CHAPITRE VII ŒRDWEN

Comment est-ce arrivé ?

J’ai relu mon journal et retrouvé ces passages où je m’étais promis de ne jamais céder au désir d’Elleo, de garder entre nous cette tension inassouvie, de ne jamais briser cet élan qui nous hissait sur les cimes. Pourquoi ai-je cédé, cette nuit-là, comme une forteresse si lasse d’être assiégée qu’elle finit par s’offrir d’elle-même à ses conquérants ? Pourquoi cette nuit-là et pas une autre ? Est-ce une conséquence de la fièvre des pollens qui m’a clouée au lit pendant plus de deux semaines et m’a laissée aussi peu volontaire qu’une de ces femelles grasses et criardes qui me servent de belles-sœurs ? Est-ce l’effervescence de ce début de saison sèche, cette montée de sève, ce déferlement de vie qui pousse les êtres vivants à se rapprocher, à se mélanger, à se multiplier ? Ou est-ce, plus simplement, l’accomplissement de mes désirs secrets, l’aboutissement nécessaire d’un amour qui défie l’ordre naturel, qui, j’en ai la conviction, fera déborder les torrents de haine que je vois grossir d’année en année ?

La fatalité gouverne-t-elle notre existence ? Un courant nous saisit, nous entraîne, et, nous avons beau nous accrocher aux rochers, nous retenir aux troncs couchés en travers, il nous emmène là où il le souhaite comme si nous n’étions que des brindilles sans importance, des instruments de sa volonté.

Sans doute est-ce là une autre définition de l’ordre invisible dont, selon mon maître Artien, se réclamait Ellula. Je suis tentée de m’agripper à cette idée, une façon assez commode, je le reconnais, de me délester d’une partie de mon fardeau.

Mais pourquoi parler de fardeau, Lahiva filia Sgen ? Abandonne donc le poids de tes prétendues fautes à ceux qui jugent, à ceux qui pensent que l’amour se limite aux frontières, se meut dans des principes, ploie sous les jougs. Passés les premiers moments de stupeur, il n’y a eu aucune gêne entre Elleo et toi, aucun regret dans votre capitulation, aucune fausse note dans votre partition. Ce ne furent que tourbillons de mains et de lèvres, célébrations sensuelles, fulgurances charnelles, voluptés pures. Les esprits chagrins n’ont probablement jamais perdu les limites de leur corps, n’ont jamais prétendu à cette fusion suprême qui, l’espace de quelques instants, trempe les amants dans le creuset primordial d’où naît toute existence. Redresse-toi et regarde-les en face, ceux qui te guettent du coin de l’œil, ceux qui te maudissent du bout des lèvres, ceux qui t’envient du fond de l’âme. Dis-leur par la lumière de tes yeux, par la chaleur de ton sourire, par l’éclat de ta peau qu’ils cessent de s’inquiéter pour toi, qu’ils puisent en eux-mêmes des motifs de se réjouir, qu’ils apprennent à se vautrer dans leur existence, dans leurs envies.

Oui, tu aimes Elleo, oui, tu aimes faire l’amour avec Elleo, oui, tu as bien l’intention de continuer, oui, Elleo est ton demi-frère – ton frère, pourquoi cette restriction ? -, oui, votre amour est une façon comme une autre de célébrer la diversité et la générosité de la création.

Elleo m’a donc rendue femme. Ma mère, qui remarque tout, m’a dit que quelque chose en moi avait changé. Je lui ai répondu que c’était sans doute un effet second de la fièvre des pollens. Elle m’a fixée d’un regard pénétrant, grave, et j’ai su à cet instant qu’elle avait deviné, qu’elle était désormais condamnée à vivre en compagnie de la peur. Elleo a changé lui aussi. Ses traits sont plus virils, sa voix plus ferme, ses gestes plus assurés. Je me rends compte en l’observant que je l’aurais condamné à une enfance éternelle si j’étais restée rivée à mes certitudes. Nous avons brisé l’élan sublime qui nous emmenait loin des autres, mais nous avons gagné en maturité, en densité, en… banalité, en… humanité. Désormais, je cours le rejoindre lorsque nous avons terminé nos tâches respectives, le soir, le matin, au zénith de Jael. J’en arrive même à négliger mon cher journal – mais, comme j’ai renoncé aux peaux de Lézel et que, pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’antre fournisseur, je tiens un bon prétexte pour faire des infidélités à mon maître Artien. Nous nous isolons au milieu des champs de manne précoce, sur le bord de la rivière Abondance ou bien dans l’un de ces refuges en bois érigés en différents recoins du domaine. Et nous nous aimons, oui, nous nous aimons sur les lits de terre, d’herbe ou de planches avec une brutalité animale, une douceur infinie, une voracité d’umbre.

