CHAPITRE XVI CRISTAUX DE GLACE

Chères amies,

Nous avons perdu un grand nombre de soldats hier au domaine de Sigille (deux cent trente et un pour être horriblement précise), mais je ne considère pas cette hécatombe comme une défaite. Beaucoup d’ennemis ont également mordu la poussière (cent quatre-vingt-dix-sept ont été dénombrés sur le champ de bataille, cette comptabilité a vraiment quelque chose de lugubre) et les couilles-à-masques savent désormais qu’ils trouveront une opposition virulente chaque fois qu’il leur prendra l’envie d’attaquer un de nos domaines.

Que de surprises, n’est-ce pas, quand on retire les masques des morts et qu’on découvre les visages de nos terribles adversaires ! Ici on reconnaît le constant d’une mère appartenant au cénacle prestigieux de Cent-Sources, là les fils d’une mathelle voisine à qui on a offert, enfants, des fruits séchés et des gâteaux de manne, là encore ses propres neveux, cousins ou amants d’un soir. Ces hommes vivaient sur nos terres, mangeaient à notre table, dormaient sous notre toit, parfois même dans nos lits, ces hommes nous souriaient le matin au réveil, nous parlaient avec gentillesse, nous regardaient avec les yeux de l’affection, nous chahutaient, nous embrassaient, nous caressaient, nous pénétraient, ces hommes jouaient les partenaires exemplaires pendant que la nuit, à l’heure de Maran, revêtus du masque et de la craine, ils se livraient à toutes sortes de complots et de crimes contre nous. Nous avons réchauffé des amayas dans notre sein, nous avons nourri, bercé et cajolé ceux qui allaient s’instituer nos bourreaux, et il faudra qu’un jour, si Ellula nous aide à nous sortir de cette crise, nous cherchions à comprendre les causes profondes de leur comportement, nous déterrions les racines empoisonnées. Que nous déterminions, mes sœurs, quelle est notre part dans cette trahison des rêves de nos ancêtres, dans l’évolution brutale de notre nouveau monde.

Demandons-nous, par exemple, s’il n’y a pas de rapport entre ce déferlement de violence et la décision prise par l’assemblée des mathelles il y a de cela plus de cent cinquante ans d’exterminer, je dis bien exterminer, les ventresecs des plaines. Je tiens cette histoire d’un vieux chasseur venu s’échouer au domaine ; un soir qu’il avait abusé de l’alcool de manne, il nous a raconté les horreurs commises au nom des mères sur les immensités sauvages du Triangle. Les mathelles jugeaient en effet que la prolifération des errants risquait de ralentir voire d’empêcher à terme l’extension des domaines. Elles pensaient à leurs filles en menant cette réflexion, elles souhaitaient que leurs descendantes aient un jour la possibilité, comme elles-mêmes, de fonder leur propre mathelle. Que les chères issues de leur chair ne restent pas toute leur vie des permanentes, des servantes, des inférieures. Mais vous connaissez toutes ce désir, n’est-ce pas ? Nous avons tendance à projeter nos idéaux dans nos enfants, surtout dans nos filles ; cette volonté de perpétuer les rêves à travers les gènes, à travers le temps, relève de l’éternelle tragédie humaine.

Oh, les mathelles ne se sont pas salies elles-mêmes les mains dans l’exécution de cette sentence, elles ont prié les cercles de chasse de se charger de la tâche. Les chefs des cercles ne demandaient pas mieux que d’obtempérer : c’était pour eux, les orgueilleux lakchas, le moyen rêvé d’exercer une emprise ultérieure sur les reines des domaines et, surtout, cela leur permettait d’éliminer ceux qu’ils considèrent comme leurs rivaux sur le continent du Triangle. Les lakchas se sont tellement identifiés à ces étendues sans fin qu’ils s’en croient les propriétaires et qu’ils voient d’un très mauvais œil le développement d’une « civilisation errante » sur leurs terrains de chasse.

