CHAPITRE X ZMERA

Vénérée Qval Frana,

Une première escarmouche a opposé notre petite troupe aux protecteurs des sentiers. Quelques jours avant, une délégation de couilles-à-masques avait demandé à me rencontrer. Ils venaient m’ordonner de leur remettre Kal, mon troisième constant – vous vous souvenez, mon bel informateur, l’homme qui refusa au dernier moment de signer leur pacte… Une injonction inacceptable, comme vous pouvez vous en douter (autant inacceptable que leur accoutrement, leur langage et leur anonymat). Je leur ai donc opposé une fin de non-recevoir, ils se sont retirés en m’insultant, en me promettant des représailles éprouvantes, sanglantes.

Nous nous sommes dès lors tenus sur un qui-vive permanent qui nous a permis, grâce à un système d’alarme mis au point par Solan, de prévenir leur attaque. Ils ne s’attendaient certainement pas à tomber sur une trentaine d’hommes décidés, armés, une petite troupe manœuvrant à la perfection et possédant sur eux l’avantage de connaître le terrain. Ils ont engagé le combat mais pas très longtemps, car ils se sont rapidement aperçus qu’ils couraient vers une défaite totale, humiliante. Ils ont battu en retraite en abandonnant deux des leurs allongés dans la poussière, l’un tué d’un coup de dague de corne dans le cœur et l’autre blessé au ventre. De notre côté, nous n’avons à déplorer que des blessures bénignes, des éraflures, un doigt écrasé, une entaille profonde sur un genou de Solan. Mais le plus réconfortant, c’est que pas un de mes soldats ne m’a trahie, quand certaines de mes consœurs affirment que les couilles-à-masques ont infiltré l’ensemble des domaines. Tous ont combattu avec enthousiasme, conscients qu’ils ne défendaient pas seulement une mathelle ou un territoire, mais leur propre liberté, leur propre souveraineté. Et tous, le lendemain, avaient encore des étoiles dans les yeux. J’avoue que, gangrenée par la paranoïa d’autres mathelles, je nourrissais quelques soupçons sur Andemeur et sur Kal, le premier parce qu’il s’est aigri et fissuré dans ses certitudes, le second parce que son histoire ressemblait diablement à un stratagème mis en place par les couilles-à-masques. Mais leur bravoure, leur ardeur, leur dévotion m’ont apporté le plus cinglant, le plus éclatant des démentis. Si je sais comment me faire pardonner de Kal, j’ignore comment me rapprocher d’Andemeur. Je vous ai confié, me semble-t-il, qu’il avait reçu un coup de pied de yonk au bas-ventre et que, depuis, il était devenu indifférent aux choses du sexe. Mais je ne veux pas vous importuner avec des considérations qui vous sont étrangères, il me revient de trouver le moyen de prouver ma reconnaissance à mon fidèle constant, le père de mes deux premiers enfants et la pierre angulaire de mon mathelle.

Nous avons retiré leur masque aux deux protecteurs tombés sur le champ de bataille. Leur jeunesse m’a épouvantée : l’un, le mort, était encore un enfant de vingt ans, l’autre, le blessé, n’a probablement que cinq ou six ans de plus. Nous avons décidé d’épargner ce dernier, non par pure bonté d’âme – encore qu’il est certainement très éprouvant d’exécuter de sang-froid un adolescent désarmé – mais parce que la présence d’un otage (je n’aime pas ce mot mais je n’en ai pas d’autre à ma disposition…) pourrait revêtir une importance cruciale dans nos futures confrontations. Nous l’avons soigné et enfermé dans une pièce de la maison dont nous tenons la porte fermée à l’aide d’une barre de bois. Il nous toise avec dans les yeux une rage effrayante venue du fin fond de l’amaya. Il serait beau garçon, pourtant, sans cette expression fanatique qui transforme son visage en un masque aiguisé, blessant, encore plus rigide et effrayant que l’autre, celui taillé dans l’écorce. Il ne répond à aucune de nos questions, n’accepte aucune nourriture ni aucun gobelet d’eau. Nous comptons un peu sur la faim et la soif pour qu’il revienne à une attitude plus conciliante, à des sentiments plus humains. Quel pacte signent-ils donc, nos pauvres jeunes gens, pour être à ce point dévorés par la haine ?

