À Hyatz, responsable du grand cercle du Nord.
Frère,
Le cercle ultime tient d’abord à vous féliciter pour votre victoire totale sur la coalition des mathelles. Maran vous regarde comme l’un de ses fils bénis, lui qui voit dans le cœur de chacun. Gardez bien précieusement vos prisonnières et leur progéniture. Nous avons à les interroger puis à les marquer du sceau de l’enfant-dieu de l’arche avant de les emmener sur la colline de l’Ellab. Nous organiserons à l’occasion une grande cérémonie avec l’ensemble de nos frères rassemblés, en espérant que Maran nous fera l’immense honneur de descendre parmi nous, d’étendre la gloire de son règne sur le nouveau monde.
Nous avons suivi vos suggestions pour ce qui concerne le conventuel de Chaudeterre. L’exode de ces dix mathelles nous offre l’opportunité de raser ces bâtiments, un projet que nous nous étions promis de réaliser un jour ou l’autre. Nous avons donc expédié une phalange de trois cents frères dont l’un des objectifs est de nous ramener les mathelles vivantes, et au moins cette ancienne djemale, Merilliam, l’âme de leur rébellion. Quand nous la tiendrons, nous lui ferons payer au centuple la mort des nôtres, et nous garantissons qu’elle nous suppliera de l’exposer aux umbres.
Certains nous font le reproche de lui avoir donné notre agrément pour la fondation de son mathelle : « On ne peut pas accorder sa confiance à une ancienne confermée, disent-ils, vous saviez qu’elle était dangereuse… »
Bien sûr que nous le savions, et c’est justement cette « qualité » qui nous intéressait. La foi de nos frères, qui risquait de se déliter dans la routine émolliente des domaines, dans les chambres des femmes, réclamait d’être trempée dans la guerre, dans la douleur et le sang. L’adversité rassemble les hommes de la même manière que nos ancêtres furent rassemblés dans l’arche des origines. Nous avons créé une arche de souffrance, de solidarité, et notre foi est maintenant établie sur des bases solides qui la propulseront à travers les siècles.
Nous nous sommes donc servis de cette ancienne djemale pour radicaliser le conflit et faire apparaître au grand jour une opposition qui n’était que souterraine, diffuse. La plupart des domaines étant déjà passés sous notre contrôle, nous n’avions pas le réel besoin de ces batailles pour imposer notre ordre, du moins pas sur le plan de la stratégie pure, mais elles nous étaient nécessaires pour renforcer la ferveur de nos frères. Cette ancienne djemale, Merilliam, une femme d’orgueil et de pouvoir, a joué son rôle à la perfection. Nous l’y avons encouragée en glissant dans son entourage certains de nos éléments, chargés de souffler sur les feux de sa révolte. Ceux-là se sont débrouillés pour massacrer quelques-uns de ses proches les plus chers en laissant croire que l’ennemi était responsable de ces crimes. Nous faisions d’une pierre deux coups : d’une part nous instaurions un état de guerre souhaitable pour les raisons que nous vous exposions précédemment, d’autre part nous permettions aux reines les moins soumises de se rassembler, de se désigner, de nous offrir l’opportunité de les éliminer.
Nous sommes tout près du but ultime, frère Hyatz. Nous allons bientôt officialiser l’avènement des protecteurs des sentiers et donner au nouveau monde le nom béni de Maran. L’enfant-dieu quittera ainsi la clandestinité de la nuit pour affirmer sa puissance aux yeux de tous. Le troisième satellite nocturne recevra quant à lui le nom d’Emmegis, en souvenir du premier disciple. Nous nous heurterons sans doute à des foyers de résistance épars, nous les exploiterons pour faire de nouveaux exemples, pour instiller l’amour de Maran dans le cœur de chacun. Nous garderons la même organisation, mais les domaines seront affiliés à une autorité centrale qui décidera des justes répartitions. Nous respecterons les mères, les indispensables maillons de notre perpétuité, pour peu qu’elles se soumettent aux nouvelles règles, qu’elles marchent sur les sentiers que nous leur tracerons.
