CHAPITRE VIII JOZEO

Vénérée Qval Frana,

Enfin, enfin, des renseignements nouveaux et concrets sur les protecteurs des sentiers. Je les tiens d’un jeune homme – d’un volage qui a passé quelques nuits dans ma chambre, un amant magnifique bien que peu expérimenté, on ne peut rien vous cacher… – qui a demandé à être admis dans leurs rangs et qui s’est finalement rétracté quelques instants avant de sceller le pacte. Car ils scellent un pacte devant toute l’assemblée, de la même manière que les novices de Chaudeterre prononcent leurs vœux après être sorties de la grotte de Djema.

Mon informateur, très disert sur l’oreiller, ignore la nature de ce pacte. En revanche, il m’a confié qu’il était en grand danger depuis qu’il avait renoncé au masque d’écorce et à la robe de craine (la craine est une plante sauvage qui produit une fibre textile brune, désagréable au toucher mais plus résistante que nos laines végétales) : ces gens-là n’aiment pas, visiblement, être déçus par leurs adeptes et assimilent à une trahison toute tentative de reprendre sa liberté individuelle.

Nous savions déjà qu’ils vouaient un culte à Maran, l’époux divin de Djema, nous ignorions en revanche qu’ils vivaient dans l’attente de sa réincarnation sur le nouveau monde. Maran serait, selon eux, le seul et vrai lakcha de l’arche, l’enfant-dieu qui fit jaillir la manne du vide céleste et, ensuite, la confia à Djema et à ses amis pour la distribuer aux autres passagers. Cette interprétation vous paraîtra sans doute ridicule, puérile, mais je vous invite à réfléchir à sa portée symbolique – je suis bien présomptueuse de vous exhorter au discernement, vous qui consacrez votre existence à la recherche de l’ordre secret, de l’éternité omnisciente du présent ! Que voulez-vous, je suis ainsi faite d’enthousiasmes juvéniles, de jugements à l’emporte-pièce, d’élans impulsifs qui paraissent sans doute irrespectueux et pour le moins maladroits.

Revenons à nos chers protecteurs des sentiers. Ils s’accordent à nier la nature divine de Djema et des autres enfants-dieux de l’arche pour faire de Maran leur dieu unique. Par ailleurs, ils ne font, toujours d’après mon informateur, que peu de cas du grand Ab et d’Ellula qu’ils considèrent comme des entités sans importance, comme les simples parents de l’épouse de Maran, comme les maillons ordinaires d’une chaîne génétique qui, j’y reviendrai plus tard, revêt à leurs yeux une importance cruciale. Ils vénèrent la figure de Lœllo en tant que « premier purificateur » (le destructeur des serpensecs) et précurseur du chemin des lakchas (une interprétation pour le coup foncièrement erronée : la chronologie de l’Estérion situe l’épisode des serpensecs longtemps après celui de la manne). Quoi qu’il en soit, Maran est devenu un dieu unique et, pardonnez-moi l’expression, « porteur de couilles ». Or ni vous ni moi n’en portons (ou bien vous m’auriez abusée avec une habileté démoniaque), ce qui veut dire que nos fonctions, vous en tant que responsable du conventuel de Chaudeterre, moi en tant que mathelle du présent, sont extrêmement menacées. Sans tomber dans la paranoïa pure et simple de certaines reines des domaines, je vous conseille de prendre de toute urgence des mesures de sécurité. Ce que j’ai fait moi-même avec l’aide d’Andemeur, de Solan et de mon jeune confident qui deviendra d’ici peu, j’en ai l’intuition, mon troisième constant. Tous les permanents mâles de mon domaine ont accepté de s’enrôler dans notre petite troupe, qui compte désormais une trentaine de membres, et de consacrer quelques heures de leur temps de repos aux exercices d’alerte et de défense. Mon premier fils lui-même, qui va sur ses huit ans, porte désormais une dague de corne à la ceinture et se comporte comme un vrai petit soldat.

