CHAPITRE XIII FURVES

Grosse ! Je suis grosse des œuvres d’Elleo. Mon ventre commence à pousser, oh ! une simple impression plutôt qu’une véritable transformation, mais je me sens déjà pleine de cette vie qui s’épanouit en moi. Est donc arrivé ce que ma mère redoutait le plus au monde, la preuve tangible de mes amours avec mon frère. Non seulement Sgen ne peut plus se voiler la face, mais elle redoute les commérages qui ne vont pas manquer de souligner la lourdeur chaque jour plus délatrice de mes seins et mon ventre. Et elle ne pourra pas se défendre en prétendant que sa fille a séduit un volage, on ne m’a jamais vue en compagnie d’un autre homme qu’Elleo. Jusqu’alors les gens se sont tus ou se sont contentés d’exprimer leur suspicion et, déjà, leur sentence par la sévérité haineuse de leurs regards, mais à présent, à présent que je suis la preuve incarnée de leurs dénonciations muettes, ils risquent de briser les digues et de déverser leur colère sans aucune retenue sur mon frère et moi.

Elleo a pleuré en apprenant la nouvelle. Je ne sais pas si c’est de joie ou d’horreur, il avait l’air d’un enfant perdu, terrorisé, comme écrasé par le poids de cette responsabilité, comme déprimé à l’idée de me partager avec un autre, fût-il doublement issu de ses gènes. Nos étreintes ont déjà perdu de leur fréquence, de leur intensité, au point que, s’il n’était absorbé du matin au soir par les travaux de réfection du mathelle, j’en serais presque arrivée à croire qu’il m’évite, qu’il me fuit.

Nous n’avons pas voulu cette grossesse et pourtant elle était prévisible, ô combien : je n’ai jamais utilisé les « herbes d’amour », ces plantes dont les propriétés contraceptives ont été découvertes par les djemales du conventuel de Chaudeterre (sans doute en avaient-elles davantage besoin que les autres, elles qui sont censées consacrer tout leur temps, toute leur énergie à la recherche de l’éternel présent). De même, avec un minimum d’attention et de volonté, nous aurions pu nous abstenir durant les jours féconds de mes cycles. Nous étions trop avides de jouir l’un de l’autre pour simplement penser à prendre ce genre de précaution. Elleo quant à lui n’a jamais songé à se retenir et m’a irriguée avec une rare obstination. Il y a quelque chose chez lui d’une rivière en crue, incapable de rester dans son lit, impatiente de fertiliser les terres qui la bordent. Et, pourquoi le nier ? j’ai aimé qu’il se perde, qu’il déborde en moi.

Nous avons donc récolté ce que nous avons semé avec une si belle ardeur. Avant-hier, j’ai surpris ma mère en grande conversation avec une vieille servante du nom de Xahya qui, si on en croit la rumeur, commerce avec les forces occultes du nouveau monde. Ce sentier ne fait pas partie des sept chemins d’évolution de l’Estérion, du moins officiellement, mais il est à mon sens le versant occulte du quatrième sentier, celui de la connaissance, de l’eau bouillante, de Qval Djema. Xahya est d’ailleurs une femme difficile à cerner, à décrire : elle paraît changer de forme et de physionomie selon le moment où on l’observe, comme si son corps était le réceptacle de personnages divers et variés, assez puissants en tout cas pour remodeler ses traits à volonté. Même en plein jour, même sous les rayons ardents de Jael, elle semble environnée d’obscurité, formée d’essence ténébreuse. J’ai compris, aux regards furtifs qu’elles me jetaient, que ma mère l’entretenait de mon problème. Et j’ai deviné, à leurs mines de conspiratrices, à leurs hochements de tête entendus, à la détermination qui leur étrécissait les lèvres et leur plissait les yeux, qu’elles projetaient de… tuer mon enfant.

La solution de facilité aurait probablement été de les laisser agir, d’attendre docilement que les invocations de Xahya provoquent la fausse couche libératrice, mais la mère en moi s’est indignée de toutes ses fibres, a rejeté catégoriquement cette issue. J’ai donc pris la décision de m’enfuir. Sans mettre personne dans la confidence. Pas même Elleo. C’est préférable pour lui et pour moi. Pour lui parce que la vue de mon corps déformé ne réussirait qu’à le perturber davantage. Pour moi parce que je ne supporterais pas de déceler du dégoût, voire de la simple perplexité, dans ses yeux.

