UN PETIT CHAROGNARD VIENT M’OUVRIR…

Un petit charognard vient m’ouvrir.

C’est fou ce qu’on peut toucher comme gonziers impossibles en cours d’existence ! La loi des séries ! Des séries dépareillées. Tronches fumelardes. Z’yeux torves, bouche verticale en fente de tirelire ! Des êtres que tu te demandes ce qu’ils foutent sur cette planète déjà trop exiguë ; à quoi ils peuvent servir en dehors de faire chier le prochain, d’incommoder par des expressions et des malodorances. Au premier regard, tu les situes obscurément dangereux. Prêts à des loucheries sans nom ! Ingentils de naissance et sales cons à l’extrême. Dieu commet des erreurs, et les hasards génétiques perpètrent d’indicibles nuisances.

M. Eugène Malvut, il figure dans les réserves salopardes. On le sait d’emblée qu’on ne peut rien espérer jamais de positif d’un glandu comme lui. Racho sur les bords. Chauve par-derrière, la frite en tête de nœud débandé, avec un regard myope derrière des lunettes batraciennes. Il a les dents du bonheur, ce moisi, ce poreux, comme si le bonheur pouvait le concerner un jour, le triste apôtre ! Pantalon sombre, luisant, chemise blanche salie au col, gilet de laine rapiécé, pantoufles avachies. Mais ce qui impressionne le plus, chez ce loqueteux de l’âme, c’est sa méfiance. Il est aux aguets, pis qu’un garenne dans son terrier. Se sent menacé en perpétuance. Il écoute aux portes, c’est certain. Arrive sur la pointe des pieds pour surprendre des médisances le concernant. Et je te parie la lune contre tes fesses que s’il lui arrive d’assister à une rencontre de rugby, il est convaincu, lorsque les joueurs forment la mêlée, qu’ils parlent de lui au creux de leur viril essaim.

Moi, de trouver ce machin devant moi, me fait déplorer ma visite. Si j’avais imaginé rencontrer ce type de bipède, comment que j’aurais pressé le pas devant son immeuble H.L.M. (hache, elle aime).

— J’espère que je ne vous importune pas, monsieur Malvut ?

Les deux poissons exotiques au moyen desquels il regarde la vie se donnent rancard contre l’arête de son nez minuscule. (Si son zob est, comme d’aucunes le prétendent, en rapport avec son pif, la mère Malvut doit se régaler avec son rouleau à pâtisserie !)

Il ne répond pas, ce qui m’inciterait à conclure que je le fais un tantisoit chier.

Mon radieux sourire franc et massif ne lui inspire aucune confiance. Il continue de me loucher contre que ça en devient incommodant ! Son mutisme s’épaissit, se stratifie, monolithe.

— Je souhaiterais vous entretenir de votre petit Bruno, ajouté-je.

— Il a fait une connerie ? grince le bonhomme.

Enfin sa voix ! Sa chère voix à deux francs soixante-quinze en action à la Foire aux pétomanes pendant toute la durée de la promotion cassoulet !

Il parle ! Donc il pense ! Donc il est !

Il est abject, crispant à déféquer toutes affaires cessantes, mais il est !

— Non, au contraire. Devons-nous parler de lui sur ce merveilleux palier où rôdent des oreilles indiscrètes, ou puis-je espérer vous entretenir dans votre appartement, monsieur Malvut ?

Il sort dans le couloir mal éclairé où une théorie de portes closes sur des mystères malodorants rébarbatent. Un vélo noir est l’unique personne à occuper les lieux. Il dodeline du guidon, sa manette de frein gauche appuyée précairement contre le mur. Etrange perspective, sauvagement surréaliste.

Malvut sonde cet infini angoissant. Des odeurs de frites et des bruits guy-luxiens signalent que l’immeuble est habité. Il attend un instant, tel un guetteur, puis me fait signe d’entrer, comme si je devais passer une frontière clandestinement pendant que le douanier a le dos tourné pour pisser.

Je pénètre dans un appartement sombre où règnent des remugles d’encens.

Lors, le petit bonhomme réintègre sa niche et claque précipitamment l’huis (comme disait ce pauvre Mariano). Il y reste adossé, haletant comme un qui vient de réussir une mission périlleuse sous les feux croisés de douze mitrailleuses ennemies.

— Tout s’est bien passé, lui dis-je. Mais on a eu chaud !

Tu sais quoi ? Il a un acquiescement soulagé. M’est avis qu’il devrait prendre des granulés, ou je ne sais quoi pour redresser son mental en foirade. Céziguemuche, son existence doit pas être climatisée, je crains. Il est sur un constant qui-vive, se débat dans des craintes incessantes.

