IL Y A LÀ BÉRU, BERTHE ET APOLLON-JULES…

Il y a là Béru, Berthe et Appollon-Jules. Il y a là Pinaud et son Adeline très salopiote. Il y a là M. Blanc ! Et il y a même Maria, égosillante, pleureuse noire d’avant l’heure, qui a sauté dans la caravane du courroux, dans la caravane du désespoir pour rallier l’appartement des Béru, P.C. de l’événement.

Et puis il y a surtout ma Félicie. De marbre gris veiné de gris. Tout est gris chez elle : sa peau, ses yeux, ses cheveux et ses vêtements. Et je sais, moi qui la connais comme si elle m’avait fait, que son sang devient gris, lui aussi, dans les méandres de ses veines grises.

Elle ne pleure pas, mais sa voix fait peur. Une voix que je ne lui connais pas. Une voix qui arrive de l’au-delà.

Elle dit, cette pauvre voix :

— Ils devaient nous suivre depuis la maison. Lorsque nous sommes arrivés devant chez nos amis Bérurier, j’ai demandé au chauffeur de nous attendre afin de nous remmener. Il a ergoté. Il voulait tout d’abord que je lui règle la première course. Ce que j’ai fait. Pendant que je fouillais mon sac, j’ai entendu un cri. Je me suis retournée. La tante de Toinet était en train de le fourrer à l’intérieur d’une auto, aidée d’un grand type brun que je n’ai aperçu que de dos. Je me suis précipitée, mais déjà la voiture en question démarrait. Je n’ai eu que le temps d’apercevoir le pauvre visage apeuré du petit par la vitre arrière qui m’appelait à l’aide !

Deux chastes larmes descendent lentement sur ses chères joues. Je la saisis par l’épaule.

— Ne te ravage pas le tempérament, m’man. Tu sais bien qu’on va le retrouver en deux coups les gros, ce garnement. De toute manière, y a pas de craintes à avoir pour sa vie. La salope de tante voulait le récupérer, pas le couper en quatre !

— Mais il doit mourir de peur ! lamente Féloche.

J’efforce de rigoler.

— Lui ! Tu n’y penses pas. Son prof de français, que j’ai vu tantôt, me disait que, pas plus tard que la semaine passée, Toinet a essayé de déculotter l’une de ses condisciples dans le labo de langues !

— L’endroit était tout indiqué ! gouaille l’Ignoble.

La Berthe amène son grain de gros sel :

— Faites-vous pas d’souci, maâme Félicie, en attendant qu’on l’retrouve, vous allez avoir Apollon-Jules dont c’est avec beaucoup d’volontiers qu’on vous confie la garde, moi et ce sac à merde !

— C’est vrai ! renchérit Alexandre-Benoît. Ça vous fait une compagnie qui tombe à pic.

Leur indécence choque la société, mais personne ne la souligne. Ils sont ainsi, les Infâmes.

Deux valoches aussi ventrues qu’eux, consolidées par des lanières de cuir et des pansements de sparadrap attendent dans l’entrée.

— C’est pas qu’on se fait chier en vot’ honorab’ compagnie, mais faut qu’on va partir, annonce Béru, not’ dur n’attendra pas.

Il explique aux retardataires que sa baleine et lui se rendent dans le Midi au mariage d’une nièce. Les festivités dureront deux ou trois jours.

Berthe avertit Félicie qu’Apollon-Jules met des dents, ce qui le fait pleurer souventes fois la nuit. Pour lui calmer la douleur, elle lui administre à chaque crise une tasse de marc de Bourgogne sucré à mort. Le monstre, assis sur une vieille couvrante, joue avec des cubes en vagissant des conneries. Il pèse deux fois plus que son poids idéal, l’apôtre, et ressemble à un goret de dessins animés. Obèse et rigolard, dodu, juteux, le regard frangé de cils presque blancs, déjà sanguin, déjà happé par la ronde des connards, fils de cons, con lui-même, mais avec un sourire tellement confiant qu’on s’en trouve attendri.

— Pressez-vous, déclare Béru. Quand t’est-ce vous partirez, vous aurez qu’à mett’ la clé sous le paillasson, c’t une planque futée qu’on a eu l’idée, moi et Berthe, manière de s’éviter des oublilles fâcheux. Vous éteindrerez bien les loupiotes en partant, siouplaît. Si vous auriez la pépie, y a d’quoi boire dans l’placard d’la cuisine. Juste j’vous d’mande de laver vos verres, biscotte ma baleine a horreur d’rentrer av’c d’la vaisselle sale sur l’évier. Tchao, tout l’monde et bilez-vous pas pour Toinet, c’est juste un incendie d’parcours.

Il empoigne la moins grosse des valdingues, laissant à sa moitié le soin de coltiner l’autre, et le couple tragique s’en va. On l’entend gueuler dans l’escadrin à cause du poids des bagages. Ensuite les Bérurier traitent leur concierge de vieille morue dégueulasse, qu’une merde de chien sous le porche, faut être la dernière des vachasses pour y tolérer, que chaque fois, ils s’emportent un colombin à la semelle de leurs souliers, au lieu de la France ! Qu’un de ces quatre, son atroce roquet blanc et noir, qu’on sait même plus différencier son museau de son trou du cul, il va le shooter comme un penalty, Alexandre-Benoît. Glisser la pièce aux niacouets de la benne à ordures pour qu’ils l’embarquent une fois pour toutes.

Enfin, la rumeur béruréenne s’estompe et s’engloutit dans le brouhaha de la ville.

— Ecoutez, murmure Pinaud, si une question de rançon se pose, soyez sans crainte, madame Félicie, je l’assumerai ; désormais mes revenus me permettent d’affronter ce genre de problème.

M’man embrasse le défané en sanglotant, puis s’occupe de rassembler Apollon-Jules.

— Nous allons congédier votre taxi et je vous reconduirai dans ma Rolls, déclare César. Je suppose qu’Antoine et Jérémie vont se mettre en campagne immédiatement ?

Il suppose bien.


Justin Verbois, c’est écrit en puissantes lettres noires collées sur un panneau blanc. Le tout s’étale contre un immense portail branlant, qu’un vent de force zéro mettrait bas comme moi la culotte d’une admiratrice.

L’antre du brocanteur est tapi au fin fond d’une longue impasse encombrée du dix-huitième arrondissement, donnant sur un grand boulevard lugubre. Il y fait davantage nuit qu’ailleurs, mais une lumière blancharde brille à travers les interstices de la porte. Il suffit de pousser pour que le lourd panneau cède à nos instances. On découvre un bout de cour où s’empile un capharnaüm indescriptible, composé d’objets mutilés, épaves d’existences rassemblées là par des hasards sans fin.