Je vivrai comme un furve, repliée sur moi-même, seule avec mes réserves de vivres, d’eau, de rouleaux de peau et d’encre de nagrale, j’écouterai mon enfant croître, je l’encouragerai à me donner ses premiers coups, j’établirai avec lui une relation clandestine, rageuse, profonde, où il sera seulement question d’amour, d’attention, de présence. Puis, quand il aura décidé de venir dans ce monde, j’irai le présenter à son père. Il pleurera, de joie pure cette fois, en découvrant son fils ou sa fille et en me découvrant, moi, sœur pardonnée, femme épanouie d’avoir donné la vie, mère triomphante et baignée de l’amour d’Ellula.

J’avais prévu un autre départ, une expédition exaltante en compagnie d’Elleo, mais les circonstances en ont décidé autrement. Et tant mieux finalement, les aventures les plus glorieuses ne sont pas toujours celles que l’on croit. J’ai commencé à mettre de côté des fruits secs, des morceaux de viande fumée et de la farine de manne. Je ne pourrai guère emmener avec moi qu’un sac de laine végétale, et encore à moitié rempli, ainsi que deux ou trois gourdes d’eau. Des provisions nettement insuffisantes pour couvrir les douze ou treize mois de grossesse qui me restent à vivre. Pas question pour autant de renoncer à mon nécessaire d’écriture. Il me reste à placer toute ma confiance dans la bienveillance d’Ellula, puisque désormais je me suis réfugiée sous son aile. Si ma requête est juste – mais la requête pour la survie d’un enfant, fût-il le fruit d’amours interdites, n’est-elle pas nécessairement juste ? – elle pourvoira à mes besoins, elle me guidera sur l’immensité des plaines du Triangle, elle me gardera des umbres et des autres prédateurs, elle me proposera un abri, un ventre chaud, humide, accueillant, où le mien pourra enfler sans crainte.

Ainsi retirée du monde, j’aurai enfin l’opportunité de reprendre possession de moi-même, d’explorer en toute liberté, en toute tranquillité, les frontières encore méconnues de mes territoires intimes. Je me provoquerai moi-même puisque je n’aurai plus personne à choquer ou à séduire. Mon maître Artien sera heureux de me voir consacrée sans retenue à la danse de la plume, son rire traverse déjà les gouffres de temps qui nous séparent. En réalité, en dépit de l’amour fou que je continue de porter à Elleo, je suis impatiente de suivre mon sentier de solitude, pas seulement pour allonger les distances entre Xahya et moi – rien ne dit non plus que les distances soient un problème pour les forces occultes invoquées par la vieille servante –, mais pour me retrouver, pour m’accorder cette parenthèse de silence et de secret que me réclament mon corps et mon esprit.

Je repense à Lézel, je ne sais pas pourquoi. Voilà bientôt un an et demi que mon petit tanneur a quitté le domaine de ma mère et il n’a jamais donné de ses nouvelles, pas même à sa famille. Je l’ai poussé à l’exil et, par un de ces méandres facétieux du destin, je me vois contrainte de suivre ses traces. Lui ployait sous le poids de ses regrets, de son chagrin, moi je m’alourdis d’une autre vie et déjà, déjà, du manque d’Elleo.

Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.


Les chasseurs avaient visiblement décidé de prolonger le plaisir.

Surpris par l’attaque d’Orchéron, leur chef avait tendu avec brutalité ses rênes de cuir, le yonk s’était cabré, avait fouetté l’air de ses membres antérieurs et obligé l’agresseur à reculer. Les autres lakchas avaient aussitôt tiré leurs grands poignards de corne de leurs étuis et formé une haie attentive, menaçante, infranchissable.