À propos vous ai-je dit que Zephra, ma fille cadette, était sujette à des manifestations qui évoquent les visions d’Ellula ? N’y voyez pas, je vous en conjure, l’expression de l’orgueil d’une mère. Étant avertie de la perversité illusionniste du mental, je m’efforce de déployer une sévérité sans faille devant tout phénomène touchant à l’esprit, vision, prémonition, guérison, etc. J’aimerais vous présenter ma fille à Chaudeterre, ce qui m’offrirait une magnifique opportunité de vous revoir. J’en profiterais pour vous livrer en mains propres les dix nanzes de manne que je confie à chaque récolte aux collecteurs chargés de votre ravitaillement. Répondez par l’affirmative, vénérée Qval, et vous aurez devant vous la plus heureuse de vos anciennes disciples !

Je parlais de l’importance des lignées pour les protecteurs des sentiers : il semble qu’il y ait un rapport entre la pureté des lignées et la réincarnation de Maran. Ne me demandez pas lequel, mon beau volage n’a pas séjourné assez longtemps dans le nid des couilles-à-masques pour en apprendre davantage sur ce sujet. Je dois maintenant prendre congé : il se fait tard et je me lève demain à l’aube pour la cueillette des éblouettes, les derniers fruits de la saison sèche.

Recevez, vénérée Qval, l’assurance de mes sentiments très respectueux et surtout très affectueux.

Votre Merilliam.


« Quelqu’un te demande. »

Comme d’habitude, sa mère était entrée sans frapper dans la chambre d’Ankrel. Il tira hâtivement le drap sur son ventre et lui lança un regard courroucé. Ne se rendait-elle donc pas compte qu’il était sorti de l’enfance, qu’elle devait désormais respecter son intimité d’homme ? Elle le contempla avec dans ses yeux délavés par la fatigue et le temps une forme d’adoration soumise qui le hérissa.

« Qui ? marmonna-t-il en essayant de dissimuler au mieux sa mauvaise humeur et son érection matinale.

— Un homme. Un chasseur, je crois. »

Ankrel la pria de sortir d’un geste agacé, se leva quand elle eut refermé la porte et se rhabilla à la hâte. Au moment où ils s’étaient quittés, au croisement des chemins qu’on appelait les allées de Cent-Sources, Eshvar, le chef de cercle, et Jozeo lui avaient laissé entendre qu’ils le recontacteraient avant la prochaine expédition pour l’entretenir plus longuement du « projet » qu’ils n’avaient évoqué pour l’instant que de manière évasive. Il descendit quatre à quatre les marches de l’escalier central de la maison d’habitation, la plus petite des trois du domaine de Velaria, traversa au pas de course l’immense cuisine et sortit sur la terrasse éclaboussée de la lumière rose et mauve de Jael.

La cour intérieure bruissait des cris des permanents du mathelle, au travail depuis l’aube. Agriculteurs, potiers, tanneurs, écorneurs, tisserands s’agitaient et s’interpellaient par les portails grands ouverts des ateliers et des granges. Des enfants de tous âges et des deux sexes remplissaient des cruches aux becs verseurs des douze fontaines qui représentaient les personnages principaux des légendes de l’Estérion. Des jeunes filles, les robes retroussées jusqu’aux cuisses, étrillaient les yonks domestiques tandis que les garçons, équipés de fourches à six dents de bois, changeaient les litières. Le domaine était l’un des plus grands, sinon le plus grand du nouveau monde, et Velaria, sa mathelle, l’une des femmes les plus écoutées, les plus vénérées. Il suffisait de grimper dans le grenier d’un bâtiment pour apercevoir, dressée au milieu de la plaine jaune, la colline de l’Ellab, le centre historique de Cent-Sources.

Ankrel aperçut le visiteur assis à l’une des tables de la terrasse devant une corbeille de gâteaux de manne parfumés à l’eau d’onis, une cruche d’eau et un gobelet de corne. Jozeo, car c’était lui, grignotait une pâtisserie en observant avec attention les femmes qui déambulaient dans la cour. La plupart lui adressaient un sourire ou une mimique complice avant de disparaître, preuve qu’elles ne restaient pas insensibles à ses charmes. Trois jours plus tôt, Ankrel avait surpris une conversation entre six permanentes du domaine qui toutes avaient accueilli Jozeo fili Jalen dans leur lit, qui toutes disaient de lui qu’il savait encore mieux s’y prendre avec les femmes qu’avec les yonks.

