Vénérée Qval Frana,
J’ai choisi de vous transmettre mon rapport sur le mode écrit, bien que l’écrit, selon les saintes paroles de Qval Djema, soit une tentative misérable d’emprisonner le temps. Sans doute n’ai-je pas trouvé le courage de vous affronter en face, de soutenir votre regard, le plus impitoyable des miroirs.
J’ai en effet décidé de quitter notre ordre pour fonder un domaine, un mathelle. J’y suis poussée par l’amour d’un homme qui s’est mis en tête de devenir mon premier constant. Je n’ai pas su résister à son regard, à son sourire, à son enthousiasme, à sa vigueur, à ses baisers, à ses caresses… Je n’en retire aucune culpabilité, seulement le sentiment que je me suis rendue à l’invitation du moment. Après tout, il existe mille manières d’affronter le temps, et vous ne pouvez me condamner, sinon par un jugement porteur d’une référence, d’un passé. Ou nous aurions bien mal assimilé les enseignements de notre fondatrice. Si j’ai déployé le paravent de l’écrit entre nous, c’est que j’avais peur de déceler de la réprobation dans vos yeux. Et, par conséquent, de mesurer l’inutilité, l’absurdité de toutes ces années consacrées à l’étude de l’instant, à la recherche de la vacuité. Le flot éternel ne se manifeste-t-il pas également par les désirs ? Que voulez-vous, vénérée Qval, mon corps réagit avec une grande, une exquise violence pour peu qu’on sache le réveiller, l’apprivoiser, l’affoler. Ni les privations que je me suis infligées ni l’épreuve de l’eau bouillante, que j’ai pourtant passée avec le succès que vous connaissez (que nous nous arrangeons toutes pour vous faire connaître), n’ont apaisé mes appétits sensuels, n’ont éteint mon feu passionnel. J’ai à présent des années de disette à rattraper, et, bien que vigoureux, Andemeur, mon constant, ne suffit pas à la tâche. D’ailleurs, pour me prouver son attachement, il cède volontiers sa place sur ma couche aux volages sur lesquels mon regard s’est posé. Un retard dans mes règles, des vertiges et des nausées matinales me donnent à penser que je suis enceinte. Bien qu’il n’ait aucune certitude sur sa paternité, Andemeur a accueilli la nouvelle avec une joie sincère bouleversante. Cette grossesse m’exalte et m’effraie en même temps, contraste entre l’ancienne et la nouvelle vie, je suppose.
J’entends d’ici votre argumentation, Qval Frana : « Les désirs ne peuvent pas être les fruits du présent puisqu’ils naissent d’un instinct, d’un conditionnement, donc du passé. La vacuité est la seule parole de l’instant, le seul commandement de l’ordre invisible éternel… » À cela je répondrai que l’enseignement, comme un gardien trop zélé, nous empêche parfois de percevoir d’autres chants et finit par nous égarer, nous éloigner du but. D’ailleurs, fixer et poursuivre un but me paraît déjà une aberration, une injure faite au présent.
Je ne cherche pas à vous provoquer en vous entretenant de mes tribulations de femme – tribulations femelles serait un terme plus approprié –, vénérée Qval, mais mon histoire va tôt ou tard se confondre avec le sujet qui nous intéresse : les protecteurs des sentiers. Votre initiative de m’envoyer dans le monde pour essayer d’en savoir davantage sur leur compte était vouée à l’échec. D’abord parce que je n’étais qu’une créature désemparée, vulnérable hors de l’enceinte protectrice du conventuel, ensuite parce que le secret dont ils s’entourent ne m’a pas permis d’en apprendre davantage que ce qu’en connaissent déjà les permanents des domaines, les errants et nos sœurs séculières.