Après la cour, se propose un hangar où le bric-à-brac devient grandiose. Montagnesque ! L’empilage éperdu dont il semblerait que seul un magistral incendie puisse avoir raison. Tu distingues confusément, saillant de cet Himalaya, un pied de table, un dossier de fauteuil, le ventre éclaté d’une commode, le coin d’un billard, le panard compissé d’un bec de gaz fendu. Plus le tas s’élève, plus les choses qui le composent s’allègent. Pour finir, t’aperçois, au faîte de ce crassier, un tendre abat-jour de perles et une bottine de femme du temps jadis, aux mille boutons.

Une verrière grise laisse filtrer assez de lumière pour que soit éclairé ce désastre amoncelé. Sur la droite, une sorte d’appentis où brille la lueur implacable d’une lampe à halogène étrangement neuve parmi ces vétustés.

Un vieux bonhomme, gros et couperosé, avec des crins blancs coupés court, un pull à col roulé et une veste de cuir noir râpée, découpe d’infâmes abats violacés à des chats aux dos arqués qui miaulent d’impatience. Il leur parle d’une voix de mêlécasse pareille au bruit du pinard coulant d’une barrique débondée. Ce personnage ressemble au Gabin de la fin de parcours. Pittoresque, ça vachement ! Bourru (de dos on le subodore déjà !) et cradingue (on le renifle depuis la lourde) !

Il est tellement occupé à jouer les restaurants du cœur avec sa horde de greffiers qu’il ne s’aperçoit pas de notre présence. C’est seulement quand il procède à la distribution de barbaque qu’il nous avise. On le passionne moyennement.

— C’est pour quoi ? grommeluche le vioque sans stopper sa répartition d’animaux morts à d’autres qui sont provisoirement vivants.

Moi, tu prendrais ma température avec un baromètre à mercure, t’en reviendrais pas : y a tempête jusque dans mon anus mordoré, l’aminche ! Glaciaire, Sana, de corps et d’âme. Je réponds rien.

M. Blanc, en parfait subalterne, ne moufte pas davantage.

Notre mutisme alerte le philcattus. Il largue ses tronçons de poumons pour ouvrir le tiroir d’un vénérable burlingue et y cueillir un browning qui a dû appartenir au général Grant ou à son ordonnance.

— Si vous venez pour me truander, vous l’aurez dans le cul, les gars, assure paisiblement le bonhomme, j’ai pas un faf liquide et cette détente est plus sensible que le clitoris d’une gouine. La dernière fois que des pieds-nickelés ont voulu me brigander, ils se sont retrouvés à l’hosto dans l’heure qui a suivi, et ils marchent maintenant avec des rotules en plastique.

— Police ! aboyé-je. Arrêtez votre Far West, Verbois, et commencez par me montrer votre permis de détention d’arme.

Joignant la preuve à l’avertissement, je lui brandis ma toute belle carte plastifiée, barrée de tricolore, avec, écrit en gros ce mot « Police » qui tant et tant a foutu la diarrhée verte à des pégreleux.

Il est un tantisoit estomaqué, because mon compagnon noir ; il nous situait pas dans les régions volaillères, plutôt de l’autre côté du poulailler. Il a la frime déconcertée du mec en proie à une grande débâcle intestinale et qui découvre au dernier moment que l’appareil distributeur de faf à train est vide.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? il clabote avec le tronçon de râtelier qui lui sert à affronter encore quelques entrecôtes pas trop rétives.

— Vous avez raison, Verbois, c’est une histoire, en effet, et il va falloir nous la raconter en détail si vous voulez éviter des ennuis. Votre entrepôt de charogneries a brûlé, d’après ce qu’on raconte ?

Il secoue la tête comme un automate en fin de remontoir.

— Pas du tout ! Où avez-vous pris ça ?

— Alors ça va être pour bientôt, je pense. De nos jours, la malveillance est partout et ne recule devant rien ! Remarquez qu’il suffit, pour s’en prémunir, de ne pas provoquer les inimitiés. Vous avez un pedigree pas très clean, le père. Si on farfouillait dans tout ce bordel, on en trouverait des choses à la provenance incertaine, vous pariez ?

Je me tourne vers Jérémie :

— Inspecteur Blanc, l’interpellé-je, vous ne croyez pas qu’on devrait rameuter la Brigade Financière pour venir éplucher les factures de M. Justin Verbois ?

— Ce serait un début, admet placidement mon Noirpiot.

Le vioque, c’est le genre de crabe qu’il ne faut pas lâcher d’une syllabe, non plus que d’une femelle. Plus tu tiens la laisse courte, mieux il t’obéit.

— Bon, reprenons. Montrez-moi votre permis de détention d’arme, enjoins-je.

Il bougonne :

— Vous ne voyez pas que c’est un vieux clou bon pour le musée ? Y a même pas de balles dedans, tenez, vous pouvez vérifier !

Je néglige de saisir le browning. Les minous ont achevé de claper leurs débris de bestiaux et miaulent comme des perdus pour en réclamer davantage. Insatiables ! Pire que les hommes et ça gueule aussi fort qu’eux en baisant !

J’en caresse un. Ou plutôt une, puisque le chat que je te cause a trois couleurs. Jamais on n’a vu un greffier mâle tricolore (noir, jaune, blanc) ; c’est une particularité des femelles. Ladite me ronronne contre l’épaule, le dos en pont chinois. C’est agréable une matouse : douce, voluptueuse, mais tellement indépendante. Dès que ses rapports avec toi cessent de l’intéresser, elle te laisse quimper comme un vieux préservatif en crue.

— L’histoire que nous aimerions entendre, Verbois, concerne la dénommée Turpousse Maryse, attaqué-je.

— Allons bon, qu’est-ce qu’elle a encore fait ! s’exclame le vieux forban.

Ça lui est sorti du cœur, et ça contient de l’inquiétude et de la rogne.

— Je vous le raconterai peut-être quand vous nous aurez narré vos relations avec elle. Attention ! Je veux pas du bâclé, mais du vécu ; de la tranche de vie bien étalée sur la tartine.

Il hausse les épaules.

— Oh ! c’est tout simple, vous savez !

— J’aime les histoires simples, ce sont les plus fortes.

— J’étais l’ami intime de son père, Marius. On a été prisonniers ensemble en Allemagne, lui et moi. Une fois de retour, on n’a jamais cessé de se fréquenter. Il s’est marida et a eu deux enfants : une fille et un garçon.