Les sœurs séculières, qui passent d’habitude tous les quatre jours au domaine, espacent de plus en plus leurs visites. Quelques mathelles et moi-même envisageons de créer notre propre système de messagers pour correspondre avec les autres domaines et, si vous le souhaitez, avec le conventuel de Chaudeterre. La situation risque de se dégrader rapidement sur les plaines du Triangle, et nous devons à tout prix rompre notre isolement, rester en communication les unes avec les autres, offrir une opposition groupée, cohérente, aux protecteurs des sentiers.

J’ai eu l’occasion de vérifier à plusieurs reprises que les visions de ma fille Zephra nous proposaient des images fidèles de l’avenir. Fidèles, pas nécessairement figées : les chemins du présent ne sont jamais condamnés, et je vous assure, vénérée Qval, que nous devons réagir avec une extrême vigueur si nous ne voulons pas être balayées par les vents de l’oubli. Ma proposition tient toujours malgré les incertitudes que soulève un voyage à Chaudeterre : je serais très heureuse de vous rencontrer, de vous présenter Zephra, d’envisager avec vous les solutions qui permettraient de résoudre au mieux de nos intérêts cette première grande crise du nouveau monde.

Merilliam.


« Ah, voici la petite idiote qui prend un bassin d’eau bouillante pour une baignoire ! »

Alma s’avança de trois pas, s’inclina et resta un long moment penchée en avant, autant pour dissimuler son humiliation que pour se donner le temps de préparer sa riposte.

« Ne soyez pas trop sévère avec elle, Zmera, intervint Qval Frana. Je suis convaincue qu’elle deviendra un jour une bonne, une excellente djemale. »

Toujours inclinée, Alma sentit le regard de sa mère la parcourir du haut en bas comme une coulée de glace.

« Vous dites cela pour ménager mon cœur de mère, vénérée Qval, dit Zmera. Ma fille est devenue la risée du conventuel.

Bah, on m’a rapporté que Gaella la folle était morte, et il faut bien que Chaudeterre lui trouve une remplaçante ! »

Alma eut enfin le courage de lever les yeux sur la femme qui se tenait assise, non sur le fauteuil de gauche, normalement dévolu à l’usage des visiteuses, mais sur celui de droite, le plus profond, en principe réservé à la responsable du conventuel. Elle ne put s’empêcher de ressentir un petit pincement de joie mauvaise en constatant que Zmera accusait désormais le poids des soucis et des ans. Des mèches grises ternissaient sa chevelure autrefois d’un noir plus profond que les nuits sans satellite. Les rides s’étaient creusées sur son front, autour des yeux, toujours aussi clairs et perçants, et aux coins de sa bouche. L’allure était également plus lourde, épaules affaissées, double menton, cou enfoncé dans les broderies de l’encolure de la robe. Les veines saillaient et les taches brunes fleurissaient sur le dos de ses mains, ces belles et grandes mains qui, Alma l’avait appris à ses dépens, distribuaient les gifles avec une vigueur, une précision et une rapidité étonnantes. Il avait suffi de deux ans au temps, cet inlassable sculpteur, pour faire émerger la vieillarde de la mathelle forte et orgueilleuse, de la reine féconde aux six constants et aux mille soupirants.

« En dehors de cette… mésaventure, Alma s’est révélée une novice appliquée, méritante, reprit Qval Frana. Et, croyez-moi, votre cœur de mère n’a rien à faire là-dedans.

— Mon cœur de mère peut-être pas. Les intérêts du conventuel en revanche…

— Je vous assure que ce genre de considération…

— Allons, vénérée Qval. Vous avez besoin de manne pour nourrir vos pensionnaires, de laine végétale pour les vêtir, de draps et de couvertures pour les coucher, de paille pour bourrer leurs matelas, d’huiles et de savons pour les laver. Vous n’êtes pas seulement une sainte engagée sur le chemin de Djema mais la gérante du conventuel, la mère des centaines de filles et de femmes qui vivent dans ces murs. Vous consacrez une grande partie de votre tâche aux relations avec les domaines fournisseurs, et vous estimez sans doute que vous devez ménager la susceptibilité de leurs mathelles. Pour ce qui me concerne, je vous prie instamment de m’épargner ce genre de duplicité. Je n’ai pas besoin que vous me vantiez les mérites de ma fille en contrepartie de mes livraisons de grain, de laine ou d’huiles végétales. Pas besoin non plus que vous la dispensiez des corvées collectives.

