C’EST CURIEUX DE CONTEMPLER UN MORT…

C’est curieux de contempler un mort, en tenant les cent mille dollars qu’on lui a fauchés de son vivant. Le blé vert est dans un sac en plastique de la poissonnerie « Le Crabe d’Or », avenue Général-de-Gaulle. Comme ça, on ne pourra plus prétendre que l’argent n’a pas d’odeur.

Eugène gît, la face contre le sol. Du moins ce qui lui en reste. Il a percuté bille en tête, et sa tronche de rongeur a diminué encore de volume. N’a plus de menton : la frite commence au nez.

Sa vieille, une charognasse d’au moins deux cent vingt livres (et pas des sterling !) à la trogne rubiconde, aux cheveux auburn-plus-teints (le gris reconquiert le terrain), avec des excroissances de chair un peu partout et des varices de comptoir sur le lance-morve, sa vieille, dis-je, s’est approchée. Elle tient un cabas à chaque main. Les deux sont pleins de produits d’entretien et de victuailles de chez Carrefour. Elle a un curieux mouvement de tronche, Mistress Malvut. Elle fixe le mort, puis lève les yeux sur la fenêtre ouverte d’où maintenant sort un rideau happé par l’aigre bise hivernale ; n’ensuite ses pauvres yeux nimbés d’alcool redescendent au cadavre, puis remontent. Et ce, manège abruti est l’expression schématisée de son incrédulité morne.

Bruno, quant à lui, n’a pas suivi sa dabuche et reste immobile, de l’autre côté du parking. Etrange silhouette. Il porte un bonnet de laine sur lequel est écrit « Courchevel 1850 », son blouson de cuir non fourré, un cache-nez trop long. Il tient un gros pain sous un bras et une mastarde sucette à long manche de sa main droite. Il lui file un coup de menteuse, de temps à autre, mécaniquement, kif un caméléon qui se farcirait des moucherons de passage. Son œil correct est vide. Il ne regarde rien. Et je me demande même s’il m’a vu arriver.

J’ai envie de chialer. Une boule énorme dans la poitrine, avec d’autres, plus petites, empilées dans ma gorge.

Un mystère ! Une espèce d’erreur de la nature. Un cancer de l’esprit. Bref : un phénomène. Un pauvre être doué d’un don épouvantable dont (un don dont, un dindon) son infâme père a pris possession. Il détient un pouvoir affolant, ce gamin. A preuve, je sais, d’instinct, que c’est lui qui m’a transmis les sensations ayant motivé ma conduite, depuis que je l’ai quitté, après l’entrepôt de Verbois. Une partie de son subconscient a pris possession du mien ou, du moins, s’y est infiltrée.

Il m’a transmis la vérité par impulsion, peut-être malgré lui. Lorsque j’ai shooté dans les claouis de son vieux, après qu’il m’eut ouvert sa porte, je savais à peu près tout, par osmose. Une évidence, quasi physique, me renseignait à propos de ce mec. J’avais compris qu’il avait ordonné à Bruno d’égorger le clodo et le brocanteur, pour supprimer des témoins qui risquaient de le mettre en péril. Comme, dans l’appartement, j’ai su qu’il y avait de l’artiche planqué dans la statue de plâtre. Et comme, en ce moment, je sais que c’est à cause du gosse que Malvut a bondi par sa fenêtre, tel un poisson volant jailli du flot.

Tu sais quoi ? Non, franchement, c’est bien pour te prouver que je carbure au gaz de bois et plus du tout à l’essence super. D’un geste lent, j’ôte les lunettes de Bruno.

La vache ! Cette secousse. Il a un œil en moins, le môme. Moi qui croyais à un monostrabisme qu’on tentait de lui corriger. A la place du loto manquant, il y a un œil de verre. Mais un œil d’horreur. Pas horrible : d’HORREUR.

Généralement, toute prothèse s’efforce d’imiter la réalité. Quand on déborgnise quelqu’un avec un lampion de rechange, on veille à ce que celui-ci soit la copie conforme de l’autre. Mais là ! Ah ! misère ! Imagine un œil démesuré, en verre rose avec, à la place de la prunelle, un triangle rouge, identique à celui d’un signal routier. C’est un cauchemar, cette mutilation. Bruno-le-diable ! Bruno-le-démoniaque ! Quel épouvantable entraînement, son foutraque de paternel lui a donc fait subir, quand il a découvert que son fils possédait un don ?

Je fais claquer mes doigts devant son œil valide, comme les « envoûteurs » de music-hall lorsqu’ils réveillent leurs médiums endormis.

— Viens avec moi, Bruno !

Et je lui renquille ses besicles pour cesser de voir ce visage d’épouvante. Il me suit jusqu’à la 205 de Marie-Marie, y prend place sans difficulté. J’adresse un signe à cette dernière pour qu’elle déhotte. Je me détourne pour contempler le cadavre d’Eugène Malvut, éclaté sur le sol, sa grosse viandasse d’épouse, fagotée à la gomme avec son anorak rouge et son pantalon noir, gonflé comme la combinaison d’un plongeur des mers arctiques. La foule s’amasse. Dix ou vingt mains désignent la fenêtre de laquelle sort un rideau.


L’Achille, il changera jamais ! Cartésien de droite elle est et mourra, cette ganache. Note que, cartésiens, nous le sommes tous plus ou moins ; de droite aussi, je crains. En tout cas à certains moments. L’homme, il est un peu tout : merde et le reste. Y a pas que du mauvais, chez lui, y a aussi du dégueulasse, de l’effroyable et du turpide. De la sainteté ambivalente également. Les denrées les plus saines renferment en puissance des relents corrompus ; et les charognes les plus avancées conservent quelque part des souvenirs de fraîcheur.

Il m’écoute narrer cette impensable histoire. Il a le visage de bois, sculpté dans du vieux noyer dûment ciré ensuite. Son crâne étincelle, ses yeux polaires restent fixes. Posées parallèlement sur son sous-main, ses belles paluches soignées ont l’air de deux petites soles à l’étalage, sur lit de varech.

Quand je me tais, il arrange des cheveux imaginaires sur ses tempes lisses.

— Je me demande, San Antonio, si vous êtes réellement en pleine possession de vos facultés ? soupire ce birbe.

— Qui ne se poserait la question, en entendant un tel rapport ! admets-je volontiers.

— Vous recevez une rafale de mitraillette et vous voilà mort. Et puis non : ce gamin de l’enfer vous ressuscite. N’empêche que vos vêtements sont souillés de votre sang alors que vous ne portez aucune blessure, et il s’agit de votre sang !

Là il rit, façon Méphisto, quand le docteur Faust prend les jetons et crie pouce, mais il l’a dans le cul, mister Faust : un pacte signé avec Satan est irréversible !

— Ce gamin lit dans l’avenir, communique sa volonté, trucide les gens et quoi d’autre encore ?

— En effet, monsieur le directeur.