— Il a pas touché le gros lot avec ses chiares, commenté-je.

Fataliste, le vieux Verbois hausse les épaules.

— Sa femme l’a quitté en lui abandonnant les mômes qui se sont élevés à la va-comme-je-te-pousse, argue-t-il.

— Il faisait quoi dans la vie, le papa Marius ?

— Son hobby c’était les courtines : il a vécu pour le canasson et il en est mort.

— Un coup de sabot mal placé ?

— Non, un coup de lingue pour une affaire de paris dont il avait engourdi les mises en espérant pouvoir les faire fructifier avant de les rendre.

— O.K., je vois. Les films « C » amerloques sont tous bâtis sur des scénarios de ce tonneau.

— Ses gosses ont été traumatisés par sa fin tragique. La maille qui file. Ils se sont mis à débloquer à leur tour, et très vite sont tombés dans des affaires à la mords-moi-le-nœud. Quand ils sortaient du trou, j’essayais de les aider, mais autant pisser dans un piano pour l’accorder ! Le fils, lui, surtout, était un coriace, le vrai fripon de haut vol !

— C’est le cas de le dire.

— Quand je lui faisais une fleur, en guise de remerciement il me secouait mon auber.

— On barbote dans les ingratitudes, Justin. Et la fille ?

— Plus sentimentale, répond le dabe d’un air nostalgique.

Je parierais qu’il se l’est emplâtrée, Ninette. Elle devait avoir le réchaud fastoche, la môme ! Je devine comme elle a bien épongé le vieux pour lui en griffer un max.

— Bref, la carburation se faisait entre vous deux ?

Il détourne les yeux :

— Avec des hauts et des bas.

— Ce qui signifie que, quand tout baignait, elle volait vers d’autres braguettes, mais que dans les cas épineux, elle rabattait chez vous pour vous dégoupiller le turlut ?

Il ne répond pas. Ma perspicacité lui en impose. Alors, bon, du moment que j’ai tout pigé, il me laisse l’initiative.

C’est la vie qui passe, quoi. La pauvre vie exténuante et ruineuse, décolorée, boiteuse, qui malodore. Le tas de foutaises habituelles, mesquines, dégradantes à force. On les subit ; on fonce pensant leur échapper, d’autres plus corsées vous attendent un peu plus loin. Tu parles d’une couillerie !

— Bon, on en vient à son dernier exploit. La superproduction, avec meurtre, cours d’assises et condamnation à vingt piges de détention. Là, on largue l’échoppe de l’artisan pour se lancer dans l’exploitation géante. Madame s’était levé un riche Arbi établi dans l’import-export. Elle doit avoir des vices bandants parce que c’est pas un prix de beauté, votre Maryse.

— Elle était superbe ! rebiffe Verbois. La prison l’a changée et puis elle est très malade.

— Malade ?

— Une saloperie du sang, style leucémie, je crois. Ils lui ont accordé une remise de peine pour qu’elle aille crever ailleurs.

— C’est grave à ce point ?

Il a un peu plus de gélatine sur la paupière inférieure, le Justin. Dans le fond, ce vieux brigand est un sentimental.

— Paraîtrait. On lui fait des transfuses à tout bout de champ.

Voilà qu’il m’arrive un coup de vape. Je me mets à considérer les choses différemment. La grande carne est foutue. Le monde s’écroule. Elle a la révélation de sa vie gaspillée. Elle voudrait vivre autrement ses derniers mois ou ses dernières années. Elle se rappelle alors qu’elle possède un neveu et… Merde ! je vais pas chialer sur cette meurtrière qui nous a bassement enlevé notre Toinet !

J’enchaîne :

— A sa sortie de taule, c’est chez vous qu’elle est allée ?

— Où voulez-vous qu’elle aille ?

— Et vous l’avez accueillie une fois de plus ?

— Je l’accueillerai toujours.

— Donc, elle habite avec vous présentement ?

— Depuis deux jours elle est repartie.

— Pour où ?

— Elle n’a rien dit. J’ai trouvé un mot en rentrant, l’autre soir.

Il se fouille, sort des paperasses innommables de sa poche, les passe en revue ; finit par sélectionner une enveloppe de prospectus éventrée sur laquelle on a écrit : « A très bientôt, t’inquiète pas. M. »

— C’est tout elle, murmure Verbois. Le courant d’air. Un jour là, lendemain ailleurs. Sa nature, quoi !

— Elle vous a parlé de son neveu ?

Je le biche à l’improviste, pendant que nos regards sont branchés. Il a un léger flottement.

— Le môme qu’un flic a adopté ?

— Oui ?

— Elle m’a juste dit que ça l’intéresserait de savoir ce que ce gosse est devenu.

— Rien d’autre ?

— Elle a entrepris des recherches à son sujet.

— Ça a donné quoi ?

— Je crois qu’elle l’a retrouvé.

— Et alors ?

— Alors rien, les gens qui l’ont depuis dix ans ne veulent plus le lâcher, ce que je comprends parfaitement ; je le lui ai dit.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Rien, ce qui chez elle n’est jamais bon. Elle a pris son visage buté, tête de pioche ! On la cognerait quand elle est comme ça !

— Vous n’en avez plus entendu parler ?

— Du gamin ? Non. Mais c’était récent. Elle s’est barrée peu après.

— Pendant qu’elle a séjourné chez vous, elle a reçu des visites ?

— Probablement.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Vous savez, je passe pratiquement ma vie ici, moi. De six heures du matin jusqu’à plus soif. Et il m’arrive même d’y dormir.

Il désigne une espèce de canapé surchargé de hardes malodorantes.

— Mon appartement, c’est presque du luxe. Alors, vous dire ce que Maryse y faisait… Elle devait recevoir des copains, en effet, car je trouvais des chiées de bouteilles vides, certains soirs.

— Elle ne vous parlait pas de ses relations ?

— Oh ! ses relations, voilà un bien grand mot. Les relations qu’on peut avoir quand on a tiré dix piges de gnouf, vous savez…

— Elle avait de l’argent ?

— Celui que je lui ai refilé.

— Beaucoup ?

— Deux trois mille balles, elle avait besoin de s’acheter quelques fringues, bien qu’elle soit pas coquette.

Un moment passe. Il soupire :

— Elle a encore déconné ?

— Oui, monsieur Verbois : elle a encore déconné.

— Je peux savoir ?

— Elle a enlevé le gamin.

Il paraît rasséréné.

— Oh ! bon, juste ça ?

— Vous trouvez que c’est rien ?

— C’est son neveu, après tout. Bon, d’accord, elle aurait pu s’y prendre autrement, mettre la loi de son côté.