Orchéron avait poussé un cri de rage et s’était à nouveau rué sur son vis-à-vis. Le cabrage du grand herbivore ne l’avait pas arrêté cette fois-ci, il l’avait contourné d’un bond et, dans le même mouvement, avait frappé du haut vers le bas. La lame de son couteau avait crissé sur la cuisse du chasseur mais elle n’avait pas atteint la chair en profondeur, elle avait seulement incisé le pantalon de cuir et la peau sur une longueur de deux pouces.

« Maudit ventresec ! »

Le chasseur avait riposté avec une vivacité stupéfiante. Son poignard avait sifflé tout près des yeux d’Orchéron, qui, entraîné par son brusque retrait du buste, avait perdu l’équilibre et roulé dans les herbes. Le temps qu’il se relève et déjà les lakchas, rompus depuis des années aux traques, aux réactions parfois dangereuses des hardes de yonks sauvages, avaient reculé, saisi leurs arcs et encoché leurs flèches. Tenu en joue, Orchéron n’avait pas eu d’autre choix que de s’immobiliser. Le chef des chasseurs avait examiné sa blessure, superficielle, avant de lui lancer un regard furibond.

« J’avais presque fini par te croire, toi et ta foutue histoire de fils de mathelle, mais tu es bien de l’engeance des ventresecs, plus sournois et stupide qu’un grand nanzier !

— Qu’est-ce qu’on fait de lui ? avait demandé un chasseur.

— Il a voulu jouer avec nous, on va jouer avec lui… »

Ils avaient donc commencé le jeu. Ils avaient encore élargi le cercle et, l’un après l’autre, ils avaient lancé leurs yonks au grand galop vers Orchéron. Il avait esquivé la charge des animaux sans trop de difficulté au début, puis la fatigue s’en était mêlée, son souffle était devenu court, ses réflexes s’étaient émoussés, ses yeux voilés de rouge, et les cavaliers avaient raccourci les distances, accentué la cadence, l’avaient harcelé jusqu’à ce qu’il s’effondre, hors d’haleine, ivre d’épuisement, près du feu où rougeoyaient des braises.

Il attendait le coup de grâce, les yeux rivés sur les volutes de fumée claire qui s’évanouissaient dans la lumière de Jael. Il entendait le souffle précipité des yonks, exténués par ces assauts brefs, violents, répétés, d’autant plus harassants qu’ils venaient juste après une longue galopade à travers la plaine. Son sort le laissait indifférent à présent, il s’abandonnait à la mort, au vide, ni heureux ni déçu de sortir d’une vie qui, comme une poignée de terre poussiéreuse, lui avait glissé entre les doigts. Il doutait de rejoindre sa mère Lilea et Mael dans les mondes des chanes, mais cela n’avait qu’une importance relative, il aspirait au repos, au silence, à la dispersion de son être dans le néant, dans l’indicible. Il se ressentait encore des coups de bâton d’Œrdwen, douleurs sourdes, frémissements le long de la colonne vertébrale. Une question le tracassa, le tira pendant quelques instants de sa torpeur : comment Œrdwen avait-il pu être le constant d’une femme comme Orchale, le père d’une fille comme Mael et revêtir le masque et la robe des protecteurs des sentiers ? Les peurs des hommes étaient-elles si terribles qu’elles les poussaient à dresser entre eux des murs de silence, de haine et d’incompréhension ? Avant d’être emportée par les umbres, sa mère lui avait révélé qu’il était le dernier descendant d’une lignée maudite, mais est-ce que son extinction effacerait la grande, l’immense malédiction qui semblait peser sur l’ensemble du genre humain ?

Les chasseurs discutaient entre eux. Leurs voix graves étaient celles d’hommes enracinés dans l’assurance de leur puissance, de leur légitimité. Elles rappelaient à Orchéron, en moins caverneuses, les voix des protecteurs des sentiers dans le silo. Ils lui avaient enfilé un sac de toile sur la tête après avoir prononcé la sentence. Il avait entendu des frottements, des chuintements, des grognements, des gémissements étouffés, puis, au bout d’un temps qui lui avait paru très long, il avait fini par s’assoupir, marinant dans sa sueur et l’odeur de farine de manne, vaincu par la peur et la douleur. Il s’était réveillé dans un réduit insalubre mal éclairé. Après que ses yeux s’étaient habitués à la semi-pénombre, il avait découvert, posé sur une botte de paille blanche, le visage tuméfié de sa mère. Il prenait conscience aujourd’hui que Lilea avait retenu ses hurlements pendant que les couilles-à-masques la violentaient. Par amour pour son fils.