« Eh bien, Ankrel, on ne vient pas saluer les amis ? »

Ankrel eut un sourire à la fois chaleureux et intimidé : Jozeo avait beau le traiter en confrère, en égal, il lui restait beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre à l’excellence et à la réputation de son modèle. Lui n’avait tué qu’une vingtaine de bêtes après son intronisation dans le premier cercle et n’avait jamais été invité sur la couche d’une femme.

D’un geste du bras, Jozeo l’invita à s’asseoir en face de lui.

« Comment va notre jeune chasseur ? Est-ce que tu t’es reposé au moins ?

— J’ai dormi ces derniers jours plus que tout le reste de ma vie ! » s’exclama Ankrel.

Jozeo écarta les mèches sombres qui lui balayaient le front. Il n’avait pas rassemblé ses cheveux en tresses comme à son habitude, et sa longue crinière, qui s’écoulait en torrents fous et noirs sur ses épaules, soulignait la régularité et la virilité de son visage.

« Il est essentiel pour un chasseur de savoir prendre du bon temps. Nous repartons en expédition plus tôt que prévu.

— Je suis prêt. »

Jozeo but d’une traite un gobelet d’eau et piocha un gâteau dans la corbeille. Son pantalon et sa tunique de peau, ornés de motifs colorés, gémissaient à chacun de ses mouvements. Le manche sculpté de son long poignard de corne dépassait d’un étui rigide lacé à sa cuisse.

« Prêt ? Prêt… à quoi ? marmonna-t-il après avoir arraché une bouchée de gâteau.

— À partir en expédition, avança Ankrel, décontenancé par la réflexion de son interlocuteur.

— L’expédition dont je te parle est très… différente des autres. »

Des frissons coururent sur la nuque et le dos d’Ankrel, qui se donna une contenance en plongeant à son tour la main dans la corbeille. Deux adolescentes passèrent devant la terrasse, jetèrent un regard appuyé aux deux chasseurs et s’éloignèrent en riant, ravies de leur propre audace. Les rayons enflammés de Jael, déjà haut dans le ciel, chassaient les derniers îlots de fraîcheur. Les frondaisons jaunes des jaules et les massifs écarlates des pourpreines avaient cessé de frissonner.

Ankrel mangea deux gâteaux, finit par perdre patience et par rompre un silence qui devenait pesant.

« Est-ce qu’il y a un rapport avec le projet dont Eshvar et toi m’avez parlé ? »

Jozeo le dévisagea avec une expression étrange, indéchiffrable, presque effrayante.

« C’est le projet, répondit-il en détachant chaque syllabe. Je pense, nous pensons que tu es un bon élément, un très bon élément même, et que tu dois faire partie de cette expédition.

— Mais quel genre d’expédition, au nom du ciel ? »

Jozeo recula sa chaise, se leva et alla s’accouder à la rambarde qui ceinturait la terrasse.

« Une chasse, comme tu peux t’en douter, dit-il d’une voix si basse qu’Ankrel dut tendre l’oreille pour saisir ses paroles. Mais le gibier en sera… particulier. C’est le rêve de tout vrai chasseur que d’affronter un adversaire digne de lui. Les yonks sont des animaux courageux, dangereux, mais tellement prévisibles… »

Il se tut pour laisser passer un groupe d’hommes qui, la bêche ou la fourche sur l’épaule, se dirigeaient vers le potager du domaine, situé entre le deuxième et le troisième bâtiment d’habitation. Ankrel en profita pour le rejoindre à côté de la rambarde. Il était à peu près de la même taille que son vis-à-vis, et pourtant il ne pouvait s’empêcher de se sentir tout petit à ses côtés, comme un enfant dans l’ombre d’un géant.

« Une expédition dangereuse, reprit Jozeo. Qui rassemblera les vingt meilleurs chasseurs.

— Je viens tout juste d’entrer dans le cercle, objecta Ankrel. Je ne peux pas faire partie des meilleurs.

— L’ancienneté n’est pas une vertu chez les lakchas. La preuve, Maran n’avait que huit ans quand il fit jaillir la manne du vide spatial. L’ancienneté apporte l’expérience, elle ne donne pas la détermination, la volonté, l’esprit de décision, le désir de perfection. Ces qualités, un lakcha les a dès le départ ou ne les a jamais. Et très peu sont les anciens des cercles à les posséder.