— J’ai seulement estimé que sa constitution physique…

— Sa fragilité n’est qu’apparente, soyez rassurée. Traitez-la en sœur ordinaire, c’est tout ce que je vous demande. Vous m’avez rendu service en l’acceptant dans votre organisation, je m’acquitte de ma part de marché, voilà tout. Alma n’a jamais été une enfant facile, c’est à vous et à vous seule qu’il revient de la corriger si elle persiste à semer le désordre dans le conventuel. Moi, j’ai simplement exprimé le souhait de la saluer avant de me remettre en route. »

Alma se détourna pour dissimuler ses larmes. Sa mère n’était pas venue à Chaudeterre pour la saluer ou s’inquiéter de sa santé, mais pour la punir, pour l’humilier, selon une vieille habitude. Et Qval Frana, en lui racontant sa mésaventure dans la grotte de Djema, lui avait offert sa tête sur un plateau. La façon qu’avaient les deux femmes de parler d’elle comme si elle n’était qu’un sujet de conversation ou une monnaie d’échange parmi d’autres la révulsait, la révoltait. Elle pouvait encore comprendre ce genre de comportement de la part de Zmera qui, ayant choisi le sentier d’Ellula, n’avait pas réussi à entasser tous ses enfants dans son cœur, mais elle était choquée par l’attitude de Qval Frana, une femme parcourant depuis plus de deux siècles la voie de la connaissance, de l’éternel présent.

Les lacets pourtant très fins de sa sandale comprimaient douloureusement son pied gonflé. Deux jours plus tôt, sur les recommandations des belladores, elle avait repris ses activités quotidiennes de novice, croisant en chaque couloir, en chaque pièce des regards sarcastiques, une ironie sous-jacente, insaisissable, nettement plus mortifiante que les moqueries déclarées. Elle ne pouvait pas tenir très longtemps la posture de la porte-du-présent, si bien qu’elle finissait la plupart des séances d’éveil assise contre un mur ou allongée sur la terre battue. Les sœurs instructrices ne lui adressaient aucun reproche, mais elles s’arrangeaient pour lui signifier qu’elle n’avait plus d’existence légitime à leurs yeux, comme si, en plongeant les pieds dans l’eau bouillante du bassin, elle avait trahi leur confiance.

« Ne reste pas figée comme un yonk, Alma ! Tu n’as donc rien à me dire ? »

Zmera se leva, défroissa sa robe d’une couleur vert sombre qui tirait sur le gris et s’approcha de sa fille. Elle portait comme d’habitude des bottines à semelles épaisses et renforcées de pièces de corne qui claquaient sur les dalles de pierre de la réception.

« Tu n’as jamais rien eu à dire, n’est-ce pas ? poursuivit-elle en tournant autour d’Alma qu’elle dominait d’une tête comme un grand nanzier autour d’un pain de manne. Même petite, elle ne pleurait jamais, vénérée Qval. Heureusement que je n’attendais pas ses réclamations pour lui présenter le sein. »

Alma reconnaissait maintenant, sous les essences de cluette et d’onis, l’odeur de sa mère, une odeur acide, assez légère au premier abord, entêtante par la suite. Une odeur synonyme de vexations ou de brimades.

« Je préfère garder mes impressions pour moi, mère », dit-elle d’une voix sourde, à peine audible.

Zmera avança à l’intérieur des colonnes de lumière qui tombaient des lucarnes obliques et s’entrecroisaient au milieu de la pièce et, les bras écartés, les paumes tournées vers le haut, s’immobilisa en face de Qval Frana.

« Un miracle s’est produit dans votre conventuel, vénérée Qval : ma cinquième fille parle !

— Un deuxième a suivi : mon unique mère s’en est rendu compte ! » répliqua Alma.