L’entrée est tapissée d’affiches consacrées à des doctrines ésotériques. Devant un triptyque peint à l’huile d’olive vierge représentant la déesse Nébula en train de se faire mettre par Lucifer, brûle un lumignon rouge ainsi que des bâtonnets d’encens.

En plein délire, Eugène Malvut !

Il se décide à me précéder et me fait entrer dans une pièce tendue de noir. Des livres dont je n’ai pas besoin de lire les titres pour deviner les sujets qu’ils traitent ou maltraitent, s’empilent du plancher jusqu’à hauteur d’homme. Une grande natte de raphia est étalée au sol ; elle constitue tout le mobilier.

— Je vous reçois dans ma chambre, m’avertit Malvut, nous y serons plus tranquilles pour parler. Asseyez-vous.

Je file un dernier regard circulaire, espérant qu’une chaise va surgir, mais comme le prodige ne se produit pas, sans plus de façon je m’assois en tailleur sur la natte, tandis qu’il m’imite.

— Qui êtes-vous ? me demande Malvut.

Et ma pomme qui chie jamais la honte de rétorquer :

— Un théosophe convaincu, mon cher.

Là, il commence à balancer ses inquiétudes par-dessus bord, le pincecorné. Une lueur d’intérêt se manifeste derrière ses verres bombés comme des carapaces de tortue.

L’odeur d’encens me porte au cœur. Moi, les senteurs orientales, j’arrive pas à me les inhaler.

Une lanterne plus ou moins chinoise pend du plaftar, répandant une chiche lumière ensanglantée. Elle déforme les traits, les révulse, les incendie. Eugène Malvut ressemble à un démon qu’aurait pas les moyens.

— J’ai un fils qui va en classe avec le vôtre et qui m’a parlé du don surnaturel de Bruno, reprends-je. Passionné de sciences occultes comme je le suis, je n’ai pu résister au besoin de vous rencontrer, vous et lui. J’espère que vous me pardonnerez ma hardiesse ?

— Entre confrères, hausse-les-épaules-t-il, c’est normal.

Puis, déjà passionné :

— Vous vous consacrez à quelle branche ?

Et moi, songeant à M. Blanc :

— Je suis spécialisé dans l’animisme africain. Le grosso modo du lion, le tohu-bohu du fleuve Sénégal n’ont plus de secrets pour moi.

— Félicitations !

Un temps pour que nous nous entre-sourions à la loyale. Connivence, estime mutuelle. Rencontre élitiste.

— D’où vient le don de Bruno, ami ? insisté-je.

Il plisse de la face nord, Eugène. Tu croirais mon copain Sim, le caoutchouteux.

— Je l’ai conditionné dès son plus jeune âge, révèle ce bas trou de balle en déliquescence.

— De quelle manière ?

— En développant son « o » positif, comprenez-vous ?

— Cela va de soi. Et il a très vite répondu à vos espérances ?

— A six ans, il m’a annoncé la mort de ma chère maman à l’heure précise où elle se produisait, à quatre cents kilomètres de là. Il zézéyait encore. Il m’a dit : « Mémé partie ! Elle s’est envolée. » Trente minutes plus tard, je recevais un coup de téléphone de ma sœur m’apprenant la triste nouvelle.

— Stupéfiant ! D’autres exemples ?

— Des milliers. Mais espacés. Cela lui vient par bouffées. Il est inutile de lui poser des questions précises, car il est incapable d’y répondre. Ses voyances lui viennent au fil de la conversation, sans crier gare, comme par inadvertance. Ainsi, en prenant son petit déjeuner, la semaine passée, il a dit à ma femme : « Tu vas avoir une main grosse comme ça ! ». Le jour même, elle s’est piquée avec une épine de rose et il en a résulté un phlegmon dont elle n’a toujours pas guéri ; sa main a doublé de volume ! Evidemment, j’aimerais pouvoir lui faire choisir des billets de loterie ; je l’ai fait d’ailleurs à différentes reprises, mais il n’a jamais tiré de bons numéros… Impossible d’exploiter son don, de le rentabiliser. Si je vous disais, lors de la rencontre télévisée Mitterrand-Chirac, il lisait une B.D. Et soudain, levant la tête de sa brochure, il m’a dit en montrant Chirac : « Çui-là va l’avoir dans le cul, propre en ordre ! »

Je me retiens de dire, à Malvut, que beaucoup d’autres personnes avaient formulé le même pronostic, sans jouir de dons spéciaux. A quoi bon diminuer les mérites de l’enfant prodige ?

— Je peux voir ce petit phénomène, monsieur Malvut ?

— Facile !