— Ils n’ont pas failli à leur tâche, les domaines n’ont jamais manqué de viande, de peaux ou de corne. »

Jozeo revint s’asseoir sur sa chaise, croisa les mains sous sa nuque et posa les pieds sur la table. Malgré leur usure, ses bottes cirées à la graisse de yonk avaient conservé toute leur souplesse, tout leur lustre. Ankrel songea qu’il devrait apprendre à se montrer moins négligent avec ses vêtements, ses chaussures, sa besace, sa gourde et son couteau de corne. Ils constituaient désormais son quotidien de chasseur, son uniforme, son armure, ils le protégeaient du chaud, du froid, de la soif, de la faim, des ronces, des cailloux, des robes rêches, des sabots et des cornes.

« Loués soient les lakchas, les yonks sont des animaux d’excellente composition ! s’exclama Jozeo. Ils savent d’instinct que la survie du nouveau monde repose en grande partie sur eux et ils viennent d’eux-mêmes s’empaler sur les lames, expertes ou non.

— Ils tuent pourtant des chasseurs et des apprentis à chaque expédition.

— Ceux qui ont été encornés ou piétinés n’avaient absolument rien à faire sur le sentier des lakchas ! » Une petite moue de mépris étirait les lèvres brunes de Jozeo. « Les yonks sont de braves bêtes, encore une fois, mais en égorger des milliers ne suffit pas à faire d’un homme un vrai chasseur.

— Quel gibier, alors ? »

Jozeo contempla le ciel où flottaient une poignée de nuages effilochés, imbibés du mauve et de l’or de Jael.

« Un gibier à la fois mystérieux et familier. Un gibier si rapide que nous ne pouvons pas le suivre à l’œil nu. Un gibier si dangereux que sa surveillance mobilise chaque jour des centaines de guetteurs. Un gibier qui nous oblige à nous terrer comme des furves quand il sort de son antre. »

La respiration d’Ankrel se suspendit tandis que son regard se levait à son tour sur la voûte céleste.

« Tu veux dire… »

Jozeo acquiesça d’un vigoureux hochement de tête.

« Les umbres. »

Ils gardèrent le silence pendant quelques instants, l’aîné observant du coin de l’œil le cadet qui avait du mal à reprendre son souffle. Ankrel était subitement assailli par toutes ses terreurs liées aux umbres, aux sonneries d’alerte déchirant la rumeur du domaine, aux attentes oppressantes dans les pièces silencieuses des bâtiments, aux disparitions subites d’hommes, de femmes, d’enfants de sa connaissance… Les chasseurs avaient beau disposer de leurs propres guetteurs, une angoisse sourde l’avait accompagné au long de ses cinq années d’apprentissage. On ne se sentait en sécurité nulle part sur la plaine d’herbe jaune qui offrait pour tout abri de vagues cachettes au milieu des rochers, les grands nids souterrains des nanziers sauvages ou encore les branches basses des arbres. Combien de fois avait-il estimé que les membres de son cercle n’auraient pas la moindre chance de survivre à une soudaine incursion des umbres ? Par bonheur, les prédateurs volants ne paraissaient pas attirés par les yonks et ne survolaient pratiquement jamais les zones de pâturage des grands troupeaux. Et les sonneries des cornes des guetteurs, disposés tous les cinq cents pas sur un cercle d’une centaine de lieues de diamètre, n’avaient déclenché que de fausses alertes.

« Tu te sens toujours prêt ?

— Mais comment… comment vous comptez capturer les umbres ? bredouilla Ankrel.

— Je te convie à la plus grande aventure de ton existence ! À l’aventure la plus extraordinaire qu’ait jamais vécue un être humain sur ce fichu monde ! Réponds d’abord à ma question : est-ce que tu te sens prêt ? »

Ankrel s’assit à son tour et s’absorba dans la contemplation du bois rugueux de la table, incapable de soutenir le regard exorbité, flamboyant, de Jozeo. Ce que lui réclamait le lakcha, c’était une confiance aveugle, un saut dans le vide, une plongée dans ses peurs les plus intimes, les plus anciennes, les plus profondes. Chasser les umbres, les insaisissables umbres, revenait à tenter d’attraper des cauchemars à main nue.