Par ailleurs, il ne reste plus qu’un seul représentant des lignées maudites. Nous avons expédié l’élite de nos frères sur ses traces. Nous espérons par la même occasion régler le problème des umbres, un problème probablement beaucoup plus ardu que celui posé par les reines des domaines. Si nous réussissions à le résoudre, nul doute que le règne de Maran débuterait par une marche triomphale de ses fils, de ses frères, de ses serviteurs.
Vous vous demandez sans doute pourquoi nous vous mettons ainsi dans nos confidences, frère Hyatz. Nous n’avons pas pour habitude, vous le savez, de nous répandre dans nos paroles ni dans nos actes – nous vous convions d’ailleurs à détruire ce message par le feu aussitôt que vous l’aurez lu. La réponse en est simple : nous avons grandement apprécié votre attitude durant la guerre contre les mathelles et nous vous avons choisi pour remplacer un de nos frères décédés, il y a de cela trois mois, d’une allergie aux pollens. Nous vous prions par conséquent de nous rejoindre le plus tôt possible au lieu que vous connaissez. Votre expert en lecture du ciel vous indiquera certainement le moyen de passer entre les averses de cristaux. Nous avons d’ores et déjà nommé votre remplaçant à la tête du cercle du Nord. Un frère que nous estimons méritant. Il a reçu sa missive en même temps que la vôtre.
Nous vous attendons, frère Hyatz. Recevez nos salutations sincères.
Gloire à Maran, l’enfant-dieu de l’arche.
Jozeo s’approcha de la yonkine, le poignard à la main. Les larmes aux yeux, la gorge nouée, Ankrel s’agrippa à une saillie rocheuse pour ne pas s’interposer entre le lakcha et l’animal. Au second plan, les vaguelettes des grandes eaux, d’un calme étonnant, léchaient la grève de terre rougeâtre et les récifs à demi immergés. Les trois chasseurs rescapés, Mazrel, Stoll et Gehil, assistaient à la scène sans qu’une émotion n’altère leurs traits. Les cinq autres yonks broutaient avec avidité les feuilles et les ramilles de buissons desséchés.
D’une main Jozeo caressa le mufle de la yonkine et, de l’autre, leva son poignard.
« Tu aurais pu en choisir une autre ! » s’écria Ankrel, incapable de se contenir plus longtemps.
Jozeo abaissa son bras et lui décocha un regard mi-complice, mi-courroucé.
« Elle nous a sauvé la vie ! poursuivit Ankrel.
— La ventresec a sauvé ta jambe, et tu as su la remercier.
— Cette yonkine n’a rien à voir avec nos stupides histoires d’hommes ! Il n’y a pas d’enjeu entre elle et nous. »
Jozeo entortilla machinalement une de ses mèches autour de son index et, la tête penchée, observa un petit moment les ondulations apaisées des grandes eaux.
Une journée et une nuit avaient été nécessaires aux six yonks et aux cinq hommes survivants pour se remettre de la traversée. Contrairement à ce qu’ils avaient espéré, ils n’avaient trouvé ni eau potable ni nourriture sur le deuxième continent, et, après quelques heures de vaines recherches, ils avaient décidé d’abattre un de leurs yonks.
« Tu ne comprends rien, petit frère, murmura Jozeo avec douceur. Il s’agit seulement de prévenir les tentations de faiblesse comme on extirpe les mauvaises herbes.
— Quelles tentations ? Elle s’est arrachée des eaux montantes avec deux cavaliers sur le dos, elle s’est montrée deux fois plus courageuse et résistante que les autres yonks ! »
Elle en avait même rattrapé certains alors que l’eau lui montait au poitrail, elle avait parcouru la dernière lieue à la nage, luttant contre la froidure de l’eau et les courants contraires, elle avait attendu que ses cavaliers sautent à terre pour se coucher sur le flanc et goûter enfin le repos.
« On ne tue pas les meilleurs éléments, reprit Ankrel. Ou alors cette expédition n’aurait aucun sens.