Il a un profond soupir :

— Mais le temps la talonne, que voulez-vous. Le temps la talonne. Sa vacherie du sang va l’emporter. Maryse, c’est pas la fleur des pois, mais elle a toujours eu une vie dégueulasse. Y aura eu que moi de potable : c’est pas grand-chose.

Il prend dans un tiroir un flacon brun coiffé d’un bouchon de champagne taillé en pointe pour qu’il puisse rentrer dans le goulot. Il le débouche et s’enfile une rasade de quelque chose qui, à l’odeur, pourrait bien être du rhum.

Comprenant que leur festin est fini, les chats se sont fait la malle. Quelque part dans la montagne de bric-à-brac, une horloge crie au secours en égrenant quelques coups grêles sans rapport avec l’heure exacte.

Il y a pis que de la tristesse, dans cet univers indicible : une espèce de désespoir glacé, d’effroi métaphysique. Comme si on se sentait davantage mortel ici qu’ailleurs, et en tourment d’un au-delà.

Le vieux rebouche son flacon et une brusque idée lui vient. Il me fait front.

— Le neveu, c’est chez vous qu’il était, non ?

— Exact, monsieur Verbois. Depuis plus de dix ans. Et je ferai n’importe quoi pour le récupérer. Je n’ai pas envie que cet enfant subisse la fatalité familiale qui conduit droit en taule. Votre Maryse de mes fesses l’a proprement embarqué en fin de journée. Peut-être avez-vous votre petite idée de l’endroit où elle l’a conduit ?

Justin Verbois se dépose dans un fauteuil d’acajou pivotant. Il paraît harassé, lointain.

— Pas la moindre, assure-t-il. En dehors de mon logement, je ne connais pas d’autre point de chute à Maryse.

— Elle a agi avec la complicité d’un type brun, précisé-je.

Mais le dabuche continue de hocher négativement la tête. Cette bonne femme qui souffle en tempête sur son existence le déconcerte. Ce genre de giries ne sont plus de son âge, Justin. Il ferait bon se préparer à crever gentiment, dans la torpeur de son foutresque entrepôt, parmi les greffiers du voisinage, en éclusant une gorgée à sa topette de raide, de temps à autre, pour se requinquer les esprits. Il sombre parmi les autres vieilleries, Verbois. S’engloutit dans les commodes sans tiroirs, les pendules sans aiguilles, les tables bancroches et les fauteuils éventrés. Il a suivi son pauvre bonhomme de chemin de pauvre bonhomme en chemin, mettant parfois un pied dans la marge, histoire de se donner le frisson mais, vaille que vaille, gardant le nez au sec.

Le bonheur ? Connaît pas ! Ses joies auront été des joies de misère, des instants d’arrêt au bord de la vie courante. Couper du mou à des chats fous de faim, acheter une saloperie de plus, en vendre une… La môme Maryse a dû constituer sa seule embellie. Il l’a grimpée du temps qu’elle était jeune, donc à peu près belle. Il vit de ce souvenir. Quand elle surgit dans sa grise existence, c’est fête au village. Le retour de la pétasse prodigue ! Il lui lâche son carbure, la chouchoute, lui confie les clés de cet appartement qui, bien que modeste, constitue néanmoins un luxe pour ce collectionneur de pouilleries. Et puis elle s’envole, la colombe déplumée ! La vraie fumière. Juste un mot « A bientôt ». Ce qui veut dire : « Salut, vieux con, je reviendrai te plumer quand j’aurai besoin de toi ! »

Je place un bout de fesse sur son bureau, mes jambes frôlant les siennes.

— Ecoutez, monsieur Verbois, vous comprenez bien que si les choses ne rentrent pas très vite dans l’ordre, on va au caca avec votre souris ! Un flic qui sort de ses gonds, c’est jamais bon, c’est générateur de bavures. S’il arrivait un turbin à votre protégée, à part vous, qui la pleurerait ? Qui s’indignerait qu’une meurtrière, ravisseuse d’enfant, se morfle une praline dans la coiffe ? Le monde est trop petit pour qu’elle puisse nous échapper longtemps. Tout un bigntz est déjà en train. Je vous l’annonce : ça va chier des bulles carrées, comme dit le petit Toinet, son neveu. Si vous envisagez un moyen quelconque de remettre les pendules à l’heure, n’hésitez pas, sinon elle risque de mourir d’autre chose que de sa leucémie.

Je tire ma carte de visite sur laquelle figurent mes numéros privé et professionnel.

— Je suis joignable à n’importe quelle heure, Verbois. Quelque chose me dit que vous m’appellerez avant longtemps.


On se quitte.

Une fois dans l’impasse, Jérémie déclare :

— Tu as été très bien : un chouïa théâtral sur la fin, mais franchement ça portait.

— Crois-tu qu’il sache où elle se trouve ? demandé-je, les dents serrées.

— Possible. Mais comme il l’a dans la peau, il ne parlera qu’en fonction de l’intérêt de la fille, c’est pourquoi tes menaces ouvertes étaient utiles.

— Tu y crois, toi, à sa maladie ?

— C’est facile à vérifier.


On remonte dans ma Maserati toujours meurtrie par les balles du tireur. Il est pas près d’être réparé, mon beau carrosse à essence.

— Programme ? demande M. Blanc.

— La Maison Pouleman, non ? Il serait intéressant de voir si le dispositif de recherche fonctionne.

— Nous devrions plutôt interviewer le petit mage à la con, Antoine. Peut-être aurait-il un flash à propos de Toinet ? Après tout, c’est son pote, ça doit stimuler les fluides.

— Tu as raison, conviens-je, laissons tomber la police pour la magie.

— Faudrait également savoir, dans l’hypothèse où la femme Turpousse est réellement malade, à quel hôpital elle se fait transfuser, émet le sagace. On aurait pu demander le renseignement au vieux.

— On aurait pu, mais il est trop tard, maintenant. Tu penses bien qu’il gardera bouche cousue sur la question, et il serait sot de lui mettre la puce à l’oreille.

J’ai des gargouillis dus à la faim. Mais c’est pas le moment de briffer. Je pense à Toinet, fou de terreur dans les griffes de son affreuse tantine, à m’man qui pleure en silence dans sa cuisine, à Maria qui doit l’accompagner dans son chagrin. Putain, quelle journée à la noix !

