CHAPITRE IX L’ELLAB

Ce matin, j’ai croisé Lézel sur le chemin de mon refuge secret. J’ai aussitôt voulu battre en retraite, mais il m’a saisie par le bras et l’a serré avec une telle force que je n’ai pas réussi à me dégager. Mes hurlements n’ont servi à rien sinon à exciter sa cruauté. Nous étions trop loin du mathelle et des champs cultivés pour qu’on puisse nous entendre. Il m’a fixée avec une intensité brûlante, à me noircir le fond de l’âme. Je ne sais pas encore ce qui m’a le plus effrayé chez lui, son regard de fou, sa poigne de fer ou son air d’enfant battu. J’ai cru pendant quelques instants qu’il allait se jeter sur moi et mon corps tout entier a frémi, rejeté cette éventualité avec une violence farouche, animale. Je préfère mourir plutôt que de ployer sous un autre homme qu’Elleo. J’aurais frappé, griffé, mordu Lézel jusqu’à ce que la colère ou la douleur l’obligent à m’étrangler. Je me serais moi-même jetée la tête la première sur une pierre si cela n’avait pas suffi. Je ne suis pas partageuse, je l’ai déjà dit, je me garde tout entière pour Elleo, je ne veux pas être souillée par l’odeur, la sueur et la salive d’un tanneur, encore moins éventrée par son soc ni infectée par son foutre.

Il m’a demandé pourquoi je ne venais pas chercher les rouleaux de peau qu’il avait préparés à mon intention. « Je préfère changer de fournisseur plutôt que de t’entretenir dans le sentiment que je te dois quelque chose », lui ai-je répondu. Il s’est alors affaissé sur la terre comme une cluette fanée et s’est mis à pleurer toutes les larmes de son corps. Il a balbutié, entre deux sanglots, qu’il pensait à moi à chaque instant de sa vie, que mon visage l’accompagnait lorsqu’il tannait ses peaux, lorsqu’il se lavait, se restaurait, se couchait, se réveillait… Je n’ai pas eu pour lui un souffle de compassion tant il est vrai qu’une femme comblée n’a pas de place pour un soupirant malheureux, mais j’ai séché ses larmes avec la manche de ma robe et me suis astreinte à lui parler avec douceur : il n’avait rien d’autre à attendre de moi qu’une complicité amicale. Son regard devait maintenant se poser sur d’autres femmes. Le domaine de ma mère en comptait de très jolies, et d’encore disponibles. Si aucune d’elles ne lui accordait ses faveurs, il aurait toujours la possibilité de s’engager comme journalier dans d’autres domaines, de provoquer de nouvelles rencontres, de multiplier les chances. Il ne devait pas oublier non plus que la décision revenait toujours aux femmes, qu’elles avaient la liberté de garder, de partager ou de renvoyer les hommes qu’elles invitaient dans leur chambre, que nos ancêtres avaient jeté les fondations du nouveau monde sur cette règle fondamentale inviolable.

Il a semblé s’apaiser et se rendre à mes arguments. « Je vais partir d’ici, a-t-il murmuré. La découverte du nouveau monde m’aidera peut-être à t’oublier. » Je l’ai encouragé dans cette décision, lui assurant qu’il ne devait pas se tracasser pour moi, que je n’éprouverais aucune difficulté à me fournir en rouleaux – c’est faux, hélas : les peaux que je mendie ou vole dans les ateliers des tanneurs sont ; rugueuses, rigides, bien mal adaptées à la danse de la plume.

Il s’est relevé, m’a saluée d’un mouvement de tête et s’est éloigné en direction du mathelle. Je l’ai regardé se fondre dans l’immensité jaune de la plaine. Il m’a fait penser à une personne de rien qui s’efface dans son propre néant. Méchanceté, Lahiva filia Sgen ? Non, réalité : il n’était pour moi qu’un rouage anonyme du destin, il ne m’inspirait que de l’indifférence, du silence, du vide.

Mon bras a tremblé longtemps après le départ de Lézel et m’a empêchée d’écrire autant que je l’aurais souhaité. Ses doigts coupants ont imprimé une trace profonde, durable, comme le maillon d’une chaîne de sang, d’une chaîne de temps. Elleo ne manquera pas de s’en inquiéter : j’essaierai de lui fournir une explication plausible sans mettre en cause le tanneur. Je crois mon frère capable de tuer, oui, de tuer tout individu que je désignerais à sa vindicte.