— Les meilleurs ne sont sûrement pas ceux qui entretiennent leur sensiblerie, rétorqua Jozeo. Nous devons trancher sans pitié nos attaches émotionnelles parasitaires ou elles finissent par nous étouffer. Pourquoi veux-tu épargner cette yonkine, petit frère ? Parce qu’elle t’a sauvé la vie ou parce que tu t’apitoies sur toi-même ? »
Ankrel ne répondit pas, le lakcha avait touché juste. Ses élans, ses remords, ses peurs, ses doutes étaient les fruits empoisonnés de ces émotions qui se recréaient sans cesse en changeant d’objet : elles l’avaient lié à sa mère, à Jozeo son modèle, à la fille qu’il avait violée dans la grange délabrée, à la ventresec qui avait guéri sa jambe, à la yonkine qui l’avait sauvé des eaux… Un protecteur des sentiers n’avait pas de comptes à rendre aux autres humains. Seule la toute-puissance de Maran le soutenait sur son sentier de solitude et de dépouillement, cette même puissance qui avait écarté les grandes eaux devant quelques-uns de ses fils. Et lui, Ankrel, faisait partie des privilégiés qui avaient vu s’accomplir le prodige, qui s’étaient lancés dans une chevauchée intrépide sous l’œil attentif de l’enfant-dieu. Pourquoi donc se laissait-il emberlificoter à la moindre occasion par ses émotions ? Il s’était engagé dans un sentier dont il refusait les servitudes, il gardait un pied dans le passé, comme s’il se ménageait une possibilité de revenir en arrière, comme s’il admettait l’idée qu’il pouvait s’être… trompé.
Pourtant, il en était conscient, il ne pouvait pas revenir en arrière et, s’il s’était trompé, il n’avait pas d’autre choix que d’aller jusqu’au bout de son erreur.
Il tira son couteau de sa gaine et s’avança vers la yonkine. Les jambes fléchies, le bras tendu, le poignard à hauteur de la poitrine, Jozeo se méprit sur les intentions de son cadet, se tint prêt à combattre, puis il comprit que le mouvement d’Ankrel ne le concernait pas, sourit, se détendit et se recula de deux pas.
Ankrel posa la main sur le chanfrein de la yonkine et se tourna vers Jozeo.
« Je suis venu à ton secours pendant la traversée, murmura-t-il. Est-ce que tu me tueras pour ça ?
— Nous sommes frères. On n’a jamais vu les membres d’un même corps se battre entre eux. Presse-toi, nous avons faim. »
Ankrel ne discerna pas d’expression particulière dans les yeux noirs et fendus de la yonkine, seulement le feu tranquille de la vie. Il la frappa à la jugulaire d’un mouvement circulaire et rapide. Elle n’eut pas de réaction de révolte lorsque la lame de corne s’enfonça dans son cou. Comme si elle avait toujours su que ces hommes qu’elle avait sauvés des eaux finiraient par l’exécuter. Elle resta sur ses quatre pattes aussi longtemps qu’elle le put, sans remuer, sans mugir, puis, après qu’une grande quantité de sang eut souillé sa robe claire, elle s’affaissa avec une douceur bouleversante sur la grève rouge.
Ils allumèrent un feu avec les pierres-à-frotter que Mazrel, le premier du groupe à avoir atteint le deuxième continent, avait réussi à préserver de l’humidité pendant la traversée. La mèche s’enflamma au bout de trois tentatives, les branches des buissons et les plantes séchées rejetées par les grandes eaux s’embrasèrent dans une brusque envolée de fumée noire.
Jael atteignait son zénith lorsqu’ils eurent fini de dépecer la yonkine. L’odeur du sang avait attiré des oiseaux, différents de ceux du Triangle, blanc et noir pour la plupart, parfois gris, plus grands et plus agressifs. Les chasseurs leur avaient lancé des pierres pour les éloigner puis, voyant que les volatiles revenaient sans cesse à la charge, ils avaient transporté les quartiers de viande dans un large abri au milieu des rochers.
Ils mangèrent dans un silence maussade, mollement bercé par les vagues. Les gourdes étant vides, ils devraient rapidement trouver de l’eau pour affronter les rigueurs d’un continent aride, aux dires de Jozeo. Avant que la yonkine fût complètement vidée de son sang, ils en avaient recueilli les dernières gouttes dans le creux de leurs mains pour le boire, hormis Ankrel, qui n’aimait pas le goût du sang, et en particulier le goût de ce sang.
