Planton, c’est pas une sinécure (Béru dit un ciné de curé) chez nous, à la Grande Volière. Because le Vieux qui a en sainte haine les mecs dévolus à ces modestes fonctions. On l’appelle Tyrano de Bergerac, Pépère, tant tellement il égosille après ces malheureux arpenteurs de couloirs, gravisseurs de marches, porteurs de plis. Un bouton pas boutonné ou qui pendouille, un kébour trop désinvoltement sur le côté, des lattes imbriquées, et c’est la crise chez Chilou-le-tondu. Des vociférations quasi douanières, des tirades flagelleuses, des remontrances mortifiantes, des sanctions implacables. Un autre surnom qu’il se trimballe aussi, le Mondain : Bombard. Parce qu’il bouffe du planton. C’est l’inspecteur Manivel qui a trouvé ça ; moi je dis que pour un flic c’est plutôt bien venu, non ?
Donc, le garde Sifoine, planton de service, montre son pif de carnaval par mon entrebâillage de porte. Son tarin, tu parles d’un plantoir, messire cognedur ! On dirait ces nez de carton affublés de lunettes que ma Jeannine vend au 45 passage de l’Argue, à Lyon, de mère en fille. Une tradition familiale. Pas qu’on soit portés sur la gaudriole, mais rien de ce qui concerne le verre baveur et la boule puante ne nous est étranger. Une dynastie, on forme. La merde en carton, le bonbon au poivre, le soulève-plat, on est experts près les tribunaux. Testeurs diplômés pour tout ce qui concerne les farces et attrapes. Une nouvelle vessie pétomane est créée ? Aussi sec (aussi pète-sec) on nous la fait expérimenter. Elle vit dangereusement, Jeannine.
Pilote d’essai, c’est comme brodeuse en chambre à comparer ! Un jour je te la raconterai toute, fond en comble, cette chère chérie. Son calme, son sang-froid, quand elle se met aux commandes d’un paquet de gauloises tapette. Sa farouche dignité devant la flaque de dégueulis artificiel. Et comme monitrice en fausses araignées, l’efficacité qu’elle fait preuve, ma Jeannette. Ce sourire distingué pour raconter la boutonnière lance-eau, la boîte à capotes à ressort, le pif qui s’allume, le cafard de plastique, les sucres farce ! Je t’en casserai des chiées sur elle, un jour, Jeannine. Tout entière, comme il faut ! Un être exquis, pas recommençable ! Un amour éperdu de ma vie.
Qu’or donc, et trêve de digressions, le planton Sifoine amène ses dix-huit centimètres de tarbouif dans mon espace vital, en ce pâle matin d’hiver débutant. Tout scrogneugneu, l’artiste. Avec un reste de café crème (arrosé crime, que disait Prévert) dans les poils de ses bacchantes de poisson-chat. Que si le dirluche te le biche avec encore la balayette trempée, ça deviendra la kermesse héroïque dans la Grande Taule.
— Qu’arrive-t-il, Sifoine ? je l’accouche. A voir votre mine défaite, il semblerait qu’il vous soit arrivé quelque chose de grave, comme si vous aviez perdu au loto ou que votre belle-mère eût guéri de son cancer ?
— C’est rapport à un vieux dégueulasse qu’insiste pour vous parler, m’sieur le commissaire.
— Qu’appelez-vous un vieux dégueulasse ? rembrunis-je.
— Un mec cradingue, puant et qui trimballe un kil de rouge dans la poche de son pardingue, informe Sifoine.
— Et il tient à me rencontrer personnellement ?
— Il prétend avoir quelque chose à vous remettre en main propre ! pouffe le planton. En main propre ! Lui ! Il repouffe ! Et patapouffe !
— Pas d’autres précisions ?
— Au cul nôtre, m’sieur l’commissaire.
— Eh bien, faites-le monter.
— C’est une vraie poubelle, je vous préviens, m’sieur l’commissaire.