Elleo me vole tout mon temps, mais jamais je n’ai été aussi heureuse d’être à ce point pillée, dépouillée. Il brûle en toute occasion de me prouver son amour, une ardeur qui nous entraîne à prendre tous les risques, à défier les règles élémentaires de la prudence. Nous nous aimons dans la maison de notre mère, pas seulement dans l’une ou l’autre de nos chambres où nous nous rejoignons au cœur des nuits, mais dans les couloirs, les greniers, les débarras… Il me prend avec rudesse sur les meubles, contre les murs, sur les dalles. Des voix s’élèvent non loin de nous, les portes s’ouvrent, des semelles claquent, des objets grincent. Quand elle s’enferme ainsi dans la peur et l’obligation de silence, la volupté atteint des pics vertigineux, éblouissants, des sommets d’extase pure. Il me faut un long temps, un très long temps, pour apaiser mes tremblements, pour reprendre mon souffle, pour redescendre sur ce monde.

J’avais l’intention de parler aujourd’hui de la légende du deuxième peuple, des passagers de la deuxième arche, celle que mon maître Artien appelle l’Agauer – oui, tout comme la chaîne montagneuse qui se dresse à l’est du Triangle –, mais la douleur à mon bras me contraint à renoncer. J’y reviendrai à la prochaine occasion, si Elleo, mon bel insatiable, m’en laisse le temps.

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


Des bruits de voix et de pas tirèrent Orchéron de son assoupissement. Il se plaqua au sol puis, après quelques instants d’immobilité, écarta précautionneusement les herbes sèches. Posté sur une petite butte de terre qui dominait les zones noires pelées du sommet de la colline de l’Ellab, il vit apparaître des protecteurs des sentiers, aisément reconnaissables à leurs masques d’écorce et à leurs robes de craine. Cette scène, cette atmosphère funèbre, cette farandole de trognes grimaçantes hantaient déjà sa mémoire.

Aiguillonné par la peur d’arriver trop tard, il avait marché deux jours et deux nuits sans interruption pour gagner la colline de l’Ellab où, selon Orchale, les couilles-à-masques offraient leurs condamnés aux umbres. Il avait suivi le cours placide d’Abondance jusqu’au troisième croisement des six chemins de terre, puis il avait coupé par la plaine d’herbe jaune, un itinéraire plus ardu mais plus court et plus discret. De fait, il n’avait pas rencontré d’autre créature vivante que des nanziers sauvages et sans doute des furves (des mouvements dans les herbes qui trahissaient le déplacement d’une ou plusieurs de ces créatures). Il était arrivé au pied de la colline au crépuscule et, après une pause bienvenue de quelques heures, avait atteint le sommet au milieu de la nuit. Aussitôt des images et des sensations l’avaient assailli, terreur, douleur, horreur, visages blêmes, corps figés, nausées, gémissements, murmures… Il avait su alors qu’il avait déjà mis les pieds sur l’Ellab, qu’un fil occulte reliait la première partie de sa vie à la colline des morts, puis, vaincu par la fatigue, il avait glissé dans un sommeil houleux peuplé de cauchemars.

Les protecteurs des sentiers continuaient d’affluer, comme crachés par les vestiges de la nuit dans la lumière blafarde de l’aube. Les uns portaient des corps d’hommes, de femmes et d’enfants, nus, lavés et vidés de leurs intestins pour éviter les salissures. Orchéron se souvint que les défunts du domaine d’Orchale étaient abandonnés sur le bord d’un chemin après le deuil traditionnel de trois jours. On ne les retrouvait pas le lendemain, sans qu’on sache – ni qu’on cherche à savoir – qui les avait enlevés, les umbres, les furves ou d’autres charognards. La réponse se trouvait sous ses yeux en cet instant : comme ils avaient fait de la colline de l’Ellab leur chasse gardée, les couilles-à-masques étaient naturellement devenus les fossoyeurs du nouveau monde.

