Le Canard Donald Reagan…
Enchaîné.
Le Canard Enchaîné Donald !
Reagan qui ricane…
Mon cervelet se cogne au verre de la réalité tel un papillon contre celui d’une lampe[4]. Que m’est-il encore arrivé ?
J’essaie de…
Ah ! oui, le vilain tueur à sang froid. Il a piqué une crise. A la suite de quoi ? Que lui ai-je dit lorsqu’il m’a eu infligé cette humiliation insigne, la presque pire de toutes si tu exceptes l’empétardage inconsenti. Me souviens plus de l’insulte qui m’est venue aux lèvres. Mais c’est parti. Comme est parti son pied en direction de ma tempe : vlan ! Tout s’est dispersé dans ma pauvre tête. Comme si je venais de recevoir un coup de téléphone en bronze.
Et le noir.
Le noir, si noir… L’oubli… Le néant… Avec, pourtant, me semble-t-il, des images plus ou moins lointaines, plus ou moins floues. Scabreuses sur les bords…
Et là, Reagan. Pourquoi Reagan ? Je vais t’espliquer. Sur une table basse, non loin de mon visage, se trouve une pile de journaux et revues. L’une de ces dernières a chu de la pile. Sa couvrante représente Donald-le-canard Reagan. Pour ceux qui dans quelque temps ne se rappelleront plus Reagan, je précise qu’il s’agissait du Président des Etats-Unis au visage entièrement plastifié, pour qui des scientifiques avaient fabriqué un poumon d’acier en forme de complet bleu, aux plis de pantalon impeccables puisqu’il était en zinc. Cet homme exceptionnel qui jouait les cow-boys avant de jouer les présidents représentait un sommet de la technique. Il pouvait dire Hello ! I am the best sans avoir besoin d’ouvrir la bouche. Grâce à son poumon entièrement calorifugé, il sortait sans pardessus par les plus grands froids. Il n’avait nul besoin de voitures blindées car il était immunisé contre l’impact des balles, ce qui lui avait valu l’impertinent surnom de « Peau de balle et balle-écrin ». Il aimait copier ses façons sur le président français de l’époque et envoyait volontiers des troupes d’élite dans des îlots perdus sous prétexte d’y implanter des bureaux de l’American Express. Dans les manifestations publiques, on le sortait toujours en compagnie d’une dame conservée dans la neige carbonique, à l’aspect rassurant, dont personne ne doutait qu’elle sache confectionner d’excellentes apple-pies et dont la fonction consistait à embrasser son époux à la fin de ses discours, lui flanquant par la même occasion cinq cents grammes de poudre de riz sur la gueule. Mais comme, rappelons-le, celle-ci était plastifiée, on lui rendait l’éclat du neuf d’un coup de nénette.
Je demande pardon de ces précisions auprès des impatients, mais je suis pour la conservation de l’Histoire. La particularité du Président Reagan était d’être déjà lui-même en conserve au moment de la faire ; contrairement à notre président à nous qui ne l’était pas (conservé).
Mais revenons à nos sadiques. Il n’en reste que deux : le cruel Italien aux yeux de mort, et le petit Autrichien qui s’activait sous la grappe humaine dont Hélène était le centre de communication. Un troisième homme, inconnu de moi, a rejoint le commando. Un grand diable tout frisé, tout émacié, habillé d’un pantalon de velours noir et d’une blouse de cuir râpé.
Les trois discutent dans le fond de la pièce. C’est le Rital au complet rayé qui, visiblement, donne les directives. Je m’efforce de prendre des nouvelles de mes amis. Hélène a été ligotée, comme nous, et repose sur le canapé. Le Gros se trouve à deux mètres de moi, sur le plancher, mais il a retrouvé ses esprits. Ses gros yeux de chien ivrogne fidèle ne me quittent pas. Comprenant que je suis de retour, il sourit. Ce sourire, c’est du pain chaud avec du miel par-dessus, ou du Boursin à l’ail. Il me chauffe le corps, le cœur, l’espoir. D’un battement de cils, je questionne Messire Gradube. On se comprend si bien, les deux ! je lui demande si ses liens sont serrés à bloc, ou bien s’ils lui permettent d’espérer… Sa réponse est négative, catégorique. Non, tout comme bibi, il ne peut broncher. Des heures viennent de s’écouler et je suis engourdi, solidifié, glacé jusqu’au cœur de la moelle pépinière.
Les trois comparses se séparent. Le petit Autrichien boit un coup de gnole ou de je ne sais quoi à même un flacon. Le grand frisé regarde des bibelots d’ivoire disposés dans une vitrine et empoche l’un d’eux. Souvenir, souvenir…
Quant au tueur, plus méthodique qu’un ordinateur, il passe ses prisonniers en revue. Il commence par Hélène, continue par le Gros, finit par moi.
Il déclare :
— C’est lui qu’il faut prendre. Le Gros est trop gros, la fille est trop faible.