— Les poubelles sont un peu nos enfants, Sifoine, puisqu’elles contiennent nos résidus. Il faut être bon avec elles, ne pas les houspiller sinon on leur colle des complexes. Il n’est déjà pas drôle de faire le trottoir, s’il faut, de surcroît servir de souffre-douleur, c’est à désespérer, vous me comprenez, Sifoine ?
Le préposé ouvre grand ses fenêtres à meneau, puis sa bouche d’égout et finit par balbutier :
— Tout à fait, m’sieur l’commissaire.
— En ce cas, allez chercher cet homme et me l’accompagnez jusqu’ici en le prévenant que certaines marches de pierre de l’escalier sont glissantes.
Il obéit, parce qu’il est payé pour ça, et non pour laisser libre cours à ses préjugés à la con.
Qui vois-je entrer dans mon bureau ? Le clodo de cette nuit. Celui qui bivouaquait près du domicile des Malvut et m’a révélé par qui fut crevé mon merveilleux pneu.
Dans la lumière journelle, il est presque beau. Hirsute, sale, vineux, barbu mais beau. Beau à cause de son regard clair et intelligent qui continue d’émettre bien que bordé de maigre de jambon.
— Salut, mon petit gars ! me lance-t-il depuis le seuil critique de la pièce, tu me remets ?
— Plein cadre ! fais-je en lui allant au-devant dextre tendue, ce qui révulse Sifoine.
Je presse la paluche luisante du clochard et fais signe au plancton de retourner vers ses abysses d’origine.
— Alors, comme ça, c’est toi San-Antonio, fiston ? reprend mon visiteur.
— Vous me connaissez ?
— Je lis tes bouquins après les avoir piqués aux libraires et avant de les revendre aux bouquinistes.
— Cela me flatte.
— Tu peux, car depuis que j’ai moulé ma chaire au Collège de France, je ne lis plus grand-chose : l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson, le Traité théologico-politique de Spinoza, les Thesmophories d’Aristophane, mais jamais de romans en dehors des tiens, petit gars. Le roman, c’est de la soupe de pain perdu, des radis sans leurs fanes. Le radis, sans sa fane, c’est juste du néant qui fait roter, tu as dû le constater. Bon, c’est pas le tout : en m’attriquant tes petits talbins mignons, cette nuit, tu as fait tomber ça de ta fouille, garnement !
Il me tend ma carte de police.
— Pour un poulet, c’est pas marle de paumer sa brème ! Elle aurait été trouvée par un zozo, il risquait de faire joujou avec elle.
Je récupère mon bien, un peu penaud.
— Asseyez-vous, dis-je.
— Je ne voudrais pas m’incruster.
Néanmoins, il dépose son tas de hardes sur un siège.
— Je vous fais monter à boire ?
— Pas la peine, je suis paré.
Il arrache sa betterave, la débouche et me la tend.
— Si le cœur t’en dit. T’es pas obligé d’accepter, perdreau, ton refus ne me formaliserait pas.
J’entonne le goulot et siffle une rasade, ce qui, quelque part, l’honore.
— Tu as raison, exulte-t-il, c’est du côte-du-rhône avec pedigree. Je l’ai acheté avec ton blé, il est correct que tu en profites.
— A l’instant, vous avez parlé d’une chaire au Collège de France, c’est un vanne ou quoi ?
— Pas du tout, mon petit gars. Je donnais des cours de sociologie.
Je pose une moitié de cul sur l’angle de mon burlingue, face au vieux fripon.
— On peut savoir ce qui vous est arrivé ?
— Rien de particulier.
— Mais encore ?
Il a un sourire un peu flou, une lippe désabusée tord sa lèvre inférieure.
— J’habitais dans un vieil immeuble, à la République, près du théâtre de l’Ambigu qu’on a démoli. J’avais une femme triste, une fille handicapée dans un asile, des bouquins en guise d’amis. Je prenais tous les jours l’autobus en compagnie d’un ramassis de cons pour aller donner des cours à d’autres cons. Parfois, pendant le week-end, nous allions à l’Opéra car mon épouse en raffolait. On mangeait beaucoup de pâtes et beaucoup de riz par souci d’économie.