Elle se mordit l’intérieur des joues, abasourdie par sa propre audace, crispée dans l’attente de la gifle. Qval Frana s’agita sur son fauteuil, mal à l’aise. Comme l’avait affirmé Zmera quelques instants plus tôt, elle était également et surtout la nourricière des centaines de sœurs logées dans l’enceinte de Chaudeterre, et elle allait souvent à l’encontre de ses propres sentiments pour entretenir de bonnes relations avec les mathelles.

« Petite… » Les yeux exorbités, Zmera avait pivoté sur elle-même, comme piquée par une éclipte dorée. Elle se ressaisit et, tandis que ses lèvres se retroussaient en un sourire vénéneux, ses bras retombèrent le long de son corps. « Tu crois sans doute que j’ai du temps à perdre à écouter tes…

— Je comprends que vous soyez pressée, coupa Alma. On raconte que les protecteurs des sentiers ont attaqué certains domaines. Vous craignez tellement de perdre votre pouvoir que… »

La gifle claqua cette fois, avec une telle force qu’Alma partit en arrière et faillit perdre l’équilibre.

« Elle vient tout juste de sortir de convalescence, intervint Qval Frana avec une mollesse méprisable. Vous ne devriez pas la brutaliser de la sorte.

— Nous les mères, nous essayons de sauver l’héritage de l’Estérion, et elle me parle de pouvoir ! » gronda Zmera.

Alma avait la joue en feu et le goût du sang à la bouche, mais le choc avait effacé le complexe d’infériorité des instants précédents et déclenché une colère sourde, froide, parfaitement contrôlée.

« D’où sont issus tous ces hommes, les protecteurs des sentiers, sinon de ventres maternels ? cracha-t-elle avec hargne. Qui les a éduqués sinon leurs mères ? Se montreraient-ils aussi violents, aussi radicaux, s’ils avaient reçu leur content d’amour maternel ? »

Toute trace d’agressivité avait disparu du regard de Zmera lorsqu’il tomba à nouveau sur sa fille. On y lisait de la perplexité, voire un début d’étonnement.

« Ils ont reçu toute l’affection que leurs mères ont pu leur donner.

— Vous parlez du cœur des mères comme s’il était infini. Or Djema nous apprend que seul le présent est infini. Etes-vous sûre, ma mère, d’avoir donné à vos enfants toute l’affection qu’ils vous réclamaient ? Etes-vous sûre que certains de vos fils ne se sont pas engagés dans les rangs des protecteurs des sentiers ?

— Une idée de folle ! vitupéra Zmera. Alma la folle !

— Alma la fumée, Alma la sèche, Alma la fille du volage que vous regrettez d’avoir accueilli dans votre lit ! Alma le fruit pourri de vos amours honnies, votre honte, votre fardeau ! Alma qui sort de votre ventre et restera jusqu’à la mort votre enfant, que vous le vouliez ou non ! »

L’espace d’un instant, Qval Frana, clouée à son fauteuil par la violence de l’échange, crut que la mère et la fille allaient se précipiter l’une contre l’autre, mais elles se défièrent du regard en silence, séparées par une distance de deux pas qui, en cet instant, avait la largeur d’un gouffre. Comme soufflées par la fureur des deux femmes, les colonnes de lumière s’étaient évanouies et avaient laissé la place à une grisaille uniforme, assortie au blanc cassé des murs et au gris-bleu des dalles.

La responsable du conventuel vit par une lucarne des nuages bas et noirs s’amonceler au-dessus des bâtiments. Un orage d’une puissance phénoménale avait éclaté la veille au début de la nuit, brisant une dizaine d’arbres du verger, endommageant une partie des toits, détruisant l’enclos des nanziers, dont trois avaient été retrouvés écrasés sous des pierres et deux noyés dans la réserve d’eau potable. Les ruissellements avaient entraîné des coulées de rochers et de boue qui s’étaient échouées au pied des murs et avaient débordé dans les allées. Même si les orages étaient des manifestations de l’éternel présent, elle pria les enfants-dieux de l’arche qu’il n’en vînt pas un autre avant que les réparations et les opérations de nettoyage ne fussent achevées.

« Je n’ai jamais dit à personne, et surtout pas à toi, que je regrettais d’avoir accueilli cet homme dans mon lit, déclara Zmera d’une voix calme.