La rumeur veut que les protecteurs des sentiers aient été fondés pour traquer et éliminer les lignées maudites. Eux seuls, d’ailleurs, semblent savoir ce que recouvre la notion de « lignée maudite », car, ayant interrogé un grand nombre d’hommes et de femmes à ce sujet, j’ai reçu des réponses variées, confuses, parfois diamétralement opposées. L’influence des protecteurs des sentiers s’exerce sur les domaines de Cent-Sources, les plus anciens. Ils ont fondé un culte exclusif, fanatique, au lakcha Maran qui obscurcit peu à peu les autres chemins. Ils se mêlent de tout, y compris (surtout) de ce qui ne les regarde pas. À Cent-Sources, il est difficile à une femme de créer son mathelle sans leur approbation. Certes ils ne s’y opposent pas officiellement, pas encore, mais ils s’ingénient à rendre la tâche impossible à celles qui ont eu l’audace de dédaigner leur consentement : fournies irrégulièrement en viande et en peaux, elles rencontrent les pires difficultés à recruter des journaliers pour les travaux saisonniers, moissons et cueillettes principalement, il n’est pas rare que des incendies détruisent leurs bâtiments et leurs récoltes, que leurs sources soient détournées, bref, elles sont isolées et harcelées jusqu’à ce qu’elles n’aient plus d’autre choix que d’abandonner leur mathelle, devenu improductif, et de grossir les rangs des ventresecs.
Andemeur me conseille justement de consulter les protecteurs des sentiers avant de fonder mon domaine. Il s’agit, selon lui, d’une formalité qui me simplifiera considérablement la tâche. Une formalité, vraiment ? Je n’en sais rien, mais je vais me ranger à l’opinion de mon futur constant. Face à ces « couilles-à-masques » (joli surnom dont les affublent les reines des domaines), je pourrai peut-être me forger une opinion plus précise. Et j’en appellerai à toutes ces années consacrées à l’enseignement, vénérée Qval, je m’efforcerai de m’immerger tout entière dans la vigilance du présent, de capter l’indicible dans leurs voix, dans leurs gestes, dans leurs silences. Si de cette rencontre se dégagent des éléments susceptibles d’étoffer ce rapport, soyez certaine que je vous les communiquerai, en souvenir – que Qval Djema veuille bien me pardonner… – de notre vieille complicité de djemales. Car, quoi qu’il arrive, je vous garde une très bonne place dans mon cœur.
Adore l’instant, il n’est pas d’autre dieu.
Alma fixa les volutes de vapeur qui montaient entrelacées du grand bassin et estompaient les parois et la voûte de la grotte. L’eau jaillissait des entrailles de la terre à une température proche de l’ébullition. Frémissements, bulles, geysers agitaient la surface dans un grondement sourd et permanent. L’âpre odeur de soufre évoquait la puanteur des œufs que certaines sœurs négligentes laissaient pourrir dans l’enclos des nanziers.
Une émotion profonde s’empara d’Alma, puis se retira en abandonnant sur sa peau le frissonnement las de la déception : c’était donc dans cette grotte que, six ou sept siècles plus tôt, avait disparu Qval Djema, la fondatrice de l’ordre, la fille du grand Ab et de la divine Ellula, la première à plonger dans l’eau bouillante de la cuve, la première à se fondre dans l’éternité du Qval. Alma avait imaginé un décor autrement prestigieux pour le départ de celle qui avait défriché le chemin de la connaissance, le quatrième dans l’ordre des croyances populaires, le seul digne d’être parcouru dans l’esprit des djemales. L’endroit était sombre, voire sinistre avec ses stalactites tronquées, son haleine brûlante, nauséabonde, ses rochers déchiquetés, luisants, dressés tout autour du bassin comme des crocs menaçants. Il avait même quelque chose de l’antre des chanes, les démons de l’au-delà, d’un creuset infernal, d’une purulence planétaire.
« L’imagination n’est qu’une fenêtre ouverte sur le temps, elle est comme ces fleurs somptueuses dont le parfum vous enivre pour mieux vous empoisonner, une séductrice qui vous égare dans la forêt des illusions. »
Alma n’avait jamais tenu compte de ce précepte pourtant martelé dix fois par jour par ses instructrices durant ses deux années de noviciat. Elle avait trompé l’ennui et la souffrance des interminables séances d’éveil par des rêveries qui s’organisaient en histoires palpitantes, se peuplaient de personnages et de décors fabuleux. Elle n’avait pas trouvé de meilleure méthode pour oublier les crampes, les douleurs aiguës des muscles, des tendons et des os soumis pendant des heures à l’inconfort de la porte-du-présent, la posture de base des djemales – accroupie, le dos droit, les coudes collés aux flancs, les mains posées à plat sur les cuisses écartées, les fesses frôlant les talons, le poids du corps reposant entièrement sur la plante des pieds et les orteils. Sans ces tricheries répétées, elle se serait maintes fois écroulée sur la terre battue de la salle d’éveil et ne serait jamais allée au terme de son noviciat. Or son orgueil lui interdisait de retourner au domaine familial, d’affronter le mépris et le courroux de sa mère, Zmera, qui, sans lui demander son avis, l’avait expédiée un beau matin à Chaudeterre, le conventuel des djemales.
