Mort, c’est bien joli, mais mort de quoi ? Pierre-André Varissel me le révèle avant que je ne lui pose la question.
— On lui a tiré une rafale d’arme automatique dans le dos, monsieur le commissaire. Sur son pardessus en poil de chameau il est facile de lire l’impact groupé des balles. Huit au bon endroit. Son cœur doit être déchiqueté.
— C’et vraiment Fort Apache, à Lyon, gouaillé-je. On peut dessouder un mec à la mitraillette en pleine gare des Brotteaux sans attirer l’attention ?
— Je vous l’ai dit : la cabine en question est très en retrait. Par ailleurs, il y avait peu de monde dans la gare à cette heure. En outre, il est probable que l’arme en question ait été munie d’un silencieux.
Je lui décris maître Krackzyblum en termes évocateurs.
— C’est bien ça, confirme, mon jeune confrère. On a embarqué le corps aux fins d’autopsie après que le service du labo ait procédé aux examens d’usage. D’ores et déjà, je peux vous fournir un détail dont j’ignore s’il a ou non de l’importance.
Il tousse un grand coup quinteux.
— La grippe ? je lui demande.
— Elle n’en finit pas, lamente l’officier de police en remettant de l’ordre dans ses muqueuses. Je vous disais donc… La victime devait tenir un appareil quelconque dont il gardait la dragonne passée autour de son poignet gauche. Comme il l’avait serrée et que son meurtrier était pressé, ce dernier l’a sectionnée avec un couteau pour s’emparer de l’appareil.
— Intéressant. Cher Varissel, j’aimerais être tenu au courant du développement de l’enquête, dites au principal Ricardin de ne pas m’oublier dans ses prières. Je suis d’autant plus attaché à cette affaire que ma propre peau est en jeu.
Il promet, note mes différents points de chute et on se dit bonsoir, mais ça pourrait être aussi bien bonjour car la noye en a un sérieux coup dans l’aile.
De plus en plus flagada, je retourne dans mon lit après avoir mis le verrou de ma chambre pour me préserver des assauts surprise de ce trio femelle. Les frangines en rut, tu parles d’un typhon !
Malgré mon intense fatigue, je ne parviens pas à trouver le sommeil. L’abondance des événements me flanque du courant à haute tension dans la moelle.
Je pense à mon pote le clochard, égorgé. A l’appartement capharnaümique du vieux brocanteur. Je pense à la tante leucémique qui, avant de se carapater, a dû acheter du matériel pour ses soins. Je pense à ma voiture piégée. A ma formidable partie de jambons au retour. Je pense à cet énigmatique Krackzyblum sauvagement abattu au moment où il me téléphonait. On lui a dérobé un appareil, assure le jeune Varissel. Probablement le magnétophone dont sa secrétaire prétend qu’il s’est muni avant de disparaître. Il s’apprêtait à me faire écouter un document sonore, ça, j’en jurerais. Seulement quelqu’un le filochait qui l’a scrafé pour le faire taire, puis lui a engourdi le magnéto.
Drôles d’embrouilles, décidément !
Une double affaire dont je suis le dénominateur commun. Il y aurait, d’un côté, la tantine kidnappeuse et de l’autre ces tueurs qui veulent ma peau ? Ou bien tout cela est-il étroitement lié ?
Je finis par m’endormir sans trop m’en rendre compte. C’est au réveil que je le constate. On sait qu’on a dormi au moment de se réveiller et on sait qu’on a vécu au moment de mourir. Je suis surpris de voir filtrer du soleil au-dessus des rideaux de ma chambrette d’amour.
On toque à ma porte.
Je me délite, enfile mon slip qui traînait à terre et vais ouvrir. C’est M. Blanc. Impec. Il a un jean neuf, une chemise verte discrète et une veste de daim à col de fourrure. Ce matin, tu ne lui vois que le nez. On dirait la hotte de La Courte Paille où l’on te cuit d’exquises grillades.
— C’est vraiment étrange, soupiré-je en me grattouillant les baloches d’une onglée évasive.
— Quoi ?
— Qu’avec un pif pareil tu ne sois pas défiguré. Tu serais même plutôt joli garçon.
Je retourne me pager. Ces heures de dorme ne sont pas parvenues à me défatiguer. Je suis brisé, avec mal partout, et des langueurs féroces.
— Quelle heure est-il ?
Il visionne sa fausse Rollex.
— Il n’a jamais été plus parfaitement midi qu’à cet instant, déclare Jérémie.
Putain !
Je sursaute. Que doit penser ma vieille en me voyant grasse-matiner alors que Toinet a disparu ? Pour peu qu’elle ait perçu les échos de mes débordements sexuels, cette nuit, elle doit pas tenir son « grand » en haute estime.
— Tu sais que l’avocat est mort ? lui dis-je.
— J’ai entendu la nouvelle sur Europe, pendant que je me rasais.
— Ça se complique, noté-je.
— A moins que ça ne se solutionne, au contraire, objecte M. Blanc.
— Tu trouves ?
Ce fin penseur des brousses déroule son point de vue :
— Si on a tué l’avocat, c’est qu’il représentait un danger pour ses meurtriers. S’il représentait un danger, c’est qu’ils ont un point faible. S’ils ont un point faible, nous avons une chance de le découvrir. Non ?
Il attend my opinion, puis je traînasse quelque chose qui ressemble à de la gueule de bois, mi-mal de cœur, mi-vague à l’âme.
— Je te répondrai quand j’aurai pris deux Alka Seltzer, soupiré-je.
Jérémie tire un faf de sa fouille.
— J’ai rendu visite aux gens qui vendent de l’appareillage médical.
— Et alors ?
— Intéressant. On leur a commandé il y a trois jours tout un bigntz destiné à des transfusions de sang.
— La mère Turpousse ?
— C’est une femme qui a passé la commande. On lui a déclaré que la maison ne fournissait que le corps médical : cliniques, hôpitaux, centres sanitaires, etc. Elle a paru embarrassée sur l’instant, puis déclaré que ladite commande serait confirmée par un médecin, précisant que tout devait être préparé dans les plus brefs délais. Effectivement, le commissionnaire qui est allé prendre possession des appareils avait une lettre en bonne et due forme, dont voici la photocopie, d’un certain docteur Germain Ravier-Chicot, rue de la Pompe. Le montant des fournitures qui était de vingt-deux mille quatre cent soixante francs a été réglé en espèces, ce qui est contraire à la loi. Le caissier s’est fait engueuler par la comptabilité. La Société Hippocratus a alors téléphoné au docteur Ravier-Chicot en lui demandant de bien vouloir établir un chèque, moyennant quoi on allait lui rembourser le liquide versé. Ce praticien est tombé des nues, jurant ses grands dieux qu’il n’avait absolument rien commandé.