Le sang d’Orchéron se glaça lorsque deux protecteurs des sentiers tirèrent au bout d’une corde une prisonnière au milieu de la vingtaine de cadavres étendus sur la terre brûlée. Même s’ils lui avaient recouvert la tête d’un ample capuchon de craine, il la reconnut sans l’ombre d’une hésitation et en éprouva à la fois du soulagement, de la colère et de l’inquiétude.

Des coups sourds ébranlèrent le sol et soulevèrent une nue poussiéreuse. Un groupe de couilles-à-masques plantait, à l’aide de masses de pierre, des piquets courts dans la terre sèche. Un autre retira le capuchon de la prisonnière et dénoua la corde qui lui enserrait les poignets. Orchéron se mordit la lèvre jusqu’au sang pour contenir son hurlement : en quelques semaines, Mael avait vieilli d’une trentaine d’années, son visage s’était amaigri, durci, des cernes profonds violacés s’étaient creusés sous ses yeux, ses cheveux collés par la terre et les croûtes n’avaient plus qu’un lointain rapport avec la cascade dorée somptueuse qui fredonnait au moindre de ses rires. Son regard éteint, vide, trahissait de l’indifférence, de l’absence, comme si elle était déjà morte à l’intérieur.

Les doigts d’Orchéron se crispèrent sur le manche du couteau de corne que lui avait remis sa mère adoptive. La même rage qu’il avait ressentie devant Œrdwen, la même sauvagerie, la même haine, la même envie de répandre le sang montaient en lui, finissaient de dissiper ses remords en partie estompés par sa longue marche entre le domaine d’Orchale et l’Ellab. Les couilles-à-masques devaient payer pour ce qu’ils avaient fait subir à Mael. Pour ce qu’ils avaient fait subir à sa… mère.

Sa mère…

Il la revoyait à présent, figure tragique posée sur un fond d’herbe brûlée, terrassée par le chagrin, la terreur et les regrets… Pas beaucoup plus âgée que Mael, et pourtant déjà rongée par le temps, déjà touchée par la mort… Et il se revoyait, lui, attaché à l’arbuste, à demi étranglé, fou de terreur, essayant vainement de briser ses liens…

L’arbuste avait disparu, mais les protecteurs des sentiers étaient toujours là, encore plus nombreux, retranchés dans leur anonymat, affublés des mêmes masques et des mêmes vêtements. Ils couchèrent Mael sans ménagement sur le sol, lui retroussèrent sa robe, lui lièrent les poignets et les chevilles aux piquets. Elle ne réagissait pas, n’essayait pas de regimber, pas même de rechercher une position un peu moins inconfortable. Contrairement à la mère d’Orchéron – de… Quel nom criait-elle ?… Lob… ? –, elle ne portait pas de marques de coups sur les membres ou le visage, seulement des traces rouges sur les cuisses qui ressemblaient à des empreintes de doigts.

Orchéron se rappela son premier nom, Lobzal, Lobzi pour sa mère, mais il demeura parfaitement étranger à cette enfance révélée, comme s’il remontait le cours d’une existence qui ne le concernait pas. Les umbres l’avaient épargné à deux reprises, sur cette colline et dans le grenier du silo. Si ce phénomène inexplicable voulait bien se reproduire une troisième fois – et il comptait bien qu’il se reproduise –, il lui permettrait de délivrer Mael, rien d’autre n’avait d’importance.

La sonnerie d’une corne retentit et plana un long moment dans le silence de l’aube. Les protecteurs vérifièrent les liens de leur prisonnière et se retirèrent en silence, pressés désormais de regagner leur abri avant le passage des prédateurs volants.

Orchéron attendit pour se redresser que les bruits de leurs pas se fussent évanouis. De son poste d’observation, il les regarda s’égrener en hâte sur le sentier tortueux de la colline, puis, quand il estima qu’il n’y avait plus de danger, il dévala la butte et, enjambant les cadavres, se précipita vers Mael.

« Mael, c’est moi, Orché, je suis venu te chercher… »

Il posa au sol sa gourde et sa besace. Elle le fixa sans qu’aucune expression ne trouble ses yeux. Il trancha les liens de ses poignets, la prit par les aisselles, la releva et l’étreignit.

« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, Mael ? Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? »

Les larmes maintenant roulaient sur les joues d’Orchéron avant de se perdre dans les touffes éparses et noires de sa barbe. Elle ne réagissait toujours pas, amorphe, les bras tombant de chaque côté de son corps, la tête posée sur l’épaule de son frère, comme une poupée vidée de ses chiffons.

