J’ai sans doute attendu beaucoup trop longtemps pour coucher mes mémoires sur le rouleau. Les souvenirs ont tendance à s’embrouiller quand on a atteint les deux siècles. D’un autre côté, l’âge m’a aussi donné le recul nécessaire pour évoquer ces terribles événements sans être à nouveau affectée par les émotions qui m’ont bouleversée sur le moment. Je ressens maintenant le besoin de raconter mon histoire avant de m’engager sur le chemin des chanes. Puisse-t-elle aider les habitants du nouveau monde à regarder leur passé et à panser leurs blessures.
Mais, puisque je n’ai pas beaucoup de temps devant moi et qu’il faut un début à tout, commençons par les présentations.
Je suis Gmezer, la sixième fille d’une cuisinière du mathelle de Vodehal, un des domaines les plus anciens et les plus importants de Cent-Sources. Je ne suis ni très jolie ni très vive, ni laide ni bête non plus, ce qui m’a valu une enfance sans histoire et sans relief. Mon père était l’un des quatre constants de Vodehal, c’est ma mère qui me l’a confié sur son lit de mort. J’avais une quinzaine d’années lorsqu’une fièvre des pollens l’a emportée. Après que les croque-morts eurent emmené son corps sans vie sur la colline de l’Ellab, j’ai observé avec attention les constants de Vodehal dans l’espoir de renouer avec mon père le lien privilégié qui venait tout juste d’être tranché.
Je ne me suis reconnue dans aucun des quatre : ils étaient tous repoussants, je ne parle pas seulement sur le plan physique, mais leurs manières n’avaient aucune élégance, ils ne se lavaient que très rarement, ils rotaient, pétaient et pissaient quand bon leur semblait, ils puaient l’urine, la sueur et l’alcool de manne des lieues à la ronde, bref je me demande encore comment ma mère, une femme élégante et même un peu maniérée, a pu se laisser saillir par l’un de ces yonks. Elle l’a fait en tout cas, sans quoi je ne serais pas arrivée en ce bas monde. Espérait-elle que la fille d’un constant aurait une vie un peu moins difficile que la sienne ? J’en doute, elle n’était pas des plus intelligentes, mais elle n’était pas naïve ou inconsciente à ce point.
Comme tous les adolescents, il a fallu que je choisisse un sentier à l’âge de vingt ans. Je n’avais pas la moindre idée de ce que je voulais faire, aussi Vodehal la mathelle a décidé pour moi. Elle a affirmé que j’avais la main verte (je me suis toujours demandé d’où elle tenait cette certitude) et, comme deux vieilles jardinières venaient coup sur coup de trépasser, je me suis retrouvée dans l’effectif chargé de l’entretien du potager, du verger et des massifs floraux. On ne peut pas dire que le choix de Vodehal m’ait enchantée, mais il est rare que les indécises de mon espèce se voient attribuer les meilleures parts.
J’ai définitivement renoncé à savoir lequel des quatre constants était mon père quand l’un d’eux, Piek, a essayé de me violer un soir que je me promenais seule sur l’un des chemins qui coupaient les champs de manne. J’ai réussi à lui échapper parce qu’il avait abusé de l’alcool de manne et qu’il est tombé tout seul en essayant de baisser son pantalon. Avant de me mettre à courir, je l’ai vu s’affaler de tout son long sur la terre, j’ai aperçu son sexe à l’air, aussi rougeaud et rugueux que son visage, et je n’ai pas gardé une très bonne image des hommes.