Il va ouvrir la lourde et crie « Brunoooo », à la cantonale (les législative étant passées). S’amène alors un petit rat-mulot de première instance, blême à en paraître bleu (qui voit ses veines, voit ses peines). Maigrichard, des lunettes de borgne (l’un des verres est opacifié[1]). Blond-sale, une mèche dodelinant devant ses yeux. Des taches de rousseur autour du nez pointu. Réplique sous-merdique du père. Avec le même air un peu charogne. Jadis, il aurait été tubard à fond de cale, mais Fleming veillait ! Très racho et un poil nabot pour son âge. Porte un jean qui lui fait des pattounes de sauterelle, un chandail du papa descendant jusqu’aux genoux. Il a du stabilo Swing orangé au menton, mais ça ne lui donne pas l’air plus gai pour autant.

— Salut, Bruno ! lui lancé-je gaillardement.

J’ajoute :

— Je suis le père adoptif de Toinet.

Il opine. Les grandes personnes qui viennent le faire chier en pleine Diligence perdue à la téloche n’ont pas droit à sa sympathie spontanée. Il attend ma suite.

— Tu avais prédit à Antoine la visite de sa tante : elle s’est produite, l’informé-je.

Lui, ça ne le déconcerte pas le moins puisqu’il l’avait « vue ».

Son œil visible me darde. Le second aussi peut-être ? Quand t’as le don de double vue, c’est pas un verre opaque qui va te chicaner !

— Il t’est venu comment, ce flash, mon petit Bruno ?

— Je vous l’ai dit, intervient le paternel, c’est un élan irréfléchi.

Vieux con ! Toujours se porter en avant-garde, alors qu’il est la deuxième roue de la brouette !

Le môme n’ajoute rien à la déclaration de son daron, pas même un acquiescement de tête.

— J’aimerais savoir si, parfois, Antoine te parle de ses origines ? Par exemple, il te l’a dit que je ne suis pas son vrai père ?

Le petit mulot borgnocol secoue la tête.

— Non.

— Non, quoi ?

— Il dit que vous êtes son père. Le commissaire San-Tantonio. Il est fier de vous.

Ces paroles me caressent l’âme en commençant par l’entrejambe. Cher Toinet. Comme il est bien « nôtre », pour de bon, pour toujours. J’évoque la vieille guenille puante qui ose nous le réclamer et l’envie de l’éventrer à coups de talon me rempare. Qu’elle s’avise de la ramener encore et je lui fais bouffer sa culotte douteuse.

— Il a mal à un œil ? demandé-je à Eugène.

— Il fait un petit défaut de parallélisme oculaire, rien de bien méchant.

— Dis-moi, Bruno, cette tante que tu lui as annoncée, ça l’a surpris ?

— Je ne sais pas.

— Il ne t’a pas dit qu’il ne voyait pas de qui tu voulais parler ?

— Non.

— Il t’a cru ?

— Oui.

— Tu lui avais déjà prédit des trucs ?

— Oui : la semaine d’avant.

— Quoi donc ?

— Qu’il aurait zéro à la compo d’anglais.

— Et il a eu zéro ?

— Il ne vous l’a pas fait signer ?

— Pas encore.

— Il l’a déjà rendue, pourtant, assure le chenillard.

Hé ! dis, il me fait du contre-carre, le gars Toinet. Tu veux parier qu’il imite mon paraphe, ce petit faussaire de merde ? Je me promets de régler ça en rentrant.

— Je peux retourner à la tévé ? demande Bruno-la-vache à son paternel.

Ce dernier murmure :

— Vous n’avez plus rien à lui demander ?

— Non.

Le mouflet se taille mais, juste comme il franchit le seuil, il ravise et me dit :

— Faudra changer votre roue arrière droite, m’sieur, y a un type qui vient de la crever avec un tournevis !

— Tu l’as vu faire ?

— Oui.

— Depuis la fenêtre ?

— Non : pendant le film à la télé.


Et bon, c’est exact que ma Maserati a un petit air penché des plus fripons.

S’il y a un truc que j’abomine, c’est de changer une roue de carriole. Déballer ce bouzin du coffiot ! Assurer le cric (qui me croque) ; ôter les écrous des goujons (folichons) ; retirer la roue zinguée, la remplacer par l’autre ! Une Maserati a des boudins monumentaux, espère ! Me voilà salopé complet quand j’ai réparé le désastre. On va bientôt plus pouvoir rouler dans une caisse de luxe. Naguère, ils en avaient seulement après les grosses ricaines chromeuses, les vandaux, mais respectaient la tire grand sport, s’inclinaient devant la beauté mécanique. A présent c’est fini, nini. On lacère les manteaux de fourrure et les grosses cylindrées. Bientôt, on tailladera le bide des obèses, pour leur apprendre à capitaliser les calories, ces insanes !

