Honnêtement, je ne le voyais pas ainsi, ce matin du 1er janvier. Je m’étais fignolé par la pensée une grasse matinée d’archiduc, avec Alka Seltzer en même temps que les informes à la radio ; ensuite, arrivée de ma Félicie d’amour, toute joyce de m’apporter un plateau surchargé de café odorant et de croissants chauds (mon vice). Je rêvais de tirer ma flemme jusqu’à l’heure du déjeuner. Je serais alors descendu, en robe de chambre, pas rasé, pour déguster la blanquette de m’man (immuable les 1er janvier) arrosée d’un Bandol frais et mutin. Y a des moments, avec ma vieille, quand je me laisse choyer, je me sens tourner curé de campagne. La tortore prend de l’importance. C’est l’art de Félicie, la jaffe. Avec le professeur Sauvy, on cause ; avec Mathieu, on regarde. Avec m’man, on déguste. De toute manière, c’est une forme de partance. Les seuls véritables voyages, ce sont nos sens qui nous les font faire. Les autres, ceux des dépliants, ne sont qu’illuses et retours écœurants.
L’aube commence à pointer lorsque je me pointe moi-même au maternel logis. Pas tout à fait l’aube, à vrai dire, mais une certaine bousculade au fond des horizons. On devine que ça va bientôt éclore. (Que le premier jour de cette année neuve sera là sous peu, pâlichon, sur les gueules de bois de la planète.
Habituellement, ma rue est tranquille, surtout depuis que le vieux voisin est à Charenton, bouclarès pour homicide, le biquet. Les bonnes portugaises qu’il hébergeait ont dû vider les lieux et on n’entend plus leur ramage, ni les disques d’Amalia Rodriguez. Et cela a cessé d’empester la morue frite. De même, son cador n’est plus là, avec ses jappements pour oui et non. Le vieil Arbi qui livre pour la blanchisseuse l’a adopté et lui enseigne l’arabe, au Médor. Ça fait une compagnie à Moktar, ce clébard frétillant. C’était un corniaud pure race, mais sans pedigree, un peu genre La-voix-de-son-maître, sauf qu’il avait la tête plus carrée.
Donc, il est un peu apathique, le quartier, malgré les grands ensembles qui nous cernent. Seulement, comme ils sont de « haut standinge » et tournés sur l’autre rue, tu croirais les bâtiments insonorisés d’un hôpital. Alors, bon, je t’en reviens que quelle n’est pas ma surprise de voir deux bagnoles stoppées devant chez nous, avec, à l’intérieur, des gonziers qui ressemblent tellement à des bourremen que ça doit obligatoirement en être. Affolé, soudain, à la pensée qu’il a pu arriver du grave à la maison, je m’élance comme un dingue vers le perron.
Un zigomar large comme la cathédrale de Chartres bondit de sous notre tonnelle et m’intercepte.
— Hep, vous ! Qui êtes-vous ?
Il me reconnaît et les bras lui redeviennent mous.
— Oh ! faites excuse, monsieur le commissaire.
— Que se passe-t-il ? égosillé-je.
Il me rassure d’un sourire.
— Tout de bon, monsieur le commissaire ! il fait, car il est d’origine helvétique par sa mère qui était native de La-Chaux-de-Fond.
Etant enfant, il passait ses vacances chez ses grands-parents jurassiens. Son grand-père était horloger (c’est lui qui, le premier, a mis son cul en montre).
Mal rassuré malgré sa jovialité, je pénètre dans la maison.
Tout de suite, ce qui m’atteint, c’est une revigorante odeur de beurre chaud. Je fonce à la cuisine. Te dire ? Certes, je suis payé pour. Mais commencer par quoi ? Ce qui me tombe sous la prunelle est tellement insolite, tellement impensable !
Bon, alors voilà. Maman est en robe de chambre (sa belle, la grise à parements écossais mauve et blanc), les pieds dans ses pantoufles bordées de cygne. Elle ne les met que dans les occasions particulières. Celle-là l’est.
La chère femme se tient debout devant notre cuisinière, souriante, bras croisés. A son côté, jamais tu devineras ! Tu donnes ta langue, chérie ? Ecoute ! Tu le répéteras pas, surtout ; qu’ensuite ça jaserait ; tu connais les gens et leur menteuse à enrouloir ?
Le président de la République. Parole ! En bras de chemise, un vaste tablier blanc noué sur le ventre. Tu sais ce qu’il fait ? Des crêpes ! Au sarrasin (son côté pro-arabe).