« Il me faudrait un peu plus de temps pour…

— Réponds ! »

La voix de Jozeo, tranchante, plana au-dessus d’Ankrel comme un couperet. Le jeune chasseur ouvrit la bouche pour inspirer un peu d’air, pour desserrer l’étau qui lui broyait la gorge et la poitrine. Il entrevit, comme dans un brouillard, la silhouette menue et voûtée de sa mère qui, vêtue d’une robe beige et coiffée d’un foulard écru, s’en allait distribuer des pains chauds et des fruits secs à ceux qui n’avaient pas eu le temps de prendre le premier repas du jour.

« Je suis prêt », lâcha-t-il dans un souffle.

Il n’en pensait pas un mot, encore sous le coup de l’effroi que lui avaient valu les révélations de Jozeo, mais il ne s’estimait pas en droit de décevoir son modèle.

« Prêt jusqu’à quel point ? »

Ankrel eut un rictus crispé censé traduire sa détermination.

« Jusqu’au point que vous aurez fixé. »

Jozeo se redressa sur sa chaise et, un large sourire aux lèvres, lui tapota l’épaule du plat de la main.

« Je le savais ! Je savais que je pouvais compter sur toi. J’avais parié avec les autres que tu accepterais.

— Qui sont les autres ?

— Tu les connaîtras bientôt. Ce sont tous des lakchas de chasse, mais pas seulement.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Jozeo jeta un bref coup d’œil sur les environs et se pencha par-dessus la table jusqu’à ce que ses mèches rebelles frôlent le front et le nez d’Ankrel.

« Tu es prêt à t’engager sur le sentier secret des lakchas ? dit-il à voix basse. Sur le sentier de Maran ?

— Maran ? Mais…

— Est-ce que tu es prêt à devenir un gardien des lois intangibles de l’arche ? »

Interloqué, suffoqué, le jeune chasseur répondit d’un clignement de cils et, d’un geste vague, invita son interlocuteur à poursuivre.

« Est-ce que tu es prêt, Ankrel fili Neamia, à rejoindre le cercle sacré des protecteurs des sentiers ? »

Les fesses et les cuisses irritées, Ankrel observait les environs au travers des interstices du petit appentis dont Jozeo avait soigneusement verrouillé la porte. Le visage dissimulé sous un masque d’écorce, le corps enfoui sous une longue robe, armés de piques, de haches, de masses, des protecteurs des sentiers gardaient les issues de la grange voisine, visiblement abandonnée depuis des lustres. Jael s’était couché depuis un bon moment, et le ciel, étonnamment lisse, se tendait d’un mauve sombre qui contenait déjà l’indigo de la nuit.

Jozeo et Ankrel avaient chevauché le yonk durant des heures sous la chaleur torride du jour. Ils ne s’étaient arrêtés qu’à deux reprises, une fois pour se restaurer et se désaltérer sur la rive de la rivière Abondance, une autre fois pour laisser souffler la monture de Jozeo, un mâle splendide à la robe presque entièrement noire et dont les cornes atteignaient la longueur d’un bras d’homme. Ils étaient arrivés en vue de la grange au crépuscule.

« Elle faisait partie d’un grand domaine autrefois, avait précisé Jozeo en sautant à terre. Mais Govira, sa mathelle, une sacrée belle femme par ailleurs, ne respectait pas les lois de l’arche.

— Elle ne les connaissait peut-être pas…

— Tout le monde les connaît. Nos ancêtres étaient tous logés à la même enseigne. Chacun de nous a reçu leur héritage, chacun de nous sait quelles sont les frontières à ne pas franchir.

— Et qu’est-ce qu’elle est devenue, cette Govira ?

— Elle et sa lignée se sont éteintes, avait répondu Jozeo dans un grand éclat de rire. Définitivement. »

Bien que les lieux fussent déserts, Jozeo avait enfermé Ankrel dans l’appentis en lui confiant que, jusqu’à la signature du pacte, seul son parrain était autorisé à contempler son visage et à entendre sa voix.