Il semble qu’il y ait un rapport étroit entre les chasseurs et les couilles-à-masques, que l’organisation des protecteurs des sentiers se soit développée sur les cercles existants. Il serait intéressant, en vue d’approfondir l’examen que j’évoquais plus haut, d’étudier l’histoire des frères de Maran, de cerner la personnalité de leur(s) fondateur(s). Sans doute y trouverions-nous des éléments susceptibles de nous éclairer. Je vous avoue cependant que je ne sais pas très bien par quel bout entamer ce genre de recherches. Si l’une de vous a la moindre idée, qu’elle me la soumette, mieux, qu’elle remonte elle-même la piste et nous fasse part à toutes de ses découvertes. Nous mènerons de la sorte les deux actions simultanément, l’une sur le front de la guerre, l’autre dans les arcanes de l’histoire. Puissent ce présent et ce passé complémentaires déboucher sur cet avenir radieux que nous espérons toutes (et tous, les avenirs, radieux ou non, ne sont pas réservés aux femmes) !

En attendant, je vous recommande la vigilance. Nous avons besoin d’environ deux heures pour rassembler notre armée, prêtons donc une extrême attention aux sonneries de nos guetteurs. Encore heureux que nos adversaires se croient obligés d’enfiler ces masques et ces robes ridicules ! On les repère, ces idiots, des lieues à la ronde ! Leur entêtement à revêtir l’anonymat de leur uniforme les prive de tout effet de surprise. Encore heureux que la crainte des umbres nous ménage des moments de répit. Encore heureux que nous soyons en fin de saison sèche, que nos silos regorgent de manne, de fruits et de laine végétale. Si la viande, les peaux et la corne viennent à manquer, il nous reste toujours la possibilité d’abattre nos yonks domestiques.

Nous sommes épuisées, nerveusement et physiquement, mais essayons de tenir jusqu’à l’amaya de glace : en gelant le conflit, il nous permettra de reprendre nos forces, de panser nos blessures, de nous consacrer à nos deuils, de nous réorganiser, de recruter de nouvelles alliées, d’étoffer notre armée. Patience, les premières pluies froides sont tombées, et l’arrivée des averses de cristaux de glace n’est plus qu’une question de semaines, voire de jours.

Je n’ai pas reçu de nouvelles de Chaudeterre, et je crains, je crains que ce silence ne soit synonyme d’une fin tragique pour mes anciennes sœurs. Il ne sert à rien d’expédier nos troupes au conventuel, elles n’y trouveraient que des cadavres. Pleurons nos mortes et nos morts, défendons avec acharnement les vivants. Chaudeterre se repeuplera lorsque tout sera rentré dans l’ordre, et je ne parle pas seulement de la disparition des couilles-à-masques.

Il me reste à vous embrasser jusqu’à la prochaine réunion, au même endroit, à la même heure. À moins, bien entendu, que les averses de cristaux consignent chacune dans son mathelle et retardent nos retrouvailles jusqu’au sortir de l’amaya de glace. Si tel est le cas, je souhaite à toutes du repos, de la paix, de la consolation et de l’amour dans la chaleur du foyer.

Merilliam.


Fiévreux, torturé par la faim, la soif et la souffrance, Ankrel était désormais persuadé qu’il ne sortirait jamais de cette grotte, qu’elle deviendrait bientôt son tombeau. Le cadavre de sa monture gisait dans la pénombre quelques pas plus loin.

Elle avait amorti la chute de son cavalier avant de rebondir sur le sol comme une vulgaire pomme de jaule, de rouler sur elle-même et de heurter le pied d’une paroi. Ankrel, lui, avait perdu connaissance. Réveillé par des élancements atroces dans sa jambe droite, étendu sur une surface rugueuse inconfortable, il avait voulu changer de position, mais la douleur s’était accentuée, et il lui avait semblé entendre un craquement sinistre. Il avait envoyé sa main en reconnaissance et découvert, au-dessous du genou, sa peau transpercée par les esquilles des os brisés. Puis, quand il s’était accoutumé à la très faible lumière qui baignait l’excavation, il avait vu les pointes osseuses se dresser, telles des aiguilles de montagnes miniatures, au-dessus d’une bouillie de chair et de sang, il avait vu l’angle que faisaient son tibia et son fémur, il avait pris peur, il avait pensé qu’il ne pourrait plus jamais marcher, courir, parcourir le sentier des lakchas, il avait pleuré, il avait essayé de réparer ce membre et ses rêves en miettes, mais la douleur l’avait happé comme une gueule gigantesque, immonde, et l’avait broyé jusqu’à ce qu’il s’effondre sur le dos et perde à nouveau connaissance.