Je ricane bassement :
— La tantine, ou un complice à elle, est allé(e) en consultation chez ce toubib et lui a secoué une feuille de son papier à en-tête pendant qu’il avait le dos tourné.
— Probable.
— Tu as vu le docteur Ravier-Chicot ?
— Il faisait ses visites et ne sera de retour à son cabinet qu’en fin de matinée.
Pendant qu’il jacte, j’enfile ma robe de chambre.
— Descendons, fais-je.
— Tu as intérêt à te coiffer, sourit Jérémie, il y a une fille ravissante en bas.
— Une fille ? Qui est-ce ?
— Ta mère m’a présenté, mais je n’ai pas pris garde à son nom.
Suivant son conseil, je me peigne et vais même jusqu’à me lotionner la frite à l’eau de fleurs de cedrat, seul parfum que je tolère.
Ça bourdonne dans la cuistance. Qu’y trouvé-je ? Marie-Marie en train d’installer le sieur Bérurier junior sur un pot de chambre en plastique qu’on a décoré d’un éléphant bleu aux yeux roses. De voir la Musaraigne, brusquement resurgie, me met le gosier en vrille, le cœur en ressac, les roustons en coques de châtaignes.
Je m’arrête, interdit (de séjour).
Au moins deux ans que je ne l’ai pas vue, la pécore ! Professeur dans la région de Limoges. Elle nous adresse ses vœux à Noël, m’écrit une carte pour mon anniversaire, sinon, c’est le presque black-out. Elle vit pour elle depuis qu’elle est devenue tragiquement veuve d’un époux impuissant qui ne l’avait pas déberlinguée avant de mourir. Seigneur, ce que cette greluse est devenue belle ! Il y a une espèce de sérénité en elle qui te coupe le souffle. Un calme qui lui donne de la classe. Elle est modestement fringuée, mais avec une certaine élégance : tailleur grège, chemisier bis, collier fantoche de chez Agatha que je lui ai offert (ça représente des petits chiens stylisés, en queue leu leu, qu’ont l’air de se renifler le trouduc). Maquillage discret.
Tiens, elle a changé de coiffure, ses tifs sont plus longs qu’avant, ondulés ; ça lui met du flou dans l’expression. Une certaine nostalgie des années 20.
Marie-Marie, c’est ma dégueulasserie d’homme. Mon péché originel. La statue vivante d’un amour bafoué. M’a-t-elle assez attendu, la pauvrette. Aimé à l’emporte-pièce depuis son plus jeune âge. Je lui avais toujours promis de l’épouser. Elle me croyait. Patientait. Elle est même venue habiter la maison, il fut un temps, en période probatoire. J’ai failli, je voulais. Je l’aime vachement. Et puis au moment de plonger, j’avais le sursaut fatal. Je me disais que jamais je pourrais renoncer à toutes les gonzesses de belle rencontre, aux somptueux coups de verge qui m’attendaient de par le monde. Je m’expliquais, devant ma glace, que j’avais pas le droit de profaner son amour à elle, sa ferveur. Qu’on sombrerait tôt ou tard, n’importe les belles résolutions, dans la farandole maudite. Que j’étais plus récupérable pour la bagouze, le gentil foyer avec des chiares en train de bédoler sur leur popot à la con, comme le fait Mister Apollon-Jules présentement ! Bouffé par son métier, le bel Antoine. Toujours avide de tringlettes éperdues ; qu’impossible de pas regarder le cul qui passe et d’imaginer sa fente suavissime. Alors bon, la môme a fini par se lasser, à force d’à force. Quand les trains ne se décident pas à arriver, tu t’en vas à pincebroque, l’ami. Tu suis la voie ferrée devenue sans danger.
On est là, on se défrime. J’ai des clameurs d’infini dans la poitrine. Des cris silencieux qui m’étouffent, comme toujours quand tu regardes passer devant toi le triste cortège de tes amours ratées.
Tu crois que les portes restent ouvertes, mais c’est pas vrai : elles se referment parce qu’elles sont faites pour ça. Il est con, Musset, qui prétend qu’elles doivent être « ouvertes ou fermées ». Ouvertes, c’est fugitif. Fermées, c’est leur finalité.
La porte de Marie-Marie s’est refermée pour moi. On coltinera nos langueurs, chacun de son côté, de par le pauvre monde foutriquet. Ç’aurait pu être, ça n’a pas été. Juste un peu beaucoup dans nos têtes. Et puis voilà le résultat. Elle devient une dame sérieuse, ma chère pie-borgne mutine et si gouailleuse. Quelqu’un comme tant ! Quelqu’un, quoi, alors qu’elle était un oiseau de gaieté, une petite mésange du ciel à pépier sur mon épaule.
Je soupire :
— Comment ça se fait, môme ?
— Ta mère m’a téléphoné, hier soir, en me disant, pour Toinet !
Boum ! Nouveau coup de buis sur la tronche au bioutifoul commissaire. Faut croire que je ne lui suffis plus, maman, dans ses peines. Elle va chercher ailleurs un réconfort que je ne suis pas cap de lui apporter !
Et moi, je suis là, dans ma robe de chambre de boxeur de banlieue, vasouillard et toc. Battling Ducon !
— Et tu as accouru ?
— Tu vois.
— Ça boume, avec tes cancres ?
— J’ai quitté l’enseignement.
— Tu fais quoi ?
— Je m’occupe de gérer une œuvre caritative.
Madone ! Elle vire Sœur Thérésa, la chérie !
— Où ça ?
— Ben, à Paris.
— Tu habites Paris et tu ne le disais pas ?
— Ta mère le savait. Elle ne t’en a pas parlé ?
— Non.
— Elle a probablement ses raisons.
Bon, on s’est résumé les derniers chapitres. Je vais prendre la cafetière électrique où tu trouves en permanence un arabica de choix façon Féloche. M’en verse une grande tasse.
— Tu as du nouveau pour le gamin ? questionne Marie-Marie.
— Ça se précise, évasivé-je.
— Tu ne parais pas inquiet.
— Tu sais, les apparences…
— Oui, je sais !
Apollon-Jules a fini de déféquer. Marie-Marie lui torchonne le prose. Comme le môme est un Bérurier authentique, il prétend goûter à son colombin ; qu’heureusement Marie-Marie lui soustrait presto l’objet de sa convoitise.
Je bois mon caoua que j’ai omis de sucrer, mais tant pis.
Maria prépare un gratin de pommes de terre, hermétique et furax de cette présence féminine, l’Ibérique. Faut pas qu’elle nous en joue trop long, avec sa jalousie, sinon elle va se retrouver vite fait bien fait dans ses Espagnes !
— Quels sont tes projets ? demande Jérémie.
Il est troublé par la personnalité de Marie-Marie. La mate à la dérobée de ses gros lotos jaunassoux.