Alma était consciente du double intérêt qui avait sous-tendu la décision de sa mère : reine de l’un des mathelles les plus importants de Cent-Sources, Zmera pensait ainsi s’attirer les faveurs des recluses de Chaudeterre qui, bénéficiant d’un soutien populaire toujours aussi fervent, seraient bientôt – étaient déjà… – le seul contrepoids à l’influence grandissante des protecteurs de sentiers ; elle profitait de l’occasion pour se débarrasser de sa cinquième fille, aussi blonde, chétive et mal fichue que les quatre autres étaient brunes, robustes et bien bâties. Alma ne tenait pas non plus à croiser les regards ironiques ou apitoyés de ses frères, des deux constants de sa mère et de tous les autres permanents du domaine. C’étaient de bien mauvaises raisons, des remous dérisoires dans le flot infini du présent, mais elles seules l’avaient aidée à supporter la solitude brûlante ou glaciale de sa cellule du conventuel. Puisque sa mère l’avait reniée, puisque sa famille l’avait rejetée, puisque les garçons l’avaient négligée, elle devait au moins leur prouver, se prouver à elle-même, qu’elle pouvait se ménager une place importante dans l’ordre des djemales, non pas chez les séculières, ces sœurs qui allaient de domaine en domaine afin d’y semer des graines d’un savoir estompé, mais chez les recluses, ces créatures mystérieuses que les saisonniers et les errants ventresecs paraient de toutes les vertus, de tous les pouvoirs.
Elle n’avait rencontré ni pouvoir extraordinaire ni vertu particulière dans les bâtisses austères du conventuel, seulement des femmes qui se consacraient de leur mieux à l’enseignement séculaire – et souvent déroutant – de Qval Djema. Des femmes harcelées par les doutes, marquées par les échecs, endurcies par l’effort et les privations, révoltées quelquefois par l’inanité de leur sacrifice.
Alma raffermit sa résolution. À la fin de leur probation, les recluses de Chaudeterre se devaient d’affronter l’épreuve de l’eau bouillante afin d’accéder au statut de djemale, et certaines de ses compagnes arrivées au conventuel en même temps qu’elle avaient déjà été admises dans la grotte souterraine de Qval Djema d’où elles étaient ressorties avec des lueurs de triomphe – le triomphe modeste, le pire de tous… – dans les yeux.
Elle avait encore attendu trois jours avant de se rendre à la cellule de Qval Frana, la responsable de Chaudeterre, pour lui demander d’être à son tour soumise au jugement du Qval. La vieille femme l’avait enveloppée d’un regard à la fois interrogateur et sévère :
« Rien ne t’oblige à précipiter les choses. Tu ne peux caler ton évolution sur le pas des autres, Alma. »
Mais Alma avait persisté dans sa décision, assurant qu’elle se sentait prête, estimant qu’elle compenserait par la volonté, par la rage, ses insuffisances de novice. Qval Frana s’était inclinée et, le jour même, avait entraîné sa jeune sœur dans le dédale des galeries qui partaient des sous-sols du bâtiment principal et débouchaient sur la grotte de Djema. Après une marche interminable dans une obscurité presque palpable, la responsable du conventuel s’était arrêtée au milieu d’un espace circulaire criblé de traits lumineux qui dessinaient des cercles dorés sur le sol et les parois, et, du bras, avait désigné une bouche étroite d’où montait un grondement persistant inquiétant.
