JE VAIS TE NARRER L’ÉVÉNEMENT…

Je vais te narrer l’événement le plus surprenant qui se soit produit depuis que l’homme a déféqué sur la Lune.

Une histoire, non pas à dormir debout, mais à vivre couché !

Un fait sans précédent, dont, après ce livre, on parlera probablement pendant tout le millénaire qui se pointe, et peut-être même au-delà.

Une chose pareille, les sonotones des sourdingues explosent en l’écoutant ; les dentiers des gâteux s’émiettent d’aider à en causer. Les érudits en perdent leur latin, les petites salopes leur culotte, les boussoles le nord, les cordonniers leur alêne, les coureurs de fond leur haleine, les financiers notre argent, les travailleurs leur emploi, les boulimiques l’appétit, les gens lucides connaissance, les avocats leur droit, les mots leur sens ; il n’y a que les patients dans les antichambres des dentistes qui ne perdent rien pour attendre.

C’est te dire !

Un phénomène de ce genre, moi, depuis le miracle de Fatima — en conséquence duquel le soleil gambadait dans le ciel —, franchement, je vois rien qui lui fasse de l’ombre.

C’est extravagantissime.

On doute de ses sens. De Saint-Saëns.

On se dit qu’il doit y avoir un truc, une combine. Que c’est un coup monté !

Un canulard.

Un projet d’arnaque.

Tant tellement ça échappe à la réalité, à la raison, à la règle de trois, à celles de ta bonne femme. Ton esprit part en diarrhée.

On se tripote la matière grise, que, des fois, elle aurait des ratés, qu’elle lubrifierait plus bien. On a envie de psychanalyser le sujet, de le trépaner (comme une escalope de veau) pour lui mater le bulbe à l’air libre, souffler dessus, des fois qu’il serait resté de la poudre d’emballage après.

Mais que je te bonisse, raconte, expose les faits, de la cave au grenier.

Tout commence à table, chez nous autres, pendant le dîner. M’man nous a mijoté un de mes régaux (pluriel de régal) : la brandade de morue. Naturellement, Toinet qui a hérité mon esprit appelle ça de la branlette de morue ; mais nous, on sourcille pas et on s’abstient de rigoler pour le faire chier. Après la « branlette », elle nous sert un brie phénoménal, Féloche. Le frometon le plus proche de Paris. Le brie de Meaux, même Bossuet a l’air d’un con, comparé. Coulant à cœur, presque juteux (pas Bossuet : le brie). Du foutre battu en neige ! Un nectar. Avec ça, je te prie que mon beaujolpif cultivé par le frère de Bernard Pivot en personne n’a pas l’air de faire de la figuration. Pour dessert, ma brave femme de mère nous a préparé une tarte aux pommes, pâte extra-fine, croustillante à chier debout ! Si t’as pas encore briffé, tu dois dégouliner des babines en lisant ce descriptif.

Une chose me bat les noix : à tout moment, Toinet se retourne pour mater la vieille pendule à balancier qui nous vient de notre Dauphiné d’origine. Au départ, je pense qu’il a en perspective une émission téloche, genre ouesterne : « John Wayne sifflera trois fois » ! Qu’à la fin, comme il torticole de plus en plus rechef, je me fâche :

— Mais bon Dieu, môme, qu’as-tu à te détroncher sur cette horloge ?

Il mord dans son triangle de panne ; pardon : dans son triangle de tarte. Lui, s’il a pas la bouche pleine, il a du mal à répondre aux questions abruptes.

— C’t’à cause de cette visite dont m’a annoncé Bruno, qu’il désarticule, la clape bondée comme le R.E.R. un jour de grève perlée.

— Quelle visite ?

— Celle à ma tante.

— Tu as une tante, toi ?

— Tout le monde en a, non ? Même Jacques Chazot !

— Mais on ne l’a jamais vue !