Il est appliqué vachement, pas goitreux le moindre, comme lorsqu’il visite le Salon de l’auto et questionne les fabricants sur le circuit hydraulique de la 2 CV Citroën. Relaxe, Max ! Il tient la queue de la poêle, ce qui est plus joyce que de tenir les cordons du poêle, et s’apprête à faire sauter la crêpe. Faudrait un roulement de tambour pour souligner le suspense infernal.
— Sec, le coup de poignet, monsieur le président ! chuchote Félicie.
Tchouc ! C’est parti. La crêpe décrit un saut périlleux et retombe impec dans la poêle. Du même côté, mais bien à plat.
Le grand homme n’est pas mécontent.
— Les crêpes, c’est comme les Français, pouffe-t-il, elles retombent toujours du même côté.
« Montrez-moi donc, chère madame. »
Floc ! M’man fait tourner la crêpe.
— Vous devez croire que je suis en avance sur le calendrier et que je confonds la Chandeleur avec le premier janvier, commissaire, mais figurez-vous qu’en devisant avec votre chère maman, nous avons parlé de crêpes au sarrasin. Je lui ai dit combien j’en raffolais et elle a absolument voulu m’en faire.
Il retrouve cette gravité profonde qui est sa vraie nature.
— Je n’ai pu résister à l’envie de vous serrer la main, mon bon ami. C’est à la fin de mon réveillon familial que la nouvelle est tombée. J’ai aussitôt décidé de venir vous complimenter. Avec vous, ça ne traîne pas ! Merci !
Il me tend sa main incomparable. Je n’ai pas le temps de désinfecter la mienne avant de la lui remettre, aussi la lui livré-je telle qu’elle est : misérable et microbienne.
— Pour quelle raison me remerciez-vous, monsieur le président ? risqué-je.
— Comment ! Mais pour la façon fulgurante dont ce gangster américain, venu avec l’intention de me nuire, a été… neutralisé.
Il rit par-dessous son nez et ses paupières palpitent, car elles sont par moments victimes d’un mauvais contact.
Moi, tu me connais ? Les plumes du paon, à d’autres ! Ne pas monter bien haut, peut-être, mais avec une gonzesse superbement roulée !
— Je ne suis pour rien dans la mésaventure survenue à Al Kollyc, monsieur le président.
Il a un recul têtier pour mieux me capter, peser mes mots, juger mes expressions.
— Je croyais, murmure-t-il. Je vous avais apporté une boîte de confit d’oie.
Elle est là, en effet, sur la table.
— Votre attention me touche infiniment, monsieur le président.
Il hausse les épaules.
— Gardez-la tout de même, dit-il, ce qui est donné est donné. D’ailleurs, l’essentiel est que ce dangereux bandit soit hors d’état de nuire, n’est-ce pas ? Savourons un peu ces crêpes, maintenant. Au réveillon, j’ai chipoté. Le cœur n’y était pas. Il faut dire que l’année qui commence sera difficile, mes amis. Tous ces communistes… Ces gens de droite… Ces socialistes… Ces ouvriers jamais contents… Ces Américains, ces Russes… Ces connards rouspéteurs du tiers monde ! Seigneur, quand je pense à ce brave Bugeaud… Vous allez voir qu’« ils » vont me faire débaptiser la rue de l’Isly, un de ces jours ! Ce qui est harassant dans ma mission, c’est que non seulement il faut toujours promettre, mais qu’il faut parfois tenir ! On leur libelle des chèques pour les faire tenir tranquilles et ces vilains bougres prétendent les encaisser ! Excellentes, vos crêpes, madame.
Il mange avec mesure, sans piffrerie aucune, réfléchissant dans une grande envolée de méninges. Sa fonction surmène l’organe. Charrier la France est pénible. Non seulement elle est lourde, mais elle remue tout le temps. Alors il échafaude, le président. Il voit loin. Tout passe par son collimateur, voilà pourquoi, quand les gens lui causent, il semble être ailleurs. Il reste là engoncé dans son cou, les stores baissés, à acquiescer menu avec l’air de dire : « Cause toujours, mon lapin, si tu savais ce que je m’en fous ! » Tu parles, Charles : quatre-vingt-quinze départements sur les côtelettes ! Plus les cases des D.O.M.-T.O.M. ! Et sans parler de la force de frappe que si t’appuies par inadvertance sur le bitougnot, on est tous déguisés en confetti ! Tu voudrais qu’il s’intéresse à la nouvelle moissonneuse-batteuse de la Maison Glandu, toi ? Ou au droit à la retraite anticipée des gaziers ? Non ! Il pense ! Alors lui casse pas les roustons avec le décollage vertical de l’avion Fenlabise, ou le traitement des phosphates de choucroute ; laisse-le gamberger son soûl, le président.
