CHAPITRE XVII YONKS

Mon enfant va bientôt naître. Je le sens qui se prépare à quitter son cocon liquide pour passer dans la sécheresse de ce monde. Mon ventre et mes seins sont devenus si gros, si lourds que je me fais l’effet d’être une yonkine domestique gavée de manne.

Elleo ne me reconnaîtrait plus. Lui qui réussissait presque à joindre le bout de ses doigts autour de ma taille, il ne pourrait même plus l’entourer de ses bras. Lui qui empaumait mes seins comme de « jolies petites pommes de jaule », il ne réussirait même plus à en couvrir les aréoles. Je me suis élargie de partout, épaules, hanches, cuisses, fesses, jusqu’à mon visage qui m’apparaît épanoui, rempli, bouffi sur le miroir incertain du bassin d’eau tiède. Métamorphoses…

Mais enfin, Lahiva filia Sgen, tu n’es pas la première femme qui donne la vie sur le nouveau monde, chaque mère fabrique sa dizaine d’enfants sans se regarder enfler avec une telle adoration, sans se prendre pour la merveille des merveilles ! Tu n’es qu’une femme comme une autre, un creuset où se développe la vie, une machine formidablement conçue pour perpétuer l’espèce ! Ton ventre se pousse pour faire de la place au nouvel arrivant, tes seins se gonflent de lait pour le nourrir, tes muscles se couvrent de graisse, tu t’arrondis comme une cruche sous les doigts d’un potier, la maternité ne va pas sans la rondeur, il n’y a là vraiment rien de révolutionnaire.

Si, Lahiva, il s’agit bel et bien d’une révolution ! Et qu’elle se répète inlassablement pour chaque femme à chaque époque ne change rien à l’affaire. Ce n’est et ce ne sera jamais une aventure banale, ce branle-bas de matière, ce déplacement du centre de gravité, ce bouleversement du corps, du cœur et de l’âme ! Un astre se meut à l’intérieur d’un autre astre, et bientôt il passera la porte, il brillera dans le ciel, il s’ajoutera aux milliers d’éclats qui resplendissent sur le nouveau monde, il gardera sa propre teinte, sa propre luminosité, il ajoutera quelque chose de rare, d’unique au scintillement général. Mon fils, car il s’agit d’un fils, j’en ai acquis la certitude, notre fils à Elleo et à moi, changera à jamais le cours du temps.

Je pressentais depuis longtemps cette unicité magnifique qui nous différencie des règnes végétal et animal, j’en ai eu la confirmation par le Qval. Oui, tu as bien lu, toi qui me fais l’honneur – l’amitié ? – de consulter ce journal, j’ai rencontré le Qval. J’y faisais allusion il y a de cela neuf ou dix mois, mais l’occasion ne s’était pas encore présentée d’y revenir.

Dis plutôt que tu n’as pas écrit une seule ligne depuis ces neuf ou dix mois, paresseuse, et que le moncle Artien, qui te surveille de là où il se trouve, trépigne de rage et cherche avec fébrilité une disciple un peu plus fiable.

Que plaiderai-je pour ma défense ? Que mon temps était très occupé ? Allons, on trouve toujours un peu de temps à consacrer à la danse de la plume. Que mes réserves de rouleaux de peau et d’encre de nagrale diminuent ? C’est vrai, mais il t’en reste suffisamment pour tenir jusqu’à ton retour au mathelle. Que la présence de plus en plus encombrante de mon fils envahissait toutes mes pensées ? En partie, mais il est des périodes où il te laisse en paix, où tu t’inquiètes même de ses silences. Que mes besoins physiologiques – manger (jamais rassasiée avec les fruits de la grotte, envies folles de bons petits plats), boire (sans cesse), uriner (de plus en plus fréquemment, une vraie fontaine), déféquer (aller en me dandinant comme un nanzier dans une salle écartée pour éviter d’être incommodée par les odeurs), dormir (besoins de sommeil en très nette hausse), somnoler (indispensable complément du sommeil) – me prenaient la majeure partie de mes journées et de mes nuits ? Un peu plus qu’avant, certes, mais pas… beaucoup plus qu’avant. Eh bien ?

Le Qval, lecteur, voilà mon véritable alibi.