Un tumulte de cris perçants, de meuglements, de crépitements se leva tout à coup. Il crut que les chasseurs éperonnaient leurs montures pour le piétiner, pour en finir. Il s’agrippa soudain de toutes ses forces à cette vie qu’ils venaient lui prendre et que, quelques instants plus tôt, il leur aurait cédée sans résistance. Il voulut raffermir sa prise sur le manche de son couteau, mais ses doigts se refermèrent sur le vide. Il l’avait lâché sans même s’en rendre compte pendant les assauts des yonks. Il se redressa pour chercher une issue du regard.

Le spectacle qu’il découvrit alors le stupéfia. Les yonks tournaient sur eux-mêmes, apeurés, affolés, isolés les uns des autres par des créatures qu’il ne voyait pas mais dont il devinait les déplacements aux mouvements des herbes. Les cavaliers, eux-mêmes gagnés par la nervosité, s’efforçaient à la fois de rester en selle, de maîtriser leur monture et de décocher leurs flèches. Certains d’entre eux avaient déjà vidé leur carquois, jeté leur arc et tiré leur poignard qu’ils brandissaient en poussant des hurlements de frayeur et de désespoir. Le regard d’Orchéron capta en arrière-plan, entre les herbes qui coiffaient les buttes environnantes, des silhouettes nimbées de lumière, attentives, immobiles.

Un chasseur lâcha les rênes et fut éjecté de sa selle. Son yonk fou de terreur s’éloigna aussitôt au triple galop. Il y eut une agitation intense, rageuse, autour de l’homme à terre, qui évoquait les remous, les convulsions, les craquements, les succions d’une invisible curée. Son cri d’agonie plana un long moment au-dessus du tumulte avant de s’achever en un gargouillis prolongé, sinistre. Stimulés par la fuite de leur congénère, les yonks comprirent que leur survie passait par l’élimination de leurs cavaliers, ruèrent et se cabrèrent de plus belle. Les lakchas, désarçonnés, chutèrent l’un après l’autre et se retrouvèrent au sol, aux prises avec un adversaire insaisissable, impitoyable. Quelques-uns réussirent à se relever, mais à peine eurent-ils le temps d’esquisser un pas que les remous les renversèrent et les submergèrent.

Lorsque Orchéron, abasourdi, se releva, il se demanda s’il n’émergeait pas d’un rêve. Il ne restait plus un seul lakcha de chasse dans le campement ventresec, pas un fragment d’os, ni un pan de vêtement, ni une chaussure, ni même un morceau de viscère ou une goutte de sang. Rien d’autre qu’une vague odeur de yonk et un silence funèbre. Ils s’étaient volatilisés, tout comme les silhouettes sur les buttes environnantes, tout comme les créatures une fois leur carnage accompli. Il se raccrocha, pour se convaincre qu’il évoluait toujours dans le monde réel, aux vestiges des abris des errants, à l’amas de cendres encore chaudes, aux taches sombres et lointaines des montures éparpillées sur la plaine jaune, aux égratignures qui lui zébraient le torse. Il eut envie de plonger les mains dans un tas de terre humide et rouge, de la plier et de l’arrondir sous ses doigts. Jamais il ne s’était senti aussi réel que dans l’atelier de poterie du domaine. Comme si façonner la matière lui permettait de descendre dans le cœur même de la matière, comme si la terre modelée, consentante, lui confiait ses secrets.

Des mouvements traversèrent son champ de vision, suivis de froissements. Les créatures rampantes étaient revenues en arrière pour lui faire subir le sort des chasseurs, du moins le crut-il jusqu’à ce que des silhouettes humaines émergent des herbes et convergent dans sa direction. Il reconnut la chevelure exubérante, la robe claire et l’allure décidée d’Ezlinn. Elle s’avança vers lui et, tandis que les autres s’égaillaient dans le campement dévasté, lui posa la main sur l’avant-bras et le fixa d’un air où se mêlaient soulagement et remords.

