Lézel voulait que je le prenne tel qu’il était et non tel que je voulais qu’il fût. Il refusait de se donner à moi tant que je ne m’y serais pas engagée. Je me doutais que ses exigences cachaient un ou plusieurs terribles secrets, mais j’étais prête à tout pour aimer cet homme et me faire aimer de lui, et je lui ai promis de ne jamais le juger sur ses actes. Je me demande, près de cent vingt ans plus tard, s’il ne se servait pas de moi comme d’un simple alibi, s’il n’avait pas besoin de se faire accepter par une femme pour justifier l’horreur de son existence, pour racheter l’homme dans le monstre.
Il a consenti alors à ce que je lui fasse l’amour. Il n’a pris aucune initiative, c’est moi qui ai dû l’embrasser, le caresser, le dévêtir. Comme je n’avais jamais connu d’homme, je ne savais pas quoi faire de son sexe dont l’apparence et l’inertie m’ont d’abord déconcertée, puis j’ai compris que je devais l’apprivoiser, le cajoler, je l’ai pris dans mes mains, je l’ai vu grandir, grossir, se durcir, devenir cette lame orgueilleuse et noueuse qui allait me blesser douloureusement les premières fois, délicieusement par la suite.
Je me suis installée à califourchon sur lui, j’ai glissé son sexe dressé entre mes nymphes, je me suis empalée sur lui jusqu’à ce qu’il me fasse femme, ou plutôt que je me fasse femme en me servant de lui. Sa maîtrise n’étant pas supérieure à la mienne, j’ai présumé que c’était aussi sa première fois. Ou plutôt sa deuxième comme j’allais l’apprendre par la suite. Je n’ai pas ressenti l’extase ce jour-là ni les suivants, mais, après la douleur initiale, d’imperceptibles frissons m’ont parcourue, prémices de lendemains voluptueux. Lézel a quant à lui expulsé sa jouissance avec une puissance qui m’a stupéfiée. Il a soufflé comme un yonk assoiffé, émis un long gémissement et m’a inondée dans un tel déferlement que j’ai eu la sensation d’être une rivière en crue.
Il s’est endormi presque aussitôt comme un enfant, la tête renversée, la bouche ouverte, et je suis restée un long moment décontenancée, assise sur lui, son sexe recroquevillé en moi, me demandant comment il convenait d’agir en pareilles circonstances.
Je ne savais pas alors que sa fatigue n’était pas imputable à l’acte lui-même mais aux nombreuses nuits sans sommeil que lui valaient ses activités. Je me suis sentie spoliée, et j’ai fini par m’allonger à ses côtés, encore débordante, toute collante. J’ai mis du temps à m’endormir, pressentant sans doute que je venais de m’engager sur un sentier sans issue.
Il est resté plusieurs jours en ma compagnie. Nous nous sommes mutuellement explorés et nous avons accompli de rapides progrès, surtout lui, à vrai dire, qui se retenait chaque fois un peu plus longtemps et me rapprochait de cette cime vertigineuse d’où je finirais par basculer. Il lui arrivait cependant de pleurer juste après sa jouissance, comme si la douleur l’emportait sur le plaisir. Je n’osais lui demander les raisons de ce chagrin car il me semblait les connaître, elles ne me plaisaient guère et je n’avais pas envie de les entendre de sa bouche : la belle absente, Lahiva, refusait de s’en aller de son cœur. Parfois il murmurait : « Que dois-je faire pour qu’elle sorte de moi ? Que faut-il faire pour arrêter tout ça ? » Et je me sentais mortifiée, misérable ; malgré mes efforts, malgré ma passion de plus en plus brûlante, je ne parvenais pas à le désenchanter de ses amours perdues.
J’ai décidé à ce moment-là de trahir le serment que je m’étais tenu. Puisqu’il ne réussissait pas à briser l’envoûtement et que cet envoûtement le rendait malheureux, il me revenait d’agir à sa place. Ce motif cachait en réalité une raison un peu moins avouable : mon orgueil de femme m’interdisait de le partager, même avec un souvenir, je voulais le voir se consumer d’amour pour moi seule, recueillir à mon seul usage l’adoration dans ses yeux. J’ai attendu qu’il parte pour quelques jours, comme cela lui arrivait régulièrement, et j’ai résolu de sortir dans les plaines, mais une violente averse de cristaux m’a retenue à l’intérieur du gouffre.