Je la vois se profiler, la vieille guinde d’occase, un peu pourrie. Faudra que je me fourre mes goûts de bolides fringants dans la soutane pour rentrer dans le rang. Peut-être devrai-je même rabattre sur l’héroïque Solex ou la Vespa de tireurs romains. Même une grosse bite, t’auras plus le droit de la déballer, je sens venir. Un zizi de plus de quinze centimètres hors tout sera interdit de fornication, pas complexer les petits bitouneux lamentables qui trempent le biscuit façon bouvreuil, vite fait, mal fait, dans les pots de compassion. La queue aussi deviendra signe extérieur d’agressivité, de richesse. Insulte à la foutriquerie universelle.

Bander dur te vaudra la correctionnelle pour concurrence déloyale. On n’osera plus aller aux asperges avec un mandrin vigoureux. Faudra montrer pine molle avant de postuler. Avis à la copulation, citoyens !

Fumelard qui me poignarde mon beau pneu quasiment neuf !

Depuis sa fenêtre, Eugène Malvut me regarde escrimer. Tu veux parier qu’il prend un panoche mémorable, ce chafouin de merde ? Il a le genre à se délecter du tracas des autres. Tellement fiérot que son lardon branché sur le surnaturel m’ait annoncé l’avaro ! Preuve supplémentaire de sa voyance.

Lorsque j’ai achevé de réparer le désastre, je réintègre ma Quattroporte, en sueur et rogneux comme je te dis pas. Je largue les rivages bitumeux, balisés de crottes de clebs.

Qu’à peine j’ai parcouru une centaine de mètres, je pile. Tu sais quoi ? Un clodo de banlieue. Ce sont les plus chouettes. Des poètes, souvent. Il est enroulé dans des hardes et se tient blotti dans le renfoncement d’un bâtiment administratif, genre « recette municipale », là que les pégreleux viennent apporter leur carbure à un enfouilleur de l’Etat surpatenté et teigneux sur les retards, comme si la fraîche était pour sa pomme ! Y aura toujours des chiens de garde partout, pour faire tarter les chiens errants.

Je m’arrête à son niveau et saute de ma guinde. Il ne dort pas. Son regard gélatineux brille à la lumière d’un lampadaire. Ses lèvres ripolinées par le gros rouge me sourient large.

— Salut, camarade ! lui dis-je.

Il claironne :

— T’aurais pas une petite pièce de dix balles pour moi, mec ?

— Non, réponds-je, par contre j’ai un billet de cinquante !

Je lui tends l’irragoûtante coupure molle et bleutée. Elle fait flamboyer ses falots.

— T’es un ami, m’assure le digne homme d’un ton pénétré.

— Place pas ça en dollars, conseillé-je, y a trop d’embûches.

— T’es louf, mon pote ! J’adore faire travailler le vignoble français.

Pour preuve, il dégage de ses oripeaux un litron dont le voyant lumineux clignote pour annoncer son assèchement imminent.

— Tu es ici depuis longtemps, camarade ? m’informé-je.

Et lui, pas con, tu devineras jamais ce qu’il me rétorque. Il dit :

— Depuis un peu avant qu’on ait saccagé ton pneu, mon gars, si c’est ça qui t’intéresserait.

— Oh, merde ! m’écrié-je, je sens que j’en ai un second pour toi !

J’extrais un deuxième talbin à peine moins gerbant que le précédent. Il le cueille délicatement, du bout de ses doigts qui émergent, cradoches, d’un gant dépenaillé.

— T’aimerais savoir qui t’a maquillé ce coup, l’ami ?

— Moi, je vais te le dire, coupé-je, t’auras qu’à confirmer ou infirmer. C’est un gamin maigrichon, avec des lunettes, non ? Il sortait de cet immeuble, là-bas, et il y est rentré une fois son coup de lardoire administré.

— Gagné ! rigole le clodo. C’est moi qui devrais te filer cinquante pions, l’ami.

Je me casse, lui balançant des gaz hautement nocifs dans les naseaux, mais pour lui, ça ou du 5 de Chanel, c’est kif-kif bourricot !

Et qu’en drivant ma somptueuse, je gamberge de la manière ci-dessous : il n’est pas duraille de prédire à un gus qu’il va trouver son pneu arrière droit à plat après qu’on l’eut soi-même crevé. Partant, si ce trou-de-balle monœillé a besoin de perpétrer les choses qu’il prédit, c’est qu’il n’a pas davantage de don de voyance que cette vieille capote anglaise usagée sur laquelle j’ai manqué déraper ce matin, en sortant de la messe. Donc, le môme n’a rien d’un phénomène, et tout d’un arnaqueur. Re-donc, il n’avait pu prévoir la visite de la tante Turpousse ; ce qui revient à dire qu’une étrange combine s’élabore, dont la finalité m’échappe, entre les Malvut (père and son) et la puante parente de l’infortuné Toinet. Me fais-je-t-il comprendre ?