Je me suis consacrée au potager, au verger et aux massifs floraux pendant une dizaine d’années. Les légumes ne demandaient pas un travail trop compliqué : il n’en existait à l’époque que six variétés principales, quatre qui poussent tout au long de la saison sèche et nécessitent un arrosage constant, une, l’« amayette », qu’on plante juste avant l’amaya de glace et qu’on ramasse juste après, et la dernière, la « tardive », qui, comme son nom l’indique, se récolte au moment des pluies froides qui précèdent les averses de cristaux de glace. Les bulles de pollen nous apportaient parfois des variétés sauvages, des tubercules ou des bulbes jaunes, blancs ou verts qui proliféraient sur nos carrés, mais nous n’en conservions pas les graines, soit que leur goût fût amer ou insipide, soit que leur consistance farineuse les rendît impropres à la cuisine. Les arbres fruitiers n’exigeaient que peu d’entretien, sauf à la période des bulles de pollen pendant laquelle ils pouvaient être frappés par une maladie stérilisante connue sous le nom de « sécherinette ».
J’ai toujours aimé, en revanche, m’occuper des fleurs, de l’onis en particulier, qui donne toute sa saveur aux pâtisseries, des cluettes dont nous recueillions les feuilles et le pistil pour en extraire l’essence pousse-l’amour, des pourpreines dont la profonde couleur rouge et le velouté des pétales en font la fleur préférée des femmes, et de bien d’autres encore, le nouveau monde en offre une diversité infinie.
C’est ainsi que, peu à peu, je me suis spécialisée dans les essences florales puis, de fil en aiguille, dans les pouvoirs et vertus des différentes plantes domestiques ou sauvages qui poussent dans la grande région de Cent-Sources. Je me suis appuyée sur mes propres expérimentations et sur les rudiments empiriques d’anciennes qui préparaient régulièrement des potions ou des philtres destinés à toutes sortes de gens, mathelles, permanentes, constants, volages et même djemales. Tous les prétextes étaient bons pour consulter les « fleureuses », comme on les appelait, perturbations du sommeil, perte d’appétit, règles douloureuses, rhumatismes, allergies au pollen, etc., mais le sujet qui revenait le plus souvent était la séduction, l’envoûtement. Les fleureuses n’étaient pas des belladores, des guérisseuses, même si elles soulageaient de certains maux, mais des entremetteuses, des liens occultes, des pousse-l’amour comme les cluettes.
Je dis « elles » où je devrais dire « nous », car j’ai rapidement intégré cette petite confrérie secrète au sein de laquelle j’ai pu approfondir mes connaissances. Je disposais dorénavant de cobayes, je recevais, toujours la nuit, des hommes et des femmes en demande d’amour, je leur préparais des philtres à base d’essence de cluette que je mélangeais avec d’autres parfums et dans laquelle j’ajoutais un peu de leur sang, puis je leur remettais une petite fiole et leur recommandais d’en verser quelques gouttes dans la boisson ou dans la nourriture de l’être qu’ils convoitaient. Ils me payaient, lorsqu’ils étaient satisfaits de mes services, de draps, de vêtements, de chaussures ou encore de poteries, mais ma récompense principale, pour ne pas dire la seule, était l’accomplissement de leurs désirs. Quand je les rencontrais sur les chemins de Cent-Sources ou lors de la fête de Grande Délivrance, le petit signe ou le regard de satisfaction qu’ils m’adressaient me dédommageait au centuple de mes nuits sans sommeil.
Ma réputation a rapidement franchi les limites du domaine de Vodehal. On venait parfois de très loin pour me soumettre une difficulté. J’en retirais une telle fierté que la tête me tournait et que le cercle des envieuses s’agrandissait dans mon ombre.
Cependant, moi qui me vouais avec une telle énergie au bonheur des autres, je n’avais plus le temps de me consacrer au mien. Je ne parvenais pas à me débarrasser de l’image à la fois obsédante et pathétique de Piek, et les hommes continuaient de m’effrayer. Je crois bien que je serais restée vierge toute ma vie si les autres fleureuses, ces anciennes qui m’avaient accueillie à bras ouverts quelques années plus tôt, ne s’étaient pas liguées pour me faire chasser du domaine de Vodehal et du territoire de Cent-Sources. J’ignorais alors que ma vie allait basculer, qu’elle se lierait avec celle d’un homme rendu fou par la frustration et la violence. D’un homme qui allait transformer le nouveau monde en un fleuve de larmes et de sang.