Ils confectionnèrent, avec des branches entrelacées et liées entre elles par des plantes séchées, plusieurs carniers qu’ils tapissèrent d’herbes et qu’ils remplirent des quartiers de viande, une tâche qui leur prit une bonne partie de l’après-midi. Ils décidèrent d’attendre le lendemain matin avant de se mettre en route. Ils ranimèrent le feu en lui jetant des brassées de branches, dînèrent rapidement, attachèrent les yonks dans l’abri et s’installèrent pour la nuit. Avec l’obscurité se déposa une humidité froide, pénétrante, qui éteignit les dernières braises et les empêcha de s’endormir. Ankrel, allongé sur le sol dur, guettait l’apparition de Maran dans le ciel fourmillant d’étoiles.
« Est-ce que nous savons au moins où nous allons ? demanda-t-il.
— En direction de Jael levant, vers l’intérieur des terres, répondit Jozeo, assis un peu plus loin sur un rocher, affairé à se nettoyer les ongles avec la pointe de son poignard. Jusqu’au bord de la grande faille.
— Qu’est-ce qu’on est censés trouver là-bas ?
— Deux choses, trois si tout va bien : la cité de l’Agauer, le nid des umbres et le dernier maillon des lignées maudites.
— L’Agauer ? Je croyais que c’était une légende…
— Les légendes reposent souvent sur un fond de vérité.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Pas maintenant, petit frère. Tu as envie de dormir et je n’ai pas envie de parler. »
Ankrel garda les yeux fixés sur le pan de ciel découpé par l’ouverture de l’abri. Il plongea dans un sommeil agité et poisseux au moment où le disque légèrement tronqué d’Aphya déposait un voile blême sur le miroir brisé des grandes eaux.
Ils partirent le lendemain à la première heure après avoir chargé les carniers sur les yonks. Il leur fallut encore batailler contre les oiseaux, de plus en plus entreprenants, jusqu’à ce qu’ils aient parcouru une dizaine de lieues vers l’intérieur des terres. À partir de là, ils s’enfoncèrent dans un paysage désertique où il n’y avait d’autre trace de végétation que des buissons rampants d’une hideuse couleur brune. Le vent s’y faisait plus froid que la brise humide du bord des grandes eaux, mais plus sec, plus supportable. Il soulevait en revanche des tourbillons d’une poussière rouge qui s’infiltrait dans les yeux, dans les narines, dans les gorges, et qui les contraignit rapidement à se couvrir le visage d’un pan de leur vêtement. Des odeurs minérales supplantèrent les relents salins du littoral. Ils traversaient une étendue totalement dépourvue de reliefs, hormis de gigantesques aiguilles translucides qui se dressaient de temps à autre comme les colonnes étincelantes d’un temple à la voûte mauve et infinie.
Ils ne détectèrent aucune présence animale dans les environs, un constat loin d’être rassurant : l’absence de vie allait de pair avec la sécheresse.
Ankrel chevauchait un mâle à la robe sombre qui requérait une attention de tous les instants. Les tourbillons de poussière soulevés par les rafales l’effrayaient, l’entraînaient dans de brusques écarts qui, si son cavalier ne les corrigeait pas tout de suite, pouvaient le précipiter contre ses congénères ou le rendre incontrôlable. Le bout de tissu prélevé sur sa tunique et noué sur le bas de son visage n’empêchait pas la poussière de s’infiltrer dans ses yeux. Il pleurait presque en continu pour expulser les particules qui lui irritaient le dessous des paupières. Mais ses larmes évacuaient aussi la détresse immense qu’il ressentait depuis son réveil et qu’il ne parvenait pas à chasser malgré ses incessantes exhortations intérieures, malgré ses résolutions de la veille, malgré le parfum de miracle dégagé par le retrait des grandes eaux. Il n’était même pas encore entré dans l’âge d’homme que son avenir se confondait avec les chemins balisés par les protecteurs des sentiers. Il avait seulement voulu intégrer les cercles de chasse des lakchas, jouir d’une vie aventureuse sur les plaines du Triangle, rentrer entre chaque expédition à Cent-Sources pour embrasser sa mère et serrer contre lui le corps d’une femme. Ces désirs simples faisaient-ils aussi partie des attaches émotionnelles dont parlait Jozeo ? Devait-il s’oublier lui-même pour devenir un membre anonyme et fiable du grand corps de Maran ? La gloire de l’enfant-dieu valait-elle le sacrifice qu’il exigeait de lui ?