C’est la relation avec le Qval qui m’a volé toutes mes heures libres. Je l’ai d’abord aperçu dans la source d’eau bouillante, une ombre, une forme indéfinissable, une présence qui m’observait, qui m’enveloppait de calme, qui se glissait dans mes pensées. Je me suis assise pendant des semaines, pendant des mois, sur le bord de la retenue d’eau bouillante dans l’intention de renouer et de prolonger le contact. Mais, tant que je le guettais, tant que j’étais tendue par la volonté de communiquer avec lui, il ne s’est pas manifesté. J’ai pris conscience de mon erreur quand, m’étant assise comme d’habitude sur les rochers brûlants qui bordent le bassin, je me suis laissé bercer par l’instant, sans but, uniquement attentive aux effleurements troublants des vapeurs chaudes, aussi agiles et insinuantes que les mains et la langue d’Elleo. Je me suis aperçue soudain que le Qval était là, en face de moi, que le Qval émergeait de l’eau et se hissait à hauteur de mon visage, que le Qval m’invitait à le rejoindre dans son élément.

Suis-je vraiment entrée dans cette eau bouillante comme la rougeur de ma peau m’a incitée à le penser le lendemain, la peur de la brûlure m’a-t-elle retenue sur les rochers, ai-je réellement entendu son murmure, ai-je rêvé ? Il ne me reste que des impressions, aucune certitude.

Il m’a semblé flotter dans une masse liquide et chaude, il m’a semblé être enveloppée et rafraîchie par une ombre, il m’a semblé entendre une voix silencieuse à l’intérieur de moi, il m’a semblé entretenir une sorte de dialogue avec une pensée étrangère, il m’a semblé apercevoir entre les volutes de vapeur un visage de femme, un visage si beau, si lumineux, si aimant que j’en étais bouleversée, il m’a semblé me retrouver, mais c’est peut-être mon orgueil qui m’égare, en compagnie de… Qval Djema.

En compagnie de la fille unique du grand Ab et de la divine Ellula.

En compagnie de l’une des grandes figures héroïques de l’Estérion.

Qval Djema a aboli le temps pour me parler de l’avenir, pour me révéler que mon fils serait celui par lequel se propagerait l’espoir, que l’influence de mes descendants ne se limiterait pas à ce monde, parce que l’univers était une trame dans laquelle tous les mondes s’inséraient, par laquelle tous les mondes communiquaient. Elle m’a dit que, si j’avais eu cette relation interdite avec mon frère, c’était justement pour être poussée à fuir la communauté des hommes, à rechercher la compagnie des autres êtres vivants, à me conformer à l’autre ordre, l’invisible. Elle m’a dit également que mon enfant était le fruit d’amours pures, sincères, véritables, telles que celles de sa mère Ellula pour son père Abzalon, et que, parce qu’il était baigné du lait si rare de la tendresse universelle, ils auraient, mon enfant et ses descendants, une importance universelle. Elle m’a recommandé de le plonger dans l’eau bouillante après l’avoir mis au monde. Elle m’a assuré qu’il n’en souffrirait pratiquement pas et qu’il serait protégé à vie par l’éternel présent.

« Il ne bénéficiera pas toujours de l’amour tout-puissant de sa mère. »

Ces pensées-paroles (paroles-pensées) m’ont choquée : Qval Djema venait tout juste de souligner la sincérité et la pureté de mon amour, insinuait-elle maintenant que… j’abandonnerais mon enfant ?

« Le temps, Lahiva, le temps dévore ses enfants et génère les séparations. Baigne-le dans l’eau du Qval, et toutes les créatures de ce monde le reconnaîtront, le serviront. »

De quelles créatures voulait-elle parler ? Et quel moyen auraient ces mêmes créatures de le reconnaître, de le servir ?