La lumière qui baignait l’immense salle souterraine ne provenait pas de solarines, encore moins de Jael, elle semblait émaner directement du matériau lisse qui habillait le sol, les parois et le plafond. Un ronronnement se déclenchait à intervalles réguliers, des courants d’air circulaient, puissants, frais, exactement comme si le vent avait continué de souffler à ces profondeurs. Ils ne parvenaient pas à chasser toutefois l’odeur suffocante de yonk qui imprégnait les lieux et qui s’était intensifiée au fur et à mesure qu’Orchéron et ses compagnons ventresecs s’étaient avancés dans le passage.
Ils n’avaient pas croisé d’autres yonks que celui qu’Orchéron avait vu surgir de la bouche obscure quelques jours plus tôt. Un mâle à la robe brune et à la toison noire, isolé du reste du troupeau. Visiblement surpris par la présence d’un homme si près de la sortie du tunnel, il avait pris peur, mugi, frappé des sabots, montré les extrémités effilées de ses cornes. Orchéron était resté parfaitement immobile, refoulant la tentation de se saisir de son couteau, estimant que le moindre geste n’aurait réussi qu’à exciter l’agressivité du grand herbivore. Il avait observé la paroi rocheuse sur sa gauche et avisé une série d’aspérités qui s’échelonnaient jusqu’à un surplomb situé à une hauteur de trois hommes. Il s’en était approché avec une extrême lenteur tandis que le yonk continuait de renâcler, puis, après avoir mentalement préparé son escalade, il avait grimpé aussi vite que le lui permettait la pierre rendue glissante par la pluie.
Le yonk avait chargé. À l’issue d’une course lourde, rageuse, il avait percuté la paroi de plein fouet et soulevé une gerbe d’éclats et de roche pulvérisée. Il avait encore donné une série de coups de corne puissants et frénétiques avant de renoncer et de s’éloigner au petit trot dans le passage.
Étonné par la hargne du grand herbivore, frigorifié par la pluie, Orchéron avait attendu un long moment avant de descendre de son refuge et de remonter sur le plateau. Il avait repéré au milieu du troupeau son agresseur qui, sans doute rassuré par la proximité de ses congénères, broutait tranquillement les dernières feuilles d’arbuste sans prêter attention aux enfants du clan ventresec qui jouaient quelques pas plus loin.
Orchéron avait parlé de sa découverte aux errants. Ils avaient décidé, à l’issue de palabres animés, que six d’entre eux l’accompagneraient dans l’exploration du passage souterrain d’où venaient les yonks. Sur les six, quatre, dont Ezlinn, s’étaient portés volontaires et Arjam avait désigné les deux autres. Ils avaient également résolu de passer l’amaya de glace au bord des grandes eaux et demandé à Orchéron de repousser l’expédition à trois jours, le temps qu’ils préparent des abris et mettent des vivres de côté. Ils avaient donc monté une dizaine de constructions de forme hémisphérique avec des branches d’arbuste pour armature et des herbes liées en bottes pour toiture. Ils avaient ensuite dépecé les deux bêtes qui étaient venues mourir tout près, entreposé les quartiers de viande dans des cavités rocheuses, commencé à tanner les peaux, à assouplir les tendons, à tailler les cornes et les os.
La vitesse à laquelle ils avaient transformé ce bout de terre désolé en un lieu de vie avait ébahi Orchéron. Ils utilisaient les ressources de leur environnement de façon beaucoup plus rationnelle, beaucoup moins abusive que les mathelles. Il avait continué de dormir dans sa petite cavité rocheuse, mais Ezlinn n’était jamais venue le rejoindre et, même si son orgueil lui avait interdit de le montrer, il en avait éprouvé du dépit.