Nouveau rire, beaucoup plus accentué que le précédent.

— Et vous marchez dans ces foutaises ? Vous, un policier d’élite ! Un homme d’action ! Un être d’une intelligence parfois raffinée !

« On devient précocement gâteux, mon lapin ? C’est le surmenage ? Trop de prouesses amoureuses ? Vous n’auriez pas contracté la syphilis, par hasard ? Je me suis laissé dire qu’on assistait à un retour en force ? Vous savez qu’elle porte atteinte aux facultés mentales ? Vous vous rappelez Maupassant, Antoine ? Guy de Maupassant, l’auteur du Petit Chose, des Chouans, de Madame Bovary ? La syphilis, mon garçon, la vérole ! Le méchant tréponème ! On parie ? Courez faire faire des analyses et vous m’en direz des nouvelles. »

— Je n’y manquerai pas, monsieur le directeur. Auparavant, j’aimerais vous montrer le petit Bruno Malvut.

— Ah ! ça, ne comptez pas sur moi pour entrer dans vos délires, San Antonio. J’ai les pieds sur la terre, moi.

— Refuseriez-vous de tenter une expérience, un esprit aussi alerté que le vôtre ? L’enfant est dans votre antichambre.

Achille regarde l’heure Cartier à son poignet, bien marquer que je joue avec son illustre emploi du temps et qu’il n’aime pas tellement. Et puis il doit avoir rancard avec une dame pour se faire mâchouiller. C’est son heure, la fin de journée, Achille.

— Trente secondes ! laisse-t-il tomber, magnanime au rabais.

— Merci, monsieur le directeur.

Je vais quérir le môme, avachi dans un fauteuil de cuir. Il se tient en biais, un bras sur l’accoudoir, le menton sur le coude, pâle et prostré.

— Viens un instant, Bruno.

Il se lève et me suit.

Le grand burlingue compassé ne semble pas l’impressionner, non plus que le Dabe impénétrable comme la statue du Commandeur.

Achille le foudroie d’un regard sardonique. Méprisant. Il fumelarde bourgeois, si on lui laisse trop de fil, le Dirluche. Se bandelette dans ses titres et prérogatives.

— Alors, c’est toi, le phénomène de foire ? il balance.

Là, m’est avis qu’il s’y prend mal, le Souverain Poncif. Il élargit un peu trop son autorité, y a début d’inondation.

Moi, tu sais pas ? J’ôte les lunettes de Bruno. Et alors, Pépère dérouille comme j’ai dérouillé naguère. La surprise, la panique, l’effroi.

— Mais quelle horreur ! s’exclame-t-il.

A ce moment-là, le gosse lui dit :

— Vous avez mal raccroché votre téléphone. Ce gros livre le tient soulevé. On est en train de vous appeler pour vous dire que votre énorme auto a été accidentée !

Surpris, Chilou mate son bigophe. Exact, le combiné ne repose pas entièrement sur la fourche. Il le libère. Qu’à cet instant, le ronfleur retentit. Hébété, le vieux nœud dégoupille et crie « Allô ». Il écoute, et c’est l’atterrement de première classe.

— Vous dites, James ? MA Rolls ! Un camion ! Grave ? Tout l’avant ! Oh ! Seigneur ! Une Rolls Phantom ! Par un vulgaire camion ! Vous êtes certain qu’il est dans son tort, ce sale con pourri de merde de mes couilles pelées ? On l’a interpellé, au moins, le salopard ! Je veux qu’il passe aux assises, ce misérable. Et dire que la peine de mort n’existe plus ! Je hais Badinter.

Il finit par raccrocher.

— MA Rolls, Antoine, gémit-il. Quarante années de vie commune ! J’ai changé d’épouse, de maîtresses, de fonctions, mais jamais de voiture.

Puis il réalise, se tait et se tourne vers Bruno.

— Comment as-tu appris la chose, coquin ?

— Je ne sais pas.

L’œil au triangle rouge le défigure au-delà du possible. C’est un monstre. Pire : c’est Méphisto enfant. T’es chiche qu’on en fait un film ? Faut que je téléphone à Alain Poiré, je suis certain que le sujet va le passionner. Son deux cent unième film au soleil :

— Bruno, je murmure, sans quitter son faux œil de mon regard de feu. Bruno, je sens des choses, moi aussi. Je les sens grâce à toi. En réalité vous étiez très liés avec le vieux Verbois, non ?

Il ne bronche pas. J’ai l’impression que l’œil monstrueux s’élargit de plus en plus et lui dévore la pièce. Je ne prête plus attention au Vieux. Je patauge dans une nouvelle dimension. La quatrième ?

— Quand la mère Maryse est sortie de taule, pour se réfugier chez le brocanteur, tu lui as dit que tu allais en classe avec Toinet, parce que tu as senti qu’elle pensait à lui. Elle t’a chargé de fouiller dans les dossiers du directeur pour essayer d’apprendre à quel groupe sanguin appartient son neveu. Tu l’as fait. O positif. Elle a été heureuse. N’est-ce pas qu’elle a paru heureuse ? Je la vois rire, cette vieille guenille Tu m’entends, Bruno ? Je la vois ! Ça se passe chez vous, elle est assise sous la vilaine statue biscornue. Et elle montre ses dents jaunes de cavale malade. Vrai ?

L’œil continue de démesurer. C’est impressionnant. Je me sens comme dégagé de mon être. J’existe à côté de moi et non plus en moi ! Machiavélique gamin qui sait si bien piloter notre subconscient lorsqu’il le juge utile. Et qui ment avec la voix émouvante de la vérité, ainsi en me faisant croire que c’était le clochard qui avait percé mon pneu.

Le gosse ne dit rien. Il n’existe plus qu’à l’état d’œil gigantesque. Je vais pénétrer dans l’œil, comme à la foire du Trône, on pénètre à bord d’un chariot dans le tunnel fantôme. Des ailes de chauves-souris vous caressent le visage et des têtes de mort surgissent brusquement pour vous donner de hideux et fugaces baisers.

— Ton père a piqué un tas de dollars à la vieille. Cent mille dollars. Elle les avait elle-même fauchés à l’amant qu’elle a assassiné, il y a plus de dix ans. Une somme énorme. Elle l’a planquée. Mais des gens le cherchent, ce fabuleux magot. C’est à cause de lui qu’on a tué un avocat marron. A cause de lui qu’on a essayé de me trucider, moi. Mais comme je ne pige pas très bien, tu dois m’aider à comprendre, Bruno. Tu m’as déjà communiqué tant de renseignements par la pensée, alors continue ! Tu peux tout ! A preuve, tu as ordonné à ton père de plonger par la fenêtre et il l’a fait. Tu…

Je n’ai pas le temps d’exhorter davantage. Le môme vient de tirer quelque chose de sa poche. Je n’ai que le temps de me dire « Triste con d’Antoine, pourquoi ne l’as-tu pas fouillé, sachant tout ce que tu sais ». Il tient un rasoir à la lame extrêmement étroite, large d’un centimètre à peine mais aiguisée à t’en découper le regard que tu poses sur lui !