« Là-bas ! cria Jozeo. Les quatre doigts ! »
Il désignait un groupe de quatre aiguilles fines, étincelantes et dressées sur le même socle qui, de loin, évoquaient effectivement les doigts d’une main.
« D’après le cercle ultime, il y a de l’eau là-bas ! »
Ankrel était tellement assoiffé qu’il n’avait même plus de salive à avaler. Il fixa les quatre doigts et estima la distance à une dizaine de lieues. Les tornades de poussière rouge traversaient l’étendue plane comme des danseurs fantomatiques. Se pouvait-il qu’il y eût vraiment de l’eau dans une telle désolation ?
Non seulement il y en avait, mais elle était d’une pureté et d’une fraîcheur incomparables. Ils n’y auraient jamais accédé si le cercle ultime n’avait pas donné des informations précises à Jozeo : aucune végétation ne trahissait la présence d’eau dans les parages et la grosse pierre plate qui recouvrait le puits se confondait avec les rochers parsemés autour du socle des quatre doigts. Les cinq hommes eurent beau conjuguer leurs efforts, ils ne réussirent pas à la soulever. Ils aboutèrent donc plusieurs rênes, accrochèrent une extrémité de la corde ainsi obtenue à une aspérité de la pierre plate, l’autre à la selle d’un yonk, et ils aiguillonnèrent l’animal jusqu’à ce que le puits fût en partie dégagé. Les hommes et les bêtes purent enfin se désaltérer, et certains, dont Ankrel, plongèrent entièrement la tête dans l’eau qui arrivait pratiquement au niveau du sol.
« Je ne sais pas si les bêtes vont tenir bien longtemps, lâcha Mazrel en remplissant une gourde. Elles n’ont rien à manger dans le coin. Et nous, on n’a même plus la possibilité de faire du feu.
— Elles tiendront bien deux jours, fit Jozeo. Et nous, nous mangerons de la viande crue.
— C’est que… on n’est pas des bêtes sauvages, nous autres. »
Jozeo se redressa et lança un regard venimeux à Mazrel.
« Non, nous sommes les fils de Maran. Et pour lui nous serions prêts à manger de la merde au besoin !
— Toi peut-être. Mais pas moi. Ni les autres. Pas vrai, vous autres ? »
Mazrel sollicita du regard Stoll et Gehil, mais là où il s’était attendu à trouver un appui solide, il ne rencontra que des mines fuyantes, des gestes évasifs, des volontés défaillantes. Ankrel vit qu’ils s’étaient tous les trois concertés avant de prendre Jozeo à partie et que Mazrel, qui avait endossé le rôle de porte-parole, se retrouvait tout à coup isolé, en danger. L’air froid s’était chargé de tension autour du puits, les quatre doigts semblaient maintenant lancer des éclairs.
La hauteur des aiguilles translucides avait surpris Ankrel : fines au point d’en paraître fragiles, sillonnées de veines bleues ou brunes, elles culminaient probablement à plus de trois cents pas.
« Qu’est-ce que tu as l’intention de faire, Mazrel ? Retourner sur le Triangle ? » demanda Jozeo d’une voix calme.
La défaillance de ses complices n’arrêta pas Mazrel, qui accorda un bref coup d’œil à Ankrel avant de répondre.
« C’est un peu ça l’idée. S’il prenait l’envie aux umbres de se promener dans le coin, on ne trouverait pas un seul foutu refuge !
— D’après le cercle ultime, ils ne survolent jamais cet axe.
— Il suffirait d’une fois… »
Jozeo vint se poster en face de Mazrel de l’autre côté du puits. Jamais Ankrel ne lui avait vu ce visage sombre, fermé, ce regard aigu, plus tranchant que la lame de son poignard. Ses cheveux teintés d’écarlate par la poussière tombaient sur ses épaules comme des cascades de sang.