Des umbres, très nombreux, une trentaine au moins, avaient fait leur apparition au-dessus des grandes eaux le matin du troisième jour. Les errants n’avaient pas eu ces réactions de panique qui caractérisaient les permanents des domaines, ils avaient simplement cessé toute activité, levé la tête et contemplé, avec une forme d’adoration dans les yeux, les taches noires jusqu’à ce qu’elles s’éclipsent comme des songes.
Orchéron et ses six accompagnateurs, Ezlinn et cinq hommes, s’étaient mis en route au milieu du quatrième jour. Les premières manifestations de peur étaient survenues chez les ventresecs lorsqu’ils avaient quitté la plate-forme battue par les embruns pour s’engager dans le passage entre la paroi et le mur de rochers. Leurs traits s’étaient tendus, ils avaient lancé des regards craintifs autour d’eux, tiré leurs couteaux de leurs poches, l’un d’eux, un homme d’une soixantaine d’années, avait suggéré de faire demi-tour, et il avait fallu une intervention énergique d’Ezlinn, pourtant elle-même peu rassurée, pour les ramener à la raison. Le chemin du bord des grandes eaux avait tout du chemin oriental de la prophétie, et jamais un errant n’avait défié d’aussi près la malédiction de l’Agauer. D’ailleurs, si le clan n’avait délégué que six éclaireurs, c’est parce qu’il n’avait pas voulu se lancer tout entier dans une entreprise aussi hasardeuse, aussi dangereuse, qu’il avait avant tout songé à assurer sa pérennité.
La peur s’était encore accentuée quand ils s’étaient aperçus que le chemin descendait en pente douce et donnait sur un tunnel dont la bouche sombre semblait s’ouvrir sur le vide. Orchéron avait cru qu’ils allaient battre en retraite, mais Ezlinn lui avait emboîté le pas après un court moment d’hésitation et les autres avaient fini par la suivre.
Éclairés par des torches d’herbe et de branchages confectionnées la veille, ils n’avaient rien remarqué d’extraordinaire dans la première partie du tunnel, hormis le fait qu’on n’y trouvait pas une seule bouse de yonk, qu’il paraissait aussi propre qu’une maison de mathelle nettoyée tous les jours de fond en comble. Puis les parois s’étaient habillées d’une matière grise, lisse, froide au toucher, qui ne paraissait pas naturelle.
C’est d’elle qu’avait émané cette lumière douce qui les avait incités à se débarrasser des torches et de leur fumée irritante pour les yeux et la gorge. Des flaques miroitantes, peu profondes, semblaient indiquer que de l’eau s’écoulait dans ce tunnel : ou bien la pluie ou les vagues des grandes eaux s’infiltraient par des fissures, ou bien des êtres vivants s’étaient débrouillés pour l’amener jusqu’ici. Étant donné l’herméticité du matériau qui recouvrait les parois, le sol et la voûte, cette deuxième hypothèse, la plus folle au premier abord, paraissait paradoxalement la plus plausible.
La galerie s’était progressivement élargie pour donner sur une immense salle souterraine, plus grande qu’un domaine, au centre de laquelle s’élevait une construction en forme de dôme, réalisée à première vue dans le même matériau gris et lisse.
« Une porte. »
Ezlinn désignait l’embrasure arrondie qui s’ouvrait en bas de la construction. La sensation de présence était presque palpable, d’autant plus inquiétante qu’elle ne s’appuyait sur aucun repère visuel ou sonore. Ils n’entendaient pas d’autre bruit que le chuchotement lointain des vagues des grandes eaux. Les errants n’attendaient qu’un ordre, un geste d’Orchéron ou d’Ezlinn pour filer à toutes jambes d’un endroit qui correspondait assez fidèlement à l’idée qu’ils se faisaient de la malédiction de l’Agauer.
« Les yonks sortiraient donc de là ? dit Ezlinn d’une voix mal assurée.
— Qui sont leurs géniteurs ? souffla Orchéron. M’étonnerait fort que les femelles reviennent mettre bas ici.