« Je te laisse maintenant seule, Alma. Même si cette démarche est importante, ne sois pas trop sévère avec toi-même. Accepte les choses telles qu’elles viennent, sans idée préconçue ni artifice. On n’a jamais jugé les âmes dans l’enceinte de Chaudeterre. »
Alma retira sa robe et s’avança vers le bord du bassin. La vapeur brûlante lui lécha le ventre, la poitrine et la face, lui enflamma les oreilles et les ongles, se faufila entre ses cuisses, dans ses narines, dans sa bouche, lui embrasa la gorge et les poumons. Elle essaya d’en appeler au présent, de considérer sa douleur et sa peur avec le détachement nécessaire, mais la sensation de brûlure se fit tellement vive, tellement dévorante, qu’elle recula de cinq pas avant de se laisser tomber sur le sol rugueux, en quête d’un peu de fraîcheur. Elle resta un long moment étendue sur la roche, désemparée, en colère contre elle-même. Elle avait perdu son temps pendant ces deux années. Ses rêveries lui avaient permis de donner le change, mais elles ne l’avaient pas préparée à cette rencontre capitale avec le feu et l’eau, avec le Qval. Confrontée au présent, ce miroir qui lui renvoyait des images si peu reluisantes d’elle-même, elle s’était réfugiée dans un monde où la pensée magicienne métamorphosait les faiblesses en vertus héroïques, les défaites en revanches éclatantes.
Elle se redressa avec précaution. Inhala l’air brûlant à petites inspirations prudentes. Elle ne transpirait pas. Elle faisait partie de ces hommes et de ces femmes qu’en souvenir de Lœllo, le compagnon du grand Ab, l’homme sacrifié, on surnommait les « secs » ou les « fumés ». Une particularité qui lui venait certainement de son père, un volage, sa mère le lui rappelait à la moindre occasion, sans doute pour évacuer sa propre responsabilité génétique dans la conception de cette fille qui ne lui ressemblait pas. De même, Alma ne pleurait qu’avec une extrême parcimonie, comme si son corps répugnait à perdre son eau de quelque manière que ce fût.
Elle fixa à nouveau la surface agitée du bassin, les volutes vaporeuses qui, éclairées par les rayons lumineux tombant d’invisibles bouches, s’entrelaçaient entre les stalactites. Elle se ressaisit et s’installa en posture de porte-du-présent. Il lui fallut un peu de temps pour s’habituer à la sensation de vulnérabilité que lui valait sa nudité. Elle avait l’impression que le feu s’engouffrait entre ses cuisses grandes ouvertes pour la dévorer de l’intérieur. Elle se remémora les principes de base de la recherche d’éveil et, avec le zèle féroce des disciples repenties, les appliqua avec méthode, point par point : d’abord le contrôle de la position, le tronc bien droit, le bassin légèrement basculé vers l’avant, les fesses effleurant les talons, le poids du corps parfaitement réparti sur la plante des pieds et les orteils ; puis la maîtrise du souffle, un temps de silence entre l’inspiration, ample, profonde, et l’expiration, mesurée, prolongée ; puis l’assèchement progressif du torrent de pensées qui jaillissaient, tumultueuses, insaisissables, de cette faille permanente entre l’être et la représentation de l’être, entre le temps réel et le temps subjectif…
L’Alma des jours précédents aurait dérivé pendant des heures sur le courant, immergée dans ses chimères, se berçant de passés illusoires, s’inventant des avenirs glorieux. Mais, en la circonstance, elle resta vigilante, attentive aux manœuvres sournoises de son mental, elle refusa d’entrer dans la ronde familière, elle laissa s’évanouir les sensations, les émotions qui prenaient l’apparence d’un visage, d’une voix, d’une odeur, d’une saveur, elle se concentra sur les gargouillements, les frémissements, les sifflements de l’eau, sur les craquements et les grondements de la terre… Elle corrigea à plusieurs reprises sa porte-du-présent qui, c’était chez elle une habitude, avait tendance à s’affaisser sur le côté gauche, se surprit à trouver du confort à cette posture tant haïe au début de son noviciat. Elle fut immédiatement assaillie par les souvenirs pénibles des premiers mois dans l’enceinte de Chaudeterre : raideurs dans les membres, dans les os, faim, soif, froid, chaud, désespoir, colère, envie de suicide… Son mental utilisait à la perfection cette tendance à la complaisance, à l’apitoiement sur soi-même. Elle se reprit, repoussa énergiquement la tentation de retrouver ses univers familiers, revint aux principes de base de la recherche d’éveil : posture, inspiration, silence, expiration, silence, inspiration, silence…
Alma sut, lorsqu’elle émergea de sa séance d’éveil au présent, qu’elle n’était pas prête à subir l’épreuve du Qval. Ulcérée, elle refusa d’admettre son échec. Elle se releva, se dirigea d’une allure résolue vers le bassin, se glissa entre les rochers aux arêtes tranchantes, dévala un escalier naturel, pénétra dans l’eau jusqu’aux chevilles.