Depuis, il avait alterné les périodes de réveil en sursaut, de lucidité et de délire fiévreux, mais il ne pouvait toujours pas bouger, pas même la tête ou la main, chaque mouvement réveillant le monstre de douleur qui somnolait entre deux attaques. Bien qu’ayant perdu toute notion de temps, il avait déduit, à la baisse sensible de la luminosité déjà maladive, que la nuit n’allait pas tarder à tomber, qu’il avait déjà passé un après-midi entier dans cette excavation. Il aurait sans doute mieux valu être enlevé par les umbres plutôt que de subir une lente agonie dans une faille anonyme et infernale du nouveau monde. Les prédateurs volants ne faisaient qu’une bouchée de leurs proies, ne leur laissaient donc pas le temps de souffrir, tandis que sa blessure se conjuguerait à la faim et la soif pour entretenir son calvaire pendant des heures. Il n’avait même pas la possibilité de mettre fin à ses tourments, son poignard s’était échappé de son étui pendant sa chute.

Il se demandait régulièrement ce qu’étaient devenus Jozeo et les autres. Les umbres avaient-ils fondu sur eux, la terre s’était-elle ouverte sous les sabots de leurs montures ou bien avaient-ils trouvé un autre moyen d’échapper aux prédateurs volants ?

Quelle idée prétentieuse et stupide de croire qu’on pouvait traquer les umbres comme de vulgaires yonks ! Leur mode de déplacement, leur vitesse d’exécution, leur mystère leur donnaient un énorme avantage sur les chasseurs et leurs montures cloués au sol comme de vulgaires nanziers. Comment un lakcha de l’expérience de Jozeo s’était-il laissé embringuer dans une expédition aussi absurde, vouée à l’échec avant même son départ ? Le cercle ultime des protecteurs des sentiers exerçait-il une telle influence sur ses adeptes qu’il leur retirait toute discrimination, toute personnalité ?

Et lui, en avait-il eu, de la discrimination, de la personnalité, lorsqu’il avait violé cette fille dans la grange ? Ils l’avaient piégé, comme Jozeo, comme les autres, ils l’avaient poussé à la faute, ils l’avaient marqué de leur sceau, ils lui avaient retiré tout espoir de mener une existence ordinaire. La seule façon de se libérer de leur satané pacte, c’était la mort, l’intervention de ces chanes qui le cernaient déjà dans les ténèbres et dont il percevait le souffle, les chuchotements, les froissements, les craquements.

Ils hurlaient maintenant son nom, le jaune flamboyant de leurs yeux ricochait sur les dentelles rocheuses, leurs squelettes s’allongeaient démesurément et se désarticulaient sur les aspérités, sur les reliefs, leurs voix déchiraient l’obscurité, leurs visages grimaçants se penchaient sur lui, leurs bras se tendaient vers lui, le soulevaient, l’emportaient.

La douleur à nouveau, avide, cruelle, intolérable.

La nuit, noire. Si noire.

Il rouvrit les yeux, eut besoin d’un peu de temps pour reconnaître au-dessus de lui le visage souriant de Jozeo. La lumière du jour s’infiltrait en rayons étriqués par une ouverture verticale, éclaboussait le sol et les parois de flaques étincelantes. Une odeur familière de yonk dominait les relents de moisissure, de bois brûlé et de viande grillée. Des bruits étranges troublaient régulièrement le silence de la grotte. Allongé sur un épais matelas d’herbes et de feuilles, il se sentait fébrile, faible, mais la douleur à sa jambe, maintenue par une attelle de bois et posée sur des chiffons roulés en boule, s’était assourdie. On lui avait retiré ses vêtements et étalé une couverture de laine végétale sur le corps.

