindre de ses faux pas pour se saisir de lui et le précipiter dans une désespérance éternelle. Il n’avait pas commis de faux pas pourtant, ou il n’en avait pas l’impression, mais les protecteurs des sentiers en avaient décidé autrement, comme si, quoi qu’il fasse, son existence était programmée pour s’arrêter à l’aube de ses huit ans. Il tira une dernière fois sur ses liens, conscient de l’inutilité de ses efforts. Les branches ployèrent, craquèrent, les feuilles jaunes ou brunes frissonnèrent, mais l’arbuste resta solidement planté sur son tronc.

Lobzal avait essayé de desserrer ses liens quelques instants plus tôt. Ses doigts engourdis s’étaient écorchés sur la corde végétale enroulée plusieurs fois sur elle-même. Il n’avait récolté qu’une douleur cuisante au cou et aux poignets. Il envia les cadavres, leur visage paisible, leur corps détendu. Eux étaient délivrés de la peur, de cette terrible, de cette stupide envie de vivre qui le consumait de la tête aux pieds. Il s’en irait sans connaître autre chose de son monde que la plaine du Triangle, les tempêtes de bulles de pollen, les champs et les jardins des mathelles, les cueillettes des fruits, les moissons de manne, les grillades de yonk, les murmures des sources, les baignades dans la rivière Abondance, les longues soirées d’hiver devant l’âtre central, les chœurs nostalgiques des djemales, le crissement des cristaux de glace sur les toits, les hurlements des vents descendus de l’Agauer, les journées torrides de la saison sèche comme celle qui s’annonçait et qui, pourtant, ne réussissait pas à lui réchauffer le sang.

Il entendait ou croyait entendre le chant de ce monde sous son écorce généreuse, du moins c’est ainsi qu’il interprétait ce besoin de découverte qui le taraudait depuis sa naissance et qui, en cet instant, se faisait pressant. Un chant grave et bouleversant de beauté. Les autres n’écoutaient pas leur planète d’adoption, ils en prenaient possession avec l’impudence des jouisseurs, des propriétaires. Ils essayaient de tromper le temps en se consacrant à l’instant présent, selon les saints préceptes de Qval Djema, mais ils bâtissaient des maisons faites pour durer, ils répartissaient les terres, l’eau et les tâches, ils préparaient un avenir à leurs descendants.

Lobzal leva la tête, alarmé par une sensation persistante d’obscurité et de froid. Les umbres étaient là, au-dessus de l’Ellab, immobiles, comme s’ils évaluaient le festin préparé à leur intention. Il en dénombrait neuf, neuf formes allongées et sombres qui ouvraient des blessures de ténèbres sur le ciel matinal. Jamais il ne les avait vus de si près – ceux qui avaient eu le malheur de les contempler de près n’étaient pas revenus témoigner. Il croyait distinguer des excroissances souples et transparentes de chaque côté de la partie renflée de leur ventre, un peu comme les nageoires des créatures phosphorescentes de la rivière Abondance. Ils donnaient d’ailleurs l’impression, plutôt que de voler, de nager dans l’air, d’évoluer dans un élément à la fois fluide et dense. Lobzal eut la certitude qu’ils n’appartenaient pas au règne animal ni à aucun autre règne connu, qu’ils ne chantaient pas dans le chœur de son monde.

Sa mère avait fermé les yeux, incapable de surmonter sa frayeur, sa douleur et son chagrin. Tandis que ses membres claquaient sur le tapis de mousse, son visage blême avait déjà pris la rigidité d’un masque mortuaire.

« Après l’offense vient le pardon, après la mort la renaissance », murmura Lobzal.

Les paroles de la prière des morts, qui avaient spontanément glissé de ses lèvres, se désagrégèrent sur le silence comme des bulles de pollen sur les branches basses d’un arbre. Il croyait dans la vie éternelle, comme tous les descendants des fils et filles de l’Estérion, mais il doutait à présent d’être admis dans le cercle des méritants, de ceux qui se voyaient offrir une nouvelle chance. Même s’il ne connaissait pas la signification exacte de l’expression « lignée maudite », il se doutait qu’elle n’était pas synonyme de bonheur éternel. Une formidable envie de vivre le secoua à nouveau et lui donna la nausée.

Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Il ne discerna qu’une trace sombre, un trait évanescent sur le fond embrasé du ciel, puis il s’aperçut que le cadavre de la fille noyée avait disparu. Les neuf umbres ne semblaient pas avoir bougé d’un pouce, là-haut, et pourtant l’un deux venait de piquer vers le sommet de l’Ellab pour s’emparer d’un corps. Leur vitesse d’exécution dépassait, et de loin, tout ce que pouvaient en dire les lakchas de chasse, pourtant connus pour leur vantardise. Lobzal se demanda comment les monstres volants s’y prendraient pour trancher ses entraves et celles de sa mère, puis il perçut une succession de déplacements, une averse de stries verticales fugaces. Le petit garçon victime de la fièvre des pollens ainsi que trois anciens avaient à leur tour disparu. À la place qu’ils avaient occupée, la mousse légèrement tassée par leur poids s’était noircie, pétrifiée, comme brûlée par le gel.

Lobzal eut un hoquet d’épouvante qui le rejeta en arrière et accentua la pression de la corde sur son cou. Des gouttes d’urine s’écoulèrent dans son pagne de peau, brûlantes, irritantes, humiliantes. Autour de lui, les corps s’évanouissaient l’un après l’autre, comme aspirés par d’invisibles bouches. Seuls les courants d’air froid et les brusques changements de luminosité trahissaient le passage des umbres.

La dernière image qu’il eut de sa mère fut celle d’une femme échevelée, à demi dénudée, guettée par la folie. Un voile ténébreux s’abattit sur elle et la recouvrit pendant un temps très bref, de l’ordre d’un clignement de cils. Elle s’effaça du sommet de l’Ellab à la vitesse d’un rêve. D’elle il ne resta rien, pas même les piquets et les cordelettes qui l’avaient clouée au sol.

À peine la forme de son corps sur la mousse pétrifiée.

À peine un souvenir.

Lobzal poussa un hurlement et s’affaissa sur le dos. Ballotté par les sanglots, étranglé par les cordes, il était désormais seul sur la colline des morts.

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