— Une douche, je me saboule et on décarre ! assuré-je.
Ma grande tasse est presque vide. J’ai un goût amer dans la clape. Un goût de bile. Putain, ce que mon existence ressemble à un mur de chiottes, ce morninge !
— Tu as changé, fais-je à Marie-Marie.
— Je sais.
— En bien.
— Merci.
Et là, je ne peux pas retenir la question qui me brûle :
— Tu as quelqu’un ?
Elle sourit gris comme le temps.
— Tu aimerais bien que je te réponde non, dit-elle. Le beurre et l’argent du beurre ! Je te connais !
— C’est pas une réponse.
— Je ne fais plus de réponses aux questions qu’on me pose, sauf au ministère des Finances quand je reçois ma feuille de déclaration d’impôts. Répondre, c’est entrer dans le système.
— O.K. ! O.K. ! Je peux au moins te demander si tu es heureuse ?
— Tu deviens con en prenant de l’âge.
M’man entre, fatiguée, détruite. Me regardant tout juste de la pointe des yeux. On la dirait en grand deuil, comme pour la mort de papa. Je me la rappelle à cette époque, si pâle, avec ce regard qui n’apercevait plus grand-chose.
— L’enquête progresse, je lui dis.
Mais mon ton est piteux.
Elle acquiesce comme une qui ne pense pas à ce que tu lui bonnis.
Une plombe plus tard, nous sonnons à la lourde du docteur Ravier-Chicot, rue de la Pompe (à merde).
Une soubrette poil-aux-pattes, espanche ou portugaise, vient nous débonder, avec tellement de fort duvet aux joues qu’elle ressemble à Moustaki. On lui explique délicatement comme quoi on est flics à ne plus en pouvoir et qu’on veut résolument causer au docteur toutes affaires cessantes. Au cas où il serait en train d’admirer le coucher de soleil sur le Bosphore (et fait reluire) à travers son spéculum, il doit le planter là où il est et s’amener.
Effarée, la petite velue s’en va défendre nos couleurs.
Elle revient peu après en nous assurant que le médecin nous recevra entre deux clients. On poireaute donc dans le hall, ce qui nous permet, au bout de peu, de voir sortir un sémillant jeune homme tortilleur qui devait avoir des problèmes de matrice. Il porte un superbe pardingue en cachemire bleu nuit et une écharpe tellement longue qu’il pourrait s’en confectionner une robe du soir en s’enroulant dedans.
Surgit à sa suite un gaillard en blouse blanche, d’au moins deux mètres, blond et chauve à la fois, portant de grosses besicles sur un nez en forme de concombre russe. Le toubib est corpulent, avec des écrase-merdes format péniches, et un froc mesurant un mètre nonante de circonférence.
Il nous visionne à travers les hublots de son bathyscaphe comme si nous étions une merde noire et une merde blanche déposées dans son hall.
Avec ce sens des civilités qui ajoute tellement à mon charme, je lui explique que nous devons l’entretenir à propos des appareils qu’il n’a pas commandés à la maison Hippocratus. Le voilà parti à fulminer qu’il n’a pas de temps à perdre avec une farce, due, il s’en gaffe, à un carabin de l’hôpital où il est chef de clinique.
Je déteste qu’on m’envoie aux quetsches, car je trouve que la vie est trop brève pour qu’on puisse se permettre de rebuffer avec ses semblables, surtout quand ils se comportent poliment avec vous.
Comme il poursuit que ses clients, nani nanère, je l’interromps en déclarant que, puisqu’il est pressé, nous lui ferons tenir une convocation en bon d’uniforme pour le Quai des Trois Orfèvres.
Alors là, le gros Loulou met une sourdine et nous désigne théâtralement son cabinet.
On pénètre.
C’est l’endroit professionnel classique. Un bureau Empire, n’évidemment, avec des books de toubiberie dans la bibliothèque, la photo de sa femme (tarte bien qu’elle fût prise au temps des cerises) et de ses enfants (dégénérés de fond en comble). Attenante, la salle d’auscultation.
Ravier-Chicot s’assied dans son fauteuil aux aigles plus ou moins dédorés. Nous nous contentons des deux chaises qui lui font face.
J’ai déjà repéré sa pile d’ordonnances dans un distributeur de cuir vert (l’Empire, c’est vert, ce qui a porté la pestouille à Napo, moi je pense).
— Docteur, fais-je, que faites-vous lorsque vous venez d’ausculter un malade ?
— Je me lave les mains ! bougonne le gros rouscailleur.
— Je m’en doute. Et où vous lavez-vous les mains ?
Il désigne la pièce voisine.
— Au lavabo, quelle sotte question.
— Ce qui fait que votre patient demeure seul un instant dans ce cabinet.
— Et alors ?
— Alors, il a toute possibilité pour chiper quelques-unes de ces feuilles de papier à en-tête.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce qu’il en a bien fallu une à la personne qui a passé commande en votre nom à la Société Hippocratus, docteur.
— Vous croyez ? fait-il, frappé et enfin radouci.
— J’en suis certain. Pour connaître l’identité de ladite, il suffit de consulter la liste des malades que vous avez reçus dans cette pièce entre le…
Je compulse mon agenda. Il y a quatre jours que la Turpousse a téléphoné pour commander les ustensiles et la marchandise a été livrée avant-hier. Donc…
— Entre le 16 et le 18, terminé-je.
Cette fois, le gros doc explose.
— Parce que vous vous figurez que je vais vous donner la liste de mes patients ! égosille-t-il à s’en fêler le coccyx. Hein ? Tout bêtement, parce que vous êtes de la police, vous pensez que je vais enfreindre le secret professionnel ! La liste de mes malades ! Et puis quoi encore ? Leur dossier médical du temps que nous y sommes ?
— Eventuellement, oui, réponds-je. J’ai oublié de vous signaler un fait important : si nous sommes ici, ce n’est pas pour découvrir l’auteur d’une farce, mais celui d’un enlèvement ! Cette question de matériel médical se rattache à un rapt, docteur Ravier-Chicot, ou à un kidnapping, pour parler franglais ! Et il s’agit d’un gamin. Alors votre serment d’Hippocrate, je m’en fais un lavement, comprenez-vous ?
Oh ! dis donc ! T’as vu comment qu’il bleuit le praticien de mes deux ? C’est sa circulation qui le chicane ? Faudrait qu’il se fignole des tests, pépère ! Le grand check-up, carrément !
— Quand bien même il s’agirait d’un meurtre précédé de tortures, je ne faillirai jamais aux devoirs de ma profession, môssieur le policier ! Un point, c’est tout !
Là-dessus, il sort de sa poche un paquet de mouchoirs en papier, s’en dégage un pour lui confier le cucurbitacée servant à sa respiration. Il souffle son indignation dedans. Coup de trompette ! Aïda ! Ça doit expectorer dru !