Il bondit pour me porter un coup d’estoc à la gargante. Fulgurant ! Je n’ai même pas l’opportunité de lever les bras, ni d’amorcer un geste de recul. La lame scintille dans la lumière du bureau et s’abat sur ma gorge à l’emplacement de la carotide. T’as pas le temps de compter jusqu’à un, je te dis ! C’est ins-tan-ta-né !

Mais voilà qu’au moment où le fil du rasoir mord ma chair, la main du chiare se paralyse. Je me jette en arrière. Il a le bras tendu, avec la lame souillée de mon sang au bout, comme le fer d’une lance. Il est bloqué, enrayé, devrais-je plutôt dire. Ne lui reste plus qu’un œil et un vilain trou dans le visage. Son œil satanique a roulé sur le tapis, hors de son orbite.

Je porte la main à mon cou. Putain, tu sais qu’il m’a saccagné sérieusement, l’apôtre ! J’ai une entaille à côté de la glotte. Le raisin pisse dru.

Dis, il m’a pas sélectionné la cariatide au moins (Béru dixit), ce petit monstre. On commence à jouer « Vampire en délire » avec lui !

Je plaque mon mouchoir en tampon sur la plaie. Le môme est toujours immobile, son rasoir en main, comme quand on joue à la statue et, qu’au signal convenu, on se fige dans une attitude.

Pauvre gueule sinistrée avec ce vilain trou rosâtre surmonté de sourcils. Il signifie quoi, l’œil de verre abominable ? Est-ce en lui que résidait son maléfique pouvoir ?

— Pourquoi as-tu fait ça, Bruno ? je demande.

Il s’abstient de répondre.

Achille requinque un peu. Tout ça le dépasse, le pauvre croulant coulant. L’annonce de sa Rolls carbonisée, ce môme monstrueux qui cherche à m’égorger. Il tube d’urgence au brigadier Manchaverge, le chef de la sécurité, d’envoyer du monde, d’appeler une ambulance et de faire monter le gonzier de l’infirmerie avec ce qu’il faut pour désinfecter et panser.

Une demi-heure plus tard, on a colmaté mon entaille et embarqué Bruno pour l’hosto. Un gamin comme ça, dans quelle catégorie de délinquants tu voudrais le classer, toi ? Un môme qui a tué par ordre de son vieux, pareil à un robot programmé pour le meurtre.

Il s’est laissé griffer son razif sans regimber. Les mastuches de service n’ont eu aucun mal à l’emballer. Docile, frileux, brisé, le pauvre môme.

Je ramasse son œil mystérieux et le glisse dans ma pocket après l’avoir enveloppé de faf à train. (Celui du Vieux, satiné double face, pour son fion vénérable. Lotus ! Bleu pervenche, siouplaît. Parfumé jasmin ! Il a rien à refuser à son pot d’échappement, Chilou. Le luxe véritable, ça commence par l’oignon. L’homme qui se choie l’anus appartient toujours à une élite, je me suis aperçu.)

— Ecoutez, Antoine, je pense que je viens de vivre les instants les plus insolites de ma vie, clapote le dirlo.

— Moi aussi, monsieur le directeur, et pour moi, ils durent depuis plusieurs jours !

— Nous avons rêvé, n’est-ce pas ? Ça n’existe pas des choses pareilles ?

— En effet, monsieur le directeur, ça ne peut pas exister, mais ça est !

— Il y a un truc, là-dessous, vous êtes bien d’accord ?

— Il devrait y en avoir un, monsieur le directeur, malheureusement ce n’est pas le cas.

— Donc, on vit du fantastique ?

— On fait comme si, toujours est-il.

Il se racle le gosier, se masse la coupole.

— Ecoutez, Antoine…

— Oui, patron ?

— Peut-être serait-il préférable de… heu… garder ces choses-là pour nous. Des policiers, raconter ces… heu… choses-là, ça la ficherait mal : on nous prendrait pour des fous.

« Ces… heu… choses-là, voyez-vous, mon vieux lapin, c’est… Hein ? »

— Tout à fait, monsieur le directeur.

— Je vois que vous m’avez compris, mon cher commissaire. Il y a des moments où… N’est-ce pas ?

— Exactement, monsieur le directeur.

— Nous allons confier ce surdoué meurtrier à une sommité de la psychiatrie. J’ai un ami rotarien, le professeur Yves-Marie de Laboule, qui sera certainement intéressé par ce cas de… heu…

Son ronfleur retentit. Et c’est l’une de ses fameuses « Mlle Zouzou » qui l’appelle pour la minette du soir, espoir ! On est du Cancer, Achille et moi : 69, c’est notre signe et notre devise.

Je le quitte avec mon pansement à la margoulette.


Des moments que tout se met à carburer à fond de train (surtout quand tu parviens à la fin d’un book). Juste que j’arrive à mon étage, je trouve Pinuche, debout devant mon burlingue, mon biniou en pogne.

En m’apercevant il radieuse.

— Précisément, le voilà ! dit-il.

Puis, me tendant le combiné :

— C’est Jérémie Blanc. J’ai entendu la sonnerie dans ton bureau, et comme elle insistait, je me suis permis de… Mais qu’as-tu au cou ?

— Je me suis rasé en me coupant, fais-je. Allô ! Blanche-Neige ?

Jérémie ne s’emporte pas, contrairement à la tradition. Mes astuces racistes de garçon de bain appartiennent au second degré et il le sait, Jéjé. Quand il se fâche, c’est lui aussi au deuxième degré, pour jouer le jeu ! On joue à être deux cons, quoi, et on parvient à abuser les autres. Par jeu !

— J’ai du nouveau, claironne le Sir Agenoir (elle est nouvelle, je t’en donne l’imprimeur, comme dit le Gros).

— Moi de même, refusé-je d’être en reste.

Mais mes nouvelles à moi ne l’intéressent pas, preuve qu’il juge les siennes plus importantes. Il glousse comme un qu’on lui chatouille le dessous des testicules.

Je murmure :

— Tu m’expliques ou si j’attends le Figaro de demain pour lire ça à tête reposée ?

— Je sais où est la Turpousse !

Et vlan ! il vient de balancer son boomerang, comme le gus de Bagdad Café (que je te recommande).

Il sait où est la Turpousse ! Donc, il sait où on détient Toinet !

Oui, fectivement, ses nouvelles sont plus capitales que les miennes !

— Où ? hululé-je, car je fais de cette syllabe un alexandrin par modulation exclamatoire ; qu’à ce point, je ressemble à un loup dans la toundra russe.