Nous avons passé tout l’amaya de glace dans ces conditions : il s’éclipsait pendant quelques jours sans explication, il revenait un beau matin sans prévenir, je faisais l’amour avec lui, il se servait de moi pour faire l’amour avec son absente, nous mangions, nous dormions, il repartait, j’essayais de sortir du gouffre, les averses de cristaux m’en empêchaient, je trompais mon impatience en me baignant dans les sources, en explorant les salles, en échafaudant mille projets de revanche contre les fleureuses et les mathelles, il réapparaissait, l’air grave, fatigué, nous reprenions notre ronde amoureuse, qui désormais comblait pleinement mes appétits sensuels.
Curieusement, je ne me suis pas demandé sur le moment comment il se débrouillait pour passer entre ces averses persistantes qui, moi, me maintenaient prisonnière du gouffre. Il utilisait des passages souterrains connus de lui seul et dont il ne souhaitait pas encore me parler. À la belle saison, il allait par les plaines d’herbe jaune, un itinéraire nettement plus agréable que les intestins sombres et malodorants du Triangle. Il suivait le cours d’Abondance dont il connaissait chaque méandre, chaque crique. C’est comme ça qu’il m’a trouvée un beau matin, en revenant de Cent-Sources.
Les beaux jours, puisqu’on en parle, sont enfin arrivés, les cristaux ont fondu, les herbes se sont déployées, les premières bulles de pollen se sont envolées et promenées au gré des vents pour féconder les plaines. Les fleurs se sont vite épanouies sous les rayons déjà chauds de Jael. J’ai pu quitter mon abri et me mettre en quête de mes alliées.
Quel plaisir d’évoluer dans l’air tiède et embaumé de ce début de saison sèche ! Je me suis dévêtue, je me suis roulée, nue, sur les pentes des collines, je me suis exposée à la lumière bienfaisante de Jael, je me suis enivrée des parfums des bulles de pollen, j’ai ri aux éclats, j’ai joui, littéralement joui, des caresses du vent et des herbes. Puis, refroidie par les sensations de déplacements autour de moi qui indiquaient probablement le passage de furves, j’ai entamé ma cueillette. Je n’ai rencontré aucune difficulté à trouver les fleurs et les plantes dont j’avais besoin.
J’ai ramené ma moisson dans le gouffre et préparé mon philtre d’amour. Il n’y manquait plus que quelques gouttes de mon sang pour le parachever. Je l’ai versé dans une coupe creuse que j’ai recouverte d’un pan de tissu et cachée dans une petite salle, et j’ai attendu le retour de Lézel.
Lorsqu’il est revenu, il avait l’air désespéré. Pâle, les traits tirés, les yeux éteints. Je me suis assise à ses côtés et je l’ai serré contre moi. J’ai eu le sentiment d’étreindre un enfant. Alors il m’a confié entre deux sanglots qu’il avait été trompé par un fou et qu’il avait prévu, la prochaine fois, de mettre fin à cette absurdité.
Quel fou ? Quelle absurdité ?
« Lahiva, Lahiva… » ont été les deux seuls mots qu’il a réussi à prononcer.
J’ai d’abord cru qu’il soliloquait, puis j’en ai déduit qu’il se décrivait lui-même en parlant du fou et que l’absurdité évoquait ses amours contrariées. Ulcérée mais mielleuse, je lui ai proposé de boire un breuvage de ma composition qui lui redonnerait énergie et joie de vivre. À ma grande surprise, il a accepté sans aucune difficulté. Je suis allée chercher le philtre dans la petite salle, je me suis percé le doigt avec une pierre pointue, j’ai ajouté quelques gouttes de mon sang et je lui ai apporté la coupe, bâillonnant la voix intérieure qui me hurlait que j’étais en train de tromper sa confiance et, par la même occasion, de me leurrer moi-même. Il a pris la coupe et m’a fixée un long moment avant de la porter à ses lèvres. J’ai vu alors qu’il savait, mais qu’il acceptait mon sortilège dans l’espoir d’oublier ses démons. Les alliées n’ont pas ce pouvoir, elles créent seulement des liens occultes entre deux personnes, et moi qui leur avais confié mon sang, elles m’ont piégée autant que Lézel. Il a bu tout le contenu d’une traite et s’est endormi quelques instants plus tard.