Ses compagnons ne répondent rien. Ils s’en foutent ; ils obéissent…
Du temps passe, tant bien que mal ; plutôt mal en ce qui me concerne. J’ai tellement de fourmis par les membres que je me sens devenir mille-pattes.
Un carillon, quelque part dans la pièce, égrène (comme écrirait Ponson du Sérail) le coup de minuit et demi ou celui d’une heure. Quelques secondes plus tard, il bisse. Donc il est une heure.
L’Italien va à la fenêtre et examine la rue.
— Bravo à la météo, soliloque-t-il. Pour du brouillard, c’est du brouillard !
Puis, au bout d’un silence :
— Vous devriez descendre, Tortollani, et attendre le signal sous le porche. Prenez votre talkie-walkie ; s’il se passe quoi que ce soit, prévenez-moi, je resterai en liaison constante. Concernant les bonbonnes, il vous suffit de les déboucher et de laisser la porte de la cabane ouverte, le gaz s’élèvera sans problème et s’opacifiera au contact de l’air. Ensuite vous grimperez dans la cabine de la grue et vous attendrez mes ordres.
Le nouveau venu dit un truc en italien, ce doit être de l’argot milanais car je n’y entrave que pouic.
Il s’en va après avoir accroché un talkie à son cou et remonté la fermeture de son blouson.
Quand il est parti, l’Italien va fouiller dans une sacoche de cuir accrochée au dossier d’une chaise. Il y prend deux grands sachets qu’il éventre. Les sachets contiennent des bandes de sparadrap de dix centimètres sur cinq. Sans vergogne, il me les superpose sur le clapoir. Heureusement que je ne suis pas enrhumé, sinon ce serait l’asphyxie !
— Je te fais un cadeau royal, plaisante-t-il ; tu vas assister à l’opération.
Mon regard expressif doit marquer une intense surprise puisqu’il ajoute :
— Il faut qu’on t’ait à portée de tir le plus possible pour le cas où il se produirait un pépin. Ta vie répondra de la nôtre.
Il hèle l’autre mec et lui ordonne de m’empoigner par les pinceaux. Lui-même, pas feignasse, se charge des épaules. Alors bon, nous v’là partis. Te dire qu’ils me ménagent relèverait du délire. Je prends des chtards de toutes parts : à bâbord, à tribord, contre la quille, sur la dunette. Le plus douloureux est l’ascension de l’escalier menant aux combles. Une fois sur le plancher poussiéreux, ils m’abandonnent pour vaquer à leurs préparatifs. On sent qu’ils ont répété. Ils agissent promptement, sans en casser une broque, à la lumière d’une grosse lampe portative de camping, laquelle diffuse une lumière rouge qui les transforme en démons. N’en sont-ce pas, d’ailleurs ? Hein, réponds ! Le comportement de ces desperados n’est-il pas satanique ? Le Rital se permet de siffloter entre ses dents. La Traviata ! Et tu ne peux pas savoir la dimension métaphysique que ça prend, cet air fameux, dans ce grenier, où s’élabore le rapt du siècle. Temps à autre, l’Italoche consulte sa tocante à cadran phosphorescent ; il lui arrive aussi d’escalader l’escabeau pour aller mater sur le toit. Aucune nervosité. Ses gestes sont aussi réfléchis et calmes que celui du grand patron qui t’a pratiqué l’ablation des testicules en croyant qu’il s’agissait de tes amygdales.
Il coltine le hamac sur la plate-forme, et puis une série d’ustensiles que je ne parviens pas à distinguer. Lorsque tout est terminé, il ouvre une valise que je n’avais pas vue lors de ma première visite des lieux, parce qu’elle était posée sur une poutre maîtresse. Il l’ouvre, en tire deux combinaisons noires et deux passe-montagnes également noirs.
— Allons-y, plus que dix minutes ! annonce-t-il à son pote.
Ils ôtent alors leurs vestons et passent les survêtements. Ensuite, se capuchent la hure avec les passe-montagnes. Ils enfilent des gants de fil noir. Dans la valise, il y avait encore des chaussons de feutre, noirs également, est-il besoin de te le préciser, pauvre glandeur ? Plus une ceinture d’étoffe noire avec des boucles et des gaines tout autour. Ces messieurs y fixent leurs armes et leur matériel.
— On le grimpe ! décide le chef, en parlant du pauvre de moi.
Ils me hissent sur la plate-forme. L’air est frais, il tombe une espèce de grésil poudreux. Je suis déposé sur le plancher d’aluminium froid comme le cul d’un bobsleigher tombé de son engin en cours de prestation.
Le Rital murmure dans son talkie-walkie :
— C’est O.K. ! Tortollani ?
— Paré, grasseye une voix.
— Nous de même ; vous actionnerez dès que le raffut commencera.