— Dans les environs de Beauvais, patrie de Jeanne Hachette qui se rendit célèbre par ses fameuses messageries, ricane M. Blanc. Je m’y trouve actuellement et tu devrais me rejoindre en amenant du monde et des bricoles défensives, vu que je ne suis pas seul à m’intéresser à la dame. Je t’appelle d’une cabine située à deux cents mètres de l’endroit où elle crèche. Une voiture est arrivée depuis peu, immatriculée à Paris, une Audi blanche avec deux types à son bord qui observent les lieux.

— Comment as-tu découvert leur planque ? ne puis-je m’empêcher de lui demander, malgré l’urgence.

— En fouillant le studio du docteur Pilulesco. J’ai trouvé, dans un bouquin médical, en guise de marque-page, une carte postale adressée de Beauvais par une ancienne infirmière de l’hôpital où il travaillait. Le ton de la carte donne à penser qu’elle a été sa maîtresse. Je suis venu ici, j’ai enquêté dans le milieu hospitalier, et voilà le résultat !

— Tu es certain que la Turpousse est bien là-bas ?

— Je l’ai vue ! de mes gros yeux jaunes de nègre vue ! Mais bougez-vous le cul car ça risque de s’emballer avant longtemps avec la paire de vilains qui vient de se pointer ! Quand tu auras traversé Noailles, tu continueras sur Beauvais pendant quelques bornes, jusqu’à ce que tu aperçoives, sur un panneau « Saint-Just-Humbou 8 kilomètres ». C’est là, dans la rue principale.


Cher Jérémie ! Grandissime poulet ! Génie de l’enquête. Disciple surdoué de l’inestimable Santantonio (comme ils disent tous, malgré qu’on n’aime pas tellement le thé, en France).

Nous sommes dans la Rolls de Pinuche : une caisse toute neuve, couleur marron glacé métallisé. Il a accepté de me la laisser driver, admettant sans rancune que mon coup de volant prime le sien.

Béru, gavé de Dom Pérignon, roupille à l’arrière, le dargeot sur la mitraillette de cérémonie dont je me suis muni (à toutes fins utiles), ce qui n’exclut pas que nous ayons chacun, en fouille, un laissez-passer de calibre 9 mm.

Les kilbus déferlent. Des motards nous tourbillonnent au fion. Je m’arrête juste pour leur produire ma brème et les prier de nous dégager la piste jusqu’à Noailles. Ils sont assez estomaqués en constatant que les perdreaux parigots se mettent à rouler en Rolls. Mais, bref, on barbote dans une époque où le mec qui s’étonne trop longtemps est foutu. Alors ils nous ouvrent une route de rêve.

En quarante minutes, nous atteignons Noailles. Fin de l’escorte d’honneur. Petit geste de remerciement aux deux cavaliers de l’apo (d’échappement) calypse. Sus à Saint-Just-Humbou[3].

Des maisons de brique, des toits d’ardoise, un ciel bas. La ronde des petits commerces inévitables : bistrot, opticien, boulanger, épicier, électroménager, bistrot, Crédit du Nord, quincaillier, Benetton, bistrot, boucherie du Centre, Agence A. G. F., bistrot, Aux Grandes Caves du Beauvaisis, électroménager, pâtissier, bistrot, garage Elvis Platinet, fleuriste-concessionnaire Butagaz, pharmacien, bistrot. Puis des maisons de deux étages. Ensuite des maisons en meulière avec des noms de fleurs sur plaque émaillée. Et enfin, là-bas, près du dispensaire frappé d’une croix verte dans un cercle, un Noir, qu’on pourrait qualifier de nègre pour faire plaisir à Harlem Désir, balaie nonchalamment la chaussée avec un balai tout neuf acheté à la quincaillerie Mongibus, signalée dans la nomenclature ci-avant. Ledit coloured man porte un bonnet de laine rouge et fredonne, en chassant des inutileries hâtivement qualifiées ordures, une mélopée ramenée de son village sénégalais.

Je range la Rolls à la hauteur de la pharmacie Clystère.

— Pinaud, dis-je, promène-toi jusqu’au nègre que tu aperçois, demande-lui du feu à voix haute et, à voix basse, le point de la situation. Ensuite de quoi tu marcheras jusqu’à la cabine téléphonique située devant le bureau de poste et, non pas à l’aide de pièces ou d’une carte magnétique, mais au moyen de ce talkie-walkie, relate-moi discrètement ce que t’aura raconté le faux balayeur vraiment noir.

Il glisse le talkie dans sa poche et se met à walker.

Tu le vois ? Regarde comme il marche avec agilité, César, depuis qu’il est riche. Vois comme la fortune l’a guéri des maux de première nécessité qui le grevaient ! Admire son aisance de porteur de chèques approvisionnés. C’est beau, un homme fortuné, même quand il a atteint l’âge approximatif de la retraite, n’est-il pas ?

J’ai beau carquiller des mirettes, je n’aperçois pas d’Audi blanche dans la perspective de la strasse. Les deux personnages « inquiétants » détectés par M. Blanc auraient-ils mis les bouts ? Ou bien mon ami se serait-il trompé à leur propos ?


La Vieillasse requinquée marche nonchalamment. Le sombre balayeur ne lui accorde pas la moindre attention. Lorsque César est parvenu à quelques mètres de Jérémie, il sort un étui à cigarettes de sa vague et s’embroche une cousue au bec. Puis il fouille ses profondes, mime le désappointement et s’approche du Noirpiot. Bref conciliabule des deux hommes. Mister Négro fait un signe d’impuissance. C’est vrai qu’il ne fume pas ! Qu’en désespoir (à lavement) de cause, Pinaudère va quérir la flamme sacrée auprès d’un vélocipédiste qui allait enfourcher son bolide. Puis, toujours égal à lui-même, il se rend à la cabine.

Mon récepteur grésille. Je l’enclenche.

— Je t’écoute, vaillant milliardaire en dollars !

Il rit. Ça lui monte pas au bulbe, son trésor, Pinuchet. Il en est satisfait, sans plus. Son aventure me fait songer à l’histoire du manar qui rentre chez lui en hurlant à sa femme :

— « Je viens de gagner quarante briques au loto, prépare vite ta valise. »

— « Qu’est-ce que j’emporte, jubile l’épouse : mes vêtements d’été ou mes vêtements d’hiver ? »

— « Prends-les tous et tire-toi ! Je te donne dix minutes pour foutre le camp », rétorque l’époux.

La seule chose de vraiment changée dans l’existence de Pinuche, c’est l’absence de son brancard ! L’argent défait les couples que soude la misère.

Là, il chuchote :

— Jérémie prétend que les deux hommes de l’Audi ont poireauté jusqu’à ce que la Turpousse paraisse à la fenêtre pour respirer. L’un d’eux l’a alors discrètement photographiée au polaroïd, ensuite de quoi l’auto a démarré et il ne les a plus revus. La tante est toujours là.

— Au poil. Reviens et, en passant, donne ton talkie-walkie à Blanc, j’ai des choses à lui dire.

Je coupe.

— Béru ! grondé-je, réveille-toi, sac à vinasse !