— Il n’est pas besoin de dire les choses pour les affirmer, répliqua Alma.

— Tu n’as rien compris, idiote ! J’ai regretté… et je regrette encore de l’avoir laissé partir alors que je mourais d’envie de rester avec lui. Notre relation était tellement passionnelle, dévorante, que je délaissais mes enfants, mes constants, mon travail, que le domaine menaçait de péricliter. J’aurais condamné une centaine de personnes à l’errance si j’avais pris la décision de le suivre. »

La tête baissée, les épaules basses, Zmera retourna s’asseoir dans le fauteuil des vénérées Qvals de Chaudeterre. Et à nouveau la vieille femme émergeait en elle, reléguait au second plan la mathelle, la reine séduisante du domaine.

« Tu lui ressembles, et chaque fois que je te voyais, que je te vois, c’est lui que je vois », reprit-elle après un moment de silence.

L’obscurité se déployait dans la pièce, estompait le sol, les murs et le plafond.

« Pourquoi m’avoir caché les vraies raisons ? demanda Alma.

— Tu étais, tu es toujours l’image vivante de mes regrets. Tu parlais de pouvoir tout à l’heure, je lui préfère le mot choix. Nous sommes toutes amenées à faire des choix, mais nos choix à nous, les mères, les mathelles, concernent les fondements mêmes de notre monde. Quand tu es entrée dans cette pièce, tu m’as ramenée au choix douloureux que j’ai dû faire il y a vingt-deux ans et que je continue de regretter aujourd’hui.

— En quoi suis-je responsable de vos regrets ?

— En rien, en effet, mais, comme tu l’as souligné, le cœur des mères n’est pas extensible à l’infini.

— Vous m’avez sacrifiée comme vous l’avez sacrifié. »

Zmera hocha la tête en retirant machinalement quelques-unes des épingles de corne qui maintenaient une partie de son épaisse chevelure serrée sur les côtés et à l’arrière de sa tête.

« Il y a sans doute une certaine légitimité dans ta façon de voir les choses. D’autres préféreraient appeler ça l’ordre invisible d’Ellula ou encore l’éternel présent de Djema.

— Ah, les légendes de l’Estérion ! s’exclama Alma. Quelle manne, n’est-ce pas ? On leur fait dire tout ce qu’on veut et son contraire. Je n’attends plus rien de vous, ma mère, je marche sur le sentier de ma propre vie, mais ne vous croyez pas pour autant exemptée de vos responsabilités. »

Elle avait prononcé ces mots avec douceur, avec sérénité presque. La colère était tombée en elle comme un vent paresseux de la saison sèche. Sa mère vivait avec ses propres douleurs, avec ses propres brûlures, ces « cadeaux avisés envoyés par le temps », selon les paroles de Gaella la folle, ces… contretemps.

« Vous m’avez traitée de folle…

— J’étais énervée, je ne le pensais pas, se justifia Zmera.

— Ne vous défendez pas. Je le prends comme un compliment. La brûlure à mon pied me confronte chaque instant à mes limites, à mes insuffisances. Ou plutôt à mes suffisances. Elle me rappelle chaque instant combien je suis loin de l’éternel présent, combien j’ai d’orgueil et de colère en moi, combien je me perçois une, séparée du flot de la création. Écoutez, ma mère, écoutez bien, et vous aussi, vénérée Qval : j’ai fermement l’intention de… »

Des bruits de pas précipités l’interrompirent. Deux jeunes djemales échevelées, essoufflées, maculées de terre, vêtues des robes courtes et sans manches des jardinières, s’engouffrèrent dans la réception sans saluer ni respecter les convenances d’usage.

« J’espère que vous avez de bonnes raisons de nous déranger, fit Qval Frana d’une voix sévère.

— Les protecteurs des sentiers… les protecteurs des sentiers… balbutia une des sœurs, terrorisée.

— Eh bien quoi ?

— Ils arrivent, vénérée Qval ! »

La responsable de Chaudeterre pâlit, ses doigts se crispèrent sur l’accoudoir de son fauteuil.

« Comment ça, ils arrivent ?