« Nous sommes tous reliés par l’éternel présent. »

Ce furent les dernières paroles-pensées de Qval Djema. J’ai sombré dans l’inconscience et, quand je suis revenue à moi, j’étais allongée sur mon lit de feuilles. J’ai cru que j’émergeais d’un rêve jusqu’à ce que je découvre la couleur écarlate de ma peau, une rougeur typique des brûlures. Je n’en souffre pas, mais des cloques se forment et des plaques de mon épiderme se détachent tous les jours, au point que j’ai l’impression de me dévêtir de plusieurs couches de tissu, moi qui vais entièrement nue depuis que j’ai pris possession de cette grotte ! Je devine parfois la forme sombre du Qval sous les frémissements de l’eau bouillante, je me sens enveloppée de sa présence, de sa vigilance, mais il ne communique plus directement avec moi. Je suis assez hésitante sur la conduite à suivre : dois-je, quand il sera né, tremper mon enfant dans l’eau bouillante comme j’ai cru le comprendre, ou bien ne sont-ce que les divagations d’une femme enfermée depuis trop longtemps dans cette grotte ? D’une exilée qui s’invente des histoires pour tromper la solitude et le temps ? J’espère en réalité une confirmation formelle de la part du Qval, mais je sais qu’il n’en fera rien, qu’il me laissera jusqu’au bout la liberté de choix, qu’il réclame une part de foi, de confiance, dans toute démarche.

Dans l’attente de la délivrance, je tourne en rond en ressassant cette question obsédante : qu’a voulu dire Qval Djema en affirmant que mon enfant ne bénéficierait pas toujours de l’amour tout-puissant de sa mère ? Moi je sais du fond du cœur, du fond du ventre, que je ne cesserai jamais de l’aimer. Est-ce que la vie nous séparera ? Est-ce la… mort qui s’en chargera ?

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


Orchéron s’était résigné à tuer un yonk à l’aide de son petit couteau de corne. Il avait repoussé cette perspective pendant deux jours, cherchant des yeux un yonkin, en principe plus facile à tuer, mais le troupeau, fort de deux à trois cents têtes, ne comptait que des adultes. Puis deux facteurs s’étaient conjugués pour balayer ses hésitations : la faim, omniprésente, impérieuse, et le mouvement des herbivores qui, après avoir brouté les feuilles des arbustes, avaient commencé à se disperser sur le sentier qui partait du plateau et montait en lacets vers le haut de la falaise. Ils s’en allaient chercher de nouveaux pâturages et sans doute se rapprocher peu à peu de la chaîne de l’Agauer pour entamer leur migration vers les plaines du Triangle à la fin de l’amaya de glace.

Orchéron s’était posté sur un rocher qui surplombait le sentier, mais il n’avait pas eu besoin de se lancer dans l’entreprise hasardeuse d’égorger un yonk sauvage avec un couteau conçu pour éplucher des légumes ou couper du pain (suffisamment efficace pour tuer un homme cependant, c’était le même genre de couteau qu’il avait utilisé pour poignarder Œrdwen) : un grand mâle avait soudain quitté le sentier, parcouru une courte distance au milieu des arbustes et s’était affaissé à seulement quelques pas du rocher où il s’était installé.

Mort. Sans raison apparente.

« Nous ne tuons pas les animaux, avait dit Ezlinn. Ils viennent mourir devant nous, s’offrir à nous. »

Le comportement du yonk, une bête splendide, puissante, ne présentant aucun symptôme apparent de maladie ou de faiblesse, illustrait à la perfection le phénomène décrit par la ventresec. Il semblait s’être laissé mourir à seul dessein de nourrir l’homme affamé et apeuré qui se dressait sur le bord du sentier. Ses congénères poursuivaient leur paisible ascension sans lui prêter attention. Ils se préparaient à affronter les grands froids de l’amaya comme le montrait la toison déjà fournie qui leur habillait le crâne, l’encolure et une partie du poitrail. Leurs cornes recourbées dessinaient des demi-cercles plus ou moins amples aux extrémités effilées. La plupart des robes étaient d’un brun-rouge clair ou foncé, souvent mouchetées, quelquefois noires, unies ou parsemées de taches blanches.

Orchéron attendit un petit moment avant de descendre de son rocher. En arrière-plan, les collines des grandes eaux orientales, voilées d’écume dorée, se balançaient mollement sous l’œil éblouissant de Jael. Les oiseaux multicolores jouaient sur les courants aériens dans un concert de piaillements qui, bien que tapageurs, s’harmonisaient avec les grondements des vagues et les sifflements du vent. Quelques-uns se posaient sur les arbustes ou les reliefs proches, sautillaient sur place, les ailes entrouvertes, jusqu’à ce que, effrayés par un bruit ou un mouvement, ils s’envolent avec une telle vivacité que l’œil avait du mal à les suivre, qu’ils paraissaient s’évanouir dans les airs.