Ça vous tombe dessus sans crier chose. L’autre soir, nous étions peinards, al home. On s’était gurgité la brandade de morue de Féloche. On morfilait un brie impressionnant, et puis Toinet nous a sorti la prédiction de Bruno. Et sa vachasse de tante s’est bel et bien pointée, jaunasse, mal coiffée, puant de la gueule. Je remangerai jamais plus de brie : il m’a porté la cerise. Et pourtant c’est bon, du brie sur du brignolet frais ou, mieux encore, sur du seigle un peu fruste. Avec, pour lui faire une cour d’honneur, un Saint-Nicolas-de-Bourgueil fraîchouillard. La faim, je te dis, qui me fait fantasmer.

Je sors les aérofreins devant l’immeuble qui a l’honneur d’abriter la famille Malvut (ainsi que le père Verbois). Je me dis que ce gros tas de béton constitue le centre de nos emmerdes. Il me paraît maléfique dans le halo blême provenant des lumières axiales et de notre mère la lune. Il abrite des gens pas tellement blanc-bleu.

Je cherche une place sur un vilain terre-plein servant de parking aux « invités ». N’en trouvant pas, je flanque ma caisse à la diable sur une plate-bande galeuse.

Au moment où je descends, je vois survenir de l’ombre une petite silhouette sautillante. Elle arrive de l’autre bout de la rue (baptisée avenue pour faire genre). Ma parabole, c’est Bruno ! Il marche, enveloppé dans un anorak trop grand, dont le laçage lui arrive aux mollets. Marrant, cette espèce de petite montgolfière à pattes ! Le vêtement n’a pas été emprunté à son dabe, guère plus fort que lui ; peut-être à sa vieille ?

C’est vrai : je l’ai pas vue, la mother à Bruno. C’est très probablement une grosse ogresse de banlieue à moustache. Une suintante geignarde, j’envisage. Qui bouffe des nouilles et des patates frites jours after days et qui se gave de Mars en carême, ou de Nuts, voire de chips au paprika.

C’est plein de grognasses de cet acabit dans nos grandes ceintures. Elles se font chier sans le savoir et compensent avec la télé et la boustife. Tu les vois déambuler, mornasses, par les rues du désespoir accepté, chargées de provises au rabais et la bouche éternellement pleine. Y a longtemps qu’elles sont plus frivoles, que leur gazier les a déçues avec son guiseau de bricoleur qui rote sa bière du soir en se mettant au lit. L’extase par le cul, y a lurette qu’elles ont tiré un trait. Au début, elles se sont laissé enjamber par le copain Marcel ou M. Monichon, le voisin, tenter de décrocher quelques émotions sensorielles ; mais bien vite elles ont entravé que c’était du kif. Que ces coups de verge extraconjugaux valaient pas mieux que la copulation express du samedi soir après Drucker. Alors elles se sont rabattues sur Dallas et les friandises de bars-tabac. Le panard, si tu vas pas le chercher là où il est, jamais il viendra à toi.


— Bruno !

Mon appel a claqué sec dans la bise de nuit. Il gèle à fendre l’âme, cette noye. Le mouflet qui s’apprêtait à enquiller son porche sursaute. Je me montre dans la lumière colique. Son souffle de mulot met le panache blanc d’Henri IV devant sa frite.

Il s’avance, les oreilles rougies. Il paraît tout chose.

— T’es noctambule, Bruno ? je lui demande.

— Je suis allé faire mon devoir de maths chez un copain du quartier.

Il tapote un cahier roulé qui dépasse de la grande poche de sa doudoune.

— Ça tombe pile, je voulais te parler. Viens dans ma tire, c’est pas la peine qu’on se mette à pisser des glaçons.

Il me suit, tressaille en découvrant ce grand Noir à la place passager.

— L’inspecteur Blanc ! lui dis-je.

Il salue d’un hochement de tête. Je le fais grimper à l’arrière et m’assieds à son côté. Jérémie s’acagnarde pour nous faire face. Comme on écoutait la radio, une chiante musique nous lacère les trompes. Je fais la grimace et M. Blanc ferme le robinet.

— Tu fais tes devoirs tard, noté-je.

— On a compo demain, Toinet a dû vous le dire.

— Non. Et sais-tu pourquoi il ne m’a rien dit ?

Mouvement négatif de l’artiste en divinations.

— Parce qu’il a été enlevé, Bruno ! T’as rien aperçu de ce style dans ta conjoncture astrale ?

— Enlevé ! bée le môme. Par qui ?

— Tu connais M. Verbois ? Justin Verbois ?

— C’est un vieux qui habite notre immeuble.

— En effet.

— C’est lui qui ?

— Non. Si tu connais Verbois, tu connais par conséquent une douce amie à lui : Maryse. Tu la connais fatalement puisque tu avais annoncé sa visite à Toinet, il y a quelques jours.

Il sourcille, renifle une morve nouvelle consécutive à la température nocturne.

— La tante à Toinet ?

— Tu y es, mon vieux Nostradamus.

Il paraît frappé par une similitude inconcevable. Il demande :

— La tante à Toinet habite avec Verbois ?

— Gagné ! Puisque tu avais « vu » sa visite, son visage ne t’est donc pas inconnu.

— Attendez, murmure Bruno.

Il se perd dans des réflexions, des supputations, des incohérences.

— Moi, je la connais pas, la femme qui demeure avec Verbois. Lui, c’est l’escalier « C », et nous le « A », je le vois très rarement et je ne sais même pas à quel étage il crèche. Je l’ai eu rencontré avec mon père qui lui a acheté des meubles, y a quelques années, sinon… Alors il habite avec la tante ?

— A l’occasion. Cette femme s’est mis dans l’idée de récupérer ton petit pote, bien que nous l’ayons élevé de fond en comble, ma mère et moi. Comme je l’ai envoyée à dache, la garce a usé des grands moyens et a embarqué Antoine en fin de journée. T’aurais pas une petite vision vite fait sur le pouce, histoire d’orienter nos recherches ?

Il ne répond même pas. Paraît atterré, sincèrement. Non, question extra-lucide, il a fermé, le devin. Sa voyance est pareille au verre opaque de ses lunettes.

— Donc, tu n’as jamais vu Maryse Turpousse ?

— Je l’ai distinguée dans mon esprit, en disant à Toinet que sa tante allait lui rendre visite. Sinon, je ne l’ai jamais rencontrée.

— Et elle est comment, « dans ton esprit », fiston ?

— Moche, malade, méchante.

— Je crois que tu as tout dit, mon petit. On ne peut guère cerner la réalité avec moins de mots.

— Prends ça dans ta main ! fait soudain Jérémie en tirant un objet indéfinissable de sa poche poitrine.

— Qu’est-ce que c’est ? demande Bruno.

— Prends ! insiste le négus.