Lorsqu’il s’est réveillé, il m’a contemplée avec une telle ferveur que mon cœur s’est mis à tambouriner dans ma poitrine. Je lui ai fait signe de s’approcher, il s’est exécuté docilement, m’a embrassée avec fougue puis m’a caressée avec dans les yeux un amour, une adoration tels que n’oserait jamais en rêver une jeune fille. Lorsque nous avons joui l’un de l’autre ce matin-là, il n’y avait plus d’absente entre nos corps, entre nos âmes. Une fois nos sens rassasiés, je lui ai demandé pourquoi il s’absentait aussi souvent du gouffre.
Chacun de mes soupirs étant dorénavant pour lui un ordre, il m’a raconté son histoire, toute son histoire. Et j’ai alors compris que mes projets de revanche n’étaient rien en comparaison de la formidable machine de destruction qu’il avait mise en place.
Orchéron pensait qu’il allait devenir fou. Cela faisait maintenant deux jours et trois nuits qu’il était prisonnier du dernier étage de la construction. Il n’avait pas trouvé le moyen de descendre, et la petite djemale n’était pas revenue le chercher, contrairement à ce qu’elle lui avait promis. Elle avait certes voulu lui donner une leçon – et prendre une revanche sur lui qui, stupidement, lui avait laissé croire qu’il avait déchiffré tout seul le mystère des puits de gravité –, mais elle n’aurait sûrement pas prolongé le jeu pendant deux jours et deux nuits supplémentaires. À moins d’être totalement inconsciente, ce dont elle ne donnait pas l’impression.
Il avait d’abord essayé de descendre par où il était arrivé, mais il n’avait réussi qu’à monter au troisième et dernier étage de la construction, un niveau d’un seul tenant, vide, dont l’utilité lui échappait. Il en avait observé chaque recoin, chaque dalle, chaque bloc, sans rien découvrir qui pût de près ou de loin ressembler à une sortie, un passage. Il avait alors alterné les périodes de découragement et les crises de colère, parfois si véhémentes qu’il se cognait la tête contre les murs. Ses accès de violence avaient effrayé la créature qui s’était détachée de lui à plusieurs reprises, s’était éloignée d’une démarche dandinante quelques pas plus loin pour le fixer de ses grands yeux noirs et insondables. Il en avait éprouvé une telle sensation de déchirement, de froid, d’abandon, qu’il s’était allongé sur le plancher, vidé de ses forces, jusqu’à ce qu’elle revienne le lécher et s’enrouler autour de son torse. Il avait compris qu’elle ressentait le besoin de lui nettoyer la peau avant de se coller à lui comme un vêtement.
Il s’était efforcé de recouvrer son calme, avait tenté de sauter à pieds joints dans l’orifice central en espérant que l’élan lui conférerait le supplément de poids nécessaire pour vaincre l’apesanteur, mais à chaque fois il s’était inexorablement envolé et était retombé en douceur sur le plancher après une élévation d’une hauteur équivalente à deux hommes.
Il avait adopté une autre méthode : il avait agrippé le bord de l’ouverture, était parvenu à y glisser les jambes en luttant pied à pied contre le courant ascendant, à passer tout le corps, mais, dès qu’il avait lâché, il avait été inexorablement happé et projeté vers le haut. À la tombée de la nuit suivante, il avait admis que le puits d’apesanteur était seulement prévu pour la montée, qu’il existait un autre système pour la descente, qu’il devait se triturer les méninges pour trouver la solution. La petite djemale – Alma – avait beau le prendre pour un demeuré, il n’était pas – il ne se croyait pas – plus idiot qu’elle. Taraudé par la faim et la soif, il avait fini par s’endormir en espérant qu’elle était moins mauvaise qu’elle n’en avait l’air, qu’elle réapparaîtrait le lendemain matin avec cet agaçant petit sourire de triomphe qui ne parvenait qu’à accentuer son air pincé. Étrange tout de même que cette fille, qui prétendait avoir rencontré le Qval des légendes de l’Estérion, fit preuve d’une telle agressivité, d’un tel dédain.