— Des dizaines, à moins de deux lieues de nos portes ! »

Une centaine de masques d’écorce et de robes de craine se déployaient sur le plateau pelé qui séparait les collines des bâtiments du conventuel. Une pluie fine noyait les reliefs et donnait aux protecteurs des sentiers l’allure d’une armée d’ombres. Une partie des djemales s’étaient juchées sur le toit du bâtiment principal en compagnie de la vénérée Qval et des plus anciennes de Chaudeterre, dont Qval Anzell, la belladore. Les traits tendus, tremblantes de froid et de peur, elles suivaient la progression du bataillon dont les haches et les masses de pierre accrochaient des éclats de lumière.

« Pensez-vous que nous avons une petite chance de négocier avec eux ? demanda Qval Frana.

— Aucune, vénérée Qval, répondit Zmera. S’ils avaient cherché à négocier, ils auraient envoyé une délégation. Ils n’en ont pas éprouvé le besoin parce qu’ils savent qu’il n’y a pas d’homme à Chaudeterre, qu’ils ne rencontreront aucune opposition.

— Que me conseillez-vous ? »

Zmera secoua avec nervosité sa chevelure détrempée. Elle enrageait visiblement d’avoir été surprise loin de ses terres, loin de la petite troupe qui l’avait escortée et qui peut-être avait elle-même été prise au dépourvu par les couilles-à-masques. La pluie et le vent plaquaient les cheveux sur les nuques, les robes de laine végétale sur les épaules, les poitrines, les dos, les fesses et les jambes. En bas, des sœurs venaient tout juste d’apprendre la nouvelle et couraient, affolées, entre les masses grises des bâtiments, dans les allées du potager et du verger, au milieu des monticules de boue et de pierre abandonnés par l’orage.

Les deux mains accrochées à la barre supérieure du parapet, Alma éprouvait les pires difficultés à rester debout : elle avait, comme les autres, gravi l’escalier quatre à quatre, et il lui semblait à présent qu’elle venait tout juste de retirer son pied du bassin d’eau bouillante.

« Le conventuel ne dispose pas d’une pièce secrète, ou au moins difficile d’accès, où nous pourrions nous enfermer ? » demanda Zmera.

Qval Frana secoua la tête. De ses mèches courtes s’échappèrent des gouttes de pluie qui la nimbèrent d’une auréole fugace.

« La seule solution, c’est de suivre le chemin de Djema, dit soudain Alma. De nous enfuir par le bassin d’eau bouillante. »

Les paroles de Gaella la folle résonnaient en elle et prenaient une dimension nouvelle face à la menace qui se présentait sur le plateau. Elles cessaient d’être des mots, des concepts, pour revêtir une réalité tangible, pour se changer en certitudes, comme si les distances s’étaient soudain abolies entre le son et le sens.

Une dizaine de regards chargés de réprobation se tournèrent dans sa direction.

« Ta mère avait raison : tu es folle ! glapit Qval Frana.

— C’est le moment ou jamais de savoir si la porte-du-présent ouvre sur l’autre dimension, continua Alma. Si nous sommes réellement prêtes à entendre le chant du Qval…

— Ceci n’est pas une plaisanterie, Alma, lâcha Zmera entre ses lèvres bleuies par le froid. Ces hommes viennent ici dans l’intention de violer, de tuer.

— Les séculières et d’anciennes djemales m’avaient avertie, mais je n’en ai pas tenu compte, gémit Qval Frana. J’ai toujours pensé que Djema nous épargnerait ce genre d’épreuve.

— Djema n’est pas une déesse et l’épreuve fait partie de notre présent », dit Alma.

Qval Frana lui décocha un coup d’œil venimeux. Les gouttes d’eau ruisselaient sur sa face hachée et livide comme sur une terre dure, desséchée.

« Reprenez votre fille, Zmera, et allez toutes les deux au diable, vous avec vos livraisons, elle avec ses insolences ! »

Zmera accusa le coup d’un tassement du buste comme si elle avait été frappée au ventre, puis elle reprit son souffle, se redressa et toisa la responsable de Chaudeterre.