« Tu ne t’en es pas si mal tiré, petit frère, déclara Jozeo. Neuf d’entre nous ont été emportés par les umbres, et tu es toujours en vie. Ta jambe est amochée, mais elle s’en remettra très vite. Grâce à notre invitée… »

Il désigna d’un coup de menton une jeune femme aux cheveux bruns et vêtue d’une robe claire, assise sur un rocher dans un recoin d’obscurité. Elle serrait contre elle une forme gigotante qui, il fallut quelques instants à Ankrel pour s’en rendre compte, était un nourrisson. Elle lui donnait le sein, et c’était d’eux que venaient ces bruits étranges de succion qu’il n’avait pas réussi à identifier quelques instants plus tôt.

« Une foutue ventresec, reprit Jozeo. Elle est venue accoucher dans cette grotte pendant que nous battions la plaine. Elle était toujours là quand nous sommes revenus, trop faible pour s’enfuir. Elle n’avait pas encore coupé le cordon. Comme je sais que les errants sont tous plus ou moins sorciers, je lui ai proposé le marché suivant : ou elle soignait ta jambe, ou j’égorgeais son enfant. Nous avons coupé le cordon et gardé le nouveau-né avec nous pendant qu’elle partait chercher des herbes. Elle n’a pas perdu de temps, crois-moi ! Elle a mâché les herbes pendant un bon moment, elle les a étalées sur la plaie, puis elle a remis tes os en place avant d’installer une attelle. Elle prétend que ta jambe sera complètement guérie dans deux jours. »

Jozeo se pencha sur Ankrel et ajouta à voix basse : « Elle a intérêt parce que, si ce n’est pas le cas, elle aura le temps de souffrir avant de mourir. Si elle a dit vrai, je la remercierai en la tuant d’un seul coup, et avant son gosse. Mais je ne t’ai pas demandé encore comment tu te sentais…

— Mieux », souffla Ankrel.

Il baissa les paupières pour dissimuler ses larmes. Comme il aurait aimé se réveiller dans l’au-delà en cet instant, loin des hommes, de leurs rumeurs, de leurs fureurs ! Comme il aurait aimé s’effacer dans le vide, dans l’oubli définitif, dans le silence éternel !

« C’est grâce à cette grotte que nous avons pu échapper aux umbres, poursuivit Jozeo. Maran n’abandonne jamais ses fils. Enfin, il avait sûrement ses raisons d’en rappeler neuf à lui. Je pensais que tu étais aussi parti le rejoindre et je m’en désolais, mais, quand nous avons décidé de récupérer les yonks dispersés, nous avons aperçu cette faille, nous avons vu qu’elle ne s’était pas ouverte depuis bien longtemps, je suis descendu avec Mazrel, nous avons entendu tes gémissements et nous t’avons trouvé juste avant la tombée de la nuit, avec ta fichue jambe pliée en deux. On n’aurait pas su quoi faire de toi si on n’avait pas coincé cette sorcière de ventresec dans la grotte. Tu es un fils béni de Maran, Ankrel. »

Le fils béni de Maran ne put empêcher les larmes de rouler sur ses joues, mais Jozeo, compatissant, prit pour un excès de fatigue ce qui était une horreur muette, un dégoût profond de la vie.

« Tu dois avoir faim et soif après toutes ces heures passées dans cette satanée faille. »

Joignant le geste à la parole, Jozeo tendit au blessé un morceau de viande fumée et un bouchon de gourde qui, renversé, faisait office de gobelet. Ankrel prit d’abord le bouchon et en vida le contenu dans sa bouche. Malgré sa saveur prononcée de vieux cuir, l’eau le désaltéra et chassa de sa gorge le goût sous-jacent, persistant, d’amertume. Les autres lakchas l’encourageaient d’un sourire, d’un signe, d’un mouvement de tête. Leurs visages rudes, burinés, soulignés par la lumière oblique et dorée de Jael, incarnaient en cet instant la fraternité et, il fallait bien en convenir, une certaine forme de noblesse. La face ronde et pâle de la ventresec paraissait fade, éteinte en comparaison, comme un satellite nocturne égaré dans une assemblée d’astres du jour.