— Le seul moyen de le savoir, c’est de visiter ce bâtiment. »
Orchéron lança un regard de biais à Ezlinn. La frayeur exorbitait les yeux de la ventresec et donnait à son teint la blancheur des cristaux de glace, mais elle était déterminée à combattre le mal par le mal, à affronter sa terreur en face. Il raffermit sa propre résolution vacillante et fixa jusqu’au vestige l’entrée de la construction.
Ils s’avancèrent avec prudence dans un vaste couloir baigné d’une lumière ambrée. Des courants d’air frais soufflés par d’invisibles bouches régénéraient l’atmosphère à intervalles réguliers. Des senteurs indéfinissables traversaient l’odeur omniprésente de yonk. Orchéron essaya d’ouvrir les portes en partie transparentes qui donnaient dans les pièces bordant le couloir, mais, bien que munies de poignées, elles refusèrent de s’ouvrir. Il avait replié et rangé son couteau dans la poche de son pantalon, comprenant que ce genre d’ustensile serait dérisoire, voire inutile, dans les circonstances. Ezlinn l’avait imité, mais les cinq autres errants marchaient ramassés sur eux-mêmes, la lame à hauteur du visage, prêts à frapper à la moindre alerte.
Le couloir débouchait sur une petite pièce circulaire où se dressait une cloche transparente d’un rayon approximatif de six pas. Ils passèrent en file sous une sorte de portique aux montants incrustés de lumières vives qui s’allumèrent l’une après l’autre comme les flambeaux des processions de la nuit de Grande Délivrance. Ils restèrent un instant immobiles, pétrifiés par l’inquiétude, les yeux rivés sur les lumières jusqu’à ce qu’elles s’éteignent. Les pieds nus des errants et les semelles d’Orchéron claquaient sur le sol aussi lisse que les cloisons et le plafond.
« On dirait des… »
Ezlinn prit une profonde inspiration pour apaiser les battements de son cœur.
« Des fœtus », reprit-elle dans un souffle.
On distinguait à l’intérieur de la cloche transparente un récipient empli d’un liquide épais, jaunâtre, dans lequel flottaient des formes à première vue indistinctes. Cependant, lorsque le regard insistait, il discernait des globes sombres de chaque côté d’une sphère ainsi que des excroissances qui pouvaient figurer une tête, des yeux et des membres.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda Orchéron.
Karille la djemale lui avait appris ce qu’était un fœtus, un bébé qui se formait dans le ventre de sa mère, mais il n’en avait jamais vu, ni de loin ni de près.
« Il m’est arrivé d’aider des femmes qui venaient de subir une fausse couche, répondit Ezlinn. Et de me charger des fœtus morts. J’en ai observé plusieurs avant de les enterrer, à différents stades de leur développement. Ceux-là ne sont pas des fœtus humains, mais, pour l’instant, ils y ressemblent un peu.
— Des yonks », lança Orchéron.
Ezlinn hocha la tête d’un air effaré.
« Cet endroit est un gigantesque… ventre à yonks. »
Bien qu’à peine perceptible, le grésillement qui s’éleva au-dessus de leurs têtes les fit tressaillir. Deux niches se découpèrent au plafond, deux tubes articulés semblables à des bras, pourvus en leur extrémité de filaments brillants et souples, en tombèrent, traversèrent le matériau pourtant résistant de la cloche avec la même facilité qu’ils se seraient enfoncés dans de l’eau et plongèrent dans le récipient. Les errants baissèrent leurs couteaux et, la fascination l’emportant sur la terreur, revinrent se coller à la paroi de la cloche.
« Ça ressemble à une canalisation d’arrosage, dit Orchéron.
— Il faut que les mères se nourrissent pour que leur enfant se développe, approuva Ezlinn. Ces tubes alimentent sans doute le liquide amniotique. »
Orchéron plaqua la main contre le matériau transparent et appuya pendant un moment sans obtenir d’autre résultat qu’une large auréole de sueur sur la surface lisse.