Le gosse obtempère et réprime un mouvement de répulsion. A la lueur du plafonnier, je regarde le creux de sa main, Jérémie y a déposé une sorte de morceau de cuir d’un vert tirant sur le brun, et qui se termine par de fines nervures noires disposées en éventail.

— C’est quoi ? insiste Bruno.

— Un talisman, répond gravement M. Blanc.

Lui, faut pas le chahuter sur ces questions-là. Il peut disserter sur Montaigne en trois langues, mais Ramadé, la fille de sorcier qu’il a épousée, le garde en état de superstition avancée. Y a toujours du grigri dans la vie d’un Noir, quand bien même il est prix Nobel de physique.

— Un quoi ? demande Bruno qui ne se décide toujours pas à refermer ses doigts sur l’objet.

— Un talisman, répète Jérémie, c’est-à-dire quelque chose capable de conférer un pouvoir magique. Ça devrait coller avec ton style, petit. Serre-le fort dans ta main et pense à Toinet, je suis sûr que tu vas « voir » des choses.

A contrecœur, le gosse obéit. Mais moi, je pressens que le talisman de mon pote lui produit l’effet contraire, Bruno. Cette « chose » lui répugne et donc perturbe son potentiel de voyance.

Il secoue la tête, il a hâte d’en finir.

— Non, non, je vois rien.

Il rend le talisman à Jérémie et, sans se décourager, pour la troisième fois questionne :

— C’est quoi ?

— Une patte séchée de lézard gouzy-gouzy, déclare M. Blanc en renfouillant la relique.

Un instant, je me dis que Bruno va gerber, rétrospectivement.

— Il se pourrait qu’une « image » te vienne, auquel cas je compte sur toi pour me prévenir ?

Il acquiesce.

— Taille-toi. Je suppose que tes vieux vont s’inquiéter. Il appartient à qui, ton anorak ?

— A ma mère.

Gagné !


— Je pige pas, lamente M. Blanc. Avec une patte de gouzy-gouzy consacrée par le sorcier Batimou, le papa de Ramadé, ç’aurait dû fonctionner. Ou alors c’est que ce gamin mène les gens en bateau avec son soi-disant don. Un talisman pareil donne toujours des résultats. En tout cas, je sais que, moi, il me protège !

C’est beau, la foi.

— Bruno Malvut n’est pas africain, plaidé-je. Les ondes n’ont pas le même impact selon les latitudes. Viens, on va aller dire bonjour à mon pote le clodo, à cette heure il a dû regagner ses appartements.

On remonte le col de nos blousons et je guide Jérémie vers le renfoncement où l’ancien prof bivouaque en remâchant ses rancœurs. Un pauvre édifice de cartons et de hardes qui pue, malgré le froid, la crasse et le picrate de mauvaise qualité. Curieux, le voyage de cet homme, sa descente volontaire de l’échelle sociale qui l’ont conduit sur un trottoir de banlieue. Quel sens tragique de la solitude ! Quel goût pervers de la complète mortification ! Il expie sa qualité de vivant dans ses guenilles malodorantes ; insensible au froid, abasourdi par l’alcool, brûlant encore d’une haine obscure qui, probablement, est devenue son ultime source d’énergie.

On le distingue à peine derrière ses cartons. Il les a disposés en coupe-bise. Un fulgurant instant, je l’envie.

Pas exactement, disons que je comprends sa démarche. Il s’est placé en exil au milieu de la vie courante. Robinson de Paris ! Ce grabat de chiffons est une île.

Il dort, immobile, un bonnet de laine enfoncé jusqu’à l’arête du nez, un cache-col en haillons remonté jusqu’aux pommettes. On ne distingue que son gros pif veiné.

— Salut, prof ! lancé-je aimablement en m’accroupissant « à son chevet ».

Il ne réagit pas. Quand tu parviens à dormir par moins zéro, dans une rue, c’est que tu es un surdoué de la ronflette, espère !

— Ho ! ho ! grand-père !

Rien.

— Il ne te répondra pas, prévient calmement Jérémie.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a la gorge tranchée, mon vieux ! T’es chié, toi, de ne pas t’en être aperçu ! Regarde sous le cache-nez.

Mon regard glisse et, fectivement, je découvre une boue rougeâtre en train de noircir. Les fringues du vieux mec en sont imprégnées. Je braque sur lui le faisceau de ma loupiote-stylo. Egorgé complet, le père La Cloche. On lui a sectionné le corgnolon d’un geste vigoureux, en se servant d’une lame vachement affûtée. Ça forme comme une grande bouche vorace sous son menton herbu.

— Y a pas longtemps qu’on lui a réglé son compte, note Jérémie en palpant le bonhomme ; il est encore tiède.

Je cherche l’arme du crime dans les hardes, mais ne la trouve pas. M’est avis qu’il n’a pas dû beaucoup souffrir, le prof. Deux litrons vides attestent que sa soirée fut alcoolisée. Assommé par le vin, il en écrasait à la limite du coma éthylique quand son assassin a coupé ses dernières amarres.

— Tu vois pourquoi on l’a buté, Antoine ?

— Une seule explication : il savait des choses compromettantes pour quelqu’un. La solution de ce sac d’embrouilles est ici, dans cet immeuble ; je renifle ça depuis le départ.

Sans autre, je marche en direction du bâtiment.

— Chez Malvut ou chez Verbois ? demande Jérémie.

— Verbois.

— Le gosse a dit escalier « C ».


Il crèche au rez-de-chaussée, le brocanteur. N’est pas rentré de sa caverne d’Ali Baba roi des Puces ! La sonnette est seulabre à faire du bruit dans le logis. M’est avis que le dabe va rester à son entrepôt, ce soir, en compagnie des matous matois. Dans le fond, lui aussi est un velléitaire de la cloche. Quelque part, ça le taquine de se marginaliser complètement, de s’enfoncer dans les froidures du dénuement. Les autres, il attend de moins en moins de choses d’eux. A force de leur acheter leurs pouilleries, il a fini par piger qu’ils étaient encore plus délabrés qu’elles ; qu’une commode sans tiroirs peut encore servir, mais qu’eux, franchement, ils servent à moins que rien. Alors, autant leur dire bye-bye.

Je laisse la parole à mon sésame. Il a maille à partir avec deux serrures perfectionnées qui ne se laissent pas compter fleurette par le premier passe-partout venu. Faut finasser, comprendre leurs états d’âme. Les charmer par des combinaisons futées. A la fin, je leur fais toucher les deux épaules, et crac, on entre.