Elle eut l’impression que l’eau lui dénudait les pieds jusqu’aux tendons, jusqu’aux os. Elle poussa un hurlement, recula, s’affaissa lourdement sur le rebord du bassin. Des gouttes brûlantes lui cinglèrent le ventre, la poitrine et le visage. Un feu dévorant montait de ses pieds ébouillantés, se ramifiait dans ses jambes, dans son bassin, dans sa poitrine. Elle voulut s’éloigner de l’eau, de ce bain de vapeur qui jetait encore du feu sur ses brûlures, elle en fut incapable, terrassée par la souffrance, vidée de ses forces. Alors elle songea que l’orgueil de sa mère… que son orgueil l’avait condamnée à mourir. Elle n’eut même pas envie de pleurer. Un océan de médiocrité ne valait pas une larme. Elle eut vaguement conscience que l’un de ses pieds trempait encore dans l’impitoyable bassin du Qval, mais l’idée ne l’effleura pas de l’en retirer.
Cette couleur indéfinissable, entre ocre et gris, lui rappelait quelque chose. Son œil entrouvert la fixait depuis un bon moment déjà, mais elle restait incapable de l’associer à une idée ou à un souvenir précis. De même, elle ne parvenait pas encore à déterminer si la douleur qui venait d’en bas – du moins c’est ainsi qu’elle la localisait, en bas par rapport à son œil, par rapport à la tache ocre gris – lui appartenait ou concernait quelqu’un d’autre. Elle devina qu’on bougeait au-dessus d’elle, sensation de déplacement, de frôlement, et des bruits lui parvenaient qui évoquaient le murmure d’une source.
L’eau…
Sa mémoire lui revint avec une telle brutalité qu’elle eut le réflexe de lancer sa jambe en l’air pour sortir enfin son pied du bassin bouillant. Elle vit le drap du dessus se soulever comme une voile gonflée par le vent et deux formes sombres se reculer avec précipitation. La situation lui apparut en une fraction de seconde, comme dans un rêve : les murs ocre et la lumière grise de sa cellule ; la présence des deux djemales, Qval Frana, la responsable de l’ordre, Qval Anzell, la belladore ; ses brûlures, les preuves accablantes de son échec.
Le choc de sa jambe retombant sur le matelas lui enflamma le pied et lui arracha un cri. Qval Anzell la saisit par les bras et pesa sur elle de tout son poids pour l’empêcher de gigoter.
« Calme-toi, petite sotte ! gronda la guérisseuse, une femme dont la corpulence – épaules larges, tronc massif, cou épais, bras puissants – lui donnait l’allure d’un homme, voire d’un yonk selon des sœurs moins indulgentes.
— Doucement, intervint Qval Frana. Vous allez l’achever si vous continuez à la rudoyer de la sorte… »
Qval Anzell tourna la tête vers sa supérieure avec la vivacité d’un furve. Ses cheveux noirs et soyeux, sa seule concession à la féminité, masquèrent un instant ses yeux noirs furibonds et ses traits forts, taillés au couteau de corne.
« Depuis combien de temps n’était-ce pas arrivé ? Trente, quarante ans ? Il faut au contraire la réveiller, cette idiote, la ramener à coups de pied aux fesses dans le monde réel ! »
Qval Frana haussa les épaules, s’assit sur le bord du lit et se pencha à son tour sur Alma. L’odeur aigre de sa robe de laine végétale masqua en partie les relents de terre humide qui imprégnaient l’air confiné de la cellule. Un sourire éclaira le foisonnement de rides qui craquelaient son visage. Sa peau cuivrée, comme recuite par Jael – alors qu’elle ne sortait pratiquement jamais des bâtiments de Chaudeterre –, jurait avec ses cheveux blancs coupés court et ses yeux d’un bleu dilué, presque enfui. Elle avait sans doute, et depuis longtemps, dépassé les deux cents ans. De la main, elle ordonna à Qval Anzell de s’éloigner et posa sur Alma un regard bienveillant.