Ankrel avait beau explorer sa mémoire de fond en comble, il ne comprenait pas à quelles lois intangibles Jozeo faisait allusion. Il ne comprenait pas davantage ce qu’il fabriquait dans cet appentis qui puait le bois moisi au lieu d’être confortablement installé à la table familiale du domaine de Velaria. Il aurait été bien incapable d’expliquer les raisons qui l’avaient poussé à s’engager dans cette expédition insensée contre les umbres, à rejoindre le cercle mystérieux des couilles-à-masques, ces personnages vaguement burlesques dont les femmes brocardaient sans cesse les déguisements et l’emphase ridicules. Il existait une réponse pourtant, évidente mais tellement mortifiante qu’il répugnait à l’envisager : Jozeo avait exploité son admiration pour le manipuler, pour l’amener là où il l’avait décidé. Cependant, même si Ankrel avait eu la possibilité de soulever des montagnes de volonté et de courage pour faire marche arrière, il aurait préféré se planter son couteau dans le ventre plutôt que de revenir sur sa parole et d’affronter le mépris des lakchas. Il n’avait pas été piégé par son modèle mais par son orgueil.

La nuit était tombée, et avec elle un froid sec, lorsque la porte s’ouvrit enfin et livra passage à un protecteur des sentiers éclairé par une solarine. Il tendit à Ankrel un tissu plié ainsi qu’un objet en bois qui évoquait très vaguement un visage grimaçant.

« Mets-les. »

Il sembla à Ankrel reconnaître les intonations de Jozeo dans la voix déformée par le masque d’écorce. Il enfila la robe, coupée dans un tissu rigide, râpeux, désagréable au toucher.

« Tu devras te fabriquer ton propre uniforme une fois que tu auras scellé le pacte.

— Quel pacte ? » demanda Ankrel.

L’autre lui intima de se taire d’un geste de la main. Il hocha la tête, plaqua le masque de bois contre son visage et noua les trois lanières de cuir sur sa nuque. Les fentes oculaires, étroites, réduisaient considérablement son champ de vision. Il avait l’impression de participer à l’une de ces processions de Grande Délivrance où les enfants portaient des déguisements de tissu et d’argile censés figurer les héros de l’Estérion.

Ils sortirent dans la nuit où pas une étoile ne luisait et, toujours à la lueur de la solarine, se dirigèrent vers l’entrée principale de la grange. Ankrel, qui marchait derrière le protecteur des sentiers, sentait monter une étrange excitation en lui, une fièvre qui n’était pas seulement due à la chaleur dégagée par sa robe et son masque. Les ténèbres paraissaient subjuguées par une présence ensorcelante latente. Les deux hommes fendirent un petit groupe de gardes. Ils ne prononcèrent pas un mot, mais Ankrel vit briller par les fentes des masques des regards plus éloquents que les paroles, des regards dont l’intensité s’accordait à sa propre exaltation, la renforçait même, comme des ruisseaux venant grossir le cours d’une rivière. Il transpirait en abondance sous ses vêtements de peau et cette robe plus épaisse que la fourrure d’un yonk. Le masque lui donnait une sensation de puissance inouïe, voire d’invulnérabilité, comme si le bois renfermait un pouvoir occulte.

Ils entrèrent dans la grange qu’éclairaient une dizaine de solarines suspendues aux poutres ou posées dans des niches, s’avancèrent jusqu’au centre de l’espace nu, désert, où, d’un mouvement péremptoire du bras, son guide ordonna à Ankrel de s’arrêter. L’éclat des solarines révélait la progression du chaos en marche : des herbes avaient crevé le sol de terre battue, des pierres s’étaient effondrées du haut des murs, des ronces et des plantes grimpantes tombaient en entrelacs jaunes, verts ou rouges des brèches du plafond.

Ankrel ne parvenait pas à maîtriser ses tremblements. Chaque battement de son cœur pinçait les cordes qui partaient de sa cage thoracique pour se tendre jusqu’à son crâne, son bassin, ses jambes et ses bras. Une odeur indéfinissable, un mélange improbable de moisissure, d’essence de cluette et de graisse de yonk, imprégnait l’air aussi épais que de la boue.