Comme je suis d’une intelligence nettement supérieure à celle de Célestin Bézuquet, notre tripier préféré, je m’engage plus loin dans les méandres de la réflexion. En supposant que la femme Turpousse et le bonhomme Malvut soient en cheville, quel intérêt y avait-il à faire annoncer la visite de la donzelle par le crevard du gars Eugène ? Pour impressionner Toinet d’abord et nous ensuite en nous démontrant que le gosse lit bel et bien dans l’avenir ? On voudrait quoi ? Nous conditionner afin que nous soyons réceptifs à d’autres prédictions ? Je sens que je brûle. Le coup de ma roue détériorée prouve qu’on espère fermement me convaincre que l’enfant Malvut est un surdoué, un authentique « voyant ». Un peu puéril, tout ça, mais j’ai affaire à des gens d’un niveau intellectuel situé au ras des pâquerettes. Pour peu que Messire Malvut father soit sincèrement passionné de surnaturel et finisse par tomber du côté où il penche, le cheminement de cette louche et dérisoire combinazione s’éclaire.

Tout à mes idées phosphorescentes, j’ai emprunté un chemin qui n’est pas le mien. Me voilà le long des voies sur berges, direction gare de Lyon, moi qui crèche à Saint-Cloud ! Qu’a donc décidé mon subconscient, sans oser m’en souffler mot ? Qu’a-t-il derrière sa tête linotte, mon lutin farceur ?

J’emprunte la rampe qui succède à l’Hôtel de Ville, rejoint le flot émollient de la circulation, un tantisoit moins dense à cette heure avançante. N’ensuite, j’oblique à gauche. Me faut un bout de moment pour comprendre que je vais chez Pinaud. Quelle drôle de décision pour un subconscient souvent surmené mais toujours opérationnel ?

Pinaud ! Je te demande un pneu ! A dix heures du soir, en hiver !

Il crèche dans un vieil immeuble encore cossu entre République et Bastille. Que juste en dessous de chez lui, y a un pharmago, justement. Te dire si ça tombe au poil avec sa rombiasse toujours malade !

Je remise ma tire sur son berceau, sachant bien qu’aucune automobile ne franchit sa porte cochère. Il est en semi-retraite, Pépère. Il émarge toujours à la Tour Pointue, mais ses prestations sont plutôt mincettes. Et moi, dans mes tréfonds, j’enrogne de le voir naufrager dans les maléfices de l’âge, Baderne-Baderne. Je regrette sa grande époque active, au Débris. Le temps où il faisait le coup de feu comme un marine entre Béru et ma pomme. Des affrontements sanglants ! Des audaceries inouïses ! Tout en radotant, en soignant ses plaques de psoriasis avec des produits mystérieux. Il lui pleuvait des squames atroces quand il se massait, l’ancêtre de naissance. Ses déplacements produisaient un bruit d’autobus javanais, à cause des boîtes à pilules gonflant ses poches miséreuses. Toujours qu’il déchirait des sachets de poudre de perlimpinpin dans son muscadet matinal, ou bien suçait des pastilles pour son estom’ en délabrance, s’oignait le fion de crèmes anti-hémorroïdes et la poitrine de baume du tigre contre les refroidissements. Rien ne lui était épargné, César. Des pieds à la tête. Ça commençait par des durillons, des ongles incarnés, des entorses latentes, des varices ouvertes, des rhumatismes aux genoux, des orchites doubles, des crises de foie, des calculs rénaux, des kystes entre les meules… Tu remontais sa géographie et y en avait encore : côtes démises, points de congestion, arythmie, souffle au cœur, emphysème, laryngite, abcès dentaires, otites, névralgies, glaucome, sinusite, gingivite, et puis encore des machins ignorés, pas commercialisés en pharmacologie. Des maux sans vrais noms pour le public, encore latins par manque de prospection. De ces maladies débutantes, dues à des phénomènes de société et qui n’osent trop se répandre avant que la Faculté leur ait donné le feu vert ! Des chieries perfides, saugrenues et malveillantes, pas remboursées franchement par la Sécu parce que traitées par la bande.

Oui, c’était un phénomène, la Pine. Un cas de vieux rabbit dolent !