« Pas la peine d’aller au diable, c’est lui qui vient à nous, vénérée Qval. Mais, si vous connaissez un moyen de nous sortir de cette situation, je vous débarrasserai volontiers de ma fille. Ou plutôt, je la débarrasserai de vous. Elle n’a pas grand-chose à faire au milieu de femmes qui prétendent se dévouer à la puissance infinie du présent et qui tremblent comme des feuilles de jaule devant une misérable poignée de couilles-à-masques. »

Ce fut au tour de Qval Frana de fléchir sous l’attaque. L’espace de quelques instants, Alma crut que la vieille femme, accablée, épouvantée, allait enjamber la rambarde et se jeter dans le vide. Les protecteurs des sentiers gravissaient maintenant le monticule qui, déposé par la traînée de boue de la veille, traversait le plateau sur toute sa largeur.

« Cette misérable poignée, comme vous dites, est constituée d’hommes armés, finit-elle par murmurer d’une voix lasse. Qu’avons-nous à leur opposer ? La force ? Ils nous balaieraient comme des fétus de manne.

— Feignez de leur donner ce qu’ils viennent chercher, avança Zmera.

— Encore faudrait-il savoir ce qu’ils…

— Ce sont des hommes, des animaux sauvages. Et la nature nous a dotées, nous les femmes, de tous les atouts pour les apprivoiser. »

Qval Frana fixa la mathelle d’un air offusqué.

« Ai-je bien compris que vous me suggérez d’offrir mes sœurs à la concupiscence de ces monstres ?

— Ils les prendront de toute façon. Autant que vous restiez les maîtresses du jeu. C’est la seule façon d’éviter le massacre. »

Les protecteurs des sentiers avaient accéléré l’allure après le franchissement de l’obstacle de boue. Ils ne tarderaient plus maintenant à atteindre le conventuel. Les djemales avaient fermé le grand portail de bois de l’entrée principale, mais, même si elles avaient réussi à glisser les trois grosses barres de bois dans leurs supports respectifs, même si elles avaient calé les vantaux avec des pierres, les constructions présentaient un peu partout des failles, des passages. Chaudeterre n’avait pas été conçu dans l’optique de soutenir un siège mais pour résister au mieux aux offensives parfois virulentes des vents et des averses de cristaux de glace de l’hivernage. Les assaillants trouveraient rapidement le moyen de s’introduire dans les bâtiments, soit en se faufilant par les ouvertures qui, à certains endroits, n’exigeaient qu’une brève escalade, soit en se glissant dans les bouches d’aération, soit en exploitant les brèches mal rebouchées du mur qui longeait l’enclos des nanziers.

« Alma n’a pas tout à fait tort, fit soudain Qval Anzell. Nous avons la possibilité de nous réfugier dans le labyrinthe qui mène à la grotte de Djema. Nous ne sommes qu’une poignée à connaître le passage. Les protecteurs des sentiers ne pourront pas nous suivre.

— Ils n’en auront pas besoin, objecta Zmera. Il leur suffira de nous attendre à la sortie. »

D’un geste impatient, la belladore écarta les mèches collées à son front, ses tempes et ses joues.

« Ils ne connaissent pas l’existence de ce labyrinthe. Si nous agissons vite, si nous effaçons nos traces, ils ne devineront pas où nous sommes passées. Prenons des vivres et de l’eau. Lorsqu’ils en auront assez d’attendre, il ne leur restera plus qu’à lever le camp.

— Risqué, dit Zmera. Nous prenons le pari de leur stupidité. Nous n’aurons aucune possibilité de nous échapper au cas où les choses ne tourneraient pas comme…

— Il suffit ! coupa Qval Frana. La suggestion de Qval Anzell me paraît la plus judicieuse. Nous avons perdu assez de temps. »

Le labyrinthe souterrain s’ouvrait dans les sous-sols du bâtiment principal. Il ne s’agissait pas d’une véritable entrée d’ailleurs, mais d’une inclinaison progressive du terrain qui s’enfonçait dans une forêt de stalagmites consolidées avec des roches et se resserrait peu à peu jusqu’à prendre la forme d’un tunnel. Les six cents djemales du conventuel de Chaudeterre s’y engouffrèrent après avoir entassé des pains de manne, des gâteaux, des morceaux de viande fumée, des fruits et des légumes secs dans de grands sacs en laine végétale. Après, également, avoir rempli des dizaines de cruches et d’autres récipients d’une eau directement puisée dans la réserve extérieure d’où on avait retiré le matin même les deux cadavres des nanziers.

