CHAPITRE XXIII RENCONTRES

Il m’a conduite dans son refuge, un gouffre souterrain où grondaient des geysers d’eau bouillante et où régnait une horrible odeur de pourriture. J’ai eu l’impression de m’être fourvoyée dans l’antre des démons de l’amaya, j’ai failli aussitôt prendre mes jambes à mon cou, mais il m’a rassurée d’un sourire, prise par la main et entraînée dans une petite salle éclairée par des solarines. Le bruit s’y faisait moins assourdissant et l’odeur plus soutenable.

« Ma demeure », a-t-il murmuré en montrant une grossière table de bois, un banc de pierre et un lit d’herbe sèche installé dans la niche d’une paroi.

Sa « demeure », qui allait devenir la mienne pendant tant d’années… Il m’a d’abord offert à manger, du pain amer de manne sauvage et des fruits farineux qui m’ont rassasiée. Puis il m’a demandé ce que je fabriquais sur les plaines inhabitées du Triangle, et je lui ai raconté mon histoire, depuis la mort de ma mère jusqu’à mon exil, sans omettre aucun détail. D’aucuns pourraient s’étonner de la facilité avec laquelle je me suis confiée à un inconnu. À ceux-là je dirai que j’éprouvais le besoin pressant de me purger par le verbe des rancœurs, des fatigues et des peurs accumulées. Il m’a d’ailleurs écoutée sans m’interrompre, m’encourageant même du regard lorsque je marquais une pause, et c’est, je crois, cette attention bienveillante qui m’a définitivement conquise. J’avais passé une bonne partie de ma vie à subir les humeurs et les désirs des autres, mais, en dehors de ma mère, personne ne m’avait consacré un peu de son temps, personne ne m’avait regardée comme un être humain, personne n’avait partagé mes souffrances ou mes espoirs.

À la fin de mon récit, il m’a serrée contre lui, sans chercher à m’embrasser ou à me caresser. C’était une étreinte fraternelle entre deux enfants du malheur, entre deux maudits, entre deux exilés. Puis il a tendu une couverture sur sa couche et m’a conseillé de prendre un peu de repos, une proposition que j’ai accueillie avec joie. J’ai dû dormir deux ou trois jours d’affilée. Je me réveillais de temps à autre, j’entrevoyais comme dans un rêve son visage au-dessus de moi qui me fixait, qui me souriait, et je me rendormais en me disant que je ne connaissais rien de lui, pas même son nom.

Il avait disparu lorsque, le sommeil ne voulant plus de moi, j’ai fini par repousser la couverture et me lever. Il avait posé à mon intention des fruits et des morceaux de viande froide dans une coupe de terre grossièrement façonnée, ainsi qu’une gourde contenant une eau fraîche parfumée à l’essence d’onis sauvage, délicieuse. Je n’ai rien eu d’autre à faire pendant plusieurs jours – les solarines s’allument et s’éteignent en même temps que Jael et donc rythment les jours et les nuits aussi bien qu’en plein air – que de me familiariser avec mon nouvel univers.

Je me suis habituée à l’odeur de soufre plus rapidement qu’à la vapeur omniprésente, par moments suffocante, et aux grondements, tellement puissants qu’ils font trembler les parois et les voûtes. J’ai exploré une bonne vingtaine de salles plus ou moins grandes, qui toutes abritent des geysers ou des fumerolles. J’y ai trouvé quelques retenues d’une eau bien trop chaude pour qu’on puisse la boire ou s’y baigner. Il m’a semblé entrevoir des formes sombres dans les bassins les plus grands, les plus profonds, mais, passé un petit moment de frayeur, j’ai pensé que j’avais été victime d’illusions d’optique.

Un soir que je revenais d’une de ces explorations, je l’ai trouvé assis à la table, affairé à ravauder un vêtement avec une fibre végétale brun foncé que je ne connaissais pas.

« Une plante sauvage qui donne une fibre un peu rêche mais très résistante », m’a-t-il expliqué.