« Comment ils ont pu passer à travers ?
— La vraie question, c’est : qui a conçu tout ça ? s’exclama Ezlinn en désignant la pièce d’un ample mouvement du bras.
— Peut-être que nous le saurons si nous attendons…
— Ça m’étonnerait. On dirait que le système fonctionne de façon automatique, comme les saisons sur les plaines, comme les mécanismes naturels du nouveau monde. Deux troupeaux sont apparus en l’espace de quelques jours sur le plateau, sans doute une seule et unique portée arrivée à terme. Et maintenant des embryons se développent sous cette cloche, comme si une nouvelle portée s’apprêtait à prendre la relève. Pas besoin de rut pour perpétuer l’espèce, pas besoin de gestation ni de mise bas…
— Voilà pourquoi les yonks ne peuvent pas se reproduire en captivité, coupa Orchéron.
— Les naissances sont aussi très rares à l’état sauvage. Et elles donnent la plupart du temps des individus faibles, mal formés, incapables de suivre les migrations des troupeaux. Nous découvrons parfois leurs cadavres, mais nous ne les mangeons pas : on dit que leur viande apporte la maladie, la folie. Nous nous sommes toujours interrogés sur le mode de reproduction des yonks, nous n’avons… nous n’avions jamais trouvé de réponse satisfaisante. »
Ils passèrent dans une autre salle par une ouverture basse découpée dans une cloison et découvrirent, sous de larges lampes chauffantes en forme de cônes, des litières garnies d’une matière molle et sans doute auto-absorbante, des mangeoires pour l’instant vides mais surmontées de petites trappes et de becs verseurs. Plus loin encore, une vaste salle évoquait les étables des mathelles qui avaient adopté le système de stabulation libre, un espace sans boxes ni couloirs parsemé de litières, d’abreuvoirs et de mangeoires où se devinaient des restes de nourriture. Débouchant sur le tunnel par l’intermédiaire d’une porte plus large que haute, elle était en apparence le dernier sas entre le « ventre nourricier » et l’extérieur, entre les profondeurs du nouveau monde et ses espaces infinis, entre la lumière douce des lampes et la clarté éblouissante de Jael.
Il leur suffit d’observer attentivement les différentes pièces qui communiquaient entre elles pour reconstituer les étapes de la fabrication des yonks : les bras articulés baignaient les embryons dans le liquide amniotique des cuves isolées sous les cloches transparentes, retiraient les fœtus lorsqu’ils devenaient trop volumineux, les déposaient dans les litières placées sous les cônes lumineux, où ils continuaient de s’alimenter par l’intermédiaire des becs verseurs, puis, lorsqu’ils se sentaient suffisamment forts, les yonkins « naissaient », se levaient, sortaient du cocon des couveuses et passaient dans la dernière salle où ils achevaient leur développement avant de s’aventurer dans le tunnel, de gagner le bord des grandes eaux et d’entamer leur migration vers les lointaines plaines du Triangle. L’intelligence qui avait conçu ce système avait tout prévu, y compris les puissants jets d’eau qui jaillissaient du sol ou des orifices des cloisons pour pulvériser les déjections – et qui se déclenchèrent à plusieurs reprises sur le passage des intrus –, y compris la nourriture qui se renouvelait sans cesse, depuis les solutions alimentant le liquide amniotique jusqu’au fourrage nécessaire aux individus presque parvenus à maturité.
« Tout ça ne nous dit pas d’où viennent les embryons que les bras placent dans les cuves, soupira Ezlinn. Normalement, la fécondation ne va pas sans un mâle et une femelle. Ni non plus d’où vient leur nourriture. Ils ne surgissent tout de même pas du néant.