« Je t’emmène avec moi. Nous partons sur l’autre continent, sur l’autre rive des grandes eaux orientales, là où il n’y a pas de couilles-à-masques. »

Il enfouit ses sanglots dans la chevelure de sa sœur adoptive. Elle répandait une odeur de terre humide, de sang séché, d’urine et de craine. Il la serra contre lui de manière convulsive, comme si ces quelques mouvements désordonnés et brutaux avaient le pouvoir de la ramener à la vie. Puis il s’aperçut que les pieds de Mael bleuissaient sous la pression des liens enroulés autour de ses chevilles, s’écarta d’elle et, tout en la maintenant assise d’une main, sectionna les cordes en s’appliquant à ne pas lui entailler la peau. C’est alors seulement qu’il remarqua, sous les plis de sa robe retroussée, les taches de sang qui maculaient le haut de ses cuisses et son bas-ventre.

La deuxième sonnerie d’alerte tira Orchéron de son hébétude. Il leva machinalement les yeux et discerna dans le lointain les formes noires d’un vol d’umbres. Il les suivit un long moment du regard avant d’observer, poussé par une curiosité machinale, les cadavres étendus autour de lui. La plupart étaient des anciens qui avaient probablement passé plus de deux siècles sur le nouveau monde, deux étaient des adultes dans la force de l’âge, un homme mutilé, déformé, comme broyé par une avalanche de rochers, une femme intacte hormis ses yeux, ses lèvres et sa gorge gonflés, victime sans doute d’une allergie au pollen tardif, un était un adolescent qui, à en juger par la large plaie à son front, avait reçu un coup ou une pierre sur la tête, la dernière enfin était une fillette de trois ou quatre ans qui, malgré sa pâleur, semblait plongée dans un sommeil paisible et prête à se réveiller à chaque instant.

Un gémissement le fit tressaillir. Allongée sur le dos, Mael fixait le ciel enflammé par les premières lueurs de Jael. Elle tourna la tête dans sa direction. Il crut deviner une lueur de complicité dans ses yeux, une amorce de sourire sur ses lèvres.

Elle était vivante. Vivante.

Il ne pouvait plus rien pour les autres mais, elle, elle avait encore un avenir, un supplément d’existence, du temps pour cicatriser ses blessures et l’amour de son frère d’adoption pour revenir à la vie. Lui devrait étouffer la fleur vénéneuse qui germait dans son cœur, oublier l’ombre odieuse des couilles-à-masques, arracher les derniers remords enracinés par le meurtre d’Œrdwen, réapprendre à la contempler avec un regard neuf, avec le regard intense et pur du présent. Il s’essuya les joues d’un revers de main, lui rendit son amorce de sourire, la saisit avec délicatesse par les épaules et le pli des jambes, la souleva et, tout en veillant à ne pas buter sur les cadavres environnants, s’engagea sur le sentier qui descendait vers la plaine.

Une vague de froid descendit sur la colline au moment où il atteignait la mi-pente. Il n’eut pas besoin de scruter le ciel pour savoir que les umbres survolaient le sommet de l’Ellab. Il s’immobilisa néanmoins, en nage, les bras tétanisés par son fardeau, avisa un renfoncement dans la paroi, une niche étroite creusée par le surplomb d’un rocher, s’y engouffra, posa Mael dans les herbes et s’assit à ses côtés. Il dégagea sa gourde, en plaqua le goulot sur les lèvres de sa sœur, réussit à lui faire avaler quelques gouttes qui refluèrent aussitôt aux commissures de ses lèvres, n’insista pas, but lui-même une rasade d’eau imprégnée d’une âpre saveur de cuir, mangea ensuite l’un de ces gâteaux aux fruits confits dont Orchale avait rempli sa besace.