Je l’ai remercié de ses bontés et lui ai demandé son nom. Il ne m’a pas répondu, il m’a fixée d’un air grave, s’est levé, s’est approché de moi et m’a embrassée. Son baiser ne m’a pas paru passionné – j’avais déjà été embrassée par quelques garçons entreprenants et avides de sensations au mathelle de Vodehal – ni même sensuel, mais plutôt hésitant, interrogateur, inquiet. J’ai compris qu’il avait besoin de se réconcilier avec l’idée de la femme comme j’avais eu besoin de me réconcilier avec l’image de l’homme, et je l’ai laissé me picorer, me butiner avec une maladresse et une timidité qui m’ont à la fois amusée et émue aux larmes. Il ne s’est rien passé d’autre entre nous ce soir-là, que je sois changée en pierre si je mens.

Et puis le temps a passé et nous avons appris à nous connaître. Oh, il ne m’a pas raconté son histoire de but en blanc, la douleur était tellement forte qu’elle lui étranglait la gorge, mais il s’est épanché par bribes qui semblaient au premier abord incohérentes, qui finissaient ensuite par s’assembler comme les fragments d’une cruche brisée.

La cause de ses malheurs était une femme. Une femme qu’il avait aimée passionnément depuis l’instant où il l’avait rencontrée, enfant, dans une allée du mathelle de Sgen. Une femme dont la beauté éclipsait l’éclat de Jael lui-même. Une femme qu’il avait épiée tandis qu’elle se baignait dans les sources claires. Une femme pour laquelle il avait tanné, en dehors de ses heures de travail, des dizaines et des dizaines de chutes de peaux afin de lui fournir des rouleaux doux et souples.

« Elle ne m’aimait pas. Elle ne m’a jamais aimé. »

Je voyais le désespoir dans ses yeux lorsqu’il prononçait ces mots.

« Moi qui me serais transformé en tapis de laine végétale pour avoir le plaisir d’être foulé par ses pieds nus, qui me serais changé en eau pour baigner son corps, en vent pour souffler dans sa chevelure, en poussière pour s’agglutiner à sa sueur, elle ne m’accordait, que des regards de mépris. Elle acceptait mes peaux, bien sûr, car elle en avait le plus grand besoin pour ses chères écritures, mais elle me les prenait comme on prend les offrandes d’un inférieur, d’une servante, comme on prend la viande d’un yonk, les légumes d’un jardin ou les fruits d’un arbre. Pour elle je n’étais que Lézel le tanneur, un permanent du mathelle de sa mère, le deuxième fils d’une lavandière effacée, insignifiante. Elle n’avait d’yeux que pour son frère Elleo. On ne la voyait jamais avec un autre garçon, et je me disais que c’était un signe encourageant, qu’elle s’apercevrait de mon existence quand elle aurait enfin tranché les liens de l’enfance.

Comment s’appelait-elle ? » ai-je demandé.

J’étais jalouse déjà de cette belle abhorrée, je savais que son souvenir serait plus difficile à évincer qu’une rivale de chair et d’os. Je n’avais pas l’intention de recourir à mes amies végétales, j’avais la prétention de croire que je saurais chasser l’absente du cœur de Lézel par la seule vertu de mes charmes naturels, qu’il m’accepterait et m’aimerait pour moi-même. J’ai su plus tard que je m’étais bercée d’illusions, mais, pour ma défense, c’était la première fois que je tombais réellement amoureuse, la première fois que j’avais envie de bâtir un monde avec un homme.

« Lahiva. »

La douceur avec laquelle il avait prononcé son nom aurait dû m’avertir que la tâche serait insurmontable, mais je n’en ai pas tenu compte, aveuglée par mon orgueil, par mon enthousiasme de femme éprise. Je lui ai demandé si elle était la cause de son exil dans les plaines sauvages du Triangle.