Le lendemain, après une nuit agitée, il avait pensé qu’il était certainement arrivé quelque chose à Alma et, elle avait beau se montrer plus désagréable que les pires pestes du mathelle de sa mère, il avait éprouvé un douloureux pincement d’inquiétude. Pas seulement parce qu’il avait besoin d’elle, mais parce qu’en sa présence il brûlait d’un peu de ce feu vital qui l’avait embrasé avec Mael. Il ne s’agissait pas d’attirance, encore moins de désir, mais d’un frottement fécond, comme la friction à la fois horripilante et étincelante de deux pierres abrasives.
Il avait à nouveau examiné une à une les dalles du parquet, un à un les blocs de roche translucides des murs, mais il n’avait déniché aucun indice de la sortie de l’étage. De même, il n’avait reçu aucune de ces visions fugaces et instructives qui l’avaient effleuré le premier soir où il était entré dans la construction. Il avait à nouveau perdu son sang-froid et était entré dans une rage incontrôlable semblable à celles qui caractérisaient le début de ses crises. La créature s’était aussitôt séparée et éloignée de lui, mais il ne s’était pas apaisé pour autant, il avait poussé une série de hurlements, tiré son couteau, déplié la lame et donné des coups devant lui, comme s’il pourchassait d’invisibles adversaires. Il avait fini par s’effondrer, aussi faible qu’un nouveau-né, terrassé par une souffrance indicible. La créature était revenue le lécher et s’enrouler autour de son torse en se faufilant comme de l’eau entre le plancher et son dos. Il en avait ressenti un soulagement immédiat et pris conscience que, contrairement aux belladores de Cent-Sources, elle avait la capacité de régénérer ses blessures profondes.
Jael n’avait pas encore paru dans un ciel pâle, mais la lumière de l’aube emplissait déjà le troisième niveau et révélait l’angle du cône. Orchéron avait l’impression d’être enfermé dans une gigantesque flèche à la pointe étincelante.
Il tourna en rond jusqu’à ce que le disque de l’astre du jour, déformé par les roches translucides, apparaisse au-dessus de la ligne d’horizon. Sa gorge et sa bouche sèches, douloureuses, réclamaient de l’eau. La créature avait un grand pouvoir apaisant, mais pas la vertu de le désaltérer ni de le nourrir. Une journée de plus dans ces conditions, et il n’aurait sans doute plus le courage de se révolter, sa vie s’arrêterait au dernier niveau de ce cône dont les bâtisseurs n’avaient certainement pas prévu qu’il se transformerait un jour en prison ou en tombeau.
Il observa les rayons rasants de Jael qui s’engouffraient à travers la roche translucide. Déviés par les blocs incurvés plus ou moins opaques, plus ou moins veinés, ils partaient dans tous les sens à l’intérieur de l’étage, s’échouaient sur le plancher ou sur les murs opposés en figures chatoyantes et complexes. Il remarqua, au ras du plancher, un bloc qui ne semblait pas produire le même effet de diffraction. La lumière le pénétrait comme si elle ne rencontrait aucun obstacle et poursuivait sa route en ligne droite jusqu’à ce qu’elle s’échoue sur le pan opposé. Il s’en approcha et s’accroupit pour mieux observer le phénomène. Le bloc était d’une transparence presque parfaite, n’eussent été les lignes sombres et régulières qui le traversaient de part en part comme des veines parfaitement ordonnées. Il voulut y poser la main, faillit pousser une exclamation de surprise quand elle s’enfonça sans résistance, encore plus facilement que s’il l’avait plongée dans de l’eau. Il l’en retira, fiévreux, le cœur battant, se demandant s’il n’était pas la proie d’un délire, puis il réitéra son geste, insista, passa tout le bras, une partie de l’épaule et sut qu’il avait enfin trouvé la sortie.