M. Blanc me virgule dans un souffle :
— Je vais créer l’incident, occupe-toi de son agenda.
Et mon ami négroïde se lève avec une grâce féline comme on dit puis dans les beaux livres un peu cons.
— Vous permettez ? il fait en gagnant le cabinet d’auscultation.
Le grand gros Ravier-Chicot, du coup, il méduse, radeaute !
— Il ne faut plus se gêner ! aboie-t-il.
Et de bondir à la trousse de Jérémie. Cris et glapissements ! Malmenage ! Prêt à tambouriner, le doc !
— Vous oseriez frapper un Noir ? que lui demande M. Blanc. Voilà qui va intéresser S.O.S. racisme.
Ma pomme, fulguranto, je me penche sur le burlingue, ouvre le bel agenda de cuir (Cordoba, pour le corps d’obèse !). Un signet est fiché à la page d’aujourd’hui. Je remonte en arrière un tantinet soit peu, arrache les feuilles incriminées, les enfouis dans ma vague, referme le somptueux carnet de route empli de chaudes pisses, tumeurs bénignes et malignes, hépatites plus ou moins virales, règles douloureuses, brûlures d’estomac, asthmes, angines, varices, sidas, hémorroïdes, eczémas pernicieux, arthrites (aux flambeaux), tachycardies, déplacements de vertèbres, chiasses incoercibles et toutim.
Les deux tagonistes reviennent. Le médecin apoplectique, postillonneur (Longjumeau), bavant de fureur, M. Blanc calme et buté, avec des rigoleries dans ses prunelles de scaphandrier.
On se sauve sous les conspueries égosillantes de Ravier-Chicot. Prélude à l’après-midi d’un aphone, moi je te le dis !
Dépouillement du scrutin.
Nous sommes dans la vieille Juva d’occase de mon négro bien-aimé. On a mis un peu d’espace entre la rue de la Pompe (à essence) et nous autres deux. Stationnés sur les clous, mais qu’importe !
Je sors les feuillets d’une main qui ne tremble pas, les oblitère sauvagement de mon regard acéré de vrai faucon.
Date du 16. A partir de 13 heures 30, et toutes les demi-heures jusqu’à dix-huit plombes, des clilles ont amené leurs avaries de machine au gros toubib.
Ce furent : Mme Maunanfant, Mlle Crépude, M. Ben Lassemoul, M. Coursasky, Mme Flagèle, Mme Tortellini, M. Bonneut, Mme Tumouille et l’enfant Dequeur.
Je récapitole (mon ami Dédé habite Toulouse) à haute et intelligente voix. Tous ces blazes me sont si tristement inconnus.
Alors je passe au 17. Et c’est l’enchantement. La remontée du Danube bleu à bord d’une barque fleurie, pendant que de jolies Autrichiennes retroussent leurs lourdes jupailles pour te montrer leurs exquises jarretelles. C’est suave comme un pet de colombe dans la fraîcheur d’un matin de printemps. C’est beau et bon comme une fellation d’une parfaite technicité de pointe ! Ça te charme, te fait guili-guili. T’émeut ! Tu respires mieux, tu mouilles !
Ah ! comme il est beau ce nom. Comme il est bien là. Pas en tête de liste, mais dans le milieu, ce qui ne l’a pas empêché de me sauter au visage comme une giclée de foutre à celui d’une péripatéticienne débutante. Comme il brille et même nombrille ! Comme il chatoie (j’ai dit chatte-oie). Comme il me musique l’œil, m’enrubane la rétine, me zéphire la cornée et m’engouffre l’iris.
Verbois !
Ces deux courtes syllabes sont plus belles que le plus beau des alexandrins d’Hugo. Verbois ! Une volée de bois vert ! Vert comme le bois ! Bois comme ma gueule de.
Je presse le feuillet sur mon cœur, tel le collégien au reçu d’une bafouille enamoureuse de sa petite aimée et qui pâme de l’âme avant de se tutoyer le chipolata à la main.
Le gars Jérémie qui décèle ma silencieuse liesse, hilarise de confiance.
— Gagné ? il murmure.
— Je t’aime ! lui réponds-je.
Action de grâce non cotée en bourse. Que celui qui n’a pas Péchiney lui jette la première pierre !
— Qui ? demande-t-il comme quand tu meurs ou que tu jouis à gros flocons.
— Devine, salopié-je.
— La Turpousse ?
— Nenni, réponds-je, ce qui constitue, tu le sais, la forme atone de non.
— Verbois ?
— Gagné ! piteusé-je, quelque peu déçu par sa clairvoyance à claire-voie.
Il est rapide du bulbe, le négro Il cible vite et fort. Sans que nous fussâmes concertés (dirait Béru), il repart plein tube. Direction Saint-Ouen, tu penses !
Y a une vieille clocharde devant l’entrepôt. Elle tracte une voiture d’enfant déglinguée qui a dû servir pour le remake du Cuirassé Potemkine. Le véhicule déborde de saloperies que la femme a ramassées dans des poubelles de basse extraction.
— Vous allez chez Justin ? elle nous interpelle (à tarte). N’est point là, ce vieux saligaud ; pourtant son boxon est ouvert, lui qu’est méfiant comme une puce. Hé, dites, messieurs les gars ! Vous seriez-t-il intéressés par un dessus de cheminée, vous qu’avez l’air rupins ? En marbre vert. Y a la pendulette et les deux chandeliers. Bon, la pendulette, pour ce qui est du mouvement, elle a déclaré forfait. Mais les chandeliers, à part quelques ébréchures, ils tiennent vachement le coup. Je vous les montre ? Pour le prix, on s’arrangera toujours.
Je décline l’offre pour alléchante qu’elle soit.
— Je vous laisse les trois pièces pour le prix d’un kil de rouge, insiste la clodote, vous risquez pas grand-chose !
Je lui refile une pièce de dix points et nous poursuivons notre route jusqu’à l’entrepôt du vieux brigand. Les greffiers ne sont pas là. Je vais jusqu’au cagibi servant de bureau : il est désert. Sur la table, j’avise le Parisien ouvert à la page des courses, avec, abandonnées sur le canard, une paire de lunettes dont Louis XIV devait déjà se servir pour examiner ses hémorroïdes dans la glace.
— Il va revenir, pronostique M. Blanc ; il doit être aux gogues.
Alors, bon, tu m’as pigé ? On attend.
On attend cinq minutes.
— Il doit être constipé ! diagnostiqué-je.
— Il a l’âge des diverticules, renchérit le docte M. Blanc.
On attend dix minutes.
— Il a dû glisser dans le trou des chiottes ! envisagé-je, car, vu l’inconfort des lieux, il doit s’agir de vécés à la turque.