C’est lui qui conduit, interdiction de parler au chauffeur ! Faut qu’il prépare la route à venir, franc seize, franc sait ; pas embugner un bec de gaz. Virage à gauche, virage à droite ! Les passagers gueulent ; lui, fermeture-Eclair aux lèvres, paupières lourdes. Il opine à petits coups brefs. Quand c’est fini, la jacte du terlocuteur, il balance une phrase bien sentie. Genre « Très intéressant, vous pourriez pas me le répéter en alexandrins ? » Ou bien : « Donnez la brochure à mon aide de con, je la lirai sous ma douche. » Impénétrable, alors que mon talentueux Roger Peyrefitte, lui…
M’man et moi, nous respectons son silence. Il consomme sa crêpe comme s’il lisait un rapport sur les forces de l’O.T.A.N.
— Puis-je vous proposer un verre de Château d’Yquem, monsieur le président ?
Il rebuffe du chef. Non, non. Foin d’alcool, fût-il de classe.
— Vous ne pourriez pas me passer un disque ? demanda le monarque.
Mais que si ! Bien entendu…
— Du Tino Rossi, monsieur le président ?
— Vous n’auriez pas du Jean Lumière pour changer ? ou plutôt non, attendez : Ramona ; vous avez Ramona ? J’ai fait t’un rêve merveilleux. Ramona nous étions partis tous les deux.
Il cueille une seconde crêpe. Je fonce à ma discothèque. M’man conserve tout. On a Ramona, sa maman à elle qui l’avait acheté : Nous allions, lentement, loin de tous les regards jaloux. Et jamais deux amants n’avaient connu de soir plus doux… Saint-Granier ! Une époque… Notre bon roi François III écoute et ses paupières rosissent.
— Admirable, balbutie-t-il sans décoller les lèvres.
Après, pour varier, je lui mets du Georges Milton : Dis, c’est’y toi qui t’appelles Emilienne, puis Pour promener Toto, j’ai une auto de Georgius. Il aime ça, l’amour d’homme. Mais je n’en reste pas là, il a droit à la grande série la Pléiade des variétés d’avant-guerre : Henry Garat, Albert Préjean, Lis Gauty, Damia, Fréhel, Rina Ketty Jé révois lé grands sombreros et lé mentilleux. Dranem, Ouvrard. On remonte jusqu’à Mayol (Félix), on se paie Réda Caire, Léo Marjane, André Claveau, Dalida, toutes les anciennes gloires y passent. C’est le big récital du Pommier de l’An. Le président continue d’écouter avec délices et orgue de Barbarie (la Complainte de Mackie). Fred Adison lui fait relever sa paupière droite (Avec les pompiers). Dréan l’amuse (Elle s’était fait couper les cheveux). Polin et sa Petite Tonkinoise lui arrachent un sourire malgré le racisme sous-jacent des paroles.
— C’est pourtant vrai, soliloque-t-il, il y a eu ça : les Colonies… L’Indochine, Chandernagor, Madagascar, l’Afrique du Nord, l’A.O.F. Et maintenant je n’arrive même plus à conserver la Corse ! Demain, ce sera la Bretagne qui prendra le large, ensuite la Savoie, et le Pays basque évidemment. L’île d’Yeu fera sécession, pauvre cher maréchal. La France redeviendra ce qu’elle était sous Charles VII…
La musique s’est arrêtée, il pense toujours.
Je le trouve beau.
Le téléphone sonne. Le service des « Bonnannébonnesanté » démarre. Il fait grand jour, et même soleil, tu te rends compte !
J’attends la salve triomphale d’un connard quelconque : cousin éloigné ou ami épisodique. Mais c’est une voix faiblarde qui jacte.
— Ah ! enfin ! dit-elle. Ici, Lurette, commissaire. Je me suis encore fait planter ! Cette fois, dans le baquet. Je ne sais pas si je m’en sortirai. Je… Allez à l’Auberge du Pont Fleuri, à Vréneuse, il y a…
Il n’achève pas. Je perçois un bruit sourd, et puis les heurts du combiné lâché.
— Lurette ! je m’écrie, désespéré. Lurette, mon petit gars !
Il me semble percevoir des gémissements. Mon impuissance m’est insoutenable. Je m’efforce nonobstant de maîtriser la situation. Par quoi commencer ?