Il s’introduisit au rez-de-chaussée de la construction, chercha des yeux la petite djemale, remonta au premier puis au deuxième étage. Il ne la trouva nulle part. Il ne lui fallut que quelques instants, cette fois-ci, pour repérer la sortie. Quand on en avait découvert le principe, le système était d’une évidence aveuglante (autre évidence aveuglante : Alma était plus douée que lui pour remarquer ce genre d’évidence) : plus claires, plus lumineuses, taillées dans une matière probablement artificielle, les issues se voyaient comme le nez au milieu de la figure. Il suffisait de les traverser et de dévaler le mur oblique du cône jusqu’au sol. Cependant, de même qu’on ne pouvait pas descendre des étages par les puits d’apesanteur, on ne pouvait pas entrer par les blocs de sortie dont la face extérieure était aussi compacte, aussi imperméable que leurs homologues de roche naturelle.
Orchéron avait eu peur de perdre l’équilibre lorsqu’il s’était retrouvé perché tout en haut du cône, mais il n’avait pas glissé, il avait marché avec la même facilité que s’il avait parcouru un plan horizontal. Les connaissances des anciens habitants de ces constructions l’avaient émerveillé. Les descendants de l’Estérion auraient pu apprendre énormément d’eux si le destin avait voulu les mettre en relation. Puis, presque aussitôt, la certitude s’était imposée en lui que le contact avait déjà été établi, mais que certains s’étaient ingéniés à trancher les liens de peur de perdre leurs privilèges. Et, à nouveau, des images de destruction, de massacre, avaient déferlé en lui comme des yonks lancés au grand galop.
Il se rendit sur la place centrale et hurla le nom d’Alma à plusieurs reprises. Sa voix se prolongea dans le silence comme au fond d’une gorge. Il n’obtint pour tout résultat qu’une recrudescence de sa soif, un gonflement de sa langue qu’il peinait de plus en plus à remuer à l’intérieur de son palais. Il visita plusieurs constructions, sans aucun résultat, puis finit par se résigner à l’idée que, déçue, elle avait quitté les lieux et s’en était retournée avec le Qval dans les sources bouillantes. Il ne songeait même pas à mettre en doute son périple avec la créature légendaire dans les eaux profondes du nouveau monde, il s’en voulait seulement de s’être montré si susceptible, d’avoir à ce point manqué de patience et de perspicacité. Quoi de plus normal pour une jeune fille esseulée sur un monde désert que d’être effrayée par l’apparition d’un homme inconnu, sale, mal rasé, à demi recouvert d’une créature vivante ?
À moins encore que les umbres ne l’eussent enlevée. Peu probable : une femme protégée par le Qval n’avait sans doute rien à craindre des prédateurs volants. Non, non, elle était partie, et en même temps qu’elle l’espoir s’était envolé de ranimer son feu intérieur. Il revint au centre de la place et, découragé, s’assit sur le bord du bassin de la fontaine. La créature ondula doucement dans son dos et sur ses épaules avant de revenir en place. À nouveau, des images jaillirent en flot, qui lui montrèrent des hommes, des femmes et des enfants autour de cette fontaine. L’eau s’écoulait abondamment du sexe et de la bouche d’un corps généreux de femme sculpté dans une pierre blanche, s’acheminait vers les constructions par des canalisations transparentes dont il restait des vestiges entre les buissons et les plaques de mousse.
Les anciens habitants avaient sans doute tiré l’eau d’une nappe phréatique, une nappe qui n’était peut-être pas encore épuisée.
À laquelle on pouvait peut-être accéder.
Dans un état second, Orchéron se releva, enjamba le muret, s’approcha de la statue, qui avait dû atteindre, entière, une hauteur de quatre hommes, tourna autour du socle, un cube dont les arêtes mesuraient l’équivalent de trois grands pas. Il découvrit sur la face du cube orientée à l’est une ouverture carrée et béante dont le volet, aussi gangrené par la lèpre rougeâtre que les barreaux de l’échelle dans la cave, gisait dans la mousse jaune parsemée de boules noires.
Il y glissa d’abord la tête, le torse, puis passa tout entier à l’intérieur du socle, dans une semi-pénombre imprégnée d’une âcre odeur de moisissure. La lumière du jour éclairait en partie une végétation proliférante, désordonnée, et révélait, dans un coin, une trappe dégagée de laquelle partaient les marches étroites et tournantes d’un escalier. Des ronces et des herbes arrachées gisaient en petit tas sur un côté.