— On pourrait aller tirer la chasse ? suggère mon pas-si-blanc-que-son-nom.
Et voilà qu’on se met en quête des chiches.
Je doute qu’il en existe dans cet entrepôt. Il date d’un temps où les architectes ne pensaient pas qu’on puisse avoir envie de déféquer.
— Dans l’impasse, indiqué-je ; on n’arrête pas le progrès.
Nous ressortons, qu’en effet, après un tour des lieux on les découvre. Porte basse percée d’un cœur. Poésie pas morte ! Justement, un bruit d’eau malencontreuse nous parvient.
Hochement de tête entendu de mon compagnon. Le sire Verbois est laguche, en train de s’expliquer avec ses intestins. Pas la peine de le faire chier davantage en le prenant en flagrant délit.
Re-attente. La porte s’écarte. Et le petit Bruno Malvut paraît, qui s’essuie les mains avec son mouchoir.
En nous constatant, il a un sourire.
— Je sentais, dit-il.
— Qui, nous ?
— J’avais l’impression que quelqu’un guettait les ouatères.
Il tarde à refermer la porte. J’aperçois un siège que j’avais bien raison de supposer turc ainsi qu’un lave-main en fonte désémaillée sommé d’un robinet de cuivre qui saigne du nez.
— Qu’est-ce que tu fous ici, marmot, au lieu d’être en classe ?
— Y a pas classe, c’est la grève des enseignants.
Son œil unique pétille d’ironie. Le verre opaque de ses lunettes semble embué. On a envie de le lui essuyer pour découvrir son second lampion. Quand on est borgne, faut l’être avec discrétion ; les mecs à bandeau font corsaires et incommodent. Jean-Marie l’a bien compris, qui a fait l’emplette d’un œil de verre à son effigie, le seul qui exprime de la tendresse pour les gens de couleur.
— Ça ne m’explique pas ce que tu fais ici ! reprends-je.
Il baisse la tête.
— J’ai eu une vision, murmure-t-il, comme pris en défaut, kif on l’aurait découvert en train de se tailler une plume.
— Intéressante ?
— Elle m’a fait peur.
— Raconte voir !
— Quelqu’un tuait M. Verbois.
— Bigre ! Qui donc ?
— Je ne sais pas : un homme habillé en femme. Une cloche, qui poussait une voiture d’enfant.
Je gémis de l’arrière-gorge à l’instar (comme disent les vrais romanciers) d’un chiot qui vient de s’oublier sur la moquette.
— T’entends ça ? fais-je à Jérémie.
Il acquiesce en regardant la sortie de l’impasse. La vieille pocharde de tout à l’heure (vraie ou fausse) doit être loin maintenant.
— Et il le tuait comment ?
— Il lui coupait le cou avec un rasoir.
— Et pourquoi es-tu venu ?
— Pour prévenir M. Verbois.
— Tu l’as vu ?
— Pas encore.
— Tu arrives ici pour aller aux chiottes ?
— J’ai eu une grosse envie dans l’autobus, j’ai cru que je pourrais pas tenir jusqu’au bout. Maman m’a fait prendre mon huile de ricin, ce matin.
Nouveau sourire d’excuse.
— Un type habillé en clocharde avec une voiture d’enfant ? reprends-je.
— Oui.
— Nous l’avons croisé en arrivant, il y a un quart d’heure.
Le gamin porte la main à sa bouche et mord l’extrémité de ses doigts.
— M. Verbois n’est pas dans son bureau, ajouté-je.
— Il s’est peut-être rendu au bistrot du coin ? fait Jérémie.
Bruno mate mon pote, puis, buté, secoue la tête.
— Le type habillé en femme, fait-il d’un ton apeuré.
Je retourne à l’entrepôt, suivi de mes deux compagnons. Dur, dur, le métier d’artiste en fliquerie.
Nous avons laissé la lourde ouverte et deux matous en ont profité pour pénétrer dans le hangar. La queue droite, le dos arqué, ils miaulent pour réclamer leur mou. L’un d’eux s’enfonce dans l’espèce d’allée mal tracée qui sinue à travers le monstrueux bric-à-brac amoncelé.
— Il va se rabattre sur les souris, dis-je. Elles ne doivent pas manquer dans tout ce bordel !
A cet instant, le téléphone sonne dans le cagibi vitré.
J’entre délibérément pour décrocher. Tu sais comme je contrefais ma voix et même au besoin, peux reproduire celle des autres ? Mon cher Patrick Sébastien, l’unique, le vibrant, l’archange, m’a donné des rudiments. Avant tout « aimer » son sujet pour mieux entrer dans son personnage, qu’il m’affirme, Patrick.
C’est pas que j’adore le vieux sacripant de Verbois, mais son pittoresque me séduit, tout comme celui de Paul Préboist fascine Sébastien. Je chope un ton mêlécasse marqué d’asthme.
— Voilà, Justin ! graillonné-je.
Une femme dit comme ça :
— Tonton ! C’est moi !
Je te fous ma bite à couper (et je ne plaisante pas avec ça !) qu’il s’agit de la Turpousse.
— Ah ! j’attendais de tes nouvelles, ma fille ! grommelé-je.
— On vient de s’installer et mon traitement va pouvoir commencer.
— Bravo ! J’espère que ça ira.
— Faut tout essayer, dit la greluse.
— Pour sûr, ça c’est bien vrai.
— Dis voir, Tonton, à propos des autres, rien de neuf ?
— Rien, ma fille.
— Tu ouvres l’œil ?
— Et comment.
Moi, je charbonne ardemment ! Voilà que j’ai la salope en ligne et que pas le moindre moyen de repérer d’où vient son appel. Le temps d’alerter Blanc, qu’il trouve un bigophone dans le secteur… Non, in the babe, Antoine ! Que faire ? C’est un supplice en comparaison duquel celui de Tantale était moins grave qu’une envie de glace à la fraise. Risquer l’atout pour la toux ?
— Dis voir, fillette, s’il y a du grabuge…
— Oui ?
— Pour te prévenir ?
— Oui ?
La voix change, la méfiance l’investit à la vitesse gravée (comme dit le Mahousse, pour grand V).
— Toujours comme on a dit ? continué-je.
Et crac ! on coupe la communication. Zobé, l’Antonio ! D’un coup, la bourrique a pigé que c’était pas le vieux broc qu’elle avait en ligne, mais un gonzier qui la chambrait. Le doute issu de ma voix, aurait écrit Jean-François Rebel, devait déjà lui titiller la gamberge ; ma question, dans son évasiveté, a été le couteau qui fait déborder le gaz. Maintenant, la voilà sur le qui-vive, la moribonde ! Mister Bruno est là, qui m’observe de son unique lumignon. Pâlot, fluet, émanation de la nuit. Quel étrange petit être dont l’enfance doit être saccagée par son « don » et par l’exploitation qu’en font probablement ses parents. C’est tragique, un gamin qui rate sa prime jeunesse. Inhumain.