J’aurais pu entraîner Elleo dans le vaisseau des origines, mais je m’en suis gardée. Maintenant que nous sommes liés par la chair, je veille plus que jamais à préserver mes jardins secrets. Cela aurait été une expérience passionnante, pourtant, que de s’unir dans une des cabines de l’Estérion, que de partager les sensations de nos ancêtres.

Il peut paraître surprenant que les habitants du nouveau monde n’aient jamais songé à utiliser le métal, mais, en vérité, il n’y a là rien de très étonnant : j’ai fait allusion à plusieurs reprises à ma « métallophobie ». Les cent vingt ans d’enfermement dans le vaisseau ont probablement laissé, sinon des traces génétiques, au moins un rejet tenace des matériaux métalliques. Et nous nous sommes enfoncés dans une régression technologique qui, j’en suis certaine, ne durera pas.

Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ce n’est pas à moi d’en juger, moi qui me suis aventurée depuis longtemps dans une contrée située au-delà du bien et du mal.

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


Orchéron s’avança jusqu’à la taille dans l’eau de la rivière Abondance. Une éclipte brilla à quelques pas de lui avant de disparaître, comme un éclat de soleil chassé par l’ombre frémissante des branches. L’herbe jaune et les frondaisons des jaules gémissaient sous les risées brûlantes. Il lui sembla déceler des éclats de voix dans la rumeur persistante de la plaine, mais, depuis qu’il s’était enfui du domaine d’Orchale, il avait l’impression d’entendre le souffle de ses poursuivants jusque dans le silence glacé des nuits et des aubes.

Il ne s’était jamais éloigné des rives d’Abondance de plus d’une lieue, conscient que, sans eau, il n’aurait pas résisté plus de six jours dans la chaleur torride de cette fin de saison sèche. Il avait fini sa réserve de vivres depuis bien longtemps – quatre ou cinq semaines –, mais il n’avait pas encore osé revenir au domaine malgré l’envie qui l’en pressait, malgré le désir obsédant, douloureux, de serrer Mael dans ses bras, d’embrasser Mael, de s’enivrer de l’odeur et de la douceur de Mael. Il se nourrissait d’épis de manne crue dont il s’était habitué à l’amertume et à la consistance pâteuse, et de petits fruits bleus et acides qui poussaient sur certains ronciers. Pas de quoi contenter son appétit d’ogre qui faisait la fierté de sa mère Orchale lors des banquets du domaine. La faim le suivait comme une ombre, il flottait dans sa tunique et son pantalon, des vertiges le faisaient parfois trembler, chanceler. Il se terrait au milieu de collines habillées d’arbustes épineux et dormait dans une grotte peu profonde où s’invitait un froid mordant et avant-coureur de l’amaya de glace.

Deux fois par jour, il descendait de sa cachette pour aller s’abreuver et se baigner dans la rivière. Attentif aux bruits, il attendait un long moment avant de retirer ses vêtements et de se plonger dans l’eau fraîche. Le danger pouvait surgir à tout instant des buissons denses, des herbes hautes qui coiffaient les rives, des rochers qui se dressaient, obèses et lisses, au-dessus des grèves de terre craquelée. Pas seulement les protecteurs des sentiers mais aussi les furves, ces créatures dont on n’avait jamais réussi à déterminer si elles étaient amicales ou agressives. Ou encore les grands nanziers sauvages qui pouvaient se montrer dangereux s’il leur prenait l’envie d’expulser un intrus de leur territoire.

Il avait aperçu des umbres à plusieurs reprises, taches noires et lointaines sur un fond de ciel matinal. Ils étaient passés sans lui prêter attention, mais à nouveau la sensation très nette l’avait traversé qu’ils le reliaient à un passé qui lui appartenait et à un autre qui ne lui appartenait pas. En tout cas, aucune crise ne l’avait secoué depuis qu’il avait quitté le domaine, depuis, en réalité, qu’il s’était exposé aux prédateurs volants par la lucarne du silo.