Le goût fort de la viande fumée de yonk acheva de sortir Ankrel de son humeur sombre. Après tout, qu’importait le passé, qu’importaient les remords et les pactes, il était en vie, en vie, rien d’autre ne comptait, il pouvait entendre, toucher, voir, sentir, goûter, jouir de l’air, de l’eau, de la nourriture, de la chaleur, du froid, du contact de la couverture sur sa peau nue, du corps des femmes à l’occasion. Le destin l’avait conduit chez les fils de Maran et l’avait empêché de partir sur le chemin des chanes, soit ! Que s’envolent donc ces scrupules obsédants, épuisants ! Qu’il devienne un couilles-à-masque, un serviteur de la nuit, un fossoyeur du nouveau monde ! Puisqu’il n’a pas le choix, puisqu’il ne l’a jamais eu, qu’il s’engage avec ferveur sur les traces de l’enfant-dieu de l’arche et qu’il cesse de se lamenter sur son sort ou sur le sort de ceux qu’il sera amenés à sacrifier !

Jozeo le regarda un petit moment dévorer son morceau de viande avant d’éclater de rire.

« On dirait que tu es définitivement revenu à la vie, petit frère ! »

« Tu m’avais promis de me raconter la vie du premier disciple de Maran, dit Ankrel. Puisqu’on est bloqués dans cette grotte à cause de moi, autant que tu le fasses maintenant. Après, nous n’aurons peut-être plus le temps. »

Les onze lakchas s’étaient assis dans les herbes ployées par un vent froid chargé d’humidité, laissant la ventresec et son enfant seuls dans la grotte. Les dix-neuf yonks attachés aux rochers broutaient quelques pas plus loin, levaient de temps à autre un regard inquiet sur les nuages noirs qui filaient comme des voleurs au-dessus des collines. Les chasseurs craignaient désormais les averses de cristaux de glace, qui, lorsqu’elles étaient soutenues, pouvaient réduire les hommes et les animaux en charpie.

Ennuyé de retarder le groupe, Ankrel leur avait offert de se remettre en route sans attendre la rémission complète de sa fracture. Ils n’avaient pas accepté sa proposition : ils ne bougeraient pas tant que la sorcière ventresec n’aurait pas confirmé que ses os étaient définitivement ressoudés.

« Pas seulement parce qu’on t’aime bien, Ankrel, avait précisé Jozeo, mais parce que nous ne sommes plus que onze et que nous avons besoin de tous les talents. »

Ils avaient également retrouvé son poignard au fond de la faille. Une profonde émotion s’était emparée de lui lorsqu’il avait refermé la main sur le manche concave : c’était avec lui qu’il avait tué ses trois premiers yonks, avec lui qu’il avait connu ses premières vraies sensations de chasseur et d’homme.

« Ça m’intéresse aussi, intervint Mazrel. Je suis devenu le partisan d’un homme dont personne ne m’a jamais vraiment raconté l’histoire. Comment ça se fait que tu la connaisses, toi ?

— Je suis curieux de nature, répondit Jozeo. J’ai demandé à plusieurs anciens et j’ai recoupé leurs versions. J’ai même, c’est dire, consulté la vieille confermée qui m’a appris à lire et à écrire. Un vrai puits de science. Elle en savait davantage sur lui que ses propres frères !

— Et qu’est-ce qu’elle savait ? »

Jozeo se releva et s’avança au centre du petit cercle qui s’était spontanément formé autour de lui.

« Elle ne l’aimait pas. Pas plus que les confermées de Chaudeterre ne nous aiment. Enfin, il ne doit pas rester grand-chose de leur satané conventuel à l’heure actuelle ! Difficile de démêler le vrai du faux dans ses paroles. La part de calomnies, la part de légendes, la part de réalité. Personne n’est plus sûr de rien à vrai dire, pas même les membres du cercle ultime. Il n’était pas un lakcha de chasse, ça, c’est à peu près sûr. Pas vieux non plus, toutes les versions concordent sur ce point. On sait aussi qu’il a disparu un très long temps et que, lorsqu’il est revenu, il a commencé à rechercher et à éteindre les lignées maudites. Les uns disent qu’il a rencontré Maran en personne dans l’arche des origines, d’autres qu’il a seulement reçu des visions, d’autres encore qu’il a découvert les rouleaux où étaient consignés les enseignements de l’enfant-dieu.