— Jussement, è vient se montrer :

— Qu’est-ce que c’est que cette baliverne ?

Il avale à la Béru, d’un coup de glotte qui équivaut à la décharge d’une trombe d’eau de vouatères performants.

— Mon pote Bruno est voyeur. Il devine les choses par avance. Ça y prend de temps à autre. Des visions comme qui dirait. Y soubresaute et son regard devient comme un qui se taille une plume. T’t’à l’heure, juste qu’on sortait d’classe, ça lui arrive justement. Il se tourne vers moi que je marchais pile derrière lui. Il me dit, d’un ton bizarre : « T’as une tante qui va viendre c’soir faire du chabanais chez vous : une grande carne av’c un œil qui tourne. »

— Et tu l’as cru ?

— Bruno s’goure jamais. Si je te dirais, la semaine dernière, il nous a annoncé que le prof de dessin allait se faire emplâtrer par une bagnole et ça n’a pas raté. Quèques jours du paravent, il a dit à Riton Bédole que sa frangine allait se faire dérouiller par leur voisine qui la prendrait en train de pomper son mari dans l’escalier de la cave, et la chose s’est produit !

Je regarde Toinet d’un air probablement effaré.

— Tu débloques, fiston ! Le don de voyance, ça n’existe pas en dehors des scènes de music-hall. Il vous chambre, tous, ton copain Bruno. Vous prend pour des cavillons !

M’man, qui n’a pas suivi notre beau discours, occupée qu’elle était à préparer le caoua, s’annonce presto.

— Tu sais, Antoine, que la sonnette de la grille ne marche plus. Je regrette la bonne vieille clochette rouillée que nous avions. Une dame piétine devant notre porte et elle a beau s’escrimer sur le bouton, on n’entend rien. Va lui ouvrir, Toinet !

Le môme me virgule un regard triomphant. Ma déconfiture est totale. Je me lève comme un dont c’est le tour d’aller se faire faire un toucher rectal.

— Je m’en occupe, coassé-je, n’ayant même plus l’énergie de croasser.


C’est une grande femme, moche, brune, mal coiffée, dont les cheveux sentent la friture. Le teint jaunasse, des grains de beauté de Corinthe plein la frite et un œil qui sartrise vilain.

Elle porte un manteau beige, jaspé d’auréoles irragoûtantes, des collants épais et accordéoneux, de gros souliers à talons plats. Son expression est aussi avenante que celle d’un tortionnaire de la Gestapo qui vient de se faire traiter d’enculé par un détenu israélite.

— Madame ? m’enquiers-je à travers la grille.

— Vous êtes monsieur San-Antonio ?

Sa voix me fait penser à une lame de scie rencontrant un clou rouillé dans une planche.

— C’est à quel sujet ?

Et sa réponse me prend en écharpe, traînant mon mental sur une centaine de mètres :

Je suis la tante d’Antoine.

Alors là, c’est dur à surmonter ! Tout tourne, tout Jacques, tout Chancel !

— Comment cela, sa tante ? gabouillé-je en faisant un bruit de médius investissant frénétiquement une chatte déjà conditionnée par la projection d’un film porno.

— La sœur de feu son père, si vous préférez ! On peut causer ?

Je délourde sans un mot, puis la fais entrer et la suis jusqu’au perron, la tête et la queue basses.

M’man montre un bout de nez inquiet. J’ai la force de la rassurer d’un sourire et lui fais signe de boucler la porte de la salle à manger. Juste à côté, il y a une petite pièce qui sert éventuellement de salon, mais on préfère le séjour, aussi l’utilise-t-on rarement. Tu y trouves le piano droit, assoupi, sur lequel je me suis respiré en pure perte « La Lettre à cette pauvre connasse d’Elise » quand j’étais moujingue et que m’man m’espérait Mozart bis. Il y a le tabouret à pas de vis dudit, un petit canapé, une bibliothèque vitrée sans style et quelques tableaux de famille dont je préfère ne pas te parler, pas te flanquer la gerbe avec mon ascendance. La grande vilaine pose son derrière anguleux sur le canapé. Elle pue de partout. Du dedans et du dehors. Je la situe carne immonde d’entrée de jeu. Son regard incommodant parvient, pour peu que tu examines chacun de ses yeux séparément, à traduire une nature intensément et définitivement salope. Pas salope du cul : salope du moral. Cette mégère te foutrait à l’eau pour deux francs et donnerait sa chemise libidineuse pour qu’onc ne t’en retire.