L’eau ne le délivrait pas de son inquiétude, mais elle chassait les fatigues des nuits sans sommeil et délassait ses muscles noués. Cette fois encore, la tentation le traversait de prolonger son bain plus que de raison, quand un froissement prolongé des herbes derrière lui et la sensation d’être épié le poussèrent à regagner la rive et à se saisir de son couteau de corne. Il lui sembla entrevoir une forme sombre entre les tiges jaunes et frissonnantes. Le cœur battant, les nerfs à vif, la gorge nouée, il resta immobile, fléchi sur ses jambes, battu par une formidable rage de vivre.

Un nanzier surgit sur la rive opposée, un grand mâle aux plumes brun-rouge criblé d’ocelles noires et dorées. Sa tête plissée, ridiculement petite par rapport à son corps, se perchait au sommet d’un cou étroit et pelé. Elle se dotait d’un bec jaune et droit de la longueur d’un avant-bras, d’yeux globuleux et noirs et, au sommet du crâne, d’une aigrette de barbes transparentes qui oscillaient à chacun de ses dandinements. Aux extrémités de ses deux pattes puissantes habillées d’un duvet noirâtre, des serres recourbées et imposantes éventraient la terre comme des socs. Le grand volatile dominait Orchéron de deux bonnes têtes et atteignait sans doute le poids de quatre hommes. Il ne fallait pas se fier à son allure pataude et à sa stupidité apparente, il savait faire preuve de rapidité, de cruauté, d’efficacité, de cette sournoiserie qui tient lieu d’intelligence chez certaines espèces animales – et chez quelques représentants de l’espèce humaine. L’ébouriffage de ses plumes et ses caquètements secs traduisaient chez lui une grande agressivité. Fort heureusement, il n’appréciait que modérément le contact de l’eau et, comme son poids lui interdisait de voler, il n’avait pas d’autre choix que de traverser la rivière s’il voulait défier son adversaire. Il préféra donc renoncer au combat et s’abreuva pendant un long moment dans un détestable bruit de succion, s’interrompant régulièrement pour surveiller l’homme immobile sur l’autre rive.

Orchéron avait pris sa décision avant même que le nanzier eût disparu dans les herbes. Il en avait assez d’être accompagné par la peur et la faim dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses respirations. Assez de la solitude, assez de cette partie de cache-cache avec un adversaire invisible mais omniprésent, assez de la dureté de la terre et de l’amertume de la manne sauvage. Il devait maintenant retourner au domaine, reprendre sa place parmi les siens. Plus de six semaines s’étaient écoulées depuis l’irruption des protecteurs des sentiers. Ils n’avaient sûrement pas renoncé à le capturer, mais ils ne pouvaient pas non plus consacrer tout leur temps à explorer la plaine. La meilleure façon de les mettre en échec, c’était de prendre l’initiative, de passer à l’offensive, de les affronter sur un terrain où ils ne l’attendaient pas. Démasquer par exemple les hommes du domaine qui, selon Aïron, s’étaient engagés dans leurs rangs, leur arracher l’explication de cette chasse à l’homme, puis les éliminer comme de mauvaises herbes. Contacter ensuite les permanents des domaines voisins, lever une troupe nombreuse, l’armer de poignards, de bâtons, de faux, de fourches, de masses, concevoir un système d’alarme qui préviendrait les incursions des couilles-à-masques, leur tendre des embuscades et les massacrer, oui, les massacrer, jusqu’à ce qu’ils jettent leurs masques et leurs robes aux épines, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent de la surface du nouveau monde comme de mauvais rêves.

Galvanisé par cette perspective, Orchéron se rhabilla et, d’un pas décidé, presque joyeux, marcha en direction du sud. Au bout du chemin, au bout de la plaine inondée de l’or en fusion de Jael, il y avait la récompense, il y avait les lèvres pleines, les cheveux blonds et la peau brune de Mael.