J’atteins l’étage du cher Chenu. Intimidé de le visiter à une heure aussi tardive pour les habitudes d’un vieux couple, mais poussé par une force incoercible, cependant. Je vais jeter l’effroi, puis la gêne en ce lieu où flottent des odeurs d’eucalyptus, de farine de lin, et de crasse malade.

Driiiing ! m’exclamé-je, par sonnette interposée.

J’attends juste pour dire de ne pas chiquer les malotrus en interprétant La Marseillaise sur le timbre électrique. Mais je pressens qu’il va me falloir renouveler l’opération, voir même ponctuer du poing et, qui sait ? du pied pour désamorcer la léthargie des occupants.

Mais, ô stupeur ! point n’est besoin. L’huis s’écarte vivement et un monsieur entre deux âges, brun, svelte, vêtu d’un costume déstructuré en lin et d’une chemise à col ouvert, m’apparaît. Qui peut-ce être ? Un parent des Pinoche ? Leur médecin ?

— Tiens ! voilà une visite bien imprévue, me fait l’ouvreur. Entre !

La voix est mâle, le débit prompt, le ton racé. Où ai-je pu rencontrer et me lier avec cet homme au point d’être tutoyé par lui ?

En attendant d’être informé, je réponds à son invite et pénètre. Ça sent la peinture fraîche. Je note d’emblée que le vieil apparte délabré a subi une transformation radicale. Le hall est habillé de couleurs pimpantes, de même que le livinge qu’on découvre partiellement par la double porte vitrée.

— Tu as des problèmes, mon bon ? s’informe mon hôte.

Je le défrime à mort. Et alors mon aorte cabriole. Une giclée d’adrénaline part de mes surrénales pour m’envahir le système circulatoire jusqu’aux roustons inclus.

Je glabafouille :

— Pinuche !

— Tu n’as pas l’air d’être dans ton état normal, note le miraculé de frais. Serais-tu pris de boisson ou souffrirais-tu de quelque mal inopiné ?

— Pinaud ! émets-je encore dans un râle.

— Mais qu’as-tu, mon cher ami ? Tu défailles !

— Que t’est-il arrivé ? m’enquiers-je.

— Ce qui m’est ?…

Il se met devant une glace à trumeau placée entre deux portes et s’y mire.

— Oh ! oui, je conçois ta surprise, admet le Superbe. Effectivement, mon bon Antoine, j’ai quelque peu modifié mon aspect et mon accoutrement.

— Mais c’est pro-di-gieux !

— N’exagérons pas. Disons que j’ai procédé à un rafraîchissement de ma personne et des lieux qui l’abritent. Mais passons au salon, je vais te conter la chose par le menu !

Je franchis le seuil du livinge et, n’étant pas au bout de mes surprises, y découvre, lovée sur un canapé recouvert de chintz bleu, une personne brune, menue, agréablement faite, drapée (plus ou moins bien) dans un kimono rose praline. La dame frise la quarantaine ; elle est rieuse, avec un regard prompt de souris débarquant chez un marchand de fromages.

— Je vous présente le commissaire San-Antonio, chère Adeline. Antoine, voici Adeline, une amie récente mais qui déjà m’est chère.

Je vais m’incliner sur l’exquise menotte que la dame me propose par-dessus le dossier du canapé. Du regard je cherche l’ineffable Mme Pinaud, mais ne l’aperçois nulle part.

— Assieds-toi, Antoine. Scotch, vodka ? A cette heure-ci je sais que tu ne détestes pas une vodka-citron très frappée ?

— En effet.

— Adeline, fleur de mon cœur, vous voulez bien préparer ce breuvage de vos doigts de fée ? Trois quarts de vodka, un quart de citron et un glaçon !

L’invitée de César se lève. Elle est petite avec des formes juteuses et une grâce spontanée, sans afféterie, qui porte son charme à l’incandescence. Tandis qu’elle va quérir de la glace « en » cuisine, Pinaud me met au parfum.

— Un concours de circonstances a procédé à ma transformation, révèle-t-il. Primo, je me suis mis à gagner de l’argent, beaucoup d’argent.

— La loterie ? Les courses ? Le loto ?

— Foin de ces balivernes qui constituent l’espoir des furtifs, des incapables et des ratés. Non, simplement, en me rasant un matin, il m’est venu une idée concernant la lotion pré-electric-shave dont j’use quotidiennement. Il s’agit d’une marque américaine des plus fameuses que je me suis engagé sous serment et par contrat de ne jamais nommer. J’ai écrit au siège new-yorkais de cette firme en lui demandant combien elle me verserait si je leur assurais un accroissement de leurs ventes d’au moins dix pour cent.