— Je vous écoute.

Et elle, sans jambage (comme dit Béru) :

— Je viens chercher mon neveu Antoine.

Elle a jacté haut et d’un ton catégorique. Seigneur ! Faites que Félicie n’ait pas entendu cette effroyable déclaration.

Pour lors, un calme étrange venu d’ailleurs m’empare. Cette pourrie, si je m’écoutais, je la sortirais dans le jardin, la mettrais sur la fosse au compost, l’arroserais d’essence et y bouterais le feu. Une charognasse pareille, y a que par les flammes que tu parviens à l’assainir ! Je devine illico qu’une rude partie va se jouer.

— Un brin d’information ne serait pas superflu, dis-je ; j’aimerais que vous me la fournissiez.

La houri plisse ses lèvres déjà minces.

— C’est pourtant simple : Antoine n’a plus que moi comme famille ; il est orphelin et j’entends le récupérer.

— Cela fait dix ans que nous l’avons sous tutelle, ma mère et moi, objecté-je.

— Ça n’est pas une raison.

— Si, assuré-je en retrouvant Montcalm (que j’avais perdu de vue depuis qu’il s’est fait zinguer au Québec). Si, ma chère dame, c’est une raison et elle est péremptoire.

— J’ai consulté un avocat, fait-elle.

— Moi pas, riposté-je, car ce serait superflu. D’où vient que vous ayez attendu dix ans avant de réclamer la garde de l’enfant ?

— J’étais empêchée.

— Par quoi ?

— Cela me regarde.

— Vous avez des papiers prouvant cette parenté dont vous excipez ?

Elle fouille dans la poche de son manteau cradingue, y prend des feuillets pliés en quatre et me les tend.

Effectivement, elle porte bien le patronyme du môme. Moi, tu me connais ? Sans avoir le don de voyance du fameux Bruno, le copain de Toinet, j’ai du moins des pressentiments.

— Vous permettez ? lui dis-je en quittant la pièce.

— Où allez-vous ? s’écrie-t-elle, inquiète.

Je lui retourne sa réplique de naguère :

— Cela me regarde.

Grimpe jusqu’à ma chambre.


Je reste absent une douzaine de minutes. Lorsque je dévale, la tantine se tient dans le couloir, s’efforçant de caresser la joue de Toinet qui la fuit de son mieux. Ma Félicie en larmes bredouille des choses comme quoi cet enfant est désormais le nôtre et ceci-cela, l’à quel point il est mignon-gentil-amour, le combien nous l’aimons. Et voilà Maria, notre soubrette espingo qui sort de la cuistance pour glapir à son tour, ajouter ses larmes à celles de m’man. Devant ce triste spectacle, mon sang ne fait qu’un tour ; mais alors un chouette.

— Hé ! ho ! calmos ! tonné-je.

— Papa ! m’écrie Toinet, tu ne vas pas me laisser emmener par cette vachasse : elle pue comme une poubelle !

— Sois tranquille, fiston !

Je m’interpose entre la radoche et le groupe des miens.

— Citoyenne, fais-je à la tante inattendue, il va falloir prendre vos cliques et vos claques et tailler le bitume en vitesse.

— Pas sans le gosse ! C’est mon neveu et…

— Ecoute, la mère, tu ne pouvais pas récupérer le gamin plus tôt, en effet, puisque tu étais au trou !