Sa Majesté vagit, feule et rassemble son énergie pour soulever une paupière d’une tonne.

— Où qu’on est ?

— Devant la taule de la tante Maryse.

— Je rêvais, dit-il. La reine d’Angleterre me taillait une pipe dans sa Rolls et les cerises de son bada me zigouinaient les valseuses ; ça portait le comble.

Il tapote le dôme de sa braguette.

— J’en ai encore le tricotin, mec. Qui m’aurait dit : la reine d’Angleterre !

Pour célébrer la peu banale prouesse, il balance un pet à répétition qui fait frémir les ressorts de la banquette.

— Au début, je craignais, biscotte ses ratiches en avant qui sont grosses comme des touches de piano, reprend Casanova. J’m’disais : « Elle va m’ scapuler l’Mohican, la mère av’c son damier comme un appareil à carder les mat’las ; me jouer l’ grand air d’la raclette. » Mais é m’pompait su’ l’ velours ! Une vraie Chantilly ! Anglaise à c’ point, c’est rare, non ?

— C’est très rare, mais c’est un rêve, Gros :

— Mouais, faut reconnaît’ : c’t un rêve, consent Béru.

Il bâille.

— Si on s’rait arrivé à tome, caisse on n’attend, mon drôlet ?

Tout là-bas, Jérémie pénètre sous la piste couverte du garage Elvis Platinet[4] afin d’utiliser le talkie-walkie sans se faire remarquer. J’entre en liaison :

— Mister White ?

— Je t’écoute.

— Tu vas prendre la poubelle qui est à la renverse, devant le garage, et tu iras sonner à la porte du pavillon où se trouve la Turpousse. Tu demanderas à la personne qui répondra à ton coup de sonnette, si cette poubelle lui appartient. Elle te dira que non et voudra refermer ; à ce moment-là tu maintiendras la lourde ouverte et nous interviendrons. Bien reçu ?

— Cinq sur cinq !


C’est une petite blondasse boulotte qui se pointe.

Avec des roseurs malencontreuses au front et au cou. Elle a l’air d’une femme dédaignée qui préfère la bouffe à la baise parce qu’elle n’a pas les moyens d’intervertir.

— Mande pa’don, maâme, fait le négus en prenant l’accent nègre, alors qu’il n’a en réalité que l’accent noir. C’est à vous, ça qu’était dans la ’ue ?

— Pas du tout, assure l’ouvreuse ; je crois qu’elle appartient au garagiste.

— Vous êtes cé’taine ?

— Absolument.

— Parce qu’y m’ semblait qu’elle était à vous.

— Je vous dis que non ! que s’irrite la gonzesse.

Jérémie n’en dit pas davantage vu que nous déboulons en masse et trombe, les trois mousquetaires ! Ma pomme en tête, Béru en seconde position, Pinuche en couverture chauffante.

Nous avons dégainé nos rapières sur le perron et investissons la bicoque sous le regard sidéré de la dame couperosante.

— Mais qui êtes-vous ! exclame cette chère personne.

Jérémie qui a largué la poubelle (girl) lui flanque sa carte de police à bout portant contre la pointe du pif.

— On se tait intégralement ! dit-il.

Cet « intégralement » à cet instant de l’action me paraît particulièrement bien venu. Il la refoule et la biche par le bras. Bibi Mézigue, fils aîné, unique et préféré de Félicie, je cavale déjà dans toute la taule. Elle n’est pas grande. C’est la masure sans histoire : trois pièces en bas, deux en haut (because elle est mansardée).

Au reste-chaussé (comme dit le Mastard), zob ! Salon, cuistance, salle à briffer. Je m’élance dans l’escadrin de bois sans tenter de camoufler le bruit de notre escalade. La première chambre est la bonne. Ils sont là, tous les trois : Maryse, Pilulesco et mon gentil Toinet. Sauf que ce dernier s’y trouve sans y être vraiment puisqu’on l’a anesthésié.

Je te campe le décor. Deux lits de fer, côte à côte. On me suit ? Merci ! Sur le premier, Maryse. Sur le deuxième, l’enfant. Entre les deux couches une potence métallique supportant un appareillage compliqué. T’ajoute tuyaux transparents. L’un est branché dans le bras de Toinet, le second dans celui de sa tante, l’un et l’autre plongent dans l’appareil, et on suit l’abominable processus de pompage et d’injection simultanés. La tantâtre fait son plein de super, la gueuse ! Le raisin vermeil du petit coule dans les veines de la sale femme.

Assis au chevet de la Turpousse, le docteur Pilulesco contrôle un deuxième appareil qui soutire le sang malade de Maryse. On n’entend que le zonzonnement des ustensiles médicaux, qu’accompagne un bruit de succion. Toinet est très pâle, la bouche ouverte, le nez pincé, les paupières bleuies.

Le médecin et sa patiente semblent anéantis par notre survenance.

Ma pomme, ivre d’une colère incommensurable et je pèse mes mots, je bondis derrière le toubib et lui applique le canon de mon tu-tues dans le creux de la nuque, de bas en haut.

— Débranche immédiatement, sinon je te fais éclater la gueule ! grondé-je.

Il réalise que c’est de l’extrêmement sérieux. Fissa il stoppe la pompe, détuyaute Toinet, presse sur la veine ouverte, la colmate avec un tampon et du sparadrap.

J’attends, mon arme toujours en position. Mes compagnons, effarés, se taisent.

Quand l’opération est terminée, je demande :

— C’est quoi, l’agent anesthésique ?

— Du découlium de roblochon 17, répond le charognard.

— Il en a pour combien de temps avant de se réveiller ?

— Au moins une heure, peut-être deux.

J’opine. Ensuite je tends mon feu à César.

— Tu peux me tenir ça deux minutes, Pinaud ?

Il.

J’ôte alors ma veste que j’installe sur le dossier du siège occupé naguère par Pilulesco.

— La Justice n’est que la Justice, lui dis-je : elle n’est pas toujours très juste. Venez par ici, docteur !

Comme il reste les bras ballants, je le cueille au revers de sa blouse blanche et l’entraîne sur le palier.

— Vous avez tort de faire de l’opposition, dis-je. Tentative de meurtre sur un officier de police, ça peut vous coûter cher !

Il ouvre grand ses yeux d’intello surmené.

— Mais je ne…

Mon premier crochet est pour sa sale gueule. J’ai tellement mal aux phalangettes que j’ai dû lui saccager les dominos de devant. Comme il reste encore debout, je le foudroie d’un coup de boule. Il tombe à genoux.

— Debout ! ordonné-je très bas.

Je l’aide charitablement à se remettre droit en le tirant par sa cravate. Une patate au foie. Une very bioutifoule, de celle qui te font dévaler les claouis tout au fond des bourses. La manière qu’il l’encaisse, je saurais pas te l’expliquer, je suis trop aveuglé par la colère. Une colère désespérée. Une folie de vengeance éperdue comme avec le père de Bruno. J’ai besoin de lui dire, de lui expliquer bien. Tu sais que je chiale ? Les sanglots m’étouffent.