« Un matin, j’ai senti que j’étais parvenu au bout de moi-même. Je me trouvais dans le bus, à la hauteur du Châtelet où l’on jouait du Lopez. J’ai pensé : « Ça y est, je n’en peux plus, il faut que je me détruise. » Mais je n’avais pas le courage d’arracher ma vie de ma carcasse. J’ai brûlé mon arrêt de bus. Parvenu au terminus de la ligne, je suis descendu du véhicule et j’ai dû rester une bonne heure immobile au bord d’un trottoir, ma serviette râpée à la main. Alors je l’ai vidée dans une boîte à déchets grillagée. Et puis je me suis mis à marcher au hasard, n’importe où. C’était royal comme sensation ! Enfin libre, mon petit gars ! J’étais passé de l’autre côté du miroir. Un mort-vivant, ça c’est le pied superbe ! Je n’étais plus mari, plus père, plus fonctionnaire, plus citoyen. Juste un être en errance qui pouvait penser à sa guise. Je n’avais besoin que d’un peu de nourriture et d’une niche pour passer les nuits. Rien à prévoir, rien à décider. Je marchais, je me reposais, je bouffais n’importe quoi, je mendiais, je me branlais dans des pissotières de solitude. J’apprivoisais le froid, je composais mentalement des textes qui sortaient de mon âme. J’oubliais le passé : mon enfance, mes études, ma carrière et mes amours ; mes chagrins et ce que j’avais cru être des joies. J’entrais, sans foi, dans des églises pour prier tout de même ou piquer dans les troncs, voire pour dormir un peu dans le noir d’un confessionnal.
« Ainsi fis-je l’apprentissage de la cloche, car cela s’apprend, comme tout ! C’est plus qu’une philosophie, presque un métier. On part du renoncement intégral et l’on s’enfonce délicieusement dans les abandons. On ne se lave plus, ne se torche plus le cul. Vos fringues pourrissent sur vous et s’en vont comme la peau en desquamation. On les remplace par n’importe quoi. L’hiver, on se fabrique des guêtres de carton et des gilets en papier journal. Au début, j’ai vu ma pauvre gueule de civilisé dans les journaux : « Avis de recherche, cet homme a disparu » ! J’en ressentais comme de la volupté. Ma femme se rongeant les sangs ! Foutaises ! Et puis il n’a plus été question de moi. J’avais passé la ligne de démarcation. Socialement je me trouvais radié. Je ne possédais plus la moindre signification collective. Dès lors, je vivais pour mon seul compte. Je mangeais pour moi, pissais pour moi, respirais pour moi. Quelle que soit la direction que j’empruntais en me déplaçant, cela n’avait plus aucune importance ! Tu entends ça, petit gars ? Aucune importance ! Je régnais enfin sur les quatre points cardinaux !
« Parfois, je m’offre un plaisir : je vais m’installer (si tant est qu’on puisse dans mon cas parler « d’installation ») devant le domicile de mon ex-femme ou devant celui d’un ancien collègue. Je les regarde mener leur pauvre vie de jean-foutres. Si graves, si compassés, si certains de leur position sociale. Ma vieille mégère se paie une arthrose carabinée et traîne la patte. Un confrère démarre visiblement un chouette cancer du foie ou de l’estomac. Je biche ! En crevaison, tous ! En route, direction néant. Moi, fiston : intemporel ! Hors de toutes les atteintes. C’est solide, un clodo ! Ça meurt de froid un jour que l’abbé Pierre est en conférence. On le retrouve sur le pavé, roide dans ses nippes. On l’embarque avec les ordures du matin et peut-être le conduit-on au même endroit ? Ne sois pas triste, mon petit flic. T’as l’air chaviré de m’entendre. Avec ce que tu écris, tu ne vas pas m’assurer que tu crois au bonheur, aux vertus de la société ! Ne t’attriste pas sur mon royaume, je l’ai conquis de haute lutte, petit gars. »
— Vous voulez de l’argent ? balbutié-je, la gorge en taille de sablier.