Ça l’interloque à peine.

— Ça change quoi ? riposte la gorgone.

— Pour meurtre ! ajouté-je. Je ne pense pas qu’une gonzesse qui vient de tirer dix piges pour avoir trucidé son riche protecteur à coups de brique soit en bonne posture pour revendiquer la garde d’un gamin. Si ta petite affaire arrivait devant un tribunal, les juges se marreraient tellement qu’ils en bédoleraient dans leurs robes :

— Pas sûr ! garantit la dame. J’ai payé ma dette à la société et mes droits familiaux restent intacts.

Tu sais que, quelque part, en nos jours merdiques elle risque d’avoir raison ?

Une envie de lui allonger la toute belle mandale à cinq branches me démange la paluche. Un bref instant, je contemple ma Félicie alarmée, Toinet convulsé par le dégoût et Maria, la brave Espanche toujours prête à m’ouvrir ses cuisses.

Mon attention se reporte sur la vilaine pas belle.

— D’où te vient ce brusque intérêt pour ton neveu, la mère ? Pendant tes années de purgatoire, tu n’as jamais eu l’idée de lui écrire la moindre babille. C’est la liberté recouvrée qui t’inspire des sentiments maternels ?

— Antoine est le fils de mon frère et c’est à moi de m’occuper de lui. Je vais remuer ciel et terre pour y parvenir, annonce-t-elle.

Elle ajoute :

— Et en attendant, je vous interdis de me tutoyer !

— Bon, je crois que nous nous sommes tout dit pour l’instant, chère médème. A présent, enlevez votre sale gueule et votre sale cul d’ici, cette maison commence à sentir la fosse d’aisance en crue.

Elle se casse enfin, rageuse, après avoir lancé à Toinet un « A bientôt, mon bijou » qui nous fait froid aux miches.


Quand elle est partie, le gamin, pourtant fier-à-bras de nature, se jette contre m’man et l’étreint en sanglotant.

J’attends que sa crise soit quelque peu calmée, puis je lui donne une chiquenaude derrière l’oreille.

— Ecoute-moi, fiston !

Il me propose sa frimousse de poulbot baignée de larmes, comme on écrit dans des romans plus ambitieux. Baignée de larmes, toujours. T’as remarqué ? Ça s’appelle des clichés et ça se distribue à tout-va dans la littérature en cale sèche ; pas que les lecteurs ronronnants se déshabituent ; toujours leur assurer les turpitudes de première nécessité au tarif de l’abonnement en vigueur.

Que donc, il a sa frimousse de poulbot baignée de larmes, mon lardon d’occasion.

— Tu as confiance en moi, petit mec ? lui demandé-je doucement.

Il acquiesce, ce qui fait pleuvoir son visage tendre de faux garnement.

— Jamais je ne te laisserai dans les griffes de cette panthère mitée, Toinet. Jamais !

Il me tend sa main potelée, façon maquignon scellant un marché.

— Banco, grand, j’t’croive, assure-t-il, rasséréné.

Je lui en pétris cinq pas encore finis, mais poignée de main d’hommes, pourtant. J’en ai eu donné à d’autres. A des qui ont respecté leur parole, à d’autres, enviandés complets, qui se sont assis dessus. Quand j’étais mouflet, Mme Crépine, notre vieille épicière, me disait, lorsque son mari podagre traînait sa connerie jusque dans la boutique :

« — Fais “cinq sous” au monsieur, mon bout de chou ! »

Alors, bon, je tendais ma menotte au monstre qui la happait de sa pogne pareille à une gueule de crocodile et on faisait « cinq sous » !

Je fais « cinq sous » avec Toinet. N’ensuite je réflexionne à mi-voix :

— Il faut absolument que je découvre ce qui motive ce brusque intérêt que ta tante te porte. Ça cache quelque chose ! Une vérole peut en dissimuler une autre, kif les trains.

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