« Tu n’es pas blessé ? demanda-t-elle en examinant les éraflures semées sur son torse par ses innombrables chutes.

— Juste des égratignures.

— Loués soient les négentes, les furves sont arrivés à temps, dit-elle au bout d’un petit moment de silence avec un sourire hésitant.

— Des furves ? Je les croyais inoffensifs…

— Ça dépend des moments, ça dépend pour qui. Arjam (elle désigna du bras un homme aux cheveux clairs, presque blancs, qui inventoriait avec les autres les restes des abris) est celui de notre clan qui communique avec les furves.

— Tu veux dire que ces animaux sont… intelligents ?

— Ah, tu es bien comme les autres ! »

Le front plissé, l’air maussade, elle laissa errer son regard sur les membres de son clan affairés à sauver ce qui pouvait l’être.

« Les mathelles, les permanents, les chasseurs, ils pensent tous qu’ils sont les seuls êtres évolués de ce monde ! reprit-elle d’une voix gonflée de fureur contenue. Et ils s’installent sur ces terres comme si elles leur avaient toujours appartenu ! Ils ne cherchent pas à rencontrer les autres formes de vie, et pourtant les autres formes de vie, les furves, les négentes, ont tant de choses à nous apprendre.

— Les négentes ? Qu’est-ce que les umbres pourraient nous apprendre ? »

Elle haussa les épaules et, d’un geste machinal, retira un brin d’herbe coincé dans ses cheveux emmêlés. Encore en sueur, Orchéron frissonna malgré la tiédeur diffusée par les rayons de Jael.

« Nous croyons qu’ils sont à la fois les régulateurs et les symboles de ce monde, mais nous n’avons pas encore trouvé le moyen d’établir la communication avec eux.

— Que vous apporte la communication avec les furves ?

— Ils nous enseignent les secrets des plaines, ils nous signalent les abris, les sources chaudes, les racines nourricières, les vergers souterrains, les peaux, les os et la corne des cadavres de yonks.

— Ils vous demandent quoi en échange ? »

La question parut offusquer Ezlinn.

« Pourquoi nous demanderaient-ils quelque chose ? Ils sont heureux de nous découvrir, de nous connaître, de nous faire découvrir et de nous faire partager leur monde.

— C’est vous qui leur avez demandé de me venir en aide ? »

Elle se rapprocha du feu et remua la cendre du bout de son pied nu, dérangeant des braises qui lancèrent des éclats colériques.

« Nous n’aurions pas dû intervenir. Nous ne voulons pas que les chasseurs et les permanents des domaines soient informés de notre relation avec les furves. Mais tu sembles… différent des autres, nous avons eu des remords de ne pas t’avoir prévenu de l’arrivée des chasseurs et nous avons demandé à Arjam d’appeler les furves.

— Ils se tenaient là, tout près ? »

Elle renversa la tête en arrière et émit un rire musical qui s’envola entre les sifflements des rafales.

« Vous les permanents, vous n’avez pas la moindre idée de la puissance des furves. De l’incroyable finesse de leurs perceptions. De la vitesse à laquelle ils parcourent le réseau des galeries qu’ils entretiennent depuis des millénaires.

— Ni de leur voracité. Il ne leur a pas fallu longtemps pour engloutir une vingtaine d’hommes… »

Elle pivota avec vivacité sur elle-même et le dévisagea avec une attention soutenue, presque agressive. Un nuage gris se dispersa autour de son pied couvert de cendres.

« Ils peuvent aussi se montrer plus féroces que les plus féroces des humains. Pour l’instant, ils ont toléré les chasseurs parce qu’ils les aident à réguler les grands troupeaux de yonks. Mais si les lakchas ne comprennent pas rapidement qu’ils doivent cesser de nous harceler, alors les furves les élimineront sans pitié. De même, si les mathelles s’obstinent à s’étendre, elles briseront les équilibres du continent et seront à leur tour menacées.

— Vous devriez les prévenir. »

Une moue d’amertume plissa les lèvres d’Ezlinn.

« Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Mais les mères de Cent-Sources ne renonceront jamais à leur héritage de l’Estérion, à leur position de reines des domaines. Pour elles les ventresecs ne sont que des parasites à qui de temps à autre elles font l’aumône d’un peu de travail, de quelques repas et de quelques heures de repos sur la paille des silos. »

Orchéron se souvint des termes employés par Orchale et par ses constants pour décrire les ventresecs, « paresseux, pouilleux, propres à rien, menteurs, pique-assiette… ». Les paroles d’Ezlinn n’étaient que le strict reflet de la vérité. Pourtant, à la lueur de ce qui venait de se passer dans le campement, les mathelles auraient eu tout intérêt à tenir compte des mises en garde des errants.

« Les furves, ils mangent quoi en dehors de la chair humaine ?

— Ils ne nous ont pas livré ce genre d’information. Mais il semble qu’ils se nourrissent d’une autre substance que les aliments solides ou liquides, quelque chose comme de l’énergie pure. »

Orchéron croisa les bras et se frictionna les épaules pour essayer de se réchauffer.

« Qu’est-ce que vous comptez faire maintenant ?

— Nous attendrons le retour de la prochaine saison sèche pour reconstruire les abris de peau, répondit Ezlinn. Nous passerons l’amaya de glace dans un refuge souterrain. Tu… tu peux rester avec nous si tu veux. En tout cas, moi je le souhaite. »

Elle avait lâché cette dernière phrase entre ses lèvres serrées, incertaine de l’accueil qu’il réserverait à sa proposition, incertaine de ses propres désirs, comme elle aurait lancé un de ces dés de pierre où étaient gravés les symboles des héros de l’Estérion et dont se servaient les permanents des domaines pour disputer des parties animées de sept-sentiers.

« Je dois aller sur l’autre continent avant les premières averses de cristaux de glace », dit-il.

La surprise le disputa à la déception dans les yeux sombres d’Ezlinn.

« Sur l’autre continent ? Pour quoi faire ?

— Il me semble que c’est là que… l’ordre invisible me commande d’aller.

— Mais tu devras franchir les montagnes de l’Agauer et les grandes eaux orientales.

— Je trouverai un moyen. »

Elle hocha la tête à plusieurs reprises, visiblement absorbée dans ses réflexions, puis son regard revint se poser sur lui, empli d’une flamme nouvelle.

« Nous t’accompagnerons jusqu’au pied des montagnes.

— Je croyais que vous deviez chercher un refuge. »

D’un ample geste du bras elle montra la plaine céleste éclaboussée de l’or de Jael.

« Nous avons encore le temps.

— Et les autres ?

— Je vais leur soumettre l’idée, mais je suis sûre qu’ils seront tous d’accord avec moi. »

Comme elle l’avait annoncé, aucun membre du clan ne manifesta de désaccord lorsqu’elle leur proposa de pousser jusqu’aux montagnes de l’Agauer. Orchéron décela même de l’excitation, de l’enthousiasme dans les yeux, dans les sourires, comme si l’expédition, longue de plusieurs jours, leur offrait un supplément de hasard dans une existence vouée à l’errance, à l’incertitude.

De leur ancien campement ils ne récupérèrent que quelques gourdes de peau, une poignée d’ustensiles de corne et une brassée de vêtements épargnés par les sabots des yonks. Un des enfants retrouva le couteau d’Orchéron non loin des cendres, enfoui sous une touffe d’herbe, et courut le lui rapporter avec une fierté presque comique. Les ventresecs étaient eux-mêmes équipés de couteaux aux lames de corne, aux manches d’os ou de bois, mais, à en croire leur réaction face à la menace des lakchas de chasse, il ne leur venait pas à l’idée de les utiliser en tant qu’armes. Sans doute ne s’octroyaient-ils pas le droit de donner la mort, eux qui subissaient le mépris des permanents des mathelles et le harcèlement des cercles de chasse ? Sans doute avaient-ils accompli, dans l’ombre de leurs autres descendants, mieux que leurs autres descendants, une partie des rêves des passagers de l’Estérion, avaient-ils voué un respect absolu à ce monde d’adoption auquel, sur l’intervention du grand Ab, on n’avait pas donné de nom ? Seuls les ventresecs avaient refusé de s’emparer des terres et des sources, seuls ils avaient noué des contacts avec une forme de vie antérieure à l’arrivée des hommes, seuls ils avaient perpétué cette notion de liberté et de partage qu’avaient voulue les maudits d’Ester. Et, parce que les autres ne les avaient pas suivis sur le sentier de la sincérité, ils étaient devenus des personnages encombrants, des miroirs insultants, les cibles toutes désignées de cette haine qui grossit sournoisement dans les lits creusés par le mépris de soi. Ne possédant ni terres, ni source, ni maison, ni réserves de grain ni bétail, ils allaient pleins de la grandeur offerte par le dépouillement et la liberté, ils étaient les enfants du présent.