— Salaud ! Ah ! salaud de salaud ! Pomper la vie d’un enfant pour l’instiller à cette vieille meurtrière pourrie ! Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, tous, à saccager la jeunesse, à sacrifier l’innocence, à profaner la vie ! Oh ! Seigneur ! Seigneur ! Mais il n’est donc rien de sacré en ce monde ! Ah ! qu’ils la tuent, leur planète, ces vomissures ! Qu’ils partent en fumée de leurs manigances abjectes !

Et tout en criant, je cogne. Le Pilulesco ne dit rien. Ne se plaint pas. Peut-être comprend-il ? Peut-être est-il d’accord avec moi, dans ses tréfonds ? Il morfle une quantité de gnons des poings, des pieds, je frappe. Je voudrais le dépecer, le mettre en charpie.

A un moment donné, comme il se redresse en s’agrippant à la balustrade de l’escalier, je lève haut ma jambe gauche, j’appuie ma semelle sur son ventre et je pousse. Le bois craque. La rampe cède. Il part pour la valdingue. Un plouf, là encore, mais bien moins fort que pour Eugène Malvut. Il a du bol dans son malheur, le doc, car il se reçoit sur un fauteuil, en bas. Mais il doit tout de même s’être brisé ou fêlé des choses car il reste en travers du siège, les jambes et la tête pendantes, de part et d’autre des accoudoirs. Son regard reste lucide. Je me penche au-dessus de la brèche. On se défrime longuement. Je tremble de partout, mes jambes ne me supportent pratiquement plus. Alors je recule jusqu’au mur pour m’y adosser. Mes larmes continuent de pleuvoir. Je ne retrouve plus ma respiration. Tout brûle en moi : ma tête, ma poitrine, mon estomac.

Venant de la chambre « des tortures », un ronron paisible de conversation. Je reconnais les voix de mes coéquipiers d’élite. Surtout celle, caractéristique, de Jérémie. Parfois un éclat du Gros ou une paisible réflexion de Pinuchet. Et puis un organe féminin, mais très bas, comme lorsque tu perçois celui du correspondant de quelqu’un qui téléphone près de toi. C’est la Maryse. Ils se disent quoi ? J’ai même plus la curiosité de savoir.

Je renifle comme un chiare. Torche mon nez, essuie mes yeux d’un même mouvement de bras. Tiens, ma chemise me révèle une odeur qui doit être la mienne après tout. Celle que mes compagnes d’amour respirent avec volupté après la douche. L’une d’elles ne m’a-t-elle pas déclaré un jour : « Tu sens si bon que je ne comprends pas qu’on n’en ait pas fait un parfum ! » Drôle d’instant pour évoquer ça, non ? Je te choque ? Excuse. J’ai décidé qu’on se dirait tout. La vie est trop brève pour qu’on se cache des choses, comprends-tu ?

Pinaud apparaît. Ne m’entendant plus, il vient à mes nouvelles. Rassuré en me voyant entier, il va mater le rez-de-chaussée par-dessus ce qui reste de rampe.

— C’était un coriace, hé ? murmure le milliardaire. C’est magnanime de ta part de ne t’être pas servi de ton arme.

Et il me rend mon pistolet, à moi qui en suis un drôle ! J’enfouille le riboustin comme s’il pesait une tonne.

— Par là, les choses se présentent de façon satisfaisante, me dit-il en montrant la chambre. Cette dame parle d’abondance. Il suffit de lui poser des questions.

Je m’ébroue.

— Qu’est-ce qui la motive ?

César a son fin sourire miséricordieux, si indulgent, si perméable aux misères du pauvre monde.

— Je crois qu’elle est très impressionnée par le fait que tu n’as pas laissé au docteur le temps de stopper l’appareil qui vide ses veines de son mauvais sang, Antoine. Maintenant, l’épanchement se fait à sens unique. Il y en a au moins deux litres dans le récipient où il s’écoule ; il ne va pas tarder à déborder. Ça la frappe, cette femme. Alors elle parle dans l’espoir qu’on fermera le robinet.

Je l’écoute sans ressentir un grand intérêt. J’ai pas envie. De quoi ? me demanderas-tu.

Ben de… Attends, je ne sais plus. Ah ! si ! Pas envie d’entrer dans la pièce et de voir Toinet à demi exsangue, endormi, pareil à un petit cadavre. Si je rentrais, si je regardais, je viderais mon chargeur dans le ventre de cette garce pour en hâter la vidange.

Je laisse glisser mon dos le long du galandage. Une fois le cul au sol, je lève la tête vers mon vieux Pinaud.

— Que dit-elle ?

— Tout.

— Mais encore ?

— En ce qui concerne ses relations avec le médecin, on avait vu juste. Elle lui a proposé le gros paquet de blé pour qu’il accepte de pratiquer l’expérience consistant à remplacer son sang vicié par celui du fils de son frère, puis, ensuite à lui greffer sa moelle.

— Elle est donc si richissime, cette vache malade ?

— Un peu moins depuis que Malvut lui a secoué une partie du magot.

— Ça aussi, je le sais.

— La bonne femme avait tué son protecteur il y a dix ans afin de le détrousser. Elle a eu le temps de planquer l’argent chez Verbois avant d’être arrêtée et condamnée. Comme il s’agissait de fric illicite, son amant étant un trafiquant de drogue, elle n’a pas eu à rendre de comptes à la justice au plan argent. Condamnée, elle a purgé sa peine. Pendant ce temps « tonton », comme elle l’appelle, lui tenait son grisbi au chaud. Maryse, c’était son vice à ce vieil homme, la passion de sa vie de brocanteur. Bon, je gaze : elle tombe malade pendant sa détention. C’est grave : une forme particulière de cancer du sang.

« Elle rencontre Pilulesco pendant son traitement. Ce type se lie d’amitié avec elle. Il lui laisse espérer une guérison possible, mais il faudrait la régénérer avec un sang et de la moelle proches de son sang et de sa moelle, selon la théorie de ce chercheur. Alors, elle repense à son neveu. Libérée (quelques mois plus tôt que prévu), elle retourne chez tonton. Le vieux fréquente les Malvut, ses voisins : il est au courant du don de voyance du gosse. A son instigation, Maryse consulte le môme, comme elle l’aurait fait avec un guérisseur, espérant que ce petit prodige va pouvoir l’éclairer sur son avenir compromis.

« Ce qu’il résulte de leur entretien, c’est la découverte que Bruno va en classe avec Toinet ! Le hasard est roi, le hasard est grand ! Elle le paie alors pour qu’il consulte le dossier médical de ton garçon. La chance sourit à la malade puisque son neveu est d’un groupe universel qu’elle peut recevoir. Sera-ce son salut ? Vite, elle contacte Pilulesco, le soudoie, et l’infâme médecin accepte de marcher dans l’odieuse combine. Suis-je clair, Antoine ? »

— De l’eau de roche, mon ami.