La nuit tombait lorsqu’il arriva en vue du domaine. La faim, la soif et la fatigue le harcelaient depuis un bon moment, mais, bien qu’il eût suivi les méandres d’Abondance, il ne s’était pas arrêté une seule fois pour se désaltérer ni pour se reposer, pas davantage qu’il n’avait pris le temps de se couper un épi de manne sauvage ou de cueillir les fruits bleus des buissons. La transpiration collait la laine végétale de ses vêtements à sa peau, ses pieds se gonflaient dans ses chaussures de cuir.

Il se posta au sommet d’une petite colline qui dominait le mathelle et observa les environs. Il ne remarqua rien d’anormal dans les mouvements des silhouettes qui, à la lueur vive des solarines, s’affairaient dans la cour intérieure et autour des bâtiments. C’était l’agitation paisible d’un soir ordinaire, le nettoyage des grandes tables alignées sur la terrasse, le contrôle machinal des canalisations d’eau, la fermeture des portes de l’étable et des silos, les discussions autour des fontaines… L’attention d’Orchéron se porta sur les endroits où il avait l’habitude de retrouver Mael après leur journée de labeur, mais il ne la remarqua pas parmi les femmes qui se promenaient en grappes dans la cour intérieure.

Peut-être l’attendait-elle dans le grenier du silo où elle l’avait entraîné la nuit de son départ ? Peut-être se languissait-elle dans sa chambre ou dans un autre recoin de la maison principale ?

Peut-être avait-elle perdu l’espoir et s’était-elle… consolée avec un autre ?

Orchéron expulsa d’une expiration rageuse cette idée insupportable, indigne de Mael, indigne de lui. Il fut néanmoins tenaillé par une inquiétude fébrile, par le besoin pressant de la retrouver. Il lui fallait à tout prix s’introduire dans les bâtiments, discrètement pour ne pas éveiller l’attention des complices des protecteurs des sentiers. Il s’appliqua à calmer son impatience : il n’avait pas d’autre choix que d’attendre l’extinction des solarines et la lente plongée du mathelle dans la nuit noire. Une bise piquante chassait peu à peu la chaleur du jour.

Lorsque la dernière solarine se fut éteinte, Orchéron dévala la pente de la colline, traversa un champ en friche et gagna les silos en coupant par le verger. Un voile nuageux escamotait les étoiles et plongeait le domaine dans une obscurité dense, presque palpable. Il s’efforçait de marcher en silence, mais les grincements de ses semelles sur les herbes ou sur la terre, les froissements de ses vêtements, son souffle précipité résonnaient avec force dans la nuit et semblaient trahir sa présence des lieues à la ronde.

Il atteignit sans encombre l’une des entrées du bâtiment qui contenait les réserves de manne, de paille, les outils ainsi que, dans les étages supérieurs, les séchoirs à fruits. La porte de bois pivota dans un long, dans un intolérable gémissement. Il ausculta les ténèbres, n’entendit pas d’autre bruit que le meuglement sourd d’un yonk provenant de l’étable voisine. Les odeurs familières de terre battue, de bois, de manne et de sucre ravivèrent sa faim et réveillèrent une foule de sensations, de souvenirs. Il s’engagea dans l’un des escaliers tournants dont il gravit les marches quatre à quatre jusqu’au palier du grenier.

À bout de souffle, le cœur battant, il s’engouffra dans la petite pièce où Mael s’était donnée à lui. Une solarine suspendue à une poutre dispensait des vestiges de lumière sur les bottes de paille toujours rassemblées dans un coin et recouvertes de leurs draps de laine végétale. Les cluettes rabougries pendaient au bout de leurs tiges affalées tout autour du vase et répandaient une odeur aigre qui n’avait plus grand-chose en commun avec l’essence pousse-l’amour. La table basse, la cruche et les gobelets étaient restés en place, de même que les fruits et les gâteaux de manne, dans un état de décomposition avancée.