« Est-ce que tu te sens mieux ? »
La novice répondit d’un clignement de cils.
« Le plus dur est passé, reprit la vieille femme. Nous avons bien cru te perdre. Cela fait cinq jours que Qval Anzell se bat pour te ramener à la vie. »
Alma leva les yeux sur la guérisseuse qui se tenait près de la tenture de l’entrée, les bras croisés, l’air renfrogné, la robe chiffonnée, constellée de taches. Qval Anzell enseignait ses secrets aux djemales qui souhaitaient se consacrer au sacerdoce des belladores, à l’art de la guérison. Il était rare qu’elle s’occupât personnellement d’une malade, et Alma, même si elle répugnait à se frotter à son caractère épineux, lui en fut reconnaissante.
« Ton pied droit, celui que tu es parvenue à retirer de l’eau, ne gardera aucune séquelle de ton séjour dans la grotte. Ton pied gauche, en revanche… »
Qval Frana marqua un temps de pause pendant lequel, du dos de la main, elle caressa tendrement la joue d’Alma. Un geste inattendu de sa part, un geste de mère, elle qui avait cheminé toute son existence sur le sentier que les djemales, selon leur humeur du moment, appelaient « stérile », « aride », « ardent », « pur », « neutre » ou « vrai ».
« Nous ne sommes pas contraintes de l’amputer, rassure-toi, ajouta la vieille femme. Cependant, il ne récupérera ni sa forme initiale ni sa souplesse. Qval Anzell pense que tu pourras remarcher normalement mais que tu te fatigueras vite. De toute façon, nous ne sommes pas des marcheuses, à Chaudeterre. La plus longue distance que nous sommes amenées à parcourir, c’est celle qui mène de la cellule au jardin, au verger et aux salles communes ! »
Les paroles de Qval Frana cessèrent tout à coup d’être des sons vides de sens dans l’esprit d’Alma.
« Je ne pense pas que tu souhaites grossir les rangs de nos sœurs séculières, n’est-ce pas ? »
Alma secoua lentement la tête dans un froissement d’oreiller qui résonna à l’intérieur de son crâne avec la force d’une averse de cristaux de glace. C’est alors seulement qu’elle remarqua la présence des multiples petits pansements collés sur ses cuisses, son ventre, sa poitrine et son visage.
« Ton handicap n’aura donc que des conséquences mineures sur ton existence. Et pour cela, tu dois être reconnaissante au présent, à l’éternel, à l’ordre invisible d’Ellula. Et à Qval Anzell, bien entendu…
— Je n’attends aucune gratitude de qui que ce soit ! protesta la belladore. Est-ce que le présent s’embarrasse de ce genre de considération ?
— Si vous n’avez pas besoin de recevoir de la reconnaissance, Qval Anzell, admettez que les autres, celles que vous avez soignées ou formées, puissent ressentir le besoin de vous la signifier.
— Qu’elles la signifient en ce cas, mais pas devant moi ! Je ne suis ni meilleure ni pire qu’elles, je ne fais que suivre mon chemin. Accomplir mon temps. Et parfois le chemin est dur et le temps long ! »
Les deux femmes gardèrent pendant quelques instants un silence maussade, comme renvoyées à leurs blessures intimes. Alma exploita ce moment de répit pour recouvrer son intégrité, pour renouer avec cette expérience à la fois si simple et si complexe d’être un esprit localisé dans un corps. Elle ressentit non seulement les brûlures profondes à ses pieds mais celles, plus bénignes, semées par les gouttes bouillantes sur sa peau. Il y avait une part d’elle qui se réjouissait de revenir à la vie et l’autre qui regrettait de ne pas être morte. Elle attendit que Qval Frana pose à nouveau les yeux sur elle pour entrouvrir la bouche et poser la question qui la tracassait. La vieille femme l’encouragea du regard et, le front plissé, essaya de saisir quelques mots dans le gargouillement inaudible qui sortit de sa gorge.
Alma recommença en s’appliquant à détacher ses syllabes.