« Un jour, n’y tenant plus, je me suis jeté sur elle, mais je n’ai pas pu aller au bout de mes intentions. Je n’avais pas d’intentions précises d’ailleurs, c’était juste un geste stupide, désespéré. J’ai décidé de partir, incapable désormais de supporter son mépris. Mon cœur était empli d’une haine farouche, non seulement envers elle mais envers les mathelles, envers les djemales, envers toutes les femmes du nouveau monde, même envers ma mère. Je me suis engagé comme apprenti dans une expédition de chasse qui m’a emmené jusqu’aux rives des grandes eaux. Là, j’ai assisté à un spectacle extraordinaire, j’ai vu les grandes eaux s’ouvrir au moment de Maran plein et dégager une large bande de terre ferme. Des lakchas connaissaient ce passage et étaient déjà allés sur l’autre continent. Ils m’ont raconté, avec de grands éclats de rire, qu’ils avaient gagné la rive opposée pour chasser un tout autre gibier que le yonk et que, maintenant, les lieux étaient déserts, condamnés. Et tellement secs qu’on ne pouvait même plus en tirer un foutu brin d’herbe. Ils n’ont jamais voulu me dire de quel gibier il s’agissait. Je le sais maintenant, et je pense que les choses auraient pu être différentes pour nous tous si les lakchas n’avaient pas été les premiers à traverser les grandes eaux. »

Il s’est arrêté pour me dévisager avec une tristesse qui m’a fait frissonner de la tête aux pieds.

« Est-ce que tu hais toujours les femmes ? » ai-je demandé.

Il a acquiescé d’un mouvement de tête.

« Je suis une femme. Pourquoi m’as-tu recueillie ?

— Je ne sais pas. Sans doute parce que j’avais besoin de parler à quelqu’un à visage découvert. Sans doute parce que tu es, toi aussi, une exilée. »

J’ai alors résolu de prendre l’initiative, persuadée qu’il ne demandait pas mieux que d’être détrompé. J’ignorais que non seulement je ne le changerais pas, mais que je subirais moi-même une transformation radicale, une métamorphose qui m’effraie encore quand j’y pense. Il me faudrait du temps avant de m’apercevoir qu’il s’était engagé depuis très longtemps, depuis trop longtemps, sur son sentier de violence.

Le cœur battant, je me suis dévêtue, approchée, j’ai saisi sa main et l’ai posée sur mon sein. Une telle chaleur s’en dégageait que j’ai eu l’impression d’être brûlée vive.

Les mémoires de Gmezer.


Orchéron s’était attendu à rencontrer une fillette, or il faisait face à une femme. Petite, d’où sa confusion, et sans doute un peu plus jeune que lui, mais bel et bien formée comme une femme.

Il y avait de l’effroi dans ses grands yeux noirs, et aussi de la gêne et de la curiosité. Sa réaction de pudeur était rassurante : elle relevait du comportement humain, elle était, sinon du même peuple, au moins de la même espèce que lui. Il n’aurait pas su dire s’il la trouvait jolie, mais ses traits émaciés, adoucis par la blondeur de sa chevelure, n’étaient pas dépourvus d’un charme intrigant.

Il se rappela tout à coup que son sauveteur était toujours enroulé sur ses épaules et prit conscience que lui, en revanche, ne devait plus tout à fait ressembler à un être humain.

La créature lui avait sauté dessus après l’avoir tiré hors de la cave. Il avait cru qu’elle l’avait sauvé pour le dévorer et il avait commencé à se débattre, mais elle lui avait seulement léché le visage, les épaules et le torse, comme pour nettoyer ses égratignures. Une fois passé le sursaut de dégoût, il n’avait pas réagi, parce qu’il se sentait trop exténué pour s’y opposer et surtout parce que ces caresses humides et chaudes le délassaient, le régénéraient. La créature avait de grands yeux noirs et hypnotiques, une tête ronde, deux oreilles tombantes, un corps habillé d’un poil ras rougeâtre, plus clair sur le devant, à l’incomparable douceur, deux membres antérieurs courts, presque des moignons, des membres postérieurs plus longs, le plus souvent repliés, une queue blanche de la longueur d’un bras et terminée par une lanière préhensile. C’est cette dernière qui s’était enroulée autour du poignet d’Orchéron pour l’empêcher de tomber dans la cave. Lorsqu’elle se tenait debout, la créature lui arrivait à peu près à l’épaule, mais elle était d’une telle souplesse, d’une telle élasticité qu’elle semblait changer de forme à chacun de ses mouvements. Envoûté par les effleurements de sa langue, il avait fini par s’assoupir malgré la dureté du sol. Lorsqu’il s’était réveillé, Jael venait de se coucher et la nuit s’installait déjà dans les creux.