Orchéron se rendit près du cadavre du yonk et entreprit de le dépecer après avoir lancé un coup d’œil au reste du troupeau. Comme il ne disposait ni de ces bâtonnets enduits de soufre ni de ces pierres-à-frotter dont se servaient les habitants du nouveau monde pour allumer les feux, il était condamné à manger de la chair crue, une perspective qui le fit un peu hésiter au début, puis, tenaillé par la faim, il plongea la lame de son couteau dans la cuisse du yonk, dut appuyer de tout son poids pour transpercer le cuir, découpa un morceau de viande de la largeur d’une main et surmonta sa répulsion pour commencer à manger.

« Ce serait meilleur cuit ! »

Il sursauta. Se retourna. Se retrouva face à un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants qui s’étaient approchés en silence dans son dos. Il reconnut d’abord la chevelure claire, presque blanche, d’Arjam, puis les traits d’Ezlinn, puis les visages des autres membres du clan. Les ventresecs semblaient pâles, fatigués, leurs vêtements étaient déchirés, maculés de terre et de taches d’herbe.

La surprise empêcha Orchéron de prononcer le moindre mot. Ezlinn s’avança vers lui avec un sourire hésitant. Le vent emmêlait ses cheveux, retroussait sa robe et dévoilait ses pieds et ses jambes couverts d’égratignures.

« Ça fait deux jours et deux nuits que nous marchons sans nous arrêter. Hier matin, nous étions encore sur les pentes de l’Agauer. Nous avons faim. Est-ce que tu acceptes de partager ce yonk avec nous ? »

Il acquiesça d’un hochement de tête machinal, encore trop saisi pour recouvrer l’usage de la parole. Une dizaine de ventresecs, hommes et femmes, s’abattirent aussitôt sur le cadavre du yonk tandis que les autres, dont Ezlinn, ramassaient du bois mort, des feuilles séchées, coupaient des branches d’arbuste, des herbes, et entassaient le tout derrière un gros rocher.

La vitesse à laquelle les errants dépecèrent l’animal sidéra Orchéron. Ils le retournèrent sur le dos puis, tandis que quatre d’entre eux le maintenaient écartelé, deux hommes lui percèrent les jugulaires pour le vider de son sang, l’ouvrirent du haut en bas, le nettoyèrent des intestins et des viscères. Les gestes étaient précis, vifs, les lames de corne parfaitement aiguisées taillaient dans le cuir, dans la chair, tranchaient les cartilages et les tendons des articulations, le désossement s’effectuait sans heurt, sans résistance, dans une harmonie silencieuse qui évoquait un ballet parfaitement réglé. Là où les permanents des domaines chargés de débiter les yonks domestiques s’exécutaient en force, à l’aide de masses, de scies et de haches, les errants s’appuyaient sur une connaissance parfaite de l’anatomie des grands herbivores pour privilégier l’adresse et la douceur. Pas de ahanements intempestifs ni de craquements sinistres, seulement le froissement soyeux des souffles attentifs et des chairs incisées.

« Nous… »

Ezlinn hésita, les yeux rivés sur les pierres brûlantes où cuisaient des morceaux de viande.

« Pour un clan ventresec, il n’y a pas d’injure plus grave que de refuser une de ses femmes. »

Après avoir assouvi leur faim, la plupart des errants s’étaient massés sur le bord extérieur du plateau. C’était la première fois qu’ils poussaient jusqu’aux confins du Triangle, se cantonnant d’habitude aux territoires délimités à l’est par la chaîne de l’Agauer, au sud par l’impénétrable forêt tropicale, au nord et à l’ouest par les plaines infinies, et le spectacle majestueux des grandes eaux orientales leur arrachait des cris de stupéfaction, de ravissement.

« Pourquoi êtes-vous venus me rejoindre, alors ? demanda Orchéron.

— Tu n’es pas ventresec, nos lois ne te concernent pas.

— Ce n’est pas une réponse… »

Orchéron piqua sa baguette de bois taillée en pointe dans un morceau de viande. Il avait déjà dévoré plus que sa part, mais, contrairement aux errants qui se contentaient de rations frugales, il n’était pas encore rassasié.