Je laisse pendre mon propre combiné. Retourne à la cuisine.
— Monsieur le président, vous avez bien sûr le téléphone dans votre voiture ?
— Evidemment.
— Me permettez-vous de l’utiliser, c’est toujours relatif à l’affaire Al Kollyc et l’instant est grave.
— Faites, consent le Magnanime.
Je m’élance jusqu’aux bagnoles extérieures et j’explique aux gorilles. Dix secondes plus tard, je suis en communication avec la Maison Bourremen. Je leur communique mon numéro de tubophone et leur ordonne d’usiner dare-dare pour déterminer avec quel poste je suis actuellement en ligne. Dès qu’il sera repéré, qu’on envoie une ambulance équipée de tous les appareils possibles de réanimation sur les lieux. Je les rappellerai plus tard.
Drôle de Premier de l’An !
Je roupillerais volontiers quelques heures. Mais ouichtre…, comme on dit en Auvergne.
M. le président regarde l’heure. Il doit reprendre son dur collier et se remettre à tirer la France. Halez, Luia !
— Vous avez des difficultés ? demande-t-il de cette voix menue, qui sort à regret semble-t-il.
— Il paraît que l’on a mis à mal un homme de mon équipe, monsieur le président.
— Fâcheux ! résume-t-il avec son sens extraordinaire de la concision.
Puis il nous prend congé.
— Tenez-moi au courant, n’est-ce pas ?
— Bien entendu, monsieur le président.
Je le raccompagne jusqu’à son carrosse. Lorsque je me la radine, je supplie m’man de préparer une grande cafetière de jus très chargé pendant que j’irai prendre une douche froide et changer de fringues.
L’Auberge du Pont Fleuri de Vréneuse doit son nom au pont qui la surplombe, pont qu’une municipalité délicate a garni de bacs à fleurs. Depuis mèche des vandales ont pillé les fleurs et brisé les bacs de fibrociment, mais le nom est resté.
Au moment où j’entre dans la localité, je croise une ambulance de forte taille, glapissante et gyropharante, escortée par deux motards. Aussitôt mon sang ne fait qu’un tour de circuit, car j’ai la certitude que Lurette se trouve à l’intérieur du véhicule. J’adresse une ardente prière au Tout-Puissant pour qu’Il sauve la vie de mon petit Lurette. Il serait tellement injuste que ce môme laisse sa peau dans l’histoire.
Hélène Dussardin fume à mon côté une atroce cigarette orientale à bout doré qui me fait songer à ces papiers parfumés qu’on distribuait autrefois et qui célébraient les mérites de quelque marque de savonnettes.
Hélène, deux mots pour te la présenter. Elle est femme inspecteur. C’est une solide fille blonde, avec des joues de luronne et des loloches solidement arrimées par du Cœur-Croisé de Playtex. Fringuée un peu trop girl-scout pour mon goût, elle ne se farde pas, mais ses pommettes et ses lèvres sont d’un pimpant rouge plein air.
Comme elle se trouvait de permanence, je l’ai mobilisée dans la foulaga. Elle porte un pantalon gris, un pull en grosse laine aux tons bariolés, et un gros manteau de drap beige avec une écharpe jaune tricotée par sa vieille mère. Cela dit, sympa. Un cran à la Jeanne d’Arc, prête à bouter les malfrats de France. Je n’ai encore jamais eu l’occasion de bosser avec elle, non que je sois miso, mais mes occupations et les siennes ne concomitaient pas. Bien qu’elle soit une solide gaillarde, elle possède suffisamment de féminité pour qu’on préfère la grimper plutôt que l’Everest. M’est avis que je l’impressionne car elle ne dit rien et se tient parfaitement droite sur son siège, la ceinture bouclée serré, les mains croisées sur ses cuisses.
— Je crois que voilà l’Auberge du Pont Fleuri, non ? fais-je en découvrant une grande taule blanche avec des fenêtres à petits carreaux et de faux colombages pour faire normand.
— C’est écrit dessus, rétorque la belle Hélène.
Fectivement, un panonceau en arc de cercle au-dessus du portail annonce Auberge du Pont Fleuri. On entre, et tout de suite y a une esplanade semée de petits cailloux qui sert de parking. Ensuite, t’as une terrasse dallée, vide en cette saison, séparée du parking par des fusains. Des portes-fenêtres prennent sur la terrasse. Sur l’une d’elles on voit plein d’autocollants de l’American Express, de la carte bleue et toutim.
— Viens, collègue, fais-je en remisant ma tire, et essayons de faire vrai.