Le Doucereux caresse ses tempes teintes, rajuste ses manchettes où scintillent des boutons en or massif. Il aime narrer, Pinuche. Ses rapports ont toujours été exemplaires et certains d’eux figurent dans les livres de l’Ecole Nationale Supérieure de Police de Saint-Cyr-au- Mont-d’Or. Si tu ne m’en crois, va demander, de ma part, au directeur de les consulter. Il a le sens du détail, n’oublie rien, trousse d’agréables phrases, passe sur les périodes inintéressantes. Un maître ! Chacun ses dons. Bérurier possède la bite du siècle, Pinaud le style du parfait enquêteur.

Dans la chambre, on perçoit des sanglots. La mère Maryse qui implore. Elle entend gazouiller son sang maudit dans le récipient et, songeant aux conséquences de cette hémorragie, s’affole. Mais le ton de Béru reste intraitable. La femme blonde tente de la ramener, parlant d’humanité et autres fariboles. Une claque de dix kilos de pression au centimètre carré la fait taire.

— Et ensuite, brave et loyal Pinaud, compagnon fidèle de mes équipées sauvages ? Et après, noble et riche ami que la fortune du sort et le sort de la fortune ont comblé ?

— Après ?

Il lisse sa belle moustache impeccablement taillée, le Séguéla des Amériques. La lisse, en hommage à ce fabuleux pré-shave qui lui a assuré une vieillesse comblée.

— Après, mon bon Antoine, il convient d’aborder le tournant de l’affaire. La prime qu’elle a versée au petit Malvut pour qu’il consulte le fameux dossier médical scolaire, cette prime a mis le feu aux poudres, plus exactement la puce à l’oreille du sale bonhomme de père. Il se dit que Verbois est un besogneux qui vit dans une petite aisance poussiéreuse. Sa fausse nièce sort de prison et, néanmoins, elle est capable d’aligner du fric pour un larcin minime. Beaucoup de fric ! Elle s’est montrée trop large, la Turpousse, cela causera sa perte. Malvut est un gars rusé, il flaire le gros coup. Peut-être, aussi, son gamin a-t-il eu un flash opportun ? La vérité est qu’il explore l’appartement du père Verbois et découvre le magot, lequel était planqué dans le ventre d’un vieux cheval de bois récupéré d’un ancien manège.

« Mais là, il tombe sur un os : le clochard ! Celui-ci vendait de temps à autre des bricoles au brocanteur, des objets provenant de petites rapines. Manque de chance pour Malvut, voilà le pouilleux qui débarque pendant qu’il éventrait le cheval de bois. Ça, c’est le grain de sable. Pris sur le fait, il ne lui reste qu’à acheter le silence du clodo. Pour ne pas donner l’alerte, et parce que c’est un timoré, il ne prendra que la moitié du butin planqué et colmate le ventre du canasson de bois.

« Es-tu bien certain, Antoine, que mon récit reste limpide ? ou n’éludé-je point, au contraire, des éléments importants ? »

— Continue, c’est imper, César. De la musique ! Tu sais combien j’aime Vivaldi, Renaud et Yvette Horner ? Eh bien, les trois réunis sont des cacophonistes à côté de toi. Poursuis, de grâce. Tu me charmes ! Je crains d’éjaculer.

— C’est trop d’honneur, mon cher garçon.

— Je te prendrai comme témoin à mon mariage, César.

— J’en suis confus.

Il tressaute :

— Tu songes à te marier !

— Je vais me marier.

— Toi !

— Moi !

— Avec qui ?

— Devine !

— Je ne vois pas.

— Parce que tu ne veux pas voir. Quelle est l’unique femme que je suis capable d’épouser ?

— Marie-Marie ?

— Tu vois bien que tu le savais !

Des larmes perlent à ses cils gris (il n’a pas songé à les teindre ; les sourcils, oui, mais pas les cils).

— Oh ! Antoine, quelle grande joie ! Et quelle magnifique histoire ! Vous deux, enfin ! Après un si long cheminement !

Il a tout résumé, l’Ancêtre. Je lui tends la main, il la prend et j’en profite pour me faire remettre debout. Nous nous embrassons.

— Qui est au courant ? demande-t-il.

— Elle, moi, et toi maintenant.

— Seulement ?

— Pour l’instant, oui.

— Pas même ta mère ?

— Pas même.

— Je n’oublierai jamais cette immense preuve de tendresse que tu m’accordes, Antoine. Et, puisque tu m’as choisi comme témoin, je vous ferai un beau cadeau. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Un appartement ? Une Ferrari ? Un bateau de plaisance ?

— Une lampe de chevet à abat-jour rétro, César. J’en rêve.

— Nous verrons.

— Tu disais donc que Malvut a été surpris par le clochard pendant qu’il ôtait les entrailles vertes du cheval de bois ? Il l’a soudoyé, a prélevé la moitié de la manne ; et après ?

— Après, tu t’es présenté chez lui. Et alors là, oui, là, il a pensé que tout était foutu. La police ! Tu as eu beau annoncer que tu étais le père adoptif d’Antoine et ne parler que du don de son fils, il prit peur, croyant à une ruse de ta part. Cela dit, Antoine, j’ai mon idée à moi : le rôle prépondérant de Bruno dans cette aventure. N’oublions pas que ce surdoué est réellement doté d’un don démoniaque. Je pense que le père et le fils se sont monté le bourrichon mutuellement. L’un annonçait des événements que l’autre tentait de conjurer. Il avait touché le gros gros paquet.

— Cent mille dollars !

— Beaucoup plus, Antoine, mais il a été contraint d’en lâcher en cours de route.

— C’est-à-dire ?

— Il connaissait un avocat pouilleux auquel il s’était adressé jadis, à propos d’affaires tordues, des arnaques à la sorcellerie. Il est allé le trouver aussitôt après ton départ pour lui réclamer une aide insensée.

— J’ai compris, sursaillé-je. Il voulait me faire abattre car le môme lui avait annoncé que j’allais tout découvrir et que ça finirait mal. Il a essayé de détourner le présage ? Le con ! Ce faisant, il travaillait à sa perte ! On fait une reprise de Ce soir à Samarcande, en somme !

Mes pensées devançant mon commentaire, je tiquai.

— Bon, il a demandé à l’avocat de lui dénicher un bon tueur à gages, mais alors pourquoi Kraczyblum est-il venu me prévenir ?

— Pour se préserver au cas où l’affaire tournerait mal, voyons ! D’un côté, il a palpé une forte prime pour trouver ton tueur ; de l’autre, il se blanchissait d’avance en venant te prévenir du coup qui se tramait ! Bien pensé, non ? Et comme c’est un vicieux, il avait enregistré sa conversation avec Malvut, toujours pour pouvoir se blanchir, le cas échéant.

— Gé-ni-al !

— Et dégueulasse, confirme Pinuche. Un vrai judas, ce bonhomme.