« Tu n’es pas comme les autres permanents des mathelles, dit Ezlinn. C’est vrai que j’étais fâchée, et les autres du clan, quand tu n’as pas voulu de moi. Le châtiment pour une telle injure est la mort habituellement, mais… »

Elle s’interrompit, cherchant ses mots. Orchéron souffla sur le morceau de viande avant de l’épousseter de ses cendres.

« La mort ? Pour avoir refusé tes avances ?

— La loi des errants dit qu’insulter une femme c’est insulter l’univers entier.

— Je n’ai pas eu le sentiment de t’avoir insultée !

— Je te crois. C’est pour ça que nous avons quitté la grotte en pleine nuit. Pour ne pas avoir à te tuer. Et puis, le lendemain, nous nous sommes dit que nous avions fait une erreur, pas de t’avoir laissé en vie, je veux dire, mais parce que, si les négentes t’avaient envoyé à nous, c’est qu’il y avait une raison, que nous avions quelque chose à apprendre. Nous avons décidé de revenir dans la grotte, mais tu étais déjà parti. Nous avons interrogé les furves, ils nous ont montré l’endroit où tu te trouvais, et…

— Comment ça, montré ?

— C’est de cette façon qu’ils communiquent. Ils ne parlent pas, ils envoient des images à ceux qui peuvent les percevoir. Ils ne nous trompent jamais : la preuve, nous t’avons retrouvé. »

Orchéron commença à mâcher son morceau de viande. Ils étaient tous les deux seuls près des braises qui commençaient à perdre de leur éclat malgré les effleurements du vent. Les autres s’étaient répartis sur les rochers qui bordaient la falaise pour contempler l’agitation des grandes eaux, les arabesques incessantes et colorées des oiseaux.

« Qu’est-ce que je pourrais vous apprendre ? demanda Orchéron.

— Je ne sais pas. Pas encore. Il y a un mystère en toi. La façon dont tu es arrivé ici par exemple. Nous, nous avons eu besoin de deux jours et de deux nuits pour franchir la distance, et pourtant nous sommes bien meilleurs marcheurs que toi.

— Je suis incapable de dire ce qui s’est passé entre le moment où je suis sorti de la grotte et celui où je me suis retrouvé au bord des grandes eaux. J’ai comme des… trous de mémoire.

— Les furves l’ont montré à Arjam plutôt comme une sorte de saut dans le temps. »

Orchéron suspendit sa mastication. Un saut dans le temps…

Cette définition était probablement celle qui collait le mieux à la réalité, qui comblait le moins mal les vides de sa mémoire. Certains épisodes de son existence lui manquaient tout simplement parce qu’il ne les avait pas vécus. Sans doute fallait-il chercher l’origine de ses crises dans ces coupures temporelles, comme si ces dernières engendraient une souffrance qui, trop intense pour se déverser d’un seul coup, s’écoulait à la manière d’une eau filtrée par une retenue.

« Saut dans le temps ou pas, marmonna-t-il, je ne suis pas capable de vous apprendre quoi que ce soit, vu que je n’ai pas la moindre idée de comment ces choses-là arrivent. Je crains que vous n’ayez fait tout ce chemin pour rien.

— Pour rien, sûrement pas. Sans toi, nous n’aurions jamais trouvé le courage de franchir les montagnes, nous n’aurions jamais vu les grandes eaux orientales.

— Qu’est-ce qui vous en aurait empêchés ?

— La prophétie… » Ezlinn secoua la tête comme pour chasser des pensées parasites. « Elle dit que l’ensemble des ventresecs seront frappés de la malédiction de l’Agauer si un seul des clans s’engage sur le sentier qui mène à l’orient.

— La malédiction de l’Agauer ?

— L’extermination. L’anéantissement.

— Vous n’avez pas peur que… »

Elle l’interrompit d’un geste péremptoire.

« Nous ne pouvons pas rester éternellement sur les plaines du Triangle. Les furves ne pourront peut-être pas enrayer la progression des mathelles. La population des domaines s’accroîtra sans cesse et finira par nous déborder. Tant pis si la malédiction arrive par notre clan, le temps est venu d’explorer les autres territoires du nouveau monde.

— Vous auriez pu commencer par une autre direction.