La vitesse à laquelle les djemales s’étaient organisées avait sidéré Alma. C’était comme si, tout à coup, un seul cœur s’était mis à battre, comme si chaque sœur, chaque novice était devenue la cellule d’un même et grand corps. Le voisinage de la mort, l’instinct de survie avaient dissipé l’inertie qui régnait habituellement sur le conventuel. Les rancœurs, les jalousies, les mesquineries, les querelles s’étaient tues devant l’urgence de la situation.

Devant le présent.

Elle ne se tenait pas dans les séances d’éveil, la puissance infinie du présent, ni dans les interprétations plus ou moins absconses de l’enseignement de Qval Djema, mais dans cette conscience aiguë de chaque geste, de chaque instant, dans ce creuset primordial, fondamental, où se fondaient la vie et la mort. Les djemales s’étaient réparti les tâches sans un mot ni un geste superflu, sans un grincement ni un soupir, avec cette seule idée que leur survie reposait entièrement sur leur efficacité, sur leur harmonie. Alma elle-même avait rejoint l’un des groupes qui remplissaient les sacs de pains et de gâteaux de manne. Aucune ironie dans les regards qui l’avaient accueillie, mais une sérénité grave qui traduisait une adaptation, une ouverture totales aux contraintes du moment.

De même, le départ vers le labyrinthe souterrain s’était effectué sans précipitation ni bousculade, chacune venant naturellement occuper sa place dans le flot limpide qui s’écoulait vers les profondeurs de la terre. Les unes portaient les sacs, d’autres les cruches, d’autres encore des couvertures, des robes de rechange ou les fioles des belladores.

Juste avant de refermer et de condamner la porte qui donnait sur les sous-sols, deux sœurs avaient pris le temps d’observer la progression des protecteurs des sentiers : ils avaient pratiquement opéré la jonction, mais pas un d’entre eux ne s’était encore introduit dans le conventuel. Ils ne pourraient donc pas deviner où s’étaient retirées les habitantes des lieux et, ainsi que l’avait estimé Qval Anzell, ils s’en iraient selon toute probabilité au bout de deux ou trois jours de désœuvrement. Il suffirait ensuite d’envoyer quelques sœurs en reconnaissance pour organiser le retour de l’ensemble des djemales dans les bâtiments. Il conviendrait enfin de dresser un véritable rempart autour de Chaudeterre, de contacter les mathelles afin de recruter une armée commune, puis de trouver le moyen de démanteler l’organisation des protecteurs des sentiers.

Alma boitait bas et rencontrait des difficultés grandissantes à se maintenir dans l’allure. Elle avait perdu de vue la silhouette de sa mère depuis un bon moment. Certaines djemales de l’arrière-garde l’avaient rattrapée et dépassée sans lui accorder la moindre attention, mais elle apercevait derrière elle des lueurs mouvantes et rassurantes de solarines. Des bouches sombres s’ouvraient sur les parois de la galerie, les multiples entrées d’un labyrinthe dont on disait qu’il avait égaré un grand nombre de sœurs depuis la fondation du conventuel. Une odeur de soufre, encore peu prononcée, se diffusait dans l’air tiède.

Alma souffrait le martyre à chacune de ses foulées. Elle éprouva le besoin de souffler, de reposer son pied. Cinq ou six djemales filèrent à toute allure devant elle, l’obscurité absorba progressivement les lueurs de leurs solarines, les claquements de leurs pas décrurent dans le silence profond de la galerie.

Alma était désormais attardée, perdue, souffrante, sans ressource et sans lumière dans le dédale souterrain de Chaudeterre. Elle aurait dû crier, appeler au secours, mais son orgueil le lui interdisait, elle ne voulait pas donner à sa mère l’impression de mendier de l’aide.

Elle s’assit contre la paroi, délaça sa sandale et souffla sur son pied enflammé. Elle n’entendait plus d’autre bruit que des écoulements, des clapotis et les grondements lointains des geysers d’eau bouillante. Alors elle se mit à l’écoute du présent de tout son corps, de tout son esprit, et elle perçut dans les ténèbres une force à l’œuvre qui était peut-être la mort.

Загрузка...