Des protecteurs des sentiers surgirent de l’ombre et s’avancèrent en cercle autour des deux hommes. Une cinquantaine à première vue, peut-être davantage. Tous portaient, glissé dans la ceinture de corde qui les serrait à la taille, une dague ou un couteau de corne. La ronde grimaçante des masques d’écorce, grossièrement sculptés pour la plupart, s’immobilisa à une dizaine de pas d’Ankrel et de son guide.

« Loué soit Maran, l’enfant-dieu de l’arche, fit une voix caverneuse. Il vainquit les légions des robenoires et les Kroptes sanguinaires qui avaient crevé les yeux de sa mère, il fit jaillir la manne du néant et permit à nos ancêtres de survivre dans le vide de l’espace.

— Loué soit Maran, reprirent en chœur les protecteurs des sentiers.

— Il plongea dans l’eau bouillante de la cuve pour délivrer son épouse Djema des sortilèges du Qval, il engendra des fils qui menèrent l’arche à bon port, il défricha le sentier de l’abondance, du don, de la générosité.

— Loué soit Maran.

— Il vit parmi nous par ses descendants et nous commande de préserver sa lignée.

— Loué soit Maran. »

Ankrel ne parvenait pas à déterminer s’il y avait un ou plusieurs récitants. La voix paraissait jaillir de divers endroits du cercle comme s’ils étaient plusieurs à prononcer les paroles rituelles, mais le timbre restait toujours le même, grave, solennel, sépulcral. Les scansions lancinantes du chœur le pénétraient comme des pieux brûlants, attisaient le feu qui grondait au fond de lui.

« Il nous guide sur la voie de la pureté, il nous garde de la malédiction et de la souillure.

— Loué soit Maran.

— Il nous protège des amayas de l’espace et de l’abomination du Qval.

— Loué soit Maran.

— Nous sommes les bras de sa colère, les instruments de sa vengeance, les défenseurs de sa parole, les gardiens de son ordre.

— Loué soit Maran.

— Nous sommes ses serviteurs, ses soldats, ses fils.

— Loué soit Maran.

— Nous sommes les protecteurs des sentiers. »

Le chœur ponctua cette dernière phrase d’un murmure prolongé qui enfla en une clameur assourdissante avant de s’envoler dans les ténèbres de la grange.

« Voici le frère qui demande à rejoindre l’armée des serviteurs de Maran, déclara le guide d’Ankrel quand le silence se fût à nouveau rétabli.

— Peux-tu nous répondre de sa lignée ? demanda une voix.

— J’en réponds.

— Peux-tu nous répondre de sa loyauté ?

— J’en réponds.

— Peux-tu nous répondre de sa volonté ?

— J’en réponds. »

Les protecteurs poussèrent une nouvelle clameur et se reculèrent de trois ou quatre pas, agrandissant le cercle et sortant plus ou moins de la lumière des solarines.

« Alors le temps est venu de sceller le pacte », reprit la voix.

Des mouvements au fond de la grange attirèrent l’attention d’Ankrel. Le regard insistant de son guide transperçait le bois de son masque et lui incendiait le visage. Il tremblait plus fort encore que lorsqu’il avait affronté nu les grands froids de l’amaya de glace, son corps et son esprit ne lui appartenaient plus.

Une silhouette projetée à l’intérieur du cercle parcourut une distance de dix pas avant de s’affaisser à ses pieds.

Une jeune fille blonde, vêtue d’une robe de laine végétale déchirée, souillée. Yeux écarquillés, bouche grande ouverte, bras levés au-dessus de sa tête en un geste d’imploration. Elle ne lui était pas inconnue, mais il ne se souvenait plus où il l’avait rencontrée, aux fêtes de Grande Délivrance peut-être, ou lors d’un banquet réunissant plusieurs mathelles. Sa beauté s’inscrivait en transparence sous l’expression de terreur qui l’enlaidissait.

« Elle sera exposée aux umbres demain à la première heure, souffla le guide d’Ankrel. Mais avant, tu dois la protéger d’elle-même, tu dois la purifier, tu dois lui donner une chance de recevoir la bénédiction de Maran, de renaître au nouveau monde, d’entrer dans la deuxième vie des méritants.

— Comment ? Comment ? »

Ankrel prit alors conscience de la tension douloureuse de son sexe, de l’énergie sensuelle, sauvage, qui irriguait chaque parcelle de son corps et sut qu’il connaissait la réponse.

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