— Des clans l’ont déjà fait. Ils n’ont trouvé que des forêts, des déserts, des étendues glacées. L’orient est le seul sentier qui nous reste. »

Orchéron finit son morceau de viande, essuya ses lèvres grasses d’un revers de main et but une large rasade à l’une des gourdes de peau appartenant aux ventresecs. Malgré son léger goût de soufre, l’eau, qu’ils avaient puisée la veille à une source des montagnes, lui parut délicieusement rafraîchissante en comparaison des flaques saumâtres du littoral.

« À condition de trouver le moyen de traverser », soupira-t-il en désignant l’étendue scintillante des grandes eaux.

Après avoir soigneusement entreposé les quartiers de yonk dans une cavité tapissée de cailloux et rebouchée à l’aide d’une pierre plate, ils fouillèrent le plateau, une large faille plutôt qu’un véritable plateau, à la recherche d’un chemin qui descendrait jusqu’au pied de la falaise. Ils découvrirent derrière un gros rocher, dissimulée par des arbustes, l’entrée arrondie d’une galerie. Le passage, emprunté par les yonks à en croire les déjections, se présentait sous la forme d’un tunnel aux bords parfaitement nets qui s’enfonçait en pente douce dans les entrailles de la terre. Il y régnait une obscurité profonde, humide, saturée d’une double odeur de yonk et de saumure. Ils le parcoururent avec précaution, à tâtons, veillant à ne pas glisser sur les bouses ou sur les plaques de mousse, puis, après un long moment d’une progression aveugle, éprouvante, ils entrevirent sur les parois et sur le sol lisse des reflets qui préludaient au retour de la lumière.

« Ce n’est pas l’érosion qui a creusé ce tunnel, dit Arjam. Ni les furves : ils n’ont pas besoin de les faire aussi larges. Et puis ils ne viennent jamais sur les bords des grandes eaux.

— Qui alors ? » demanda Ezlinn.

Arjam haussa les épaules. Sa chevelure claire avait été l’un des seuls points de repère tout au long de la descente. Les grondements des vagues, incessants, assourdissants, recouvraient les voix et les obligeaient à hurler.

« Ça ressemble à un travail d’homme.

— Les hommes ne viennent jamais non plus sur les bords des grandes eaux, objecta Ezlinn.

— Les chasseurs peut-être…

— Eux ? Ils sont plus peureux que des enfants ! Ils croient que la frontière orientale est bordée de vide et hantée par les créatures infernales !

— Ils le croient réellement ou ils le font croire ? »

Ils franchirent les cinq ou six cents pas qui les séparaient de la sortie et débouchèrent sur une plate-forme rocheuse léchée par des langues grésillantes et moussues, entourée d’une barrière de récifs qui retenaient les rayons obliques de Jael et maintenaient les lieux dans une pénombre imprégnée d’une humidité poisseuse. Un vent violent s’engouffra dans les vêtements et les contraignit à s’agripper aux aspérités. À intervalles réguliers, des vagues puissantes se brisaient sur la barrière de récifs et se pulvérisaient en panaches écumants qui balayaient la plate-forme avec la puissance cinglante d’averses de préhivernage. L’eau, glacée, piquait les yeux et avait un goût âpre, amer.

Même si les ruissellements n’avaient pas tout à fait nettoyé les vestiges épars de leurs déjections, il paraissait improbable que le troupeau de yonks vînt de là. Les grands herbivores avaient sans doute découvert l’entrée du tunnel sur le plateau, l’avaient descendu, poussés par la curiosité, puis ils l’avaient remonté quand ils avaient constaté que le passage s’achevait en un cul-de-sac.

Vue d’en bas, l’agitation des grandes eaux se faisait impressionnante et soulevait chez Orchéron de sérieux doutes sur la possibilité de poursuivre son périple. Fabriquer un esquif ? Il en existait dans certains domaines, qui servaient à traverser la rivière Abondance au plus fort de ses crues, mais d’une part il ne disposait d’aucun des outils indispensables, ni hache, ni scie, ni rabot, ni glu de jaule pour assembler les planches entre elles, d’autre part le bois était rare pour ne pas dire inexistant tout le long du littoral, et enfin, quand bien même toutes les conditions auraient été réunies, une embarcation n’avait aucune chance de résister à l’amplitude et à la puissance de ces vagues. L’obstacle semblait vraiment infranchissable. Les piaillements des oiseaux multicolores, qui se riaient des bourrasques dans le mauve assombri du ciel, résonnaient comme autant de sarcasmes. Les ventresecs avaient reculé dans l’entrée du passage, comme si le déchaînement des grandes eaux relevait déjà de cette malédiction dont avait parlé Ezlinn.