Yayaïe ! Justin, c’était pas la peine qu’il s’offre un apparte, vu que c’est son boui-boui qui continue ici. Moi, je serais broc, avec un hangar bourré d’épaves, j’aurais à cœur de vivre ma vie privée dans un cadre mutin, confortable et douillet. Mais ouichtre ! Dès l’entrée, ça s’escalade. Des classeurs brisés, des tables rondes à gros pieds, des armoires à glace qu’ont pas toujours leur glace, des lampadaires, des presses d’imprimerie datant de Gutenberg, des établis de bouchers, des tableaux de l’école Dunœud, d’autres de l’école Ducon dans leurs cadres d’origine, des bahuts sans portes, des portes sans bahut, des vélos Solex (parmi lesquels celui du président Mitterrand), des canules à injection, des téléphones à manivelle, des mappemondes, des hiboux (naturalisés français), un sanglier (naturalisé allemand), des cors de chasse, des corps de déesses grecques en plâtre de Paris, des corps du délit sculptés, des masques de carnaval, des statues indonésiennes, des armures, des godemichés bretons pour épouses de terre-neuvas, des berceaux d’osier, des masses d’armes, des armes à gauche, des lances d’arrosage, celle d’Henri II (intacte, tu parles : c’est celle de Montgomery qui s’est brisée !), des serviettes hygiéniques d’avant l’invention d’Isidore Tampax, des enseignes gothiques, des enseignes au néon, des enseignes de vaisseaux corrodées par le sel, des pierres tombales, des balcons andalous, des loups quelque peu clercs, des chapeaux chinois, des béquilles de bois, des voitures des quatre-saisons, celles de Vivaldi sur disques gaufrés, un corbillard japonais, deux bandages herniaires, l’étable d’Eloi, des poêles à marrons, des couronnes de perles, des mannequins de cire, des mandolines, des hélicons basse, une ancre de galère, le buste du maréchal Pétain, un incinérateur de fœtus, un timbre de 20 centimes à la gloire de l’empire colonial français.

Effectivement, il n’a pas intérêt à traverser Paname pour venir se pieuter ici, l’ancien. Autant qu’il reste là-bas, dans le dix-huitième.

Le bordel est si total, si dense, si opprimant que se déplacer dans ce logement ressemble à la guerre des tranchées de la 14–18. On sinue par des boyaux, des goulets, des terriers, des ravines et des sentes. Si tu gardes le nez levé, tu délimites un peu la topographie originelle : l’entrée, le living, la cuisine, la salle de bains, la chambre. Ne restent encore d’un peu praticables que la cuistance et une partie de la chambre, dans la région du plumard. Concernant le séjour, à un moment cela forme comme une petite clairière peuplée d’une table de marqueterie, style Régence et de quatre chaises pliantes, made in Bazar from Hôtel de Ville.

On comprend que ces meubles-là constituent l’apparte, car la table est surchargée de vaisselle sale, de boutanches plus ou moins vides, de reliefs de nourritures diverses. Dans la piaule, je trouve quelques harnais de bonne femme. Ceux qu’a laissés la Turpousse, probable.

— Il doit bien y avoir le téléphone dans ce capharnaüm ? émet Jérémie.

— Tu veux appeler qui ?

— Personne.

Tiens, le Chevalier Mystère ! Rare qu’il cachotte, ce grand radis noir.

On part en guerre et on finit par trouver l’appareil, posé sur le compteur électrique de la cuisine. La tonalité nous indique qu’il fonctionne.

M. Blanc se met alors à examiner le mur et les abords immédiats du poste.

— Si tu me disais ce que tu cherches, ma vieille noix de coco ?

Il consent.

— Ta gonzesse a eu des relations avec l’extérieur puisqu’elle a reçu du monde, aux dires de Verbois, et qu’un complice l’a aidée à embarquer le petit.

— Et alors ?

— Elle aurait pu noter quelque chose. Tu vois, y a justement un crayon attaché à la fourche par une ficelle.

Il s’empare de l’objet et tire à lui. La laisse du crayon mesure une soixantaine de centimètres. M. Blanc décrit alors dans l’espace une circonférence de ce rayon.

— Il faut éplucher tout ce qui figure dans ce périmètre, fait le Sherlock des savanes.

Je le laisse œuvrer et manœuvrer. I am inquiet. Si le père Rabatjoie se pointe, il va commencer par trouver nos fantaisies nocturnes de mauvais goût. Finaud, il connaît la loi et sait qu’elle a prévu les violations de domicile et les abus de fonction. S’il pique sa crise, on risque d’avoir des ennuis.

Je me tiens adossé à la lourde, guettant la vie de l’immeuble. C’est plein d’une sourde et lointaine rumeur composée de toutes les téloches déchaînées (ou plutôt « chaînées »). Le gus d’aujourd’hui, faut qu’il s’ingurgite sa dose d’images avant d’aller au lit, sinon il est en manque. Sa télé, sa bagnole, son picrate qui tache et, comme dit l’autre, sa pommade contre les hémorroïdes, et le voilà paré pour l’existence mercenaire.

L’ami Ricoré se met à souffler du pif, un peu comme le fait Béru lorsqu’il est affairé. Avec l’éteignoir de cierges qui lui tient lieu de lunettes de soleil, il est paré pour le pompage d’oxygène en accéléré. Il fouit, le gars ! Tu dirais un boxeur qui s’est mis un oreiller dans la clape en guise de protège-dents.

Il examine le mur, les bouts de papelard figurant sur le compteur, ceux qui gisent au sol. Obstiné chercheur de truffes. Sanglier survolté ! Cherche, cherche, neveu de l’Oncle Tom auquel il ne manque aucune case ! Cherche, puisque tu as l’instinct qui te mène.

Ma pomme, je pense au pauvre clodo qui gît dehors, à deux cents mètres à peine dans ses guenilles. Saigné goret, le pauvre homme à l’identité quotidiennement renouvelée. Que savait-il de si grave qu’on n’ait pas hésité à le mettre à mort pour s’assurer de son silence (tournure de phrase à la con, en vigueur dans les polars chichoit).

J’évoque également le départ précipité de maître Krackzyblum. Cet avocat faisandé m’avertit qu’on veut me tuer et s’esbigne peu après, au grand dam (autre expression hautement merdico-conventionnelle) de sa secrétaire-concubine. Son départ précipité est-il en rapport avec l’avertissement qu’il est venu me donner à la maison ?

— Tu brûles, grand ? murmuré-je distraitement.

Il renfrogne un « zob » pas engageant.

Cet appartement pue le rance, la pouillerie, le vin répandu, donc vaguement le dégueulis. C’est d’une effroyable tristesse. Je comprends que la Maryse n’ait pu s’y attarder longtemps. La cellule qu’elle occupait à sa centrale devait être plus joyce !