« Nos frères sont venus sur ce continent à plusieurs reprises. Est-ce que tu en doutes ? Comment aurais-je su pour le puits ?
— Ils sont venus, là-dessus aucun doute, mais combien en sont repartis ? Combien ont revu leur famille ? »
Jozeo eut un rictus qui lui retroussa la lèvre supérieure et dévoila ses dents longues, blanches, parfaites, des dents taillées pour déchirer de la viande crue, songea Ankrel.
« Ah, c’est donc ça, quelques attaches émotionnelles à couper ! Le cercle ultime se serait-il trompé sur ton compte, Mazrel ?
— Peut-être, mais il ne s’est pas trompé sur le tien : t’es bien le plus foutu salopard que j’ai jamais rencontré dans ma fichue vie ! »
Des frissons parcoururent la nuque et le dos d’Ankrel, et les gouttes d’eau fraîche qui se faufilaient par l’échancrure de sa tunique n’en étaient pas les seules responsables.
« De quoi est-ce que tu accuses le cercle ultime ? gronda Jozeo. D’incompétence ou d’indignité ?
— Un peu des deux. J’ai tellement avalé de saloperies, depuis que j’ai pris le masque et la craine, que je n’arrive même plus à me vomir. Mais cette fois ma coupe déborde. Croire qu’on peut chasser les umbres comme des yonks, c’est de la foutaise ! Débrouillez-vous sans moi, tout ça ne me concerne plus.
— Où as-tu l’intention d’aller ?
— Je n’ai plus ma place sur le Triangle, ni dans les domaines ni chez les ventresecs, je vais donc m’installer au bord des grandes eaux, de ce côté-ci. J’ai besoin de solitude. Je ne pourrai jamais réparer les horreurs que j’ai commises, le sang sur mes mains ne séchera pas, mais au moins je respecterai le silence des morts.
— Maran ne… »
Mazrel jeta rageusement sa gourde aux pieds de Jozeo. Elle s’éventra dans un bruit mat et répandit tout son contenu sur le sol.
« Maran ? Je pisse et je chie sur son nom ! Un dieu véritable n’exige pas de pareilles abominations de ses adorateurs ! »
Les deux hommes tirèrent en même temps leur poignard de leur gaine et s’observèrent de chaque côté du puits. Les deux autres chasseurs ne réagirent pas, et Ankrel maudit leur lâcheté. Lui-même restait indécis, écartelé entre des sentiments contradictoires. Une part de lui le poussait à voler au secours de Mazrel, une autre à prendre le parti de Jozeo. Épouser la cause de Mazrel, vers qui penchaient spontanément son cœur, ses sentiments, revenait à abjurer sa foi, à dénuer de sens le viol de la fille dans la grange, le meurtre de la ventresec et de son nourrisson, l’exécution de la yonkine.
Jozeo bondit au-dessus du puits, à l’horizontale, le même genre de saut que celui qui le propulsait sur les yonks sauvages lancés en pleine course mais d’autant plus remarquable qu’effectué sans élan. Mazrel eut un mouvement de recul, pas assez rapide toutefois pour empêcher la lame de son adversaire de lui entailler la base du cou. Dès lors, Ankrel n’eut plus aucun doute sur l’issue du combat. Il vit rouler les deux hommes sur la terre rouge, une nuée de poussière se lever entre les rochers, il entendit une série de chocs sourds, un râle étouffé, un gargouillis, un grognement de victoire.
Jozeo se releva au bout de quelques instants, en sueur, essoufflé, épousseta ses vêtements, fixa tour à tour Stoll et Gehil d’un air interrogateur, puis s’agenouilla tranquillement sur le bord du puits pour laver sa lame et ses mains maculées du sang de son ancien frère. Ankrel observa les deux autres lakchas, aussi immobiles que les pierres du socle des quatre doigts, aussi blêmes que le visage de Mazrel déjà blanchi par la mort. À ces deux-là était passé, et pour un bon bout de temps, le goût de la contestation.