Il avait cherché la créature des yeux puis, ne la voyant pas, s’était relevé pour observer les environs. D’un côté s’étendait une gigantesque faille dont il devinait le bord opposé dans les brumes qui coiffaient l’horizon, de l’autre apparaissaient les toits scintillants, pointus et ordonnés de constructions au-dessus d’une première ligne de rochers découpés. Il s’était immédiatement souvenu des paroles de sa mère Orchale, il avait pensé à la légende du deuxième peuple, de l’Agauer, et il s’était mis en route, poussé par l’espoir de rencontrer des êtres vivants, de futurs alliés peut-être, des hommes qui aideraient les mathelles à vaincre la menace des protecteurs des sentiers sur les territoires du Triangle. Si vraiment il trouvait là-bas une solution pour arrêter le saccage du nouveau monde, alors son périple aurait servi à quelque chose, alors la mort de Mael n’aurait pas été vaine.

Au moment où il s’engageait dans la forêt d’aiguilles rocheuses qui se dressait entre la grande faille et les toits des constructions, il s’était rendu compte qu’il ressentait une agréable chaleur malgré le vent froid. Une fourrure à la fois épaisse et légère lui recouvrait le torse, les épaules et le haut des bras. S’il n’y avait pas prêté attention jusqu’alors, c’était qu’il avait l’impression de la porter depuis toujours, qu’elle était presque devenue une seconde peau. Puis il avait établi la relation entre la couleur rougeâtre de cet étrange vêtement et la disparition de son sauveteur, et il s’était aperçu que la créature, utilisant sa formidable souplesse, s’était enroulée autour de lui pendant son sommeil.

Son premier réflexe avait été de vouloir s’en débarrasser. Il avait tiré sur un bout de la fourrure pour la décoller de sa peau. La créature n’avait pas opposé de résistance active, elle s’était seulement étalée un peu plus, comme une masse liquide, regagnant d’un côté l’espace qu’elle perdait de l’autre. Elle aurait sans doute fini par céder après avoir épuisé ses capacités d’extensibilité, mais, frigorifié par les effleurements glacés de la bise, Orchéron avait changé d’avis. Le froid n’était pas la seule raison de son revirement : la créature le maintenait dans un cocon chaud et doux qu’il n’avait pas envie de quitter. D’elle émanait une odeur entêtante aux effets enivrants, euphorisants.

La nuit était tombée quand, après avoir franchi un plateau jonché de rochers translucides, il avait atteint les premières constructions. Il en avait visité plusieurs et, à sa grande déception, avait constaté qu’elles étaient vides et que leurs occupants les avaient désertées depuis bien longtemps. Leur forme, leur agencement symétrique, leur état de conservation, l’étrangeté qui se dégageait de l’ensemble lui avaient donné à penser qu’elles n’avaient pas été conçues par des êtres humains. Puis des images l’avaient traversé, fugitives, incohérentes, comme des bribes d’un passé qui ne lui appartenaient pas. Une vie intense, tumultueuse, s’était écoulée entre ces façades obliques, des cris, des rires et des chants avaient retenti, le bonheur avait régné jusqu’aux jours sombres, jusqu’au déferlement des forces de destruction.

Il était arrivé sur une place circulaire et avait aperçu une silhouette claire – bien humaine à première vue – qui se dirigeait vers la porte d’une construction.