Il n’avait désormais plus de repère, plus de frontière, comme si le ciel et la terre s’étaient dérobés à ses yeux. Hors de question de retourner au domaine d’Orchale, passé sous le contrôle des protecteurs des sentiers. Hors de question de demander refuge dans un autre mathelle, les couilles-à-masques les avaient probablement tous infiltrés. Hors de question, encore, de se cacher dans la plaine d’herbe jaune qui n’offrirait aucune ressource pendant les deux mois de l’amaya de glace. Il ne restait qu’une solution réellement envisageable, celle préconisée par Orchale, traverser les grandes eaux orientales et passer sur l’autre continent. Mais encore fallait-il franchir la chaîne de l’Agauer avant les averses de cristaux de glace et trouver le moyen de voguer sur des flots à la réputation peu engageante. De plus, avec le poids mort constitué par Mael…

Des cris le tirèrent de ses réflexions. Le roulement obsédant de ses pensées et sa fatigue s’étaient ligués pour l’entraîner à fermer les yeux.

Mael avait disparu. Il se rua hors de la niche et découvrit sa sœur adoptive plus haut sur la pente. Elle courait sur le sentier en agitant les bras et en poussant des hurlements. Elle avait retroussé sa robe jusqu’à la taille, mais la laine végétale tire-bouchonnée retombait à chacune de ses foulées et lui entravait les jambes.

« Mael ! »

Elle s’arrêta, fit passer sa robe par-dessus sa tête, la jeta derrière elle puis, sans se retourner, reprit sa course gesticulante, vociférante.

« Reviens, Mael ! »

Orchéron aperçut les umbres au-dessus de la colline, lucarnes ouvertes sur le vide, parfaitement immobiles. Cinq seulement, mais beaucoup plus grands – ou plus près – que ceux qu’il avait vus les autres fois. Pointes triangulaires aussi effilées que des lames, queues et ailes – ou nageoires – oscillantes, flancs amples et arrondis. Il ne pouvait pas suivre leurs déplacements des yeux, mais il savait, aux colonnes grises qui assombrissaient la lumière de Jael, aux courants froids qui s’échouaient dans la chaleur naissante du jour, qu’ils fondaient l’un après l’autre sur la colline de l’Ellab pour s’emparer des cadavres.

Il s’élança à la poursuite de Mael, combla rapidement l’intervalle malgré sa fatigue, malgré la raideur de la pente, malgré un point de côté. Elle-même titubait, s’appuyait aux rochers ou aux racines qui saillaient de la terre, s’accrochait aux branches des buissons pour rester debout et prolonger une course chaotique, chancelante. Il la perdit de vue dans un lacet en forme d’épingle.

« Mael ! »

Il accéléra l’allure, déboucha, au bout du tournant serré, sur une portion relativement plane habillée d’herbe, de ronciers et traversée en ligne droite par le ruban clair du sentier. Hors d’haleine, les poumons en feu, il s’arrêta pour balayer les environs du regard. Il finit par la repérer au milieu de la végétation, à demi camouflée par les panaches translucides des herbes. Les épines s’enroulaient autour d’elle comme des lanières de fouet, lui couvraient le dos, les fesses et les jambes d’égratignures sanglantes.

« Mael… »

Elle ne criait plus, ses exhalaisons prolongées s’achevaient en gémissements, en supplications. Il jeta un bref coup d’œil aux umbres avant de tirer son couteau de sa poche et de s’enfoncer à son tour dans le fouillis végétal. Les branches basses des ronciers s’agrippaient à ses bottes, à son pantalon, et enrayaient chacun de ses pas. Des épis desséchés se frottaient sur les manches de sa tunique dans une succession de froissements et de crépitements.

« Mael. »

Elle ne bougeait pratiquement plus, empêtrée dans les branches d’arbustes qui, plus loin, prenaient le relais des ronces et des herbes. Il continuait de se rapprocher, taillant dans la végétation à grands coups de botte, d’épaule et de couteau. Elle ne lui prêtait aucune attention, le visage levé vers le ciel, le corps perlé de sueur et de sang.

Orchéron perçut avec une netteté terrifiante la vague de froid qui descendait sur eux.

« Non ! »

Son cri se perdit dans le silence funèbre de la colline de l’Ellab. À l’emplacement où s’était tenue Mael une fraction de temps plus tôt ne restaient plus qu’un cercle noir et un sillage gris qui, déjà, se dispersait dans la lumière aveuglante du jour.