— Et toi, qu’est-ce que tu crois ? demanda Mazrel.

— C’est ce que tu crois, toi, qui est important ! dit Jozeo. On n’aura jamais la possibilité de connaître la vérité, il faut donc choisir une vérité à son goût, à son image. La meilleure est celle qui permet d’accomplir sans faiblesse les volontés de Maran.

— Pourquoi les masques, les robes ? lança Ankrel.

— Les masques représentent l’intransigeance, l’inflexibilité du bois et de l’esprit, la robe symbolise la soumission, l’égalité devant la règle. En revêtant l’uniforme, nous cessons d’être des individus pour nous relier au grand corps de Maran, nous devenons une phalange unie, indivisible.

— Les gens disent plutôt que c’est pour nous planquer, fit observer un chasseur aux cheveux roux et grossièrement taillés au couteau de corne. Que nous avons honte de ce que nous sommes, de ce que nous faisons.

— Les gens ? Les mathelles, les confermées de Chaudeterre, ce sont elles qui colportent toutes ces saloperies sur nous ! Elles ont divisé pour régner, elles ont vécu pendant des siècles dans l’unique obsession de consolider leur pouvoir, elles nous craignent comme les umbres parce que nous avons décidé de prendre notre part d’héritage, que leur temps est bientôt révolu. Le premier disciple a défriché le sentier de Maran, l’enfant-dieu qui permit aux passagers de l’arche de survivre et que, pourtant, leurs descendants ont rejeté dans l’oubli.

— Ils lui ont tout de même donné le nom d’un satellite, cria un lakcha.

— Ils ont cru se débarrasser de lui en le reléguant dans le monde des ténèbres, et c’est précisément pour faire à nouveau resplendir sa gloire, sa lumière, que nous le servons. Elles, les confermées, les fentes cousues, elles se moquent de nous, elles nous appellent les couilles-à-masques, mais elles n’ont pas idée de la toute-puissance offerte par le masque et la craine. Ce ne sont pas de simples pièces d’étoffe ou de bois, ils sont emplis de la vigueur de Maran, de la vigueur de l’ensemble des protecteurs des sentiers, les vivants et les morts. »

Ankrel se souvint de l’ivresse, de la sauvagerie qui s’étaient emparées de lui au moment de revêtir le masque et la robe. Ils lui avaient conféré cette toute-puissance dont parlait Jozeo, ils l’avaient relié à un grand corps invisible, omniprésent, dont il était devenu l’un des multiples bras. Ce n’était pas l’individu Ankrel qui avait violé la fille dans la grange, mais Maran à travers Ankrel, Maran qui l’avait marquée de son sceau, Maran qui l’avait visitée, purifiée, préparée à la vie éternelle. Ankrel n’avait pas eu le temps de se tailler un masque dans un bloc d’écorce ni de se confectionner une robe avec le fil de craine, mais il se promit de s’en occuper à la première occasion, parce que chaque nouveau masque, chaque nouvelle robe renforçaient la cohésion et la détermination des protecteurs des sentiers.

« Les confermées et les mathelles croient que nous sommes des fous sanguinaires, poursuivit Jozeo avec ce regard exorbité et brillant dont Ankrel avait eu un premier aperçu au domaine de Velaria. Mais elles ne voient pas dans quels sentiers se sont fourvoyés les fils et les filles de l’Estérion, elles ne voient pas que les lignées maudites conduisent notre peuple à la dégénérescence et, à terme, à la disparition, elles refusent de comprendre que le nouveau monde a maintenant besoin de purificateurs, de gardiens, de protecteurs. Le premier disciple est venu nous révéler le danger, nous montrer le sentier, il mérite à jamais notre reconnaissance et notre admiration.

— Il s’appelait comment ? demanda Mazrel.