Le cœur battant, aiguillonné par un regain d’espoir, il s’engagea dans l’escalier. Ce passage, il en avait la conviction, le ramenait vers la petite djemale. Quelqu’un l’avait emprunté peu de temps avant lui, or, comme il n’avait rencontré qu’elle dans ces vestiges, qui d’autre aurait pu ouvrir le volet du socle et dégager la trappe ?
Les marches tournaient autour d’un axe qui s’enfonçait à l’intérieur d’un puits cylindrique d’une largeur de deux pas, tapissé du même matériau gris et lisse que le tunnel du littoral du Triangle – un matériau employé de part et d’autre des grandes eaux, ce qui renforçait l’hypothèse d’un contact entre les deux peuples. À intervalles réguliers brillaient des solarines enchâssées dans la paroi. Orchéron se pencha par-dessus la rambarde pour regarder vers le bas du puits : la perspective fuyante des éclats lumineux semblait se prolonger sans fin et se perdre dans les profondeurs du sol.
Il continua de descendre en s’efforçant de garder les yeux levés pour éviter de se laisser gagner par le découragement. L’air s’imprégnait d’humidité, l’odeur de moisissure se faisait de plus en plus nette, de plus en plus âpre, les claquements de ses semelles sur les marches résonnaient avec force dans le silence sépulcral.
Il n’avait pas d’autre but désormais que d’étancher sa soif et de retrouver Alma. Sa mère Orchale l’avait envoyé à la rencontre du deuxième peuple, mais, si ces vestiges étaient les traces du passage des descendants de l’Agauer sur le nouveau monde, il ne trouverait ici aucune solution au problème posé par les protecteurs des sentiers. La seule chose qu’il lui restait à faire, c’était se réconcilier avec lui-même, apprendre à maîtriser ses crises, ses sauts dans le temps, et pour cela l’aide de la petite djemale lui était indispensable.
Des tremblements violents répétés agitèrent la créature sans doute apeurée par cette plongée de plus en plus profonde dans les entrailles du sol. Elle se décolla à plusieurs reprises de la peau d’Orchéron. Il crut qu’elle allait se détacher de lui et repartir à toutes pattes vers le haut, mais elle revint à chaque fois se plaquer contre lui et revêtir les parties de son torse que ses convulsions avaient dénudées.
Il perçut des images de créatures vivantes enfermées dans des cocons transparents, d’yeux noirs grands ouverts, exorbités par la terreur, de cris inaudibles, de formes mouvantes et imprécises dans les ténèbres.
L’eau n’était pas loin maintenant, l’air était saturé d’humidité, il percevait des clapotis lointains. L’escalier s’échappa du puits pour s’ouvrir sur le vide et franchir en douceur la hauteur d’une trentaine de pas qui le séparait du sol. Il donnait dans une immense cavité naturelle qu’éclairaient avec parcimonie de petites solarines serties dans les parois, dans les piliers ou dans les stalactites. Orchéron remarqua immédiatement les miroitements de la nappe d’eau qui occupait la plus grande partie du gouffre et franchissait les ouvertures en forme d’arches pour s’étendre dans les salles annexes. Il parcourut en courant la surface plate et rocheuse entre le bas de l’escalier et le bord de la nappe.
La créature se détacha de lui, sauta au sol et se mit à bondir elle aussi, mais dans la direction opposée. La soif d’Orchéron était tellement dévorante qu’il ne prêta pas attention à sa réaction ni à la sensation déchirante de froid et de manque. Il s’allongea devant la nappe, plongea le visage dans l’eau et s’abreuva à longues gorgées.
Il eut la sensation d’un mouvement dans son dos. Il ne s’en inquiéta pas, trop affairé à se désaltérer, croyant que la créature était revenue sur ses pas, puis il entendit une succession de crissements insistants qui l’entraînèrent à se relever et à se retourner.
Une ombre émergeait dans un recoin d’obscurité et s’avançait dans sa direction. Indistincte pour le moment, mais menaçante sans aucun doute. Il aperçut au-dessus d’elle, suspendue à une stalactite, l’un de ces cocons transparents qu’il avait entrevus dans ses visions et qui renfermait un corps.
Pas le corps rougeâtre d’une créature, mais celui d’une femme blonde et revêtue d’un tissu blanc.
Le corps d’Alma.