— On dirait une légende de l’Estérion, dit Orchéron. Celle des lakchas qui firent jaillir la manne du néant… »
Ils étaient sortis de la dernière salle et s’étaient retrouvés de l’autre côté de la construction. Ils gardèrent le silence pendant quelques instants, abasourdis par leur découverte. Les ventresecs commençaient à se détendre. Ils n’avaient pas encore remisé leurs couteaux, mais leurs regards avaient perdu de leur acuité et leurs gestes de leur fébrilité. Les lieux étaient consacrés à la naissance, à la perpétuation de la vie et, même si leur mystère pouvait s’apparenter à une intervention surnaturelle, ils paraissaient incompatibles avec la malédiction, avec la mort.
« À propos de lakchas, je me demande s’ils savent d’où vient leur gibier, reprit Orchéron.
— Evidemment qu’ils le savent ! s’écria Ezlinn. Ce sont des chasseurs, des hommes habitués à remonter les pistes.
— Ils n’en parlent jamais.
— Je suppose qu’ils ont de mauvaises raisons pour ça. »
Le tunnel reprenait sa course au fond de la grande salle extérieure. Sa bouche éclairée brillait au pied de la paroi luisante.
« Peut-être qu’une partie des yonks s’en vont par là, suggéra Ezlinn.
— Il faudrait que le passage traverse le fond des grandes eaux sur toute sa largeur et donne sur l’autre continent, objecta Orchéron. Et je ne vois pas les yonks franchir des lieues et des lieues là-dedans. Mais nous, nous pouvons peut-être le faire. »
Joignant le geste à la parole, il se dirigea d’un pas décidé vers l’entrée du tunnel. Les ventresecs le suivirent après s’être concertés pendant quelques instants à voix basse. Ils avaient hâte de remonter à la surface, de voir le ciel au-dessus de leurs têtes, de respirer l’air vif, de courir dans les herbes, mais le clan les avait chargés d’explorer les profondeurs du bord des grandes eaux et ils lui devaient, ainsi qu’à l’ensemble des errants, d’aller jusqu’au bout de ce passage et de prendre la décision qui s’imposerait. L’inquiétude revenait les tenailler après le court répit offert par la visite de la construction. Ils marchaient à nouveau dans une galerie étroite, oppressante, enrobée de cette étrange matière luisante, dans une direction qui était peut-être celle de l’orient, du cœur de la malédiction. L’odeur de yonk s’estompait, les bruits de leurs pas, leurs souffles précipités et les froissements de leurs vêtements résonnaient avec une force effrayante dans le silence épais, hostile.
Ils progressèrent un long moment dans une atmosphère de plus en plus lugubre, de plus en plus glaciale. De petits nuages de buée s’échappaient de leurs bouches, les frissons s’amplifiaient, le froid transperçait leurs vêtements.
Orchéron avait croisé les bras sur son torse nu, mais il ne parvenait pas à se réchauffer. Le froid déclenchait en lui des réminiscences, des sensations et des images confuses. Cela n’avait rien à voir avec les rafales cinglantes des vents de l’Agauer ni avec aucun autre souvenir attaché à l’hivernage, mais avec la souffrance, avec la violence liée à la souffrance. Ce froid-ci ne se contentait pas de lui mordre la peau, il s’infiltrait dans sa chair comme un venin inoculé par tous ses pores, pour se nicher dans le réseau de ses nerfs. Les pincements de souffrance qui montaient de son corps se transformeraient peu à peu en une spirale qui emporterait tout sur son passage. Il glissa la main dans la poche de son pantalon et serra le manche de son couteau.
Ce froid, il s’en souvenait maintenant, c’était celui qui descendait sur la colline de l’Ellab, c’était le froid des umbres.
« Nous sommes arrivés au bout », chuchota Ezlinn.
Orchéron fit encore quelques pas titubants avant de se rendre compte que les ventresecs s’étaient arrêtés.