« Qui es-tu et qu’est-ce que tu fais là ? »

La jeune femme, toujours recroquevillée sur elle-même, ne répondit pas. Orchéron se dit qu’il lui apparaissait probablement comme un épouvantail à nanzier avec une créature sur le dos, ses cheveux sales et sa barbe mal taillée.

« Est-ce que tu comprends et tu parles ma langue ? demanda-t-il d’une voix un peu moins bourrue.

— Je pourrais vous poser les mêmes questions, répondit-elle entre ses lèvres crispées. Qui êtes-vous et qu’est-ce que vous faites là ? Et je sais déjà que vous parlez ma langue. »

Il fut partagé entre deux sentiments, la joie de pouvoir communiquer avec elle et le dépit engendré par la sécheresse de son ton.

« Je suis Orchéron fili Orchale et je viens des plaines du continent du Triangle, dit-il, hésitant.

— Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici ? »

Il voulut s’asseoir sur le socle cylindrique mais il se sentit aspiré vers le haut avant même d’avoir pu poser les fesses sur le rebord. La créature eut une réaction de peur qui l’entraîna à se rouler en boule et à découvrir une partie du torse et du dos de son hôte.

« Eh, qu’est-ce que… »

Orchéron se recula d’un bond et considéra le socle d’un œil perplexe. L’image d’un corps s’élevant dans les airs lui effleura l’esprit. La créature recouvrit peu à peu les zones qu’elle venait tout juste de dégager.

« J’ai failli être emporté, souffla-t-il.

— Ça m’a fait la même chose, dit la jeune femme. Vous… vous portez quoi sur le dos ? »

Orchéron écarta les bras et leva les mains.

« Cette… créature m’a sorti d’une salle souterraine, puis elle s’est enroulée autour de moi.

— Vous devriez vous en débarrasser. J’ai l’impression qu’elle se nourrit de vous. »

La suggestion de la jeune femme engendra une brève impulsion de colère chez Orchéron. Que pouvait-elle savoir de la relation qui s’était établie entre la créature et lui ? Qu’est-ce qui lui permettait de donner ce genre de conseil ?

« Je ne vois pas pourquoi je m’en débarrasserais. Elle m’a sauvé la vie, elle m’a protégé du froid… »

Ils gardèrent le silence pendant quelques instants. Il évita de poser le regard sur elle de peur qu’elle ne se méprenne sur ses intentions.

« Vous n’avez pas répondu à ma question, reprit-elle. Comment êtes-vous arrivé jusqu’ici.

— Tu… vous n’avez toujours pas répondu à la mienne : qui êtes-vous et qu’est-ce que vous faites là… »

…toute nue, si jeune, si vulnérable ? se retint-il d’ajouter.

« Je suis Alma filia Zmera, je viens aussi du Triangle. De Chaudeterre plus précisément.

— Ah, vous êtes une djemale. »

Il s’expliquait maintenant le petit ton supérieur qu’elle se croyait obligée d’adopter. Les djemales, les tenantes du savoir, et cela valait aussi pour Karille, la séculière du mathelle d’Orchale, avaient tendance à prendre les permanents des mathelles pour des esprits simples, voire complètement obtus.

« Il ne reste plus rien du conventuel. Les protecteurs des sentiers ont massacré toutes mes sœurs.

— Vous vous en êtes sortie, on dirait…

— Brillante déduction ! »

Orchéron étouffa une nouvelle flambée de colère. Elle avait décidément l’art et la manière de le faire sortir de ses gonds. Elle demeurait recroquevillée sur la terre battue, couchée sur le côté, les jambes repliées sur la poitrine, les bras croisés sur les genoux. Il réfréna tant bien que mal son envie de lui crier qu’elle pouvait se détendre, qu’elle ne supportait pas la comparaison avec le souvenir de Mael, qu’elle n’éveillait rien en lui qui risquât de la mettre en danger.

« Je voulais dire : comment vous vous en êtes sortie ?