— Son nom est comme son histoire, il change selon les versions : pour les uns il est tout simplement le Premier, pour d’autres le Zèle incarné, pour d’autres l’Emmégis, pour d’autres le Maranite, et il en existe encore un certain nombre, plus ou moins compréhensibles. Donnez-lui le nom que vous voulez, celui qui correspond à vos envies, à vos besoins. Si vous l’appelez du fond du cœur, il vous entendra où que vous soyez. »

Le vent apporta une succession de tintements cristallins. Les chasseurs levèrent les yeux sur les nuages noirs et si bas qu’ils semblaient s’éventrer sur les courbes pourtant affaissées des collines. Des rideaux clairs et denses escamotaient les plaines dans le lointain.

« Une averse de cristaux ! cria Jozeo. Les yonks ! Il faut les rentrer ! »

Mais les grands herbivores renâclèrent au moment de franchir l’ouverture dont les bords étroits et coupants leur comprimaient et leur éraflaient les flancs. Il fallut, pour chacun d’entre eux, que deux chasseurs les tirent par les rênes pendant que trois autres les poussaient ou leur piquaient les membres postérieurs avec les lames de leurs poignards. Les premiers cristaux de glace, encore peu volumineux, encore semi-liquides, tombèrent alors qu’il restait sept yonks dehors. Les hommes se protégèrent en remontant leurs tuniques ou leurs vestes sur leurs têtes. Les légères contusions provoquées par le début de l’averse ne les empêchèrent pas de mettre à l’abri trois autres yonks. Puis les cristaux atteignirent rapidement le volume de pommes de jaule, devinrent aussi durs, aussi tranchants que des lames de corne, et les chasseurs durent se résigner à abandonner les trois dernières montures à leur sort. Les yonks, harcelés par les aiguilles qui se fichaient profondément dans leur cuir, ensanglantés, affolés, brisèrent leurs attaches et s’enfuirent au triple galop. Ankrel et les autres lakchas, massés dans l’entrée de la grotte, les virent s’effondrer l’un après l’autre sur un sol déjà revêtu d’une blancheur scintillante bientôt rougie de leur sang.

« Il arrive parfois que des troupeaux entiers se fassent piéger par ces satanées pluies de cristaux », grommela Jozeo.

L’averse s’était prolongée une grande partie de la nuit, et le silence s’était empli de tintements plus ou moins aigus, horripilants à la longue. Ils avaient rappelé à Ankrel les interminables journées dans la cuisine ou la chambre de la maison du domaine de Velaria. L’amaya de glace était une période pénible pour les enfants, pour tous ceux qui aimaient s’ébattre au grand air et qu’exaspéraient les atmosphères confinées. Certains y trouvaient leur compte, les permanents par exemple, qui goûtaient un repos bien mérité après avoir consacré des jours et des nuits aux moissons de manne tardive, les volages qui profitaient de l’occasion pour occuper plus longtemps la chambre d’une conquête, des femmes à qui cette claustration offrait l’occasion de se dédier à leurs constants, à un amant de passage ou à leurs enfants, les djemales séculières qui demeuraient dans le domaine où les avaient surprises les premières averses et qui en profitaient pour nouer des relations assez peu compatibles avec leur statut de sœurs de Chaudeterre, mais pour lui comme pour la plupart des enfants et des adolescents l’hivernage signifiait des semaines entières à supporter la proximité et les humeurs des adultes, des jours et des jours d’immobilité, d’attente, des heures et des heures à scruter un ciel désespérément noir et triste.

La plaine n’était plus qu’une immensité blanche dépourvue de reliefs. Les nuages clairs s’effilochaient sous les assauts rageurs du vent et dévoilaient des pans de ciel mauve. Le froid de la veille avait cédé la place à une douceur humide rassurante. Les cristaux du dessus avaient déjà fondu, les flaques s’élargissaient et atteignaient le sol par endroits, les herbes libérées redressaient leurs épis aux barbes agglutinées. Des cadavres des trois yonks fauchés par l’averse il ne restait plus que des squelettes où pendaient encore quelques pans de robe, quelques morceaux de chair.