— Qui a fini par y laisser ses os !

— Comme souvent quand on joue au plus fumier, mon petit. Il faudra que tu inculques ça à tes enfants. D’ailleurs j’y veillerai !

Hein ? T’as entendu ça, toi ? Il y veillera ! Non, mais il s’y croit déjà, le dabe ! J’ai dit « témoin » à ma noce, pas « tuteur » de mes hypothétiques lardons ! Il se sent investi, César ! Mission sacrée ! Il veut vigiler ! Tutélairiser ! Le don de soi, toujours. Y a un messie dans tout vieillard qui somnole.

— Et tu sais pourquoi on l’a sulfaté, le cher maître ?

— Tantine l’ignore, mais moi, là encore je suppute. Selon moi, Krackzyblum, quand il a recruté tes tueurs, ne leur a versé qu’un acompte. Lorsqu’il a appris qu’ils t’avaient raté, ce couard a pris la poudre d’escampette. Les autres l’auront coursé pour le solde… Enfin je ne sais pas, mais j’imagine.

— Et le magnéto qu’il avait emporté et qu’on lui a chouravé dans la cabine où il est mort ?

— Eh bien…

Mais je le fais taire d’un geste péremptoire. Chez moi, tous les sens sont surdéveloppés, ce qui est indispensable à un bon flicman. L’odorat, l’ouïe, sont ausi nécessaires que la vue, à l’homme d’action appelé à vivre des aventures peu communes.

Je me rends à un fenestron qui donne sur l’arrière de la carrée. J’aperçois alors deux personnages en impers fourrés noirs, le nez chaussé de lunettes également noires, occupés à bricoler la porte vitrée de la cuisine.

D’où ils se tiennent, on ne peut les voir de la rue, non plus que des maisons avoisinantes, à cause du haut mur qui cerne le pavillon de l’infirmière.

Fissa, j’ouvre la porte de la chambre voisine, celle de la locataire du pavillon : la blondasse aux roseurs pas bandantes.

— Vite, amenez votre couenne et apportez Toinet ! chuchoté-je depuis le palier.

— Et l’hôtesse ? demande Jérémie.

— Egalement.

C’est un froufrou lourd de gens précipités qui se veulent silencieux. En quinze secondes, voilà ma jolie peuplade rabattue dans la deuxième pièce du haut. Toinet allongé dans le grand lit de la dame. Nous, riboustin en pogne, à l’exception du Dodu, lequel entreprend de retirer la mitraillette du club de son bénouze où il la tenait en hibernation. Je n’ai pas fermé complètement la porte. Muets, crispés, nous attendons. La blonde semble sur le point de tomber en langueur. Bérurier lui redonne du pep avec des mots réconfortants :

— Tu bouges un cil, tu dis un mot et te voilà plus morte que l’arrière-grand-mère de ta grand-mère, je me fais-je-t-il bien comprend’ ?

Elle opine.

Un léger bruit, venant du bas. Porte qui grince. Un double glissement (des pas feutrés). Un chuchotis :

— Dis, t’as vu ?

— Il est naze ?

— On dirait. C’est la balustrade qui a lâché.

Et puis ça grince dans l’escadrin.

Alors, la voix faiblarde de dame tantine, depuis la piaule voisine :

— Au secours ! Au secours !

Dès lors, messieurs les hommes gravissent rapidement les derniers degrés, sans se gêner.

Il doivent se tenir dans l’encadrement de la porte voisine. L’un d’eux siffle. Puis dit :

— Merde, c’est elle !

L’autre :

— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?

Un temps. Ils pénètrent dans la salle des tortures.

— Elle se saigne !

La Turpousse de glapir avec ce qui lui subsiste d’énergie :

— Par pitié, arrêtez cet appareil, je meurs.

— On veut bien, mais auparavant, dites-nous où est le magot, la mère.

— Quel magot ?

— T’as pas le temps de finasser, tu joues déjà les arrêts de jeu. Ça déborde de la cuvette, y en a plein le plancher. Alors, ton paquet d’osier, grande sœur ? Pas la peine de battre à niort, on a interviewé la mère Malvut. Elle était poivre et vachement chavirée par le vol plané de son mec. Elle nous a bonni toute l’histoire. Même l’histoire de son rejeton fantôme, qui tranche les gosiers comme nous une saucisse de Toulouse. On nous doit un paquet de carbure gros commak. Il nous le faut. Le bavard nous a floués et on l’a rectifié. Heureusement, il avait enregistré la commande du père Malvut en y ajoutant ses nom et adresse. Mais on est arrivés trop tard chez ce tocard, il s’était pris pour un oiseau sans se gaffer que le plus lourd que l’air ça ne pardonne pas sans aile delta ! Alors on…

— Quoi ? Qu’est-ce que tu nous gazouilles ? Tu comprends ce qu’elle veut dire, toi, Bobby ?

Chuchotement sans cris.

— Ah ! bon, murmure l’autre.

Et plus personne ne jacte. La vieille carne vient d’afficher nos dossards aux deux malfrats et ils vont entreprendre quelque chose contre nous.

Illico, je réalise quoi : un objet rond roule sur le plancher et s’arrête contre notre porte.

— Couchés ! je dis.

Nous nous jetons (de présence) à terre qu’à peine ce mouvement exécuté, la porte mal fermée vole en éclats et finit de s’ouvrir avec ce qui lui reste de bois.

Et puis il y a un trou dans le plancher, un second dans le mur, des rideaux qui crament, du papier de tapisserie, une commode est nase, la blondasse qui ne m’a pas obéi est privée d’un bras, d’un ventre et d’une tête ; tout ça dans un enfer de bruit.

Un que tu pourrais immortaliser dans le marbre ou, pour le moins, le saindoux (ce qui lui siérait mieux), c’est Béru. Il est déjà debout dans la fumée, sa sulfateuse en mains. Le bord du bitos retroussé. Il avance comme un faucheur. Le voilà retourné péquenod, Alexandre-Benoît, comme les autres fois dans son village de Saint-Locdu. Qu’au lieu d’une faux, c’est une Thompson qu’il balance devant soi. Rrrran, rrrran, rrrran, rrrran !

Ça plombe, écaille, brise, pulvérise, troue, détériore. Il marche. Une balle, puis deux, et une troisième lui viennent contre en riposte. Pour lui, c’est kif des abeilles rebelles pour un apiculteur. N’en a rien à branler. Il a le bon droit pour lui, Béru. Légitime défense ! La loi bafouée ! Du courage à se chier parmi rien qu’à le regarder.

Il dégueule du chargeur. Tout y passe. Qu’à la fin, sa moulinette fait des couacs. Vide ! Plus de bastos. Il a épongé sa boîte de dragées.

Alors il tousse, réunit un glave qu’il virgule par-dessus la balustrade brisée.

— Vous pouvez viendre, les mecs, l’ménage est fait ! annonce-t-il sans emphase.

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