Je sors une valise du coffre, bourrée à la va-vite de n’importe quoi. Je la chope de la main gauche, je cueille la taille de ma compagne avec la dextre et on se hasarde.
La lourde aux autocollants donne sur un petit hall carrelé. Au fond, un comptoir d’acajou, avec des fanions du Rotary et d’autres clubs, sert de point d’ancrage à l’arrivant. Une petite pancarte flanque une sonnette à percussion. La pancarte dit comme ça qu’il faut sonner pour appeler. Je donne une tape au timbre et une longue note cristalline faufile ses ondes dans toute la taule.
Au bout d’un moment assez long pour mon impatience, une vieille dame s’annonce. Elle doit cogner le quatre-vingts facile ; elle a les cheveux bleus, très flous ; elle est peinte comme une marionnette et porte un kimono absolument bordélique, en soie noire incrustée de vilains dragons.
Son râtelier d’une pointure de trop nous sourit à l’anglaise.
— Monsieur, madame ?
Je m’incline :
— Bonjour, madame, et bonne année. On peut avoir une chambre ?
— Pour la journée ?
— Peut-être davantage, mon amie et moi cherchons un petit coin tranquille pour y passer quelques jours.
Elle nous vote un nouveau sourire de mère maquerelle réceptionnant une « petite nouvelle ».
— J’ai ce qu’il vous faut. La fenêtre donne sur la rivière.
— Merveilleux.
— Autrefois il y avait un moulin, mais il est en ruine.
— J’adore les ruines, assuré-je sans mettre trop d’intention.
Déjà elle a dégauchi une clé dans un tiroir et la voici qui trottine jusqu’à l’escalier verni.
— Je vous laisse monter votre bagage : Mathilde, la femme de chambre, a congé aujourd’hui parce que nous sommes le 1er janvier.
— De toute manière, je ne laisse jamais porter mes valises par une femme.
Elle me sourit.
— Vous êtes galant, ça se perd. Autrefois, j’ai connu des hommes galants, mais ils sont morts sans avoir été remplacés.
« De nos jours, les hommes ne tiennent plus la portière aux dames et entrent les premiers dans le restaurant sans s’occuper de leurs compagnes qui les suivent comme elles peuvent. »
Elle part à l’assaut des marches. S’arrête à mi-étage pour reposer son asthme. Sa respiration ressemble à celle d’une vieille locomotive à vapeur. Elle se tapote la poitrine pour nous signifier qu’elle a des problos côté soufflets.
— C’est paisible, ici, dis-je.
La mémé opine et halète :
— Juste les oiseaux… Et encore, en hiver ils la bouclent !
Elle achève son ascension et nous drive au bout du couloir. Chemin faisant, une porte s’entrouvre la moindre, juste pour permettre à un œil de nous capter, puis se referme aussitôt. Je note le numéro de la carrée : le 4.
Je tiens toujours Hélène par la taille. Ma valtoche racle les lambris peints en faux bois. La vieille aux dragons délourde et on a droit à une chambre vachement champêtre : papier cretonne sur les murs, rideaux et couvre-lit assortis. Les meubles font « campagne fin dix-neuvième ». Il y a même une coiffeuse avec du marbre blanc fêlé et un miroir rond orientable. Et puis deux tableaux à l’huile, très sombres, représentant des paysages.
— Exactement ce à quoi nous rêvions, n’est-ce pas, chérie ? demandé-je à ma compagne.
— C’est merveilleux, assure-t-elle.
Mamy Frisettes est toute joyce. Elle pressent un coup de verge imminent dans le Landerneau, la rhapsodie des sommiers pour dans pas longtemps. Et peut-être la bramade du pied, interprétée en duo par les arrivants.
— Vous avez un lavabo et un bidet derrière le rideau, annonce-t-elle ; par contre, je dois vous prévenir que les toilettes et la salle de bains sont dans le couloir. Un cœur est peint sur la porte, vous ne pouvez pas vous tromper.
Bon, merci beaucoup, m’dame.
Elle carapate à regret, attendrie par notre couple. Je lourde au loquet et vais à la fenêtre. En effet, elle « donne » sur la rivière et on aperçoit les ruines (en ruine) du moulin annoncé précédemment. Un jardin engourdi dans l’hiver, un verger aux arbres décharnés… Le ciel est bas. Quelques corbeaux y tournoient, sans espoir.
— Alors, programme ? me demande ma « consœur ».
Je la regarde, je regarde le plumard. Elle a un sursaut.