Je raccroche.
M. Blanc n’est plus en vue.
— Sais-tu où est mon inspecteur ? demandé-je au gosse.
Il me désigne l’allée sinueuse.
— Je crois qu’il a filé par là.
Je sors du cagibi. Hèle :
— Tu es là, négus ?
— Oui, et pas seul ! Viens voir.
Je fonce à travers les pouilleries du vieux, parcours une dizaine de mètres (cubes) dans une étouffante odeur de grenier, respirant un air saturé de poussière qu’aucun allergologue n’a jamais réussi à homologuer.
M. Blanc est debout dans une sorte de rotonde qui marque le centre de l’entrepôt. Devant lui se trouve la baignoire de Marat (ou du moins sa cousine germaine). Comme dans l’imagerie historique, un bras pend hors du récipient de zinc. Je découvre également, dépassant de la partie haute, une touffe de cheveux blancs.
— Ne t’approche pas, petit ! lance mon pote à Bruno.
Mais tu penses ! Un gonzier, qu’il soit môme ou vieillard, mâle ou femelle (voire hermaphrodite), tu lui annonces un cadavre, il vient renifler, comme un cador hume une charogne.
Le « tonton » Verbois est assis dans sa baignoire maratienne, la gorge tranchée exactement comme le fut celle du clochard sans patronyme ni domicile fixes.
Même boulot. Crac ! La corgnole sectionnée d’une oreille à l’autre. Il porte, de surcroît, à la nuque, une plaie causée par un instrument contondant, lequel gît auprès de la baignoire. En l’occurrence, il s’agit de l’outil le plus absolument contondant qui soit : un marteau à grosse tronche et à manche court.
Probable que l’agresseur du vioque l’a entraîné à l’écart sous prétexte, sans doute, d’empletter une bricole. Il l’aura estourbi, placé dans la baignoire pour lui cigogner la gargante au razif, ce qui est plus propre. Le sang a coulé d’abondance sur le veston cradingue du vieux, puis s’est rassemblé dans le fond du récipient.
Dis donc, ça se gâte, on dirait !
Le môme Bruno éclate en sanglots. Il caresse la tête dévastée du mort en murmurant :
— Je l’avais vu ! Je l’avais vu ! Et je suis arrivé trop tard…
Jérémie l’arrache vivement.
— Laisse, gamin, tu vas tout te dégueulasser ! Regarde tes mains. C’est pas un spectacle pour les enfants. Va te laver…
Ma pomme, j’arrache la toile d’un divan crevé et j’en confectionne une sorte de sac dans lequel je glisse le marteau en saisissant celui-ci par la tête.
Les données de l’affaire se compliquent. Dans cette histoire, on liquide dur, brusquement. Sont-ce les mêmes gens attachés à ma propre mort qui ont shooté de l’existence l’avocat, le clodo et le brocanteur ? Qu’avions-nous en commun, eux et moi ?
On ferme l’entrepôt à clé et je glisse ladite sous un pavé près de l’entrée. Pensifs, nous rallions la vieille Juva bleu gendarme de M. Blanc.
Les idées dansent une gigue éperdue sous ma calotte.
Je pense à ce coup de turlu de la salope de tante Turpousse (du goulot). Qu’a-t-elle dit à son « oncle-amant-complice » ? Qu’elle était installée et que son traitement allait bientôt commencer, non ?
Ce qui me turlupafe c’est pourquoi, étant très malade, elle a choisi cet instant pour nous ravir son neveu ! Les sentiments familiaux, restés en veilleuse si longtemps (elle n’a jamais écrit une seule fois à Toinet pendant ses dix années de détention) se sont brusquement réveillés au point qu’elle nous arrache le môme par la force. D’accord, ses jours sont comptés et elle n’a pas le temps d’attendre les résultats d’un procès hasardeux. D’accord, il s’est produit un retour d’amour au carburo de son âme, comme l’a écrit Canuet dans ses mémoires. Mais devient-on tricarde au moment où l’issue fatale se profile ? Elle est libre. Libre de se soigner comme elle veut. Mais elle complique les choses jusqu’à s’acheter du matériel médical, pour un traitement clandestin, au lieu d’entrer dans un grand hôpital. Le père Verbois l’aurait aidée à financer les soins les plus sophistiqués. Tout cela ne cadre pas, tout cela grince, tout cela fait bidon.
Pourquoi, en un flash subconscient, ai-je le fugace sentiment que la solution du problème est à portée de cellules grises ? Qu’il suffirait d’un rien pour comprendre ? Que c’est l’évidence ?
— Programme ? demande le Noirpiot.
— Tu me largues à la Maison Pébroque, après quoi tu ramèneras Bruno chez lui.
L’enculé de Mathias n’est pas dans les parages du labo, ce dont je rends grâce à Dieu, toujours si bienveillant avec l’humble San Antonio. Malmenet, du service des empreintes, un petitou dont la tronche rappelle la silhouette d’une bite de caniche, verdit au-dessus d’un microscope. Il mate avec son lampion gauche et le droit a fini par rapetisser, s’engoncer au fond de son orbite comme un bigorneau peureux dans sa coquille.
Je dépose le marteau sur son établi.
— Tu lâches tout, Marcel, priorité absolue ! Repère-moi les empreintes qui se trouveraient sur ce manche. Essaie de les identifier et avertis-moi dans les délais les plus rapides.
— Ça urge à ce point, commissaire ?
— Ça devrait déjà être fait ! réponds-je.
Débouchant dans mon couloir, mes trompes sont agressées par un joyeux brouhaha, lequel provient du bureau des officiers de police Pinaud et Bérurier. Je trouve les deux compères en compagnie du brigadier Morigène, un vieux de la vieille, dont le départ en retraite est imminent.
J’apprends que c’est précisément cet événement de portée internationale qu’ils arrosent. Au Dom Pérignon, s’il vous plaît ! Ce qui indiquerait que c’est le milliardaire César Pinuche qui rince. Béru arrive de sa noce et il est encore en smoking de la veille. Le vêtement d’apparat (loué pour la circonstance au « Cor de Chasse », rue de Buci, la maison de l’élite). Dire qu’il est éméché relèverait de l’euphémisme. « Bourré à la clé » cernerait la vérité de plus près. Les copains du « Cor de Chasse » vont avoir des surprises en récupérant le smok. Le pantalon a éclaté comme une citrouille tombée du camion qui la transportait, il y a trois variétés de sauces sur les revers, une poche a été arrachée et il ne subsiste plus aucun bouton au veston.