« Nous devrions remonter. Il n’y a rien ici. »

Le visage ruisselant, les cheveux et la robe détrempés, les lèvres bleuies par le froid, les yeux agrandis par la frayeur, Ezlinn avait quitté l’abri du passage pour se rapprocher d’Orchéron. Une projection d’eau particulièrement virulente balaya la plateforme. Il saisit la ventresec par le bras puis la maintint plaquée contre lui pour l’empêcher d’être emportée.

Ils remontèrent sur le plateau, se réchauffèrent et séchèrent leurs vêtements à la chaleur revigorante d’un feu d’herbes et de branches. Ils ne prononcèrent pratiquement pas un mot jusqu’au crépuscule. Seuls les chamailleries et les rires des enfants, âgés de trois à quinze ans, troublaient le silence à la fois grave et maussade observé par les adultes du clan.

Gagné par un sentiment d’impuissance qui pesait sur son humeur comme une pierre, Orchéron entreprit de couper les poils les plus longs de sa barbe à l’aide de son couteau de corne, une décision qu’il regretta quand il se fut irrité et écorché les joues et le menton. Il s’efforça de ne pas répondre aux regards d’Ezlinn, assise en face de lui de l’autre côté du feu, qui cherchaient le sien avec obstination.

Après le repas du soir, ils se dispersèrent sur le plateau pour y passer la nuit, les uns se construisant des abris de fortune avec des branchages et des pierres, les autres se glissant dans les anfractuosités des rochers. À la façon dont ils hésitaient, dont ils tournaient en rond, Orchéron vit que les ventresecs étaient rongés par l’inquiétude, perdus hors des plaines où ils savaient qu’ils pouvaient compter sur une nature généreuse et sur l’appui des furves. En quittant leurs territoires habituels, ils avaient non seulement pris le risque d’attirer la malédiction de la prophétie sur eux et sur l’ensemble des clans errants, mais celui d’affronter un environnement qu’ils ne maîtrisaient pas.

Orchéron se faufila dans la petite cavité rocheuse qu’il avait découverte le soir de son arrivée, suffisamment hermétique pour l’aider à supporter la fraîcheur humide de la nuit. Le matelas d’herbe qu’il y avait installé le protégeait tant bien que mal de la dureté de la pierre mais avait pour inconvénient de lui irriter la peau.

Il avait supposé, et redouté, qu’Ezlinn viendrait le rejoindre un peu plus tard, or elle ne se manifesta pas de la nuit, comme si elle s’était enfin résignée à respecter son désir de solitude. Par un de ces étranges revirements dont est coutumière l’âme humaine, il en fut déçu : il aurait aimé serrer contre lui le corps vigoureux de la ventresec, aussi bien pour lutter contre la froidure que pour faire jaillir un peu de tendresse dans une solitude de plus en plus desséchante. Le souvenir de Mael ne s’estompait pas, pas encore, mais il ne suffisait plus à le nourrir. La vie au domaine d’Orchale lui paraissait loin désormais, aussi étrangère que sa première enfance, comme si ses souvenirs subissaient eux aussi des sauts dans le temps. Plus rien ne le reliait à Aïron, son père adoptif, cet homme qui l’avait recueilli sur les bords de la rivière Abondance mais qui n’avait jamais réussi à trouver le chemin de son cœur. Seule Orchale lui manquait, parce qu’elle était vivante contrairement à Mael, et qu’elle l’avait aimé aussi bien et même mieux que les fils issus de son ventre. La mort d’Œrdwen devenait anecdotique, un fait comme un autre dont l’éloignement estompait l’impact émotionnel ou l’enfouissait sous d’autres émotions. Le troisième constant d’Orchale avait fini de se vider de son sang dans l’esprit d’Orchéron, il était enfin ce corps froid et impersonnel à la sérénité apaisante, consolatrice.

Des meuglements prolongés le tirèrent de son sommeil. Il s’extirpa de son refuge avec un peu trop de précipitation et se cogna durement le haut du crâne à la pierre. À demi étourdi, il sortit dans la pluie fine et froide qui dérobait le paysage et ternissait la lumière de l’aube. Le troupeau de yonks était revenu sur le plateau et s’était dispersé entre les rochers à la recherche des arbustes épargnés par le broutement de la veille. Alertés par le remue-ménage, les ventresecs se rassemblaient près de la cavité où ils avaient entassé les quartiers de viande.