— Hé ! dites, commissaire, surtout ne vous gourez pas d’intentions. Je suis fiancée à un toubib que j’adore et je ne fais pas d’extra.
Furax, je lui riposte :
— Qui vous a parlé de forniquer, mademoiselle l’inspecteur ?
Elle hausse les épaules.
— Le cheminement de vos yeux qui sont passés de mon cul au lit sans escale.
Je lui souris.
— Bravo pour la vertu, ma chère ; c’est un bien inestimable. Cela dit, il va bien falloir faire « semblant ».
— C’est-à-dire ?
— Nous sommes censés fêter ici la fin du ramadan, non ? Des gens occupent cet hôtel, qui ne sont pas catholiques, et auxquels nous devons donner le change. Ils sont sur leurs gardes.
— J’ai vu, en effet, cette porte qui s’entrouvrait dans le couloir.
— Bravo, et quoi encore ?
— Deux voitures sur le parking, dont l’une est immatriculée à Padova, Italie.
— Parfait.
— Et je sais également qui est la vieille.
Là, elle me cyclone les roupettes, la mère. Hélène dit, sans me regarder, tout en ôtant son manteau :
— Lorsque vous m’avez appelée pour me dire que nous partions mimer les amoureux transis dans une auberge louche de Vréneuse, j’ai téléphoné au sommier. La vieille qui tient ce coquet établissement est une ancienne bordelière qui fut la gagneuse de Miquet Lardeuss, un superbe bandit d’avant-guerre mort au champ de déshonneur, à la Libé, de douze balles dans la poitrine, plus une treizième dans la nuque.
— Dites donc, môme, vous êtes une vraie pro !
— Vous pensiez quoi ? Que je fourbissais les menottes à la peau de chamois ?
Elle est saine comme du pain chaud, cette gosse. Son toubib de mes pauvres deux a bien de la chance d’avoir de la veine. Avec une gnère de cet acabit, il est paré pour attaquer la vie. Elle lui donnera de beaux enfants et se montrera très aimable avec sa clientèle.
— Excusez, dis-je, il est temps de donner cours à notre frénésie. Un brin de toilette, pour commencer…
Je vais ouvrir les robinets un instant. Toujours rester dans la vraisemblance. En songeant que, si au lieu de mimer, on y allait franco, Hélène serait en train de se rafraîchir le joufflu, j’ai comme des vapeurs nitreuses qui m’investissent.
Une fois les robinets fermés, je vais me jeter sur le lit. Ça grince, comme toujours dans ces sortes d’auberges à baise. Tant mieux.
— Essayez de faire vrai, je vous en conjure. Vous êtes du genre invectiveuse, soupireuse ou silencieuse ?
Elle rougit et balbutie :
— Vous, alors…
Je renaude :
— Ecoutez, petite, je ne vous ai pas embarquée dans ce sirop pour recoudre les boutons de mon pardingue : ils tiennent, maman les vérifie tous les jours. Je vais démarrer une petite danse du scalp et vous aurez la bonté de me témoigner de manière assez bruyante votre satisfaction, O.K. ?
Et voilà que je me mets à faire chanter le sommier, à la languissante pour commencer, ensuite plus frénétiquement. Je fais un signe à ma « collaboratrice ». Elle se détourne et se met à gémir des « Ohhh ! Ahhh ! Ehhh » assez lamentables.
Je m’arrête.
— Dites, môme, ça ne va pas la tête ! Vous poussez ces interjections quand le docteur Lapurge vous lime ? Je crois que vous ne m’avez pas encore compris : je suis sérieux, moi ! C’est pas de l’amusette.
— Mais comment voulez-vous, proteste-t-elle, je ne suis pas dans l’ambiance. Tout ça est… grotesque.
Putain, ce qu’elle vient de cracher, fifille ! A moi, l’Antonio tous azimuts ! Ami privé et personnel du président de la République ! Grotesque.
— Je vais t’en foutre de l’ambiance ! grondé-je.
Mon regard est si ardent qu’elle prend peur. Moi, péremptoire, je l’entraîne jusqu’au dodo et l’y renverse. Qu’aussitôt : la grosse bisouille mouillée, accompagnée d’une main tombée au futal ! Cric, crac, le bouton du haut saute, la fermeture-Eclair fulgure. Ma paluche impitoyable se faufile, retrousse, rabaisse, se glisse, trouve, se met en place, puis en action.
— T’inquiète pas, chérubine, tu vas la garder ta chère vertu, le toubib pourra passer les lourdes la tête haute. Mais cela dit, tu vas me prendre ton peton, chérie. Et bien comme il faut ! Je veux du vrai, du spontané. Banco ?