La gorge d’Orchéron se serra : il avait la sensation d’être entré dans la chambre d’une morte. La poussière, la pourriture s’étaient glissées dans ses amours avec Mael. L’irruption d’Aïron dans ce grenier n’avait pas seulement brisé l’enchantement de l’instant, elle avait provoqué une cassure profonde, définitive. Il examina une nouvelle fois le grenier à la recherche d’un indice qui réveillât son bonheur dormant, mais il ne respira que le parfum singulier et amer de la désolation. Des larmes de fatigue et de découragement lui brouillèrent les yeux. Chancelant, il s’assit sur les bottes de paille et enfouit son visage dans ses mains. Après quelques instants d’abattement, il songea que la faim, la soif, la fatigue, la tension et la solitude de ces dernières semaines l’avaient prédisposé à broyer du noir, que la simple vue de Mael suffirait à effacer ses angoisses, à lui redonner le goût de la vie.

Il s’essuya les yeux d’un revers de manche et se releva. C’est alors seulement qu’il remarqua une silhouette immobile dans l’encadrement de la porte. Il ne discernait pas ses traits, seulement ses vêtements, vaguement révélés par la solarine, des bottes, un pantalon de peau, une tunique de laine végétale, ainsi que le bas d’un bâton.

« De retour au bercail, Orché ? »

Bien que la voix lui fût familière, Orchéron, saisi, ne parvint pas à lui associer un visage.

« Je… j’ai pensé que… cinq ou six semaines suffisaient, qu’il était temps pour moi de rentrer…

— Tu as très bien fait. Nous t’attendions. »

La silhouette s’avança de quelques pas dans le grenier. Orchéron se détendit lorsque le visage émacié de son interlocuteur, encadré de cheveux blonds et bouclés, émergea de l’obscurité : Œrdwen, le troisième constant d’Orchale, le père de Mael, un homme dont il appréciait modérément le caractère ombrageux mais dont l’apparition cette nuit lui faisait l’effet d’un baume apaisant.

« C’est Mael qui vous a parlé de ce grenier ? »

Les yeux sombres d’Œrdwen, profondément enfoncés sous les arcades sourcilières, brillèrent d’un éclat singulier. Il leva le bâton à hauteur de sa poitrine et, du plat de la main, en épousa les nœuds, les rugosités. Les veines saillaient, les muscles se creusaient sur ses avant-bras dégagés, puissants, glabres, aussi épais que son cou.

« Mael ne m’a rien caché de ce qui vous concernait tous les deux. »

Il avait parlé sans desserrer les mâchoires, avec une certaine réticence dans la voix. Un voile pâle avait glissé sur son visage et estompé quelques instants la sévérité anguleuse de ses traits.

« Je l’aime, elle m’aime, nous ne sommes pas frère et sœur de sang, plaida Orchéron.

— Vous portez le nom de la même mère, rétorqua sèchement le constant.

— Je porte le nom d’une autre femme. De ma vraie mère. Je ne m’en souviens pas encore, mais je sais qu’un jour…

— Fasse le ciel que tu ne recouvres jamais la mémoire !

— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous connaissez de mon… »

La réponse lui arriva sous la forme d’un coup de bâton si soudain et si précis qu’il n’eut même pas le temps de s’en étonner. Le bois dur lui cingla le crâne au-dessus de l’oreille droite. La lumière de la solarine se mit à vaciller, de même que le visage d’Œrdwen, la table basse, les bottes de paille, les cluettes fanées, la cruche, les gobelets… Il s’accrocha à une cheville qui saillait d’une poutre au-dessus de sa tête, mais un deuxième coup de bâton, au flanc cette fois-ci, lui coupa la respiration et le contraignit à lâcher prise. Il s’affaissa sur le plancher avec une douceur cotonneuse, tel un cristal de glace glissant sur des balles de manne. La douleur commença à se manifester, sourde au début, de plus en plus féroce par la suite, comme au début de ses crises. Il se recroquevilla sur lui-même, la tête entre les bras, les mains croisées sur la nuque, les jambes repliées, les cuisses collées à la poitrine.

« Ma fille était pure et tu en as fait un puits d’infection ! glapit Œrdwen. Une porte de la malédiction ! »

Une nouvelle grêle de coups de bâton crépita sur les bras, les épaules et le dos d’Orchéron.