— Vous n’allez pas me croire.

— Dites toujours.

— J’ai suivi le chemin de l’eau bouillante. »

Il lui lança un regard intrigué. Elle l’épiait elle-même du coin de l’œil sous ses mèches blondes.

« Vous voulez dire que vous avez… plongé dans une des sources d’eau bouillante de Chaudeterre ?

— Vous savez donc qu’il existe des sources chaudes sous le conventuel ?

— Karille, la djemale du mathelle de ma mère, nous a appris quelques trucs. Peut-être que vous la connaissez ?

— Je ne suis pas restée assez longtemps au conventuel pour connaître toutes les séculières. Je n’étais pas encore djemale mais une simple novice. Et, pour répondre à votre question, j’ai effectivement échappé aux protecteurs des sentiers en plongeant dans une source chaude.

— Et vous n’êtes pas… Enfin, comment se fait-il que vous n’ayez pas été ébouillantée ? »

Gagnée par les crampes, Alma changea de position mais s’arrangea pour ne rien dévoiler d’elle à son vis-à-vis. Pas facile de se contorsionner en gardant les bras et les mains collés sur la poitrine et le bas-ventre. Elle ne savait pas ce qui l’irritait le plus chez lui, le contraste entre son visage à peine sorti de l’adolescence et son corps massif, sa chevelure aux mèches noires, bouclées et collées par la crasse, les touffes éparses et mal taillées de sa barbe, l’air ahuri qu’il se croyait obligé de prendre pour soutenir la conversation ou encore l’aspect répugnant de sa veste vivante. Qval Djema n’avait pas précisé que le rejet était une des relations possibles au présent.

« Grâce au Qval », répondit-elle à contrecœur.

Il hocha la tête d’un air grave, comme s’il ne mettait pas en doute une affirmation que la plupart des habitants du nouveau monde, y compris les djemales, auraient pourtant considérée comme une pure et simple affabulation.

« Et c’est le Qval qui vous a conduite jusqu’ici ? »

Elle acquiesça d’un clignement de paupières.

« Vous… vous me croyez ? »

Il haussa les épaules, un mouvement qui dérangea visiblement sa veste vivante, parcourue d’ondulations comme une rivière frissonnant sous une risée. Alma crut entrevoir un œil rond et noir dans un repli de fourrure au-dessus de l’épaule de son vis-à-vis.

« Ben, les grandes eaux sont infranchissables et je ne vois pas de quelle façon vous auriez pu passer sur le deuxième continent.

— Vous êtes bien passé, vous ! »

Elle essaya de détendre sa jambe et son bras du dessous, engourdis, fourmillants, mais elle ne réussit qu’à accroître l’inconfort de sa position. Elle aurait donné cher pour se lever, pour étirer ses membres, pour soulager la douleur à son pied gauche.

« Ce coup-là, c’est vous qui n’allez pas le croire, dit-il avec un sourire qui, de manière fugitive, fit émerger la rondeur de l’enfance dans son visage creusé par les privations.

— Il faut que je bouge. Retournez-vous.

— Ça ne me gêne pas, vous savez. J’ai déjà vu…

— Retournez-vous ! »

Elle remarqua la crispation de ses lèvres, le voile qui assombrissait ses yeux clairs, et, pendant quelques instants, elle crut qu’il allait se ruer sur elle. Mais il finit par pivoter sur lui-même et s’immobiliser face à la porte. Elle observa la créature qui lui habillait le dos, discerna dans le pelage rougeâtre les reliefs des membres postérieurs et l’appendice allongé et presque blanc de ce qui était sans doute une queue. Elle se releva, fit quelques pas et une série d’étirements. Le sang afflua brutalement dans sa jambe et son bras engourdis, son pied gauche l’élança avec la même intensité que lors de son premier contact avec l’eau bouillante de la grotte de Djema. Elle se mordit les lèvres pour ne pas hurler. Qu’elles lui paraissaient loin déjà, les heures passées dans la lumière de Qval Djema !