Crois-moi ou va te faire godemicher par les Grecs, mais elle cesse de regimber, la môme. Une vraie pro, je te répète. Capable d’abnégation dans les cas difficiles. Elle se laisse déterger les robloches. J’occupe la totalité de son territoire sensoriel : nichemards, frifri… La bouche, les mains, hardi ! Bientôt elle y va à la roucoulade sublime.
Elle balance des « Ohhh ! » de grand style, garantis pur foutre. Elle trémulse des miches. Elle m’agrippe (espagnole) et ses ongles labourent ma chair comme on disait puis dans les romans grivois de jadis…
Au bout de dix minutes de cet échange, tu sais quoi ? Non, je veux pas le dire devant Dutourd, ça me gêne ! Il est pas là ? Bon. Figure-toi qu’elle me balance un désespéré : « Ahhh ! Prends-moi ! »
Non, tu te rends compte ? C’est changeant, une gerce, t’avoueras ! Il y a un instant, c’était l’hymne à la fidélité, mon toubib adoré, tout ça. Et maintenant, juste à cause d’une petite papouille au clito, mam’selle s’empâme et réclame la venue du Grand Mongol ! Que tant pis pour l’interne des hôpitaux de Paris, futur chef de clinique !
Je m’offre le luxe de refuser :
— Non, non, ma chérie, il ne faut pas, songe à ton fiancé ! Je t’ai promis de te respecter…
Elle hurle :
— Si ! Si, prends-moi ! Vite ! Ohhh ! Ahhh !
— Je te jure que c’est pas raisonnable, placé-je encore en dégainant néanmoins mon piolet.
Alors elle éclate :
— Prends-moi, je t’en conjure !
Eh ! dis, t’entends, Bazu ? Elle m’en conjure !
C’est pas la conjuration d’Amboise, mais celle de Vréneuse.
A l’Auberge du Pont Fleuri (qui ne l’est plus). Elle va m’injurier si je refuse de céder à ses instances. Bon, moi je taquine, mais ça ne va pas plus loin. Alors c’est l’enfourchement cosaque. La superbe délivrance épique. La charge héroïque. Messieurs les mousquetaires, sus aux ferrets de la reine. Plus besoin de lui supplier de faire semblant, Hélène. La grande gueulée grégaire. Depuis l’époque des cavernes, c’est du kif ! Le big vrahou sauvage ! L’appel de la forêt ! La cérémonie du panard ! Tu les jettes dehors à coups de rapière, ces merveilleuses. Les défenestres de leur standinge. Allez, ouste !
Je lui en livre vingt boisseaux, qu’elle ait des provisions d’avance pour si des fois y aurait la guerre. Elle est d’accord : « Mettez-le là, et puis là encore ! »
Elle est très saine, très fraîche. Une athlète polak, championne de saut à la perche. La perche, elle la maîtrise superbement. Moi, d’ordinaire, je l’avoue, je donne plutôt dans la viceloque. La bourgeoise friponne, la nana en bordure de nervouze capable de hardiesses vertigineuses. Je suis porté sur la cérébrale, celle qui s’explose scientifiquement, qui se réserve pour la fin ; la très savante, turluteuse de Mohicans. Ou alors la vachasse extra-conne qui monte en bite comme une mayonnaise ; toute plate au début, inerte, huileuse, et puis les sens s’en emparent. Très intéressant comme expérience. Tandis que l’Hélène, c’est du gabarit sérieux, de la fille à faire les bonnes brus, solides, équilibrées, pondeuses d’enfants roses. Chair ferme et lisse, formes généreuses mais musclées. L’abandon naturel. Les glandes vérifiées au banc d’essai. De la poulinière à pelage luisant, à réflexes impecs ! Après la troussée matrimoniale, elle court utiliser M. Propre et préparer la pâte pour sa tarte du soir.
Quand on a terminé de galiper, elle reste un instant inerte, à reprendre souffle et conscience, un sourire comblé au coin de la bouche, comme une pâquerette.
— Alors vous, vous me la copierez ! dit-elle.
— En autant d’exemplaires que vous voudrez, lui dis-je.
Je tends l’oreille, certain de percevoir un glissement dans le couloir. Je te parie une caisse de bière contre une caisse d’horloge que quelqu’un nous a écoutés, et peut-être même visionnés par le trou de la serrure. Tant mieux, c’est tout ce que je souhaitais, bien que je n’aime guère batifoler en devanture.