« Ma fille était belle et tu en as fait un symbole de laideur, d’abomination ! »

Orchéron prit conscience que le constant avait l’intention de le tuer. Il fut tenté dans un premier temps de ne pas s’y opposer, soulagé de mettre fin à une existence qui lui avait valu davantage de déboires que de satisfactions, puis, tandis que le bâton continuait de le frapper sous tous les angles, germa en lui l’envie de se révolter, de se battre. L’instinct de survie sans doute, mais aussi une envie impérieuse d’explorer cette partie de lui-même qui lui était inconnue, de reconstituer une trame dont il ne tenait qu’une poignée de fils épars. La pointe du bâton lui percuta sèchement le bas de la colonne vertébrale, une onde de douleur se propagea jusqu’aux extrémités de ses membres, jusqu’au sommet de son crâne.

Œrdwen s’assit sur les bottes de paille et, le pied posé sur la hanche d’Orchéron, le bâton calé contre l’épaule, reprit sa respiration.

« Je savais que tu reviendrais dans ce grenier, petit salaud. Ça fait quarante-six nuits que je t’attends. Nous avons désormais tout notre temps. Tu souffriras plus longtemps, plus durement que Mael est appelée à souffrir. Mes frères de Maran te veulent en vie, mais je leur ai déjà donné ma fille et, cette fois, j’ai bien l’intention de régler moi-même le problème. »

Les paroles d’Œrdwen glissaient sur Orchéron comme des gouttes d’eau sur les plumes de nanzier. Le constant lui offrait un répit inespéré, l’opportunité, sinon de se remettre des coups, de rassembler quelques idées, d’envisager une riposte.

D’abord trouver une arme. Son couteau de corne. Dans la poche de son pantalon. Impossible de le dégager pour l’instant. S’il bouge maintenant, Œrdwen se fera une joie de lui administrer une nouvelle volée de coups. Guetter le moment propice. Reprendre des forces. Le visage de Mael… Qu’a dit son père déjà ? Il l’a… livrée aux couilles-à-masques ? La colère monte en lui, noire, brûlante. Efface la douleur. Finit de le ranimer. Lui rend sa lucidité. Sa détermination.

Les yeux mi-clos, Orchéron observa Œrdwen, toujours assis sur les bottes, la bouche tordue et les yeux exorbités par la haine. Il remarqua pour la première fois que Mael ne ressemblait pas seulement à son père par la teinte et la forme de la chevelure, mais qu’elle en était le portrait épuré, magnifié.

Le constant se releva et tourna autour d’Orchéron comme un chasseur autour de sa proie blessée.

« Je maudis Aïron de t’avoir introduit dans ce domaine, d’avoir attiré le malheur sur notre famille ! »

Le bâton s’abattit sur le flanc d’Orchéron, puis une deuxième fois sur sa cuisse.

« Je maudis Orchale de t’avoir adopté, de t’avoir traité aussi bien et même mieux que ses propres enfants ! »

Un choc sur les mains, un autre sur l’épaule. Attendre. Attendre que s’épuise la flambée de rage du constant.

« Je vais enfin éteindre ta lignée et purifier le nouveau monde. Ce sont les gens comme toi qui empêchent Maran de revenir parmi nous. »

Il scandait d’un coup de bâton chacun de ses mots, chacune de ses expirations, mais les impacts cinglants ne réussissaient désormais qu’à souffler sur la colère d’Orchéron. Se tourner maintenant, légèrement pour ne pas éveiller les soupçons. Diriger lentement la main du dessous, la droite, vers le ventre, vers la hanche, le geste machinal d’un homme ivre de souffrance qui ne sait plus très bien ce qu’il fait.

Œrdwen, en sueur, hors d’haleine, éprouva à nouveau le besoin de souffler et se laissa choir sur les bottes de paille. Orchéron exploita ce moment de répit pour glisser les doigts à l’intérieur de la poche, saisir le manche de son couteau, le dégager avec une lenteur exaspérante, puis, s’efforçant de maîtriser ses tremblements, il engagea l’ongle de son index dans l’encoche afin de déplier la lame.

« Hé, qu’est-ce que tu… ? »

Œrdwen bondit sur ses pieds, plongea la pointe du bâton sous l’aisselle d’Orchéron et tira sèchement pour le contraindre à se tourner sur le dos.

« Par tous les amayas de l’espace… »

Le constant tempêta, s’acharna puis, n’obtenant aucun résultat, décida de changer de méthode. Il rencontra une opposition inattendue lorsqu’il voulut retirer le bâton coincé entre le coude et les côtes d’Orchéron. Il commit l’erreur d’accepter l’épreuve de force à laquelle le conviait le fils adoptif d’Aïron, s’arc-bouta sur ses jambes, oublia de se servir de ses pieds ou de ses genoux pour l’obliger à lâcher prise.