« Ça va durer longtemps ? » maugréa-t-il.

Elle soupira et ne put s’empêcher de lui adresser un geste d’exaspération dans son dos. La langue tirée, les doigts frappant le front à plusieurs reprises, le geste traditionnel et puéril des novices à l’intention des instructrices ou des sœurs particulièrement revêches.

« Nous ne sommes pas obligés de nous regarder pour nous parler. Et puis, si vous n’êtes pas content, allez dans une autre bâtisse !

— On ne va tout de même pas se tourner le dos sans arrêt !

— Rien ne nous oblige non plus à rester sans arrêt ensemble. »

Elle sut, au moment même où elle prononçait ces paroles, qu’elle devait accepter le compagnon que lui envoyait le présent, qu’ils avaient un bout de sentier à parcourir ensemble. Après, mais seulement après, ils pourraient se séparer, s’engager dans des directions opposées.

« Peut-être qu’on peut trouver des vêtements ou des couvertures dans ces bâtiments, avança-t-il.

— Pas ici, en tout cas.

— Nous ne sommes pas allés voir à l’étage.

— Comment… »

Elle eut tout juste le temps de se replier sur elle-même, de resserrer les bras et les coudes sur sa poitrine et son ventre. Il s’était retourné sans lui en demander la permission. Il ne lui adressa pas un regard, il se dirigea tout droit sur le socle dont il enjamba le bord et s’éleva presque aussitôt dans les airs avec une étonnante légèreté, comme une bulle de pollen au-dessus des herbes jaunes. Sidérée, elle le vit monter jusqu’au niveau supérieur et disparaître par l’ouverture circulaire.

Elle comprit pourquoi il n’y avait pas d’escalier à l’intérieur des constructions : leurs habitants utilisaient le même système que… comment s’appelait-il, déjà ?… Orchéron – elle avait très bien retenu son nom, elle feignait seulement de l’avoir oublié, coquetterie… – pour monter dans les étages, un système qui continuait de fonctionner des années voire des siècles après leur disparition. Elle fut légèrement humiliée de ne pas en avoir deviné le principe avant lui. Elle avait découvert et observé le socle en premier, mais sa stupide réaction de peur puis la fatigue s’étaient liguées pour l’empêcher de réfléchir. Bien qu’elle brûlât d’envie de le rejoindre, d’éprouver à son tour cette sensation de légèreté qu’elle pressentait grisante, son orgueil et sa pudeur lui interdirent de bouger. Elle refusa d’appliquer ce conseil de Qval Djema lui recommandant l’autodérision pour débloquer les situations figées. Elle n’avait pas envie d’ajouter le ridicule à la vexation. Puis elle se demanda si le système prévu pour la montée était également valable pour la descente.

Elle tenait enfin un prétexte : l’occasion se présenterait peut-être de prendre une petite revanche dans les niveaux supérieurs.

Orchéron explorait sans conviction le premier étage, un espace circulaire, tout comme le rez-de-chaussée, mais moins large et plus haut. Les roches translucides diffusaient la même clarté à peine perceptible et qui, pourtant, offrait une visibilité parfaite. Des tables, des sièges et des caisses jonchaient le plancher, fabriqués dans la même matière grise et lisse que l’échelle de la cave, que les parois du tunnel du bord des grandes eaux et le « ventre » à yonks.

Il s’était installé à l’intérieur du socle après une série de visions qui lui avaient montré des hommes et des femmes se déplaçant de cette façon d’un étage à l’autre des constructions. L’idée n’était donc pas venue de lui, mais il l’avait exploitée sans vergogne pour montrer à la petite djemale qu’il n’était pas aussi stupide qu’elle semblait le croire. Il avait également profité de l’opportunité pour mettre un peu de distance entre elle et lui. Alma – il avait retenu son nom sans aucune difficulté, comme une évidence – avait peut-être rencontré le Qval légendaire de l’Estérion, mais elle n’avait pas appris comment se comporter avec ses semblables. Il s’était cru obligé de lui prouver quelque chose, comme s’il avait des comptes à lui rendre, et cette constatation, plus encore que l’agressivité de son interlocutrice, le rongeait de dépit.

Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il entreprit de visiter les autres étages. Il se plaça au-dessus de l’ouverture centrale, elle-même à la verticale de l’accès au niveau supérieur. Bien qu’il n’y eût que le vide sous ses pieds, il ne risquait pas de tomber : l’invisible courant, plus puissant que la gravité, le happa immédiatement et le tira vers le haut. L’ascension lui procura une sensation de légèreté et de liberté presque enivrante. Une fois franchi le plan horizontal du deuxième étage, il lui suffit de donner une petite impulsion vers l’avant pour sortir du cylindre d’ascension et se poser en douceur sur les pierres translucides du plancher.

Autour d’un vaste palier, l’espace était hérissé de cloisons également translucides qui le séparaient en plusieurs pièces, des chambres sans doute. Il découvrit des meubles renversés, fracassés, des objets éparpillés sur le plancher dont il ignorait l’utilité.

Il trouva enfin des étoffes dans un coffre de pierre, près des vestiges d’une petite statue au milieu d’un bassin aux bords surélevés. Il en déplia plusieurs, étonné de leur souplesse, de leur douceur et de leur état de conservation. Elles ne sentaient pas le renfermé, contrairement à la laine végétale qu’il suffisait d’abandonner trois jours dans un coin pour qu’elle s’imprègne à jamais de l’odeur de poussière. La petite djemale – Alma… – pourrait enfin se rhabiller, se détendre, abandonner ces postures ridicules qui finalement ne cachaient pas grand-chose de sa précieuse anatomie et ne réussissaient qu’à la rendre un peu plus…

« C’est ça que vous cherchiez ? »

Il tressaillit. Elle se tenait derrière lui, déjà vêtue d’un pan de tissu clair noué sur sa poitrine et tombant sur ses mollets. Elle paraissait un peu plus grande maintenant qu’elle n’essayait plus de se plier dans tous les sens. Ses cheveux dénoués roulaient en ruisseaux clairs et joyeux sur ses épaules.

« Comment… Enfin, comment… bredouilla-t-il.

— Par le même chemin que vous ! Il m’a suffi de vous observer. En revanche, il m’a fallu deux étages pour apprendre à sortir du puits d’apesanteur.

— Du puits d’a…pesanteur ?

— Votre instructrice ne vous a donc jamais parlé de la gravité ? »

Orchéron secoua la tête.

« Vous ne m’avez toujours pas dit comment vous étiez arrivé sur ce continent », reprit-elle.

Il passa le dos de sa main sur ses lèvres sèches. Il se rendait compte tout à coup qu’il n’avait rien bu ni mangé de la journée. Il n’avait pas trouvé de point d’eau entre la pièce souterraine et les constructions en forme de cônes. Il se sentait las, irrité, comme au sortir d’une crise, et l’attitude de la petite djemale n’arrangeait pas les choses.

« J’ai… euh, sauté dans le temps.

— Je suppose que je dois vous croire comme vous m’avez crue. Nous aurons peut-être l’occasion d’échanger nos expériences, moi avec le Qval, vous avec le temps. »

Elle eut un sourire en coin qui ne le réjouit pas.

« Au fait, est-ce que vous avez songé qu’il vous faudrait un jour… sauter d’ici ? »

L’idée ne l’en avait même pas effleuré. Les images, si elles lui avaient enseigné la montée, ne lui avaient pas donné le mode d’emploi de la descente.

« Je vous laisse du temps pour y réfléchir, ajouta-t-elle avec une lueur triomphale dans les yeux. Je viendrai vous chercher demain matin si vous n’avez pas trouvé. Bonne nuit. »

Ayant dit cela, elle s’éclipsa comme une furve derrière une cloison. Abasourdi, il n’eut pas la présence d’esprit de la suivre.

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