Ils ne pourraient pas se remettre en chemin tant que la glace ne serait pas entièrement liquéfiée. Ankrel marchait normalement, n’était-ce une légère appréhension au moment de poser le pied au sol. La ventresec lui avait retiré son attelle et lui avait assuré que les os étaient maintenant ressoudés. Ses herbes mâchées avaient accompli des miracles. Les belladores djemales, pourtant réputées pour leur science et la qualité de leurs soins, n’auraient sûrement pas obtenu un résultat aussi spectaculaire en un temps aussi court.

« Il a pris de l’avance sur nous, dit Jozeo.

— Qui ? »

À peine avait-il posé la question que la réponse s’était imposée à Ankrel comme une évidence : l’homme qui avait tenté de délivrer la fille au sommet de la colline de l’Ellab, l’homme qui avait disparu au moment où les frères de Maran étaient sur le point de le capturer.

« Je croyais que nous allions chasser les umbres, murmura-t-il. Pas que nous poursuivions un homme.

— Les deux sont liés, dit Jozeo. Chasser les umbres, éteindre une lignée.

— Comment sais-tu qu’il s’est enfui dans cette direction ? »

Le lakcha frotta le dos de sa main sur ses joues hérissées d’une barbe courte et drue. Depuis plusieurs jours il avait cessé de se raser avec la lame de son poignard. De même il avait renoncé à se tresser les cheveux. Ce laisser-aller, peu dans ses habitudes, ne diminuait en rien la grandeur, la fierté qui se dégageait de lui, au contraire même l’accentuait par le simple jeu des contrastes.

« Je n’en sais rien, je l’espère. C’est notre direction de toute façon.

— Comment… comment a-t-il fait pour disparaître ? Il utilise la magie ?

— La magie ? Je ne crois pas. Mais j’ai une petite idée sur la question. Et le cercle ultime la partage.

— Quelle idée ?

— Tu le sauras plus tard, si nous le retrouvons.

— Si nous devons passer sur l’autre continent, comment traverserons-nous les grandes eaux orientales ? ».

Jozeo eut un sourire sibyllin.

« Tu en poses, des questions ! Tu es aussi curieux que je l’étais à ton âge. Ça fait plus de trois siècles que les lakchas de chasse utilisent le passage entre le Triangle et le deuxième continent. »

La surprise arrondit les yeux d’Ankrel.

« Un passage ? Pourquoi n’en ont-ils jamais parlé aux autres ?

— Il est parfois préférable de laisser les autres dans leur ignorance.

— Tu es déjà allé sur le deuxième continent ?

— C’est la première fois. Tout comme toi. C’est un honneur réservé à très peu d’entre nous, Ankrel. »

Jael fit sa réapparition et la chaleur augmenta brutalement de plusieurs dizaines de grades. Le manteau blanc de la plaine s’ajoura de plus en plus, révéla les dessous jaunes et désordonnés des herbes.

Les lakchas préparèrent les yonks, entassèrent les réserves de vivres dans les sacs, remplirent les gourdes aux dernières flaques. Les aiguilles immaculées de l’Agauer se découpaient avec netteté sur le fond mauve du ciel. Ils les estimèrent à deux jours de chevauchée, moins peut-être si le temps restait clair et leur permettait de progresser une partie de la nuit. D’autant que les cavaliers, au nombre de onze, disposaient de seize montures et pouvaient établir un roulement. Une fois les montagnes franchies, il leur faudrait encore deux jours pour atteindre les bords des grandes eaux orientales.

Jozeo tira son poignard de sa gaine.

« Je dois régler le sort de cette ventresec avant de… »

Ankrel l’interrompit d’un geste.

« Je m’en charge. C’est moi qu’elle a soigné, c’est à moi de la remercier. »

Jozeo sonda son vis-à-vis d’un regard perçant, puis hocha la tête avec un sourire entendu.

« Bon, mais fais vite. »

Ankrel lâcha la rêne de la femelle baie qu’on lui avait assignée pour monture et s’éclipsa dans la grotte.

Il en revint quelques instants plus tard, pâle, les traits tirés. Il répondit d’un clignement de paupières à l’interrogation muette de Jozeo, se jucha sur la yonkine puis, sans attendre le signal du départ, se lança au grand galop sur la plaine qui, à nouveau, rutilait sous les ors de Jael.

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