Une pointe de dépit transperça Orchéron lorsqu’il vit Ezlinn s’avancer en compagnie d’un homme aux cheveux noirs et raides qu’elle tenait enlacé par la taille. Étrange comme on dédaigne les choses qui vous arrivent et comme on revendique celles qui vous échappent. Une flambée de colère l’embrasa, qu’il dirigea d’abord sur la ventresec avant de la retourner contre lui-même. Il prit conscience qu’il aurait fait exactement la même chose avec un couteau, qu’il aurait plongé la lame dans la poitrine d’Ezlinn puis dans la sienne, avec la même rage qu’il avait poignardé Œrdwen. Il s’inquiéta de cette tendance à recourir à la violence à la moindre contrariété et dispersa sa tension intérieure dans l’observation des yonks sauvages. Il ne remarqua d’abord rien de notable dans le troupeau, puis il aperçut un grand mâle à la robe gris clair, presque blanche, et aux cornes noires. Il fut d’abord étonné de ne pas avoir discerné plus tôt cette couleur de robe pourtant peu commune, puis il en arriva à la conclusion que ce troupeau n’était pas le même que celui de la veille.

Louvoyant entre les rochers et les herbivores, il se dirigea à grands pas vers l’ouverture du tunnel qui conduisait sur la plateforme du pied de la falaise. L’abondance d’excréments frais le conforta dans l’idée que les yonks avaient bel et bien emprunté ce passage pour gagner le plateau. Il le parcourut aussi rapidement que le lui permettaient l’obscurité et le sol glissant.

En bas, la pluie et les gerbes des vagues s’associaient pour envelopper les grandes eaux d’une grisaille uniforme. La barrière de récifs qui isolait la plate-forme des vagues n’était plus qu’une ombre menaçante et grondante d’où surgissaient de temps à autre des griffes liquides livides. Il serra les dents pour lutter contre le froid, contre la sensation effrayante d’être la proie de l’eau et du vent ligués, et observa avec une attention soutenue les rochers luisants battus par les embruns. Des bourrasques virulentes le déséquilibrèrent et l’obligèrent à reculer à plusieurs reprises. Il avisa sur sa gauche une bouse de yonk à quelques pas du pied de la falaise, à demi cachée par l’arête basse d’un rocher. Il s’en approcha tant bien que mal, arc-bouté sur ses jambes, replié sur lui-même, le torse et le visage giflés par les gouttes.

Il s’engagea dans un espace délimité d’un côté par une rangée serrée de grands rochers et de l’autre par la paroi, une perspective impossible à discerner de loin à cause de l’uniformité des couleurs et des formes. Il lui suffit ensuite de suivre les excréments de yonk, intacts de ce côté-ci, pour remonter le passage, de plus en plus étroit, sur une cinquantaine de pas. Il progressait maintenant à l’abri du vent et des gerbes d’écume. Le grondement des vagues semblait se désagréger sur le silence. Assez large pour les yonks, le chemin, car il s’agissait bien d’un chemin taillé dans la roche, épousait les méandres décrits par le bas de la falaise.

Orchéron le parcourut sur une distance qu’il estima à une lieue. Il se jonchait par endroits de flaques d’urine ou de mares hérissées par la pluie, abandonnées par les vagues qui réussissaient à s’élever au-dessus de la muraille rocheuse. Une dénivellation légère mais bien réelle l’amenait peu à peu à plonger dans les profondeurs du sol et à se transformer, plus loin, en galerie souterraine.

Orchéron s’immobilisa, leva la tête et contempla le ciel réduit à un mince ruban gris et larmoyant au-dessus des parois resserrées. Des rigoles gonflées par la pluie diluaient les restes de bouse de yonk. Les grands herbivores, qui, selon la légende, avaient fait leur apparition sur le Triangle deux siècles après l’atterrissage de l’Estérion sur le nouveau monde, étaient donc arrivés par là, par ce passage qui semblait se jeter dans les abysses des grandes eaux.

Il s’apprêtait à aller prévenir les ventresecs de sa découverte quand il discerna un mouvement dans l’obscurité de la bouche sombre.

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