— Tu tombes bien, clame l’Effroyable. On est en train d’ensabler l’ champagne d’à la santé à Morigène. Ce gueux va s’aller planter des radis dans son jardinet d’ Chennevières en compagnie d’ la dame qu’il grimpe d’ puis son veuvage, une ancienne pédicure, ce dont j’ m’ai laissé dire. Comme ça, ça lu f’ra les pieds !
Rires !
Pinuche me verse du Dom Pérignon dans un gobelet de carton. Je porte un toast muet à notre brigadier retraiteur.
— Le mariage n’a pas dû être triste, si j’en juge à l’état de ton smoking, noté-je.
Sa Majesté pouffe.
— Ça, tu peux l’croire. Si j’ te dirais qu’ j’ai embroqué la jeune mariée et qu’même, on a faillelli s’faire encrister pour attentat à l’impudeur.
— C’est bouffe ! assure l’exquis Pinuche.
— Parle pas d’ bouffe, qu’ jus’ment, j’ai les crocs ! interfère (à repasser) le Mammouth des savanes. Donc, m’aginez-vous, au dessert, j’sais plus qui fait une astuce fine à la mariée rapport chibre, comme quoi on lu souhaitait que Jean-Louis, son époux, s’en trimballe une comme la mienne dont le gabarit est de notarié publique dans la famille.
« La mariée qu’ignorait la chose, s’met à m’mater d’un œil tout chose. L’après-midi, quand le bal fut ouvert, j’l’ai invitée à la gambille ralingue. La valse, j’sus zéro, mais l’ tango-cataplasme, vous m’ trouvererez jamais l’ pareil. Angèle, c’t’une rousse qu’a du fumet et des rondeurs. D’la serrer ent’ mes bras, j’en ai la braguette bossue comme un dromadaire. “C’est sûr’ment vrai qu’ vous d’vez l’avoir mahousse, onc’ Alexand’-B’noît”, elle me chuchote. J’lis une lueur qu’ vous pouvez pas savoir dans sa prunelle. Con, cul et pissante, comme on dit. “Ton Jean-Louis, il l’a pas vigoureuse ?” j’apitoye ?
« Comme ci, comme ça, c’est pas un modèle d’esposition », elle m’avouve. Et ma pomme, un peu parti, sentant mon braque comme un missile mémère, d’lui proposer : “Ça t’ dirait, gamine, d’admirer un vrai braque d’ Cosaque qu’a pignon su’ rue et tout l’ confort, avant d’ent’prend’ ton sacerdoce av’c Jean-Louis ? Si c’est l’cas, viens qu’on se rejoinde d’ici dix minutes dans l’ parkinge, derrière l’auberge.”
« Puis, mystérieux, j’ la laisse quimper pour fulgurer su’ les lieux de c’te ranque. Moins d’ trois broquilles après, qu’est-ce j’asperge, toute de blanche vêtue ? La mariée ! J’escomptais lu déballer coquette à l’intérieur d’une tire, mais à not’ époque d’insécurance, ces veaux boutonnent leurs chignoles hermétiques, pis que leurs braguettes ! Alors, bon, j’ m’ décide à lui déballer l’enfant d’ la jungle entre deux tires. Tu l’aurais vu égosiller du r’gard, la jeune médème ! Ce regret éternel ! Trop tard ! L’était marida, Angèle. “Oh ! ben ça alors ! Ben ça ! elle grelottait d’ la voix. Une queue pareille ! Jean-Louis, c’est une cacahuète d’en comparaison, une noix de cajou, un niocchi ! J’peux toucher ?”
« Lui fallait ses deux menottes en cercle pour m’faire une collerette à paf, v’v’s’en doutez ! Elle était folle, c’te mousmé. Une rapide, j’ai bien compris. Un’ sensorielle dont la chagatte fait la carpe en train d’r’garder un Japonais n’à travers son bocal. Moi, perdant la tête, sauf celle d’mon nœud, voilà qu’ j’ m’agace les dix doigts dans ses froufrous blancs, Angèle.
« R’trousser une mariée en grand tralala, c’est pas évident. Faut d’ la patience. Au plus j’ perdais d’ temps, au plus je dressais l’étendard avec gland ! Qu’à la fin, poum ! M’voici en prise dirèque av’c son slip mignard qu’ j’y arrache comme tu f’rais sauter les scellés d’une bafouille chargée. Elle criait : “Oh ! voui ! Oh ! voui, onc’ Alexand’ ! Oh ! voui, Foutez-me-le ! Ah ! qu’elle est bonne ! Ah ! qu’elle est belle ! Grosse à c’ point, j’étais pas prévenue. Faudra v’nir nous voir souvent, onc’ Alexand’. On prendra nos vacances ensemb’, vous m’ jurez ?”
« Une jeune mariée qu’ l’ fiancé s’ trimballait mon petit doigt dans l’ kangourou, tu pouvais la craindre trop étroite pour moi ! J’t’en fous ! Elle avait dû s’exercer la moniche av’c des bouteilles de Perrier-c’est-Fou ! Et pas des quarts, des maguenumes ! J’la fourrais aussi facil’ment que j’aurais visité les Invalides ! Elle meuglait comm’ une furie, la gosse. Du monde sont arrivé : des agents qui sondaient pour s’assurer qu’ personne v’nait lutiner les voitures estationnées. Ils ont attendu un moment qu’ je déburne. Par charité. Tout d’ sute après, leur j’ton pris, ils se sont mis à battre les blancs en neige. Prétendaient nous encrister pour attentat à la pudeur. Que j’soye flic aurait rien changé. C’t’alors qu’y m’est v’nu l’idée du cercle, mes gars. La vraie géniale de partout, la seule qui soye lavable av’c des pourris d’leur espèce.
« J’ai r’mis coquette dans ses foyers et j’leur ai dit, en leur montrant la rue : “Vous voiliez-t-il c’te fourgonnette des P.T.T., là-bas, en estationnage ? Moui ? Elle est bidon ! D’dans y a les gonziers d’ la téloche. On vient d’êt’ tous filmés pour La Caméra Cachée, vous vous voirez su’ les ondes dans quinze jours. » Y z’ont ri comme des fous. On s’est gratulés, tous et y sont v’nus écluser un gorgeon d’ champ’ au buffet. La téloche, c’est magique, y veulent tous y passer, montrer leurs frites de con aux parents, voisins et amis.”
— Ça n’explique pas les avaries de machine de ton smok, Gros ! objecté-je.
Il sourit.
— Ça, c’est une avoinée qu’on s’est mis av’c le père du marié qu’un des poulets a affranchi, vu qu’ils appartiennent à la même société d’ pétanque. Ce con a voulu prendre les patins d’son glandu. On est sortis s’espliquer et y m’a sauté su’ l’ paltoquet ; mais tout est bien qu’a bien fini : avant d’ partir j’ sus été lu porter deux boutanches d’ Corbières à l’hosto. Si on pourrait plus piquer une mariée l’ jour d’ses noces, j’ m’demande où qu’irait not’ pauv’ France !