Au crépuscule, ils aperçurent dans le lointain une forme opaque et scintillante qui évoquait une colline isolée mais qui semblait flotter au-dessus du sol. Ils avaient pratiquement chevauché sans interruption depuis les quatre doigts, franchissant des étendues pelées dont les aiguilles translucides n’arrivaient plus à briser la monotonie. Ils s’étaient réfugiés dans un silence qui arrangeait bien les uns et les autres, Stoll et Gehil parce qu’ils n’étaient pas spécialement fiers de leur attitude, Jozeo parce qu’il avait dû éliminer un de ses hommes les plus expérimentés, Ankrel parce qu’il ne parvenait pas à remettre un minimum de calme et d’ordre dans son esprit. Leurs pensées s’étaient délitées dans le roulement des sabots, les sifflements du vent, le souffle pesant des yonks.
Ce n’était pas une colline mais une sorte de grand cône encadré de deux renflements symétriques, posé sur trois pieds arqués, percé de nombreuses ouvertures circulaires comme d’autant d’orbites sombres. Ankrel estima sa hauteur entre cent et cent vingt pas, et sa base à presque cent cinquante pas. Hormis les renflements latéraux légèrement arrondis, ses flancs obliques ne présentaient pas une seule aspérité. Leur matériau évoquait un bois raboté à la perfection et enduit d’un vernis végétal. Ankrel n’avait jamais vu de surface aussi lisse, aussi brillante, exception faite peut-être du miroir figé de la rivière Abondance pendant la canicule de la saison sèche.
Les cavaliers réduisirent instinctivement l’allure. Dressé au milieu d’un paysage désolé, vêtu de pourpre par la lumière rasante de Jael, le cône avait maintenant quelque chose d’intimidant, d’effrayant, comme son mystère s’épaississait au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient. Gagnés eux-mêmes par la nervosité, les yonks renâclaient et poussaient des mugissements sourds. Leurs robes détrempées s’enrobaient d’une vapeur fine, teintée de rouge elle aussi.
Les quatre hommes mirent pied à terre, attachèrent leurs montures et celle de Mazrel aux grosses pierres qui jonchaient la terre sèche, se désaltérèrent puis abreuvèrent leurs bêtes en leur glissant le goulot de leurs gourdes entre les lèvres.
« Il n’y a pas à en avoir peur, dit Jozeo en désignant le cône. Le cercle ultime m’en a parlé. Il ne s’agit que d’une arche vide. Elle ne présente aucun danger.
— Une… arche ? s’étonna Ankrel.
— Nos ancêtres sont arrivés par un vaisseau similaire, quoique sans doute plus grand.
— Tu veux dire que…
— L’Agauer, coupa Jozeo. Nous nous trouvons devant le vaisseau du deuxième peuple. »
Ankrel leva les yeux sur le cône qui, soudain, prenait une tout autre dimension dans le crépuscule du deuxième continent. Si Jozeo disait vrai, cette étrange colline aux pentes lisses avait décollé de la planète des origines et vogué dans le vide infini de l’espace, au milieu des étoiles, avant d’atterrir un jour sur le nouveau monde.
Orlailla, une djemale séculière du mathelle de Velaria, une vieille femme aux bajoues tremblantes et à l’haleine pestilentielle, affirmait qu’une distance d’une douzaine d’années-lumière séparait la planète des origines et le nouveau monde. Ankrel avait toujours eu les pires difficultés à se remémorer les rudiments de savoir inculqués par Orlailla, mais ce chiffre, douze années-lumière, était resté gravé dans sa mémoire. Il n’avait aucune idée de ce que représentait une année-lumière, mais le vertige que provoquaient en lui ces deux mots accolés suffisait à traduire l’énormité du trajet parcouru par les passagers de l’Estérion.
« Pourquoi le cercle ultime n’a-t-il jamais révélé que le deuxième peuple avait atterri sur le nouveau monde ? demanda-t-il.
— Il avait intérêt, nous avions intérêt, à ce que cette histoire reste une légende, répondit Jozeo.
— Qui ça, nous ?
— Les lakchas de chasse.
— Quel rapport entre le cercle ultime et les lakchas de chasse ?