— Oui, si tu en as à foutre en l’air.
Je sors mon larfouillet, hésite, lui tends un jaunâtre. Le clochard le regarde.
— Cinq cents pions ! s’exclame-t-il. Fais pas ça, gamin, tu le regretteras quand j’aurai le dos tourné. La charité, c’est un élan, une bandaison de l’âme. Lorsqu’elle est accomplie, on se fait des objections.
— Prenez et ne vous inquiétez pas pour mes états d’âme.
Alors il fait disparaître le talbin. Un silence nous unit plus étroitement. Merde, il me fout le bourdon, ce vieux crabe ! Note que c’est pas le premier libertaire que je rencontre. Déjà, M. Félix était assez chié dans le genre. Ce qui me mine, c’est de les trop comprendre, ces mecs. De piger exactement à quoi correspond leur démarche. De réaliser en plein leur terrifiante solitude. Les hommes, comme les loups, sont faits pour vivre en hordes. Celui qui s’en va seul à travers la forêt paie je ne sais quelle étrange dette.
— Vous passez vos nuits dans le renfoncement où vous étiez la nuit dernière ?
— Pour l’instant. C’est tranquille, y a pas de perdreaux dans le secteur. Je déteste être réveillé d’un coup de pompe dans les côtelettes !
— Vous retapissez donc les gens du quartier ? m’enquiers-je.
Il se marre à travers ses broussailles sanieuses.
— Ecoutez-moi ce malin ! Son émotion est bien jugulée ! Place au flic ! Qu’est-ce que tu voudrais savoir, poulet ?
— Le petit chiare de mes couilles qui a crevé mon pneu, vous l’aviez déjà remarqué ?
— Le fils du prophète ?
Là, il me botte.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ce trou-de-balle a pour père un type complètement siphonné qui pratique l’occultisme ou je ne sais trop quoi d’approchant.
— Comment savez-vous ça ?
— J’ai ma clientèle dans le secteur : des vieillardes qui préparent leur paradis en me faisant l’aumône. On bavasse. Je les amuse, ce qui les incite à la charité. Elles en ont marre des pauvres tristes, moi, je suis un pauvre joyeux !
J’ouvre mon tiroir du haut (je ne mets jamais rien dans ceux du bas), y prends une photo anthropométrique que j’ai fait descendre des sommiers et qui représente la femme Turpousse Maryse au moment de son arrestation. Elle a certes pris du carat en purgeant sa peine, mais reste parfaitement reconnaissable.
— Auriez-vous, par hasard, aperçu cette gueule ? questionné-je.
Il ne regarde pas le cliché.
— Pour cinq cents balles, tu espères faire de moi un mouchard, fiston ?
— Pas pour cinq cents francs, mais par amitié.
— Amitié ! Drôle de mot. Sais-tu de quoi tu parles ?
— Alors disons par sympathie.
Il soupire, se saisit de la photo et la tient éloignée de lui.
— Ça a besoin de lunettes, un clodo ? demandé-je.
— Non, car pour lire je me sers d’une lamelle de plastique qui fait loupe.
Il me rend le vilain portrait de la vilaine tante Maryse.
— Elle habite l’immeuble du prophète, déclare le « vieux dégueulasse ».
Bon, au poil, logique, tout s’enchaîne. Dans le fond, je pressentais bien un truc de ce tonneau.
— Vous avez encore un nom ? demandé-je à mon terlocuteur.
— Plusieurs, répond-il, car j’en change tous les jours. Aujourd’hui je m’appelle « Côtes-du-Rhône ».
— Et demain ?
— Probablement « Bitte Molle ».
Je lui tends la main.
— A demain, monsieur Bitte Molle.