Orchéron résista pendant quelques instants avant de relever subitement le coude. Surpris, entraîné par la brusque dérobade du bâton, Œrdwen perdit l’équilibre, partit en arrière et heurta les bottes de paille sur lesquelles il s’affala de tout son long. Orchéron ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Il se redressa, plongea vers l’avant et lui planta son couteau dans le creux de l’aine. La lame de corne crissa contre l’os de la hanche. Un voile de terreur glissa sur le visage du constant qui tenta de riposter de la pointe du bâton mais qui, terrassé par la douleur, n’eut pas la force d’aller au bout de son geste. Orchéron se dressa de toute sa hauteur au-dessus de lui et lui bloqua le bras du genou.

« Où est Mael ? »

Œrdwen eut encore les ressources de lui opposer un regard et un ton méprisants.

« Elle ne sera jamais à toi, pauvre yonk… Jamais… »

Hors de lui, Orchéron lui assena une série de gifles. Le crâne d’Œrdwen rebondit à la façon d’une pomme de jaule sur le drap froissé de laine végétale. Le sang maculait à présent le bas de sa tunique et le haut de son pantalon.

« Où est-elle ? hurla Orchéron.

— Tu ne le sauras jamais…

— Les autres me le diront.

— Ces imbéciles ne savent rien… rien… »

Œrdwen eut un petit rire de gorge qui souffla sur la fureur d’Orchéron comme un vent sec sur l’incendie d’un champ de manne. Fou de colère, perdant tout contrôle, il leva le couteau et, à cinq reprises, le plongea avec une violence inouïe dans la cage thoracique du constant.

Désemparé, perclus de douleurs, Orchéron resta immobile jusqu’à l’aube près du cadavre d’Œrdwen. Tandis que s’égrenaient les heures, son geste lui apparaissait dans toute sa froideur, dans toute son horreur. L’odeur piquante du sang se mêlait désormais à l’essence aigre des cluettes et aux relents poussiéreux. La lumière du jour tombait par la lucarne et déposait un voile blafard sur le grenier. Le domaine se réveillait, des éclats de voix, des claquements de porte, des mugissements troublaient la paix du petit matin.

Les bruits déclenchaient des images et des sensations dans l’esprit d’Orchéron. Il entrait dans la cuisine, saluait Mael d’une étreinte fougueuse, Orchale d’un baiser sur la joue, prenait un petit pain de manne dans la huche de bois, une poignée de fruits dans la corbeille d’argile, les mangeait debout, adossé au mur, regardait les hommes, les femmes et les enfants se croiser dans le désordre joyeux de l’aube, se versait un gobelet d’eau fraîche, l’avalait d’une traite, sortait dans la cour intérieure, respirait avec volupté un air enivré de parfums… Il ne ferait plus jamais partie de ce monde. Son crime l’en avait chassé plus durablement que l’incursion des protecteurs des sentiers. Et quand bien même il aurait la possibilité de revoir Mael, les choses ne seraient plus jamais comme avant. Un fleuve de sang coulait désormais entre eux, qui les empêcherait de se rejoindre, qui les emporterait dans ses remous.

Une sensation de présence, de déplacement l’entraîna à redresser la tête.

Orchale se tenait devant lui, pâle, essoufflée, vêtue de sa tunique de nuit, les cheveux dénoués, le visage creusé. Elle contempla pendant quelques instants le cadavre d’Œrdwen avant de lever les yeux sur son fils adoptif. Il ne lut pas de reproche dans son regard, ni même de la répulsion, mais de la douleur, de la résignation.

« Il m’avait dit qu’il t’attendrait ici chaque nuit, murmura-t-elle. Je ne l’ai pas vu revenir ce matin, je me suis doutée qu’il s’était passé quelque chose. »

Orchéron secoua la tête et baissa les yeux sur le bout de ses chaussures.

« Il voulait me tuer à coups de bâton, lâcha-t-il d’une voix tremblante. Il… il m’a dit qu’il avait donné Mael aux frères de Maran. »

Orchale frissonna, resserra le col de sa tunique sur sa gorge.