« Les Américains sont des gens pragmatiques qui ouvrent grandes leurs oreilles sitôt qu’un quidam quelconque leur parle de fric. Si j’avais adressé ma lettre à un pédégé français, il est probable qu’elle ne serait même pas parvenue jusqu’à lui car la secrétaire chargée du courrier l’aurait jetée à la corbeille. Mais là, j’ai eu une réponse. On attendait ma suggestion.

« Je suis alors allé trouver mon neveu Fringard, de l’étude Fringard et Coupier, qui dirige un cabinet d’affaires international, en le chargeant de mettre au point le contrat. Il l’a fait. Cela s’est passé l’an dernier, mon petit Antoine. Et l’affaire porte ses fruits puisque je perçois d’ores et déjà cinquante mille dollars par mois de royalties. »

J’éberlue :

— Cinquante mille dollars !

Yes, Sir.

— Par mois ?

— Ce n’est qu’un début.

— Mais qu’as-tu proposé à cette firme pour qu’elle te couvre ainsi de talbins verts, bonhomme la Lune ?

— L’œuf de Christophe Colomb, ricane le Renouvelé.

— Mais encore ?

— Mon idée a été la suivante : Pour me préraser, je devais secouer le flacon de lotion sur le creux de ma paume jusqu’à ce qu’il en eût plu la dose suffisante. J’ai simplement conseillé au fabricant d’agrandir l’orifice du goulot. Ainsi, on est obligé, maintenant, de « retenir » l’écoulement du liquide au lieu de le « provoquer », comprends-tu ? L’accroissement de leurs ventes n’a pas été de dix, mais de trente-cinq pour cent !

— Génial ! déclaré-je en toute sincérité et interloquence.

— La firme en question me propose d’aller à New York et de travailler dans la boîte comme conseiller technique, poursuit l’ex-Ancêtre. Mais je suis trop attaché à la France et à mes habitudes pour accepter. Cinquante mille dollars mensuels, plus mon traitement, voilà qui me permet de bien profiter de la vie.

— Tu es un sage. Mais dis-moi, tu m’as parlé d’un concours de circonstances : en voici une ; quelles sont les autres ?

Il n’est pas croyable, César. Teint en brun, sourcils et moustache compris, la peau traitée aux exfoliants, le dentier neuf, la détermination débordant des prunelles, la mâchoire volontaire, les fringues ultra-modernes, il en jette comme un acteur de cinéma qui jouerait les jeunes papas, les amants blasés ou les chefs de bande mondains.

— Tu n’es pas sans connaître le mauvais état de santé de mon épouse ? reprend-il.

— Non ! réponds-je résolument.

— Ayant décroché ce pactole, je l’ai emmenée en Roumanie dans le fameux institut du non moins fameux docteur Cornélius Téparusko. Nous y avons passé trois semaines à subir des soins intensifs, au terme desquels nous avons rajeuni d’une vingtaine d’années, Mme Pinaud et moi-même. Traitement miracle, mon bon : au sperme de taureau, sang de pigeon, cellules de moines tibétains et testicules de coq.

Il extrait de sa veste un délicat portefeuille en croco à coins d’or, signé Hermès, y puise une photographie polaroïdesque et me la présente. J’y lis une dame accorte et souriante.

— Une jeune sœur de ta femme qui, elle, aurait appris à sourire ? supposé-je.

— Non, mon bon. C’est Marthe en personne. Tu juges de la transformation ? Reconstituée to-ta-le-ment ! Enjouée, polissonne, ardente. Me croiras-tu si je t’affirme qu’elle a une liaison tumultueuse avec son masseur de là-bas ? Un mâle vigoureux d’une trentaine d’années ! Elle le chevauche d’importance, son fringant postillon ! Ces parties de cul, mon ami, si tu veux bien me passer l’expression ! Mais ces parties de cul ! la clinique en tremble. Elle est restée sur place, ayant obtenu une prolongation de séjour.

— Tu n’en conçois pas d’amertume ? m’étonné-je.

— Penses-tu ! Elle était devenue pour moi une sorte de pauvre petite sœur déshéritée ! Des lustres que je ne l’avais touchée, sauf pour lui poser des ventouses, des sinapismes et d’abjectes sangsues voraces ! Son tardif épanouissement me réjouit, au contraire. J’espère qu’elle pourra prolonger son séjour au maximum. Je profite de son absence pour transformer l’appartement…

— Et t’offrir une poulette ?

— Comment la trouves-tu ?

— Désirable.

— C’est mon esthéticienne. Divorcée, sans enfant. Au lit, une tigresse ! Je l’honore quatre fois par jour et lui prodigue des délices charnelles de bonne tenue !