Nous demeurons allongés, côte à côte. Elle a cessé de sourire, elle gamberge.
— Tu penses à ton toubib ? je la tutoie.
Elle acquiesce.
— Je m’étais promis de lui rester fidèle.
— Les sens et l’amour, ça fait deux, tenté-je de plaider.
— Va lui dire ça, à Albert…
— D’accord, mais comme il l’ignore, seule tu es concernée. La fidélité, c’est dans la tête, pas dans les fesses.
— Dans ma tête aussi il y a du remue-ménage, si j’ose dire. Tu m’as fait jouir comme un sauvage. A ce point, j’ignorais. Alors, je me pose des questions. Et les questions, il n’y a pas plus nocif pour l’amour. Rien ne peut empêcher que je pense à toi en le retrouvant. Et quand il me fera l’amour, je comparerai, c’est fatal.
— Y a pas que le zob, ma poule. C’est sûrement un type d’exception, Albert ; je l’imagine délicat, intelligent, prévenant…
Elle pouffe :
— Penses-tu ! il pète devant moi et ne parle que de tennis.
— Alors pourquoi l’aimes-tu ?
— Il a une belle gueule et son cynisme m’impressionne.
— Je t’accorde la belle gueule, mais le cynisme, tu sais, ne compose pas une personnalité. Oh ! merde, je sens que je t’ai cassé la cabane ! Je te demande pardon…
Elle caresse ma joue comme seule sait le faire une fille en état d’amour.
— Naturellement, ce qui vient de se passer ne compte pas pour toi. Il s’agit d’un simple « coup », comme disent les mâles. Tu as tiré un coup au hasard de notre équipée. La situation nous y conduisait droit et nous sommes tombés dans le panneau. Moi, du moins. Pour toi, c’était l’épisode polisson ; à raconter aux copains ensuite.
La voilà qui me fout le bourdon, tout à coup. Elle paraît infiniment amère. Un peu comme si je l’avais violée, Hélène. En fait, j’ai violé l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. C’est moche. On saccage toujours. Il y a en nous une sorte de louche vandalisme qui s’exerce sans même que nous le voulions.
Je m’assieds en tailleur, près d’elle. Elle est encore offerte, ses cuisses un peu fortes me font penser à une statue de Mayol. Sa toison pâle ajoute à la beauté formelle du spectacle.
— Je vais être franc, Hélène… Je ne puis te dire à cet instant si cette étreinte a ou non de l’importance pour moi. Je ne le saurai qu’un peu plus tard. Tout à l’heure ou demain. Pour l’instant, je ne suis en effet qu’un mâle assouvi, merveilleusement assouvi. Il faut que mes burnes se rechargent pour que je sache, tu comprends ? Si j’ai envie de recommencer, envie de caresser ton corps, de te regarder, de te parler et de t’écouter, bon, alors ça voudra dire que ce moment pesait son poids de secondes ; sinon, il n’aura été qu’un chouette petit nuage rose qui s’effiloche à l’horizon.
Elle ne dit rien, se lève et passe derrière le rideau masquant pudiquement le matériel post-baisatoire. La flotte, glouglou ! Bye bye ma folie ! Bonjour, petite chattoune neuve.
Y a pas que son Albert : moi aussi, je suis cynique ; et sûrement davantage que lui ! Pas exactement cynique : je comprends trop l’inanité des choses, quoi. J’aperçois trop la dérision des gens, la mienne en tête ! On est dérisoires à ne plus oser se regarder. Mais faire quoi ? En dehors de se pencher sur la souffrance, y a rien à tenter, rien à espérer. Je me demande ce que je fous là, moi qui suis bien pénétré de cette certitude, au lieu d’aller porter de la bectance aux chiares squelettiques des pays maudits. Moi qui sais la chose, qui y pense et qui me contente d’écrire des conneries. L’opprobre me submerge. Je sais même plus à qui demander pardon. Et d’ailleurs pour quoi foutre, pardon ? J’y ai pas droit. Le pardon, c’est pour ceux qui ne savaient pas, qui n’avaient pas bien compris. Il est interdit aux lucides, aux délibérés, à ceux qui voient et qui se commandent un plateau de belons triple zéro !
Un ronflement de bagnole se fait entendre dans la cour. Je tends l’oreille. Une rumeur de conversation en bas. Les marches de l’escadrin qui craquent. On marche dans le couloir. Une porte s’ouvre et se referme non loin de la nôtre.
— Grouille-toi, l’amour ! lancé-je à ma compagne.