Ils marchèrent en direction de l’Agauer jusqu’à la tombée de la nuit. Une fraîcheur piquante s’était invitée après le coucher de Jael, des nuages menaçants, poussés par un vent irascible, avaient sillonné un ciel assombri, d’un mauve qui virait à l’indigo. Les herbes ondulantes avaient libéré des bulles de pollen tardif et changé de couleur à plusieurs reprises, tirant sur la plaine des voiles tantôt bleus, tantôt verts, tantôt bruns.

Le froid transperçait Orchéron, toujours torse nu, jusqu’aux os. Il rencontrait des difficultés grandissantes à suivre le train des autres, y compris des enfants. Ils marchaient en silence, d’une allure aérienne à côté de laquelle la sienne paraissait aussi pesante que celle d’un yonk. Il y avait quelque chose d’une harmonie, d’un chant, dans la façon qu’ils avaient de se bercer dans le sein du nouveau monde, cette même harmonie, ce même chant qu’il avait perçus, enfant, dans le friselis des frondaisons, dans le fredonnement des sources ou dans les sifflements coléreux des tempêtes d’amaya. Ezlinn, qui se tenait à ses côtés, se serrait de temps à autre contre lui pour l’encourager, pour le réchauffer.

Ils s’arrêtèrent quand la nuit eut commencé à étendre sa main noire sur la plaine. Ils se disposèrent en cercle autour d’Arjam, qui, les yeux clos, la tête baissée, se concentra quelques instants avant d’émettre un son prolongé, entre mélopée, sifflement et gémissement. Les autres l’écoutaient avec recueillement, les yeux clos, la mine grave. Si étrange, si poignant était son appel que les ténèbres naissantes semblaient noyées de tristesse. Ses cheveux dessinaient sur le fond de pénombre une tache aussi claire que l’œil gris pâle et entrouvert de Mung, le premier des trois satellites nocturnes.

Le froid n’était plus le seul responsable des frissons d’Orchéron. Des vibrations répétées lui donnaient à penser qu’un tremblement de terre, semblable à celui qui avait endommagé le domaine d’Orchale six ans plus tôt, était sur le point de ravager la plaine. Il sentit sur sa joue la caresse insistante et rassurante du regard d’Ezlinn. Arjam s’était tu, et les ventresecs ne paraissaient pas affolés par les rumeurs sourdes qui montaient dans le silence nocturne et qui, provenant de plusieurs directions à la fois, traduisaient des déplacements extraordinairement rapides et puissants dans les profondeurs de la terre.

La main d’Ezlinn se glissa dans celle d’Orchéron. Il ne sut qu’en faire dans un premier temps, trop plein du souvenir de Mael, trop accaparé par ce qui se passait autour de lui pour prendre une quelconque initiative, puis la chaleur qui irradiait de la paume de la jeune femme le réconforta et le poussa à en prolonger le contact.

Les grondements se rapprochèrent, les tremblements s’accentuèrent, les déséquilibrèrent, les obligèrent à modifier leurs appuis. La terre se soulevait, se tordait comme la surface en furie de la rivière Abondance au plus fort de l’amaya de glace. Ezlinn jugula la panique galopante d’Orchéron d’une pression appuyée sur ses doigts.

Alors, à quelques pas d’eux, comme un immense buisson aux branches furieuses, les furves jaillirent des entrailles du sol.

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