Il exprime, en une rafale de lampe à souder, l’effet que lui produisent les bulles d’or du Dom Pérignon.
— Tiens ! j’ai à te parler, m’avertit soudain Pinaud. C’est à propos de ton affaire.
— Alors passons dans mon burlingue, César, il y a trop de tangage ici pour qu’on puisse discuter sérieusement.
Le fric, ça confère, y a pas.
Pinuche saboulé Cerruti, propre, teint, avec une Cartier pur fruit au poignet, il en jette. Sa Rolls en stationnement devant la Tour Pointue lui assure une aura. Son regard s’est désembué, affermi.
— Tu progresses, mon petit ? paterne-t-il en croisant ses jambes d’échassier.
— L’affaire, dis-je, mais pas moi. On bute des mecs sans que j’en tire bénéfice. J’ignore toujours où l’on a conduit Toinet.
— Ne t’inquiète pas : nous le retrouverons.
Sûr de soi, sans être dominateur, la Vieillasse. César appartient à la race des gentils.
Il cueille une boîte de cachous Lajaunie, fait pleuvoir quelques grains noirs dans le creux de sa paume et les gobe.
— Pour l’haleine, fait-il.
— T’as des sprays au sirop des Vosges ! opposé-je.
Il dubitate.
— Ils ne modifient rien, s’additionnent au lieu de remplacer. Cela sent comme lorsqu’on a chié au pied d’un sapin, une haleine fétide est résistante.
Il remet sa délicate et fameuse boîte jaune en gousset.
— Je me suis livré à quelques investigations de mon côté et je crois qu’elles ont porté leurs fruits.
Il rit. Deux dents aurifiées nouvelles scintillent à la lumière de ma lampe au pied modulable.
— Raconte !
— Je me suis rendu à la maison d’arrêt où se trouvait détenue la femme Turpousse. Je voulais obtenir des détails quant à sa maladie. Il est exact qu’elle souffre d’une forme aiguë de leucémie et qu’elle ait été hospitalisée à une fréquence de plus en plus accélérée, les derniers temps. Poursuivant mes recherches, j’ai visité l’hôpital où elle suivait son traitement. Là, j’ai questionné le médecin-chef ainsi que le personnel qui s’occupait de Maryse Turpousse.
Il a le geste court mais souligneur. Ponctuant d’une torsion de poignet, d’une ouverture de main, d’un léger roulé de l’épaule.
Je le connais bien, la Pine. Je devine qu’il a appris un truc capital. Faut attendre, avec lui. Ne jamais le brusquer. C’est du vieux bibelot fragile. Alors j’attends en pianotant mon sous-main râpé.
Dans le bureau voisin, Bérurier, fin rond, entonne Les Matelassiers, ce qui veut tout dire. C’est un hymne à la vie, ce type ! Il a du vin dans ses veines et un soleil à la place du cœur.
— Pendant ses séjours à l’hôpital, la Turpousse s’est liée d’amitié avec un jeune interne d’origine roumaine, le docteur Pilulesco. Oh ! rien d’amoureux, la gueule de cette femme décourageant les meilleures volontés, et l’avancement de sa maladie idem. Je ne sais quels sentiments — peut-être de charité ? — animaient le docteur en question, mais il est à l’origine de la libération anticipée de la tante de Toinet. Il a organisé une pétition à l’intérieur de l’hôpital, y impliquant le grand patron, afin de la faire remettre en liberté, sous le prétexte — très valable au demeurant — qu’elle n’avait plus beaucoup de temps à vivre. Ses efforts ont atteint leur but et Maryse Turpousse a obtenu une remise de peine.
— Elle a su amadouer ce jeune docteur étranger, dis-je.
— Certes. Mais il y a mieux encore, Antoine. Pilulesco a donné sa démission et quitté l’hôpital au moment où la prisonnière était libérée.
— Hein ?
— Textuel. Il habitait dans un studio meublé, proche de l’hôpital, et n’y a pas reparu depuis plusieurs jours.
— Tu as le signalement de ce garçon ?
Alors le Débris requinqué me fait le coup de la poésie du roi Hugo titulée Les pauvres gens. « Tiens, dit-elle, en ouvrant les rideaux : les voilà ! »
Lui, c’est un faf plié en quatre qu’il sort de son larfouillet de croco signé Hermès. Photocopie d’un document. Il y a, en trop noir, mais tout de même lisible, la photo d’un gus dans l’angle supérieur gauche.
— Tiens, dit-il, en ouvrant les rideaux : le voilà !
La fiche concerne Anton Pilulesco, né à Bucarest, parti clandestinement de Roumanie à l’âge de 18 ans, à bord d’un avion des lignes intérieures dont le pilote était son cousin germain et qui se posa sur l’aéroport de Zurich. Réfugié politique en Suisse, il a entrepris des études de médecine à Genève, puis vint en France où il les termina à la Faculté (réputée) de Montpellier. A obtenu la nationalité française il y a trois ans. Travaille depuis à l’hôpital André-Sarda dans le service de cancérologie du professeur Lechouf où il passe pour un élément brillant, promis à un bel avenir. Ses recherches d’une grande audace intéressent nombre de cancérologues.
— Eh bien ! voilà un bon sujet ! dis-je.
— Sais-tu l’idée que je me fais ? demande le millardaire.
— Oui, réponds-je, c’est la même que la mienne. Le cas de Maryse Turpousse intéresse ce docteur Pilulesco. C’est lui qui réclame, sous un autre nom que le sien, l’achat du matériel médical. Il s’installe avec la malade dans un coin secret pour entreprendre sur elle un traitement de la dernière chance qui ne doit pas correspondre à ceux que pratique la Faculté. Mais pourquoi diantre s’embarrasser de Toinet en une période aussi délicate ?
— Ils ne s’en embarrassent pas, murmure sourdement Pinaud.
Et il ajoute :
— Au contraire, il leur est indispensable.
Alors tout s’éclaire, comme je le pressentais en quittant l’entrepôt du vieux Verbois. Tout m’apparaît dans une lumière d’halogène, intense, blanche, implacable. Une lumière de salle d’opération !
Je pousse un cri ! Un grand, un intense : un cri désespéré qui me déchire la gorge et les poumons.
Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Maryse Turpousse a récupéré son neveu parce qu’il est le seul être au monde dont le sang et la moelle sont les plus proches des siens ! Je me rappelle que le gosse est du groupe O positif, le rêve pour un donneur ! Elle a dû faire des recherches à ce propos. Pas dur, la chose figure dans son dossier médical à l’école. A l’école, où…
Il y a deux heures, cette fumière a déclaré au téléphone que son traitement allait commencer !