Le tunnel s’interrompait une trentaine de pas plus loin. Sa lumière, de plus en plus ténue, semblait se désagréger sur un obstacle dense. Orchéron s’appuya contre la paroi lisse et s’efforça de dominer sa souffrance, de rester debout, de garder sa lucidité. Il observa le mur opaque qui obturait le passage : il n’était pas constitué de roche ni d’une quelconque matière dure, mais de ténèbres tellement pures et condensées qu’elles interdisaient à la lumière de les pénétrer. Elles n’avaient rien en commun avec l’obscurité des nuits ou des profondeurs, elles relevaient d’une autre nature, d’une autre cohérence, tout comme le froid qui émanait d’elles et qui n’avait aucun équivalent sur le nouveau monde.
Ils n’étaient pas arrivés au bout du tunnel comme l’avait annoncé Ezlinn, mais devant une porte.
« Il ne nous reste plus qu’à faire demi-tour », murmura la ventresec.
Sa proposition, si elle soulagea visiblement ses cinq compagnons, exacerba la violence latente d’Orchéron. Il se contint pour ne pas tirer son couteau et se ruer sur le groupe des errants.
« Retournez si vous voulez, moi je continue. »
Ezlinn lui décocha un regard courroucé, presque haineux.
« Continuer où ?
— Le tunnel n’est pas fermé. »
Ezlinn se rapprocha de lui et le fixa d’un air à la fois impérieux et implorant. Les cinq errants se déployèrent derrière elle. Orchéron entendit les claquements caractéristiques de leurs lames de corne et déplia la sienne à l’intérieur de sa poche.
« Tu ne comprends donc pas que nous sommes sur le sentier de l’orient ? cria Ezlinn. Que, si tu franchis cette porte, la malédiction s’abattra sur tous les ventresecs des plaines ?
— Je ne suis pas errant, tu me l’as rappelé l’autre jour. Votre malédiction ne me concerne pas.
— Tu as partagé notre existence. Même pour quelques jours, nous ne prendrons aucun risque.
— C’est pour ça que vous m’avez retrouvé et que vous m’avez suivi, hein ? Pas pour explorer de nouveaux territoires, comme tu le prétendais, pas pour apprendre quelque chose de moi, mais pour m’empêcher de poursuivre ma route au cas où… »
Elle l’interrompit d’un geste impatient.
« Reviens parmi nous. Tu ne peux pas jouer avec des forces que tu ne contrôles pas.
— Mon avenir n’est pas avec vous mais de l’autre côté de cette porte ! » gronda Orchéron.
La souffrance le dévorait à présent, il tremblait de tous ses membres, il ne maîtrisait plus ses gestes.
« Tu ne nous laisses pas le choix. »
Ils se resserraient autour de lui, ils le coinçaient contre la paroi, ils le cernaient de tous côtés.
« Laissez-moi passer, je ne vous veux aucun mal », gémit-il.
Les errants ne s’écartèrent pas, pas même Ezlinn.
« Je te le demande une dernière fois, murmura-t-elle. Reviens avec nous. »
Il secoua la tête, poussa un rugissement, la saisit par l’avant-bras et la projeta de toutes ses forces sur les autres ventresecs. Puis, fou de douleur et de colère, il dégagea son couteau de sa poche, se précipita sur l’errant situé le plus à sa droite, esquiva son attaque d’un mouvement du buste et se glissa sous son bras pour lui planter sa lame dans le ventre. Le choc lui engourdit le poignet et faillit lui faire lâcher son manche. Il repoussa de l’épaule le corps vacillant de son adversaire et fonça dans l’espace dégagé. Un ventresec, déséquilibré par le choc avec Ezlinn, bondit sur ses jambes et tenta de s’interposer. Ses coups de couteau sifflèrent dans le vide.
« Arrêtez-le ! »
Ils se lancèrent à la poursuite d’Orchéron, mais il avait pris une courte avance et, malgré la souffrance qui l’affaiblissait, il courut vers la porte des ténèbres sans marquer un instant d’hésitation. Il eut l’impression saisissante de s’envoler de la colline de l’Ellab et de s’élever vers un umbre. Il entendit encore le cri d’Ezlinn avant d’être happé par un froid intense qui le métamorphosa en un bloc de glace.