— Le même qu’il y a entre des membres d’une grande famille. Les frères de Maran et les lakchas appartiennent le plus souvent, presque toujours, aux mêmes cercles. »
L’affirmation ne surprenait pas Ankrel : c’était presque naturellement qu’il était passé du cercle de chasse d’Eshvar à celui des protecteurs des sentiers, comme s’il allait de soi que les lakchas fussent un jour ou l’autre appelés à revêtir le masque et la craine. Il ne comprenait pas, en revanche, quel but avait poursuivi le cercle ultime en empêchant la rencontre entre les deux peuples issus du même monde.
« Je suppose que le cercle ultime avait de bonnes raisons de ne pas révéler la présence du deuxième peuple, mais ne me demande pas lesquelles », ajouta Jozeo comme s’il avait épousé le cours de ses pensées.
Ankrel leva les yeux sur l’arche tout en flattant distraitement le chanfrein de son yonk.
« Le deuxième peuple… qu’est-ce qu’il est devenu ? »
Jozeo haussa les épaules, s’avança vers l’un des pieds du vaisseau et posa la main sur le matériau gris et lisse.
« Le cercle ultime nous conseille de passer la nuit à l’intérieur de l’Agauer, dit-il d’une voix forte. Il se peut qu’il y ait des créatures hostiles dans les parages. Nous atteindrons la cité de lumière demain avant le zénith. »
Allongé sur l’une des confortables couchettes d’une grande pièce, Ankrel ne trouvait pas le sommeil. Ils s’étaient introduits dans l’arche par un passage dissimulé dans l’un des trois pieds. Jozeo avait déclenché l’ouverture du sas en pressant à plusieurs reprises une minuscule demi-sphère dissimulée sous un cache pratiquement invisible.
« Du métal, avait précisé le lakcha. Nous pourrions en fabriquer beaucoup sur le nouveau monde, mais nous n’en avons pas vraiment l’utilité pour l’instant ; nos matériaux, le bois, la pierre, la terre et la corne, nous suffisent. »
Ils avaient tiré les yonks récalcitrants par l’ouverture, les avaient laissés dans le pied de l’arche, assez large pour les contenir tous les cinq, puis, après avoir refermé la porte, ils avaient emprunté un escalier tournant qui débouchait sur une salle vide avant de repartir vers les niveaux supérieurs.
Quelque chose les avait retenus d’explorer le vaisseau de fond en comble, l’impression dérangeante de violer un sanctuaire du passé, de s’être fourvoyés dans une tombe. Le métal semblait à jamais marqué, meurtri par les espoirs, les peurs, les joies et les colères des hommes et des femmes qui avaient franchi douze années-lumière et défié l’immensité cosmique.
Les quatre hommes s’étaient installés dans la première salle équipée de couchettes qu’ils avaient trouvée. Parfaitement étanche, l’arche restait imperméable aux tourbillons de poussière qui crissaient sur ses flancs. De même, bien qu’inhabitée probablement depuis des années, voire des siècles, son atmosphère demeurait pure, saine, comme épargnée par les moisissures. Ils avaient mangé des morceaux de viande crue dont le goût rance avait déclenché chez Ankrel un début de nausée.
La lumière de Mung et d’Aphya s’invitait en catimini par les petites ouvertures circulaires tendues d’une matière dure, réfléchissante et froide pour laquelle Jozeo ne disposait pas de nom. Avant de se coucher, Ankrel s’était observé dans l’un de ces miroirs et avait reçu un choc : « Nous ne sommes pas des bêtes sauvages », avait protesté Mazrel, et, pourtant, c’était l’impression qu’il avait ressentie en contemplant son reflet : avec son embryon de barbe, ses cheveux emmêlés, ses traits hâves, ses yeux hagards, il ressemblait davantage à une bête sauvage qu’à un homme.
Il lui semblait avoir parcouru lui aussi des années-lumière depuis son départ du mathelle de Velaria.
Des années-lumière à l’intérieur de lui-même…
Les yeux de la ventresec et son enfant s’étaient allumés comme des étoiles dans la nuit de son esprit. Il se tourna vers Jozeo, allongé sur la couchette d’à côté, faillit lui demander si Mazrel le regardait du fond de l’âme comme tous ceux qu’il avait tués de sa main. Il y renonça, il avait assez à faire avec ses propres démons.