— Bravo ! mon valeureux César. Voilà des nouvelles qui me laissent pantois ! La refonte de ta personne, de tes habitudes et de ton home constitue un événement que nous allons fêter incessamment avec les copains de l’équipe, non ?

— J’y songeais, assure le Miraculé. J’aimerais vous traiter chez Lasserre où la truffe en feuilleté reste incomparable. Maintenant que je suis aguerri, je peux affronter l’ouverture sempiternelle de leur toit sans craindre une pneumonie.

Là-dessus, Adeline la très bandante revient, portant ma vodka-citron, un Cointreau sur glace pilée et une bouteille de muscadet (Pinaud restant fidèle à ce breuvage démocratique nonobstant sa réussite financière).

Nous trinquons dans la joie. Le couple se love sur le canapé. Pinuche dépose son verre afin de pouvoir réchauffer sa dextre refroidie par la bouteille entre les cuisses brûlantes de sa conquête.

— Et maintenant, si tu me baillais ce qui t’amène, Antoine ?

Tiens, bonne question. Mais à laquelle j’ai quelque mal à répondre. Au fait, c’est vrai, pourquoi suis-je venu ?

— Un coup de nostalgie, beau jeune homme. Ça faisait un bout de temps que je ne t’avais vu.

— C’est gentil. Et puis quoi d’autre encore ? Je te connais parfaitement, mon garçon ; tu as ce regard flottant des débuts d’enquête, lorsque tu ne sais pas trop bien où tu mets les pieds. Je sens que tu as envie de m’exposer ton trouble, comptant sur ma bonne vieille jugeote pour t’aider à y voir plus clair, me trompé-je ?

Tant de perspicacité me chauffe l’âme et ma température corporelle doit s’élever d’au moins deux degrés.

Je murmure, désignant le Régénéré à sa frivole :

— Méfiez-vous de lui, fillette, ce diable d’homme lit dans les pensées, sans lunettes !


Je lui narre donc par le menu cette bizarre historiette de prétendue voyance, de visite « tentaculaire » ayant pour cruel objet de nous reprendre Toinet, tout ça… Et le pneu crevé, le papa Eugène azimuté du cervelet sur les bords.

L’ex-vieillard caresse du bout des doigts sa moustache bien taillée en écoutant le récit très attentivement. Sa régénérescence ne lui a rien ôté de son application. Lorsque j’en ai terminé, il se sert un nouveau godet de muscadet qu’il sirote en grand œnologue.

— Elle est curieuse, cette affaire ! souligne sa pétasse en retroussant sa jupe jusque sous ses seins.

Malheureusement, elle porte une culotte qui, heureusement est fendue, noire et agrémentée d’une fine dentelle rose. A moins qu’il ne s’agisse d’un effet d’éclairage (très étudié dans le nouveau look de l’appartement pinulcien), il semblerait que la toison de cette aimable personne fût rousse ou apparenté.

Je lui jette le regard ami qui convient, car tu n’as pas le droit d’éviter celui d’une petite chatte rose de confusion.

Le frifri de la dame me reçoit cinq sur cinq et, dès lors, m’envoie un baiser humide. Message reçu ! Mais je ne vais pas encorner mon cher Pinaud, l’être le plus merveilleux qui eût jamais longé ma route ! Faire du contre-carre au Vieux, dit le Dirluche, dit Achille, si dindonnesque, est une sorte de sport. Tromper César serait une infamie !

J’abandonne l’affriolant spectacle pour me consacrer à son bénéficiaire.

La Pine parle avec son beau râtelier en chlorure de vinyle expansé. Il déclare :

— La magouille est certaine, Antoine. Il existe une connivence entre la femme Turpousse et le petit Bruno.

— Pas avec son père ? m’étonné-je.

Il déguste son glass à papilles feutrées.

— Je ne le sens pas. Ton art consommé de la description qui, soit dit en passant, est celui d’un grand écrivain, me donne l’image d’une sorte de Foccart abîmé dans ses chimères et qui est abusé par son gamin. Ce fou croit avoir enfanté un prodige, alors qu’il ne s’agit que d’un petit truqueur. Je devine quelque collusion entre la tante de votre Toinet et ce gamin.

— A ce point ?

— Veux-tu que j’enquête à ce propos ?

— J’allais t’en prier, car il me faut un homme d’une grande discrétion.

Il retrouve son sourire de mouton venant de se faire la plus choucarde brebis du troupeau.

— Laisse-moi les coordonnées de ces gens, je m’y attellerai dès demain. Leur quartier est pauvre ?

— Disons ouvrier.

— En ce cas je ne prendrai pas ma Rolls, mais mon ancienne 2 chevaux que je conserve par fétichisme.

Загрузка...