« J’ai é-chou-é… é-chou-é… Je suis… je suis ren-vo-yée de l’or-dre, n’est-ce pas ? »
Elle éprouva la même déception qu’au sortir de sa séance d’éveil dans la grotte, la même colère, la même détresse, la même humiliation, le même dégoût d’elle-même… Qval Frana eut un hochement de tête qui exprimait à la fois la compassion et la réprobation.
« Je n’ai plus rien à faire ici, dit Qval Anzell en écartant la tenture. Mes assistantes viendront deux fois par jour étaler les onguents et renouveler les pansements. Je dois retourner à mes élèves. Je les ai négligées depuis trop longtemps. »
Elle s’éclipsa sans attendre la réponse de sa supérieure. Qval Frana se leva et s’approcha de la petite lucarne de la pièce, qui, donnant sur un autre couloir, ne captait qu’une lumière morne, sale.
« L’épreuve du Qval est symbolique, pas réelle, dit-elle d’une voix sourde. Quel intérêt, sainte Djema, oui, quel intérêt aurions-nous à nous plonger dans ce bassin ? À mesurer notre éveil, notre conscience du présent ? Est-il vraiment besoin de risquer sa vie pour évaluer un état qui, par définition, n’est pas quantifiable ? Qval Djema elle-même s’est-elle réellement immergée dans le Qval, dans l’eau bouillante de la cuve du vaisseau ? Ou a-t-elle seulement ouvert une porte spirituelle qui nous permette de la rejoindre par la prière, par l’esprit ? »
La vieille femme se retourna et dévisagea Alma avec froideur, avec sévérité. Elle n’était plus l’aînée inquiète désormais, la mère de substitution, mais la responsable du conventuel, de l’enseignement, l’héritière de Qval Djema.
« Ce que je cherche à te dire, jeune présomptueuse, c’est que tu as pris à la lettre ce qui n’était qu’un rituel symbolique.
— Mais les au-tres… les au-tres…
— Tes compagnes de noviciat ? Pas une d’entre elles n’aurait eu l’idée saugrenue de tremper ne serait-ce qu’un doigt dans ce bassin ! Elles se sont simplement retirées dans la solennité de la grotte pour abandonner leur robe de novice et revêtir l’habit de djemale. Pour rejoindre Qval Djema de l’autre côté de la porte symbolique. Et j’étais persuadée que tu en ferais autant. J’étais à mille lieues de supposer que…
— Mais… mais Qval Dje-ma, elle a un jour dis-pa-ru dans le bas-sin… »
Qval Frana revint s’asseoir sur le bord du lit et prit les mains d’Alma dans les siennes. À nouveau, l’odeur aigre qui s’échappait de la robe sombre de la vieille femme frappa la novice.
« Tes instructrices ne t’ont donc rien enseigné ? Elles ne t’ont pas appris à reconnaître le langage des signes, des symboles ? »
Si, bien sûr, et certaines d’entre elles avaient insisté sur l’aspect allégorique de l’histoire de Djema, de l’aventure des passagers de l’Estérion, mais Alma s’était emparée des images et des mythes comme d’autant de réalités, comme d’autant de bornes sur son chemin de reconquête.
« Elles ne sont pas res-pon-sa-bles… Je ne les ai pas… é-coutées… »
Qval Frana se leva, se dirigea vers la sortie de la cellule et écarta la tenture.
« Tu as besoin de repos. Quand tu seras remise, je t’emmènerai à nouveau dans la grotte. Et là, tu diras adieu à tes rêves de novice, Alma, tu deviendras une djemale, une femme engagée sur le chemin de la connaissance. Je te crois faite pour la vie de recluse. Pour le quatrième sentier. Le plus exigeant, le plus exaltant de tous. »
Longtemps après que Qval Frana eut quitté la cellule, Alma eut l’impression de flotter entre les éclats de son rêve brisé. Elle ne pourrait jamais prendre sa revanche sur son passé. En l’expédiant à Chaudeterre, sa mère s’était arrangée pour la dépouiller de tout, même de ses rêves. Elle qui avait toujours répugné à verser des larmes, elle pleura silencieusement, longuement. Elle en ressentit du soulagement, du bien-être même, et finit par s’endormir.