Il a fini d’explorer, le Noiraud. Alors il prend l’annuaire téléphonique posé sur un tabouret de formica, s’obstrue l’oignon avec ledit, gardant le book pététesque sur ses genoux.

— On se taille ? je demande. Ça manque d’ambiance.

M. Blanc feuillette l’annuaire. Page après page, en se mouillant le médius à chaque feuillet, au risque de se déshydrater.

— Minute, répond-me-t-il.

Je vais au réfrigérateur et l’ouvre. J’y trouve du pâté de campagne d’un jaune pas sympa, quelques endives fanées, une plaquette de beurre, des œufs, des boîtes de bière et, dans un compartiment à part, des médicaments. Je potasse leurs notices et me rends compte qu’ils traitent les problèmes sanguins. Il semblerait donc que la Maryse Turpousse soit véritablement malade. Est-ce à cause d’elle que le clodo a été égorgé ?

Comme Jérémie paraît déterminé à passer tout son bouquin en revue, j’empare le ronfleur afin de grelotter à m’man. S’agit pas de la délaisser, ma vieille. Elle traverse une méchante épreuve. Elle méritait pas un fils comme moi, lâché dans une existence aventureuse où chaque aube est une victoire. Elle s’attend toujours à ce que des collègues à moi viennent la trouver, la frite en berne, pour lui annoncer ma mise en l’air anticipée.

Si j’avais gratté au Crédit Lyonnais ou à la B.N.P., elle serait quiète, ma Féloche. Grand-mère, probable, au lieu de se disperser sur du produit d’appoint, style Toinet ou Bérurier junior ! Faudrait que je me décide avant de trop décrépir, à lui fignoler une descendance homologuée, m’man. Qu’elle pouponne un vrai grand coup avec un chiare qui, peut-être, ressemblerait à papa. Oui : je vais lui faire un gosse à ma chérie. Voilà, je prends l’engagement solennel en composant notre numéro.

— Ah ! mon petit, c’est toi ! Tu as du nouveau ?

— Ça bouge, m’man, mens-je. De toute manière, ne t’affole pas, je viens d’apprendre que la tante Turpousse est leucémique ou un truc de ce genre. Ses jours sont comptés et c’est parce qu’elle a voulu goûter un peu aux joies de la famille avant de crever qu’elle…

— Pauvre fille ! soupire Félicie.

Voilà qu’elle la plaint ! Tout maman !

— Si elle avait parlé franchement, elle aurait pu venir à la maison et le prendre avec elle, de temps à autre. Nous aurions trouvé un arrangement.

Je perçois des voix féminines auprès d’elle.

— Tu as du monde ?

— Les sœurs de Maria. Figure-toi que la pauvre mignonne était tellement bouleversée par cette histoire qu’elle a eu une crise de tétanie en rentrant à la maison. J’ai fait venir notre docteur. Il lui a ordonné du repos et du magnésium. J’ai prévenu ses sœurs pour la bonne règle. Elles dormiront cette nuit dans la chambre à donner.

Cette solution me rassure. Ainsi ma Félicie sera-t-elle moins seule.

Je me demande si ma vieille est au courant pour Maria et moi ? Elle doit se douter de quelque chose, elle est tellement finaude, m’man ! En tout cas c’est pas la bonne qui s’est affalée, les ancillaires savent fermer leur gueule, c’est ce qui fait leur charme et justifie les augmentations qu’on leur accorde.

— Tu rentres cette nuit, Antoine ?

— Bien sûr.

Pour une fois, ça la déçoit. Elle me préférerait sur le sentier de la guerre, courant délivrer notre foutu garnement des griffes de sa tante.

Comme je raccroche, le négro murmure :

— Viens voir quelque chose !

Il garde un doigt appliqué sur un petit encadré figurant dans le fort volume et, de son autre main, maintient en place un feuillet sur lequel a été griffonnée une liste de mots.

— Qué zako ? interrogé-je en espagnol.

Il tapote l’encadré.

— Ceci, c’est les coordonnées d’une maison spécialisée dans la vente d’appareils chirurgicaux.

Il soulève le feuillet griffonné.

— Et ça, c’est une liste d’ustensiles également chirurgicaux. Tu suis la relation ?

— Parfaitement. Il semblerait que quelqu’un d’ici ayant l’intention d’acheter un équipement, ait cherché une adresse et se soit décidé pour celle-ci ?

— On l’a effectivement encadrée au crayon bleu.

Il relève l’adresse et le turlu de la maison de commerce.

— Demain, je vérifierai, déclare-t-il.

— A quoi penses-tu ?

— Comme toi, je suis convaincu que la femme Turpousse a fait l’acquisition des appareils nécessaires à ses soins ; probablement parce qu’elle compte s’isoler dans un bled où il ne lui sera pas possible de les obtenir.

— Bien vu. Voilà qui peut nous fournir une piste.


On replonge dans les froidures de la nuit. M. Blanc désigne le tas sombre, à quelque distance.

— Que faisons-nous pour cézigue ?

— Des prières, dis-je ; que veux-tu faire d’autre ?

— On ne prévient pas police-secours ?

— Pour qu’ils nous fassent chier avec des rapports, témoignages et autres paperasseries ?

Alors on se renfourne dans ma tire. Ou du moins on va pour. Mais moi, tu connais mes prompts réflexes ? Quand j’enquille la gourmande dans la serrure et que je constate que la porte n’est pas verrouillée, n’aussitôt des alertes me surgissent dans l’entendement. Car j’avais lourdé ma caisse ! C’est chez moi un réflexe auquel je ne coupe jamais.

— Ecarte-toi, Bambino ! dis-je entre mes ratiches assermentées.

Lui, un vrai berger allemand ! Il obéirait à un ultrason produit par l’anus d’un escargot. Cabriole arrière.

— T’as des doutes, Sana ?

Je braque le faisceau de ma fameuse loupiote-stylo (un vrai rayon laser) sur mon volant, puis sur le tableau de bord.

— Non, Noirpiot : une certitude. Tu aperçois ce fil noir qui pendouille légèrement sous le compteur de vitesse ?

On va turluter au service de déminages des mineurs. Chemin faisant, je lève les yeux sur l’immeuble des Malvut. Il commence à y avoir davantage de fenêtres éteintes que de fenêtres éclairées. Il me semble apercevoir une silhouette embusquée à une croisée obscure de l’étage qu’habitent les « mages ». Mais c’est si vague, si imprécis, que je dois faire un peu d’autosuggestion sur les bords.

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