« Il était lui-même un frère de Maran, un protecteur des sentiers.

— Mon père n’aurait pas dû lui dire que…

— Personne ne lui a dit. Il s’en doutait. Il a tellement battu Mael qu’elle a fini par lui avouer ce qui s’était passé entre vous.

— Il ne s’est rien passé de mal !

— À tes yeux, non, mais aux siens, aux yeux des couilles-à-masques, votre faute était impardonnable…

— Et à tes yeux ?

— Mon regard n’a plus aucune espèce d’importance. Je ne suis qu’une mathelle déchue, une reine sans royaume. Le domaine est désormais sous le contrôle des protecteurs des sentiers. »

Orchale n’était plus la femme forte, généreuse et combative qu’Orchéron avait connue avant son départ, mais une enveloppe de chair creuse, vidée de sa substance, vieillie prématurément. Ses yeux autrefois pétillants n’étaient plus que les miroirs ternes d’une âme résignée.

« Et mon père ? Comment a-t-il réagi ?

— Ton père ? Il s’est rallié à eux. Il prétend que c’est pour endormir leur méfiance, pour préparer notre défense, mais je ne le crois pas. Il a la mine et le sourire des menteurs.

— Où est Mael ?

— Les couilles-à-masques l’ont emmenée pour, je suppose, l’exposer aux umbres.

— Où l’ont-ils conduite ? »

Orchale haussa les épaules.

« Nul ne le sait. Et nul ne sait quand ils ont l’intention d’exécuter la sentence. »

Orchéron se leva, essaya de replier la lame de corne, s’aperçut qu’il avait oublié de la nettoyer, que le sang coagulé en obstruait le mécanisme, jeta le couteau sur le plancher comme il se serait débarrassé d’un animal venimeux.

« Alors j’ai une chance d’arriver à l’Ellab avant que…

— Ta seule chance est de partir, Orchéron. Loin d’ici, loin du Triangle.

— Je n’ai pas l’intention d’abandonner Mael et de vivre seul le reste de mes jours.

— La légende évoque un peuple sur le continent qui borde l’autre rive des grandes eaux orientales. Le peuple de l’Agauer.

— Mael n’est pas une légende, mère. Elle est bien réelle et je l’aime. »

Orchale s’avança vers Orchéron et lui posa les mains sur les épaules. Il respira un peu de l’odeur de Mael dans son odeur plus lourde de femme mûre.

« Les protecteurs des sentiers sont en train de saccager notre monde, Orché. Tu trouveras peut-être une solution là-bas. »

Il se détourna pour échapper à la voix et au regard implorants de sa mère.

« La solution serait de les… »

Il s’interrompit, se souvenant subitement de toute l’horreur qu’il y avait à répandre le sang.

« Je partirai après avoir délivré Mael. »

Orchale lui posa la main sur la joue. Le contact avec sa paume glacée le fit tressaillir.

« Ne va pas à la colline de l’Ellab, je t’en supplie. Ils t’y attendent. Ils se servent de Mael comme d’un appât.

— Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’ils s’acharnent sur moi ?

— Ils ne me l’ont pas dit. La réponse se trouve sans doute dans ton passé. Dans leur passé. »

Orchéron enlaça sa mère adoptive par la taille et la serra contre lui.

« Est-ce que tu aimais Œrdwen ?

— Je l’ai aimé. Aussi fort que ton père ou que Jol. Je l’ai détesté, vomi, quand j’ai découvert qu’il était un protecteur des sentiers.

— Tu m’en veux de l’avoir tué ?

— Je m’en veux de ne pas l’avoir fait moi-même. »

Orchéron s’écarta d’Orchale et lança un bref regard au visage d’Œrdwen, aussi paisible dans la mort qu’il avait été tourmenté dans la vie.

« Je dois y aller, maintenant.

— Je vais te chercher un couteau, des vivres et des vêtements. Attends-moi là, je ne serai pas longue. »

Elle lui adressa un sourire à la fois las et plein d’espoir, tira sur les pans échancrés de sa tunique et sortit du grenier, le laissant à nouveau seul avec le corps d’Œrdwen, seul avec ses remords, seul avec les cendres de ses rêves.

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