La nuit tombait quand Orchéron sortit enfin de sa prostration et se remit en chemin. Assis dans les ronces, le couteau en main, il avait d’abord projeté de mettre lui-même fin à ses jours puisque les umbres ne voulaient pas de lui. Puis, emporté par le cours de ses pensées, il s’était plongé dans cette enfance inconnue, étrangère, qui s’était achevée sur la colline de l’Ellab. Elle lui était revenue par bribes, par petites touches éparses qui ne suffisaient pas à recomposer l’intégralité du tableau mais qui, comme les solarines, jetaient des taches de lumière sur quelques zones de ténèbres. Elles avaient éclairé sa mère, Lilea, l’intendante du mathelle de Jasa, une femme jeune, jolie, vive mais sujette à de profondes crises de mélancolie qui la clouaient sur son lit pendant plusieurs jours. Elles avaient révélé des bouilles hilares ou inquiètes d’enfants, ses compagnons de bêtises et de jeux, le visage plus grave de Lena la djemale, sa première instructrice, les traits rudes de Forz, un constant de Jasa, un homme au regard libidineux et fourbe, les masques horribles des couilles-à-masques dans la semi-pénombre d’un silo. Elles avaient dévoilé des fragments d’existence, l’odeur et la chaleur de sa mère lorsqu’il se glissait dans son lit, le venin de la jalousie quand elle lui préférait un volage et lui fermait la porte de sa chambre, la frayeur soulevée par les passages des umbres, les petites peurs suscitées par les larcins de fruits dans les séchoirs des silos et par les jeux dangereux au-dessus des toits, les heures d’une nostalgie inexplicable, languide, si profonde qu’elle lui tirait des larmes. Elles avaient exhumé surtout ce besoin latent, fondamental, de découvrir l’ordre invisible de son monde, de mêler sa voix au chœur secret de son monde.

C’est là, dans cette aspiration intacte, dans ces braises couvant sous la cendre, qu’Orchéron avait puisé la force de repartir. Et aussi dans l’idée, dans la certitude que Mael avait choisi de se donner aux umbres plutôt que de se laisser empoisonner par ses souvenirs. Il n’avait plus rien à faire dans les domaines, ni même sur la plaine du Triangle. Puisque les hommes – les hommes et non les prédateurs volants – avaient fait le vide autour de lui, il partirait dans la direction de l’est, il passerait de l’autre côté des grandes eaux, il consacrerait son existence à l’exploration de son monde, à la recherche de cette trame invisible dont il pressentait la splendeur sous le voile terni des apparences.

Il percevait encore les vestiges du froid abandonnés par le passage des umbres. Ou bien étaient-ce les rafales mordantes de la bise ? Il frissonnait sous la laine pourtant épaisse de sa tunique. Les pierres roulaient sous ses pas, les herbes et les frondaisons bruissaient sur les bords du sentier comme des foules ivres de colère. Une chape nuageuse occultait les étoiles, la nuit se gorgeait de noirceur, d’amertume et de chagrin.

Un éclair éblouit la plaine, se désagrégea en répliques étincelantes, fulgurantes, qui précédèrent de peu un grondement prolongé. Les orages étaient rares sur le Triangle, mais d’une puissance dévastatrice.

Orchéron pressa le pas. L’air était déjà saturé d’humidité, et il lui fallait arriver au pied de l’Ellab avant les premières trombes. L’eau ruissellerait sur les pentes sèches, sur les rochers, transformerait le sentier en un torrent de boue. Il avait failli être emporté par un orage sur le versant d’une des collines, pourtant moins hautes que l’Ellab, qui bordaient le domaine d’Orchale. Traîné par une coulée de boue sur une distance de deux ou trois cents pas, il n’avait dû son salut qu’aux branches providentielles d’un jaule.

Des éclairs rapprochés hachèrent l’horizon comme un réseau de nerfs à vif, des roulements fracassants se répondirent, s’entremêlèrent, les premières gouttes, épaisses, lourdes, cinglèrent les herbes et la terre du sentier.

Orchéron distingua des lumières au pied de la colline. Des lumières qui persistaient à briller entre les sabres livides des éclairs.

Des solarines.

Elles cernaient dans l’obscurité des silhouettes d’hommes qui sortaient d’un abri souterrain et se répandaient en cercle autour de l’Ellab. Des hommes affublés de masques d’écorce, armés de piques, de haches et de masses.

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