Mon cœur cogne atout pique (pardon : à tout rompre). Mon impuissance me fout dans un état de crise aiguë. Je comprends la rage de Don Diègue souffleté par ce con de comte, que merde, Rodrigue a eu raison de lui filer sa lardoire dans la paillasse. Ne pas pouvoir intervenir, c’est le bout de l’horreur pour un homme d’action comme moi !
Les deux types sont à peine distinguables, tout en noir dans la brume très dense. Je comprends que c’est bien parti pour eux. Ils ont dévidé le tuyau noir et attendent, tenant son extrémité.
Le Rital a parlé de « raffut ». Je pige qu’il s’agit de l’opération dite « de diversion », chargée à la fois de couvrir le bruit de la grue et de mobiliser l’attention des gardes en faction autour de l’Elysée. Qu’ont-ils combiné, ces salopards ?
Ça se produit sec. Le heurt caractéristique d’une collision, ponctué de cris. La chose a dû se passer rue du Faubourg-Saint-Honoré, non loin du palais présidentiel. Malgré le brouillard, une clarté fait tache d’huile dans cette direction. Les cris ne sont pas des cris humains. Ils s’égayent un peu partout.
— Bien ! apprécie sobrement le Rital.
Le zonzonnement de la grue se fait entendre, suivi du léger couinement de ses poulies entrant en action. Mes sbires sont dressés et guettent l’arrivée du crochet. Ils le trouvent. Le chef murmure : « Stop ! » Les couinements s’interrompent. Les deux gars font fissa pour fixer le hamac au crochet et s’y suspendre eux-mêmes. Avant de décoller, le Rital me dit :
— J’ai ma carabine à lunette infrarouge, tu resteras continuellement à portée de balles, ne l’oublie pas. (Il ajoute commak, dans l’appareil :) Go !
Les couinements reprennent ; le temps de compter jusqu’à trois, je ne les vois plus, la brume s’est emparée d’eux, ils s’y sont dissous. L’effervescence gronde rue du Faubourg. Les cris, je crois les identifier : ce sont des grognements de porcs affolés. Je vois le topo. Accident simulé, avec une bétaillère bourrée de gorets. Tout a été préparé pour que, sous le choc, le véhicule s’enflamme et que la partie réservée aux animaux se disloque. Messieurs les cochons, terrorisés par l’incendie, sautent de la bétaillère et se dispersent. Tu imagines le topo : un camion en flammes, à deux pas de l’Elysée, et plein de porcs en vadrouille dans le quartier. De quoi meubler la nuit blanche des factionnaires.
Pendant ce temps, M. le président se repose dans ses appartements pontificaux. S’il ne dort pas, ça ne va pas traîner, avec le gaz qu’on va lui brancher.
Comment empêcher cela ? Je gamberge tant que ça peut. J’échafaude…
Et alors, j’arrive à une conclusion. J’ai peut-être un moyen d’empêcher le rapt. Un seul. Oui, un seul et unique. Tu devines lequel ? Non ? Je vais te le dire : tomber du toit !
Ça te fait claquer des chailles ? Et à moi, donc ! Mais j’ai beau retourner la question dans mon cerveau inventif, aucune autre solution ne se propose.
Si je tombe du toit, ça va faire du boucan. Il y aura bien un locataire de l’immeuble, ou un passant, ou des sergots en train de courser les gorets qui sera (ou seront) alerté(s). En me découvrant, écrabouillé, entortillé de fil de fer, ils fouilleront l’immeuble, découvriront Béru et Hélène, lesquels les mettront au parfum. Le Gros et ma douce consœur seront sauvés, le président également. On débaptisera la place Charles-de-Gaulle pour lui filer mon blase à moi. Idem l’aéroport de Roissy. J’évoque le chagrin de ma Félicie. Sa vie finie. Note que je me berlure, jamais on ne croira que j’ai agi volontairement. C’est trop impensable. Ils décideront que je suis tombé accidentellement, ces cons.
Alors ?
Tu comprendras ma légitime hésitation. Donner sa vie pour sauver celle d’un président et d’une paire de collègues, ça paraît naturel, quand tu le bouquines dans un polar. Dans la réalité, ça implique la vache crise de conscience ; un sens fabuleux de l’altruisme.
Mais ce qui me soutient, c’est la perspective de faire échec à ces fumiers. De les biter envers et contre tout. Je les posséderai en mourant. L’Antonio chéri aura eu le dernier mot. Allons, courage, mon bel ami. Vaincs cet esprit de conservation qui nous neutralise, nous rend couards et flageolants. Songe aux kamikazes japonais, à ceux des causes palestiniennes qui acceptent de se faire péter avec une bagnole bourrée d’explosif.
— Hop !
J’imprime une secousse à ma personne. Roule vaille que vaille jusqu’au rebord de la plate-forme qui ne mesure pas plus de cinq centimètres de hauteur. Un ultime sursaut, et pouf ! je tombe sur le toit que je me mets à dévaler. Impossible de stopper mon anéantissement désormais. C’est parti, mon kiki ! Je suis un rouleau à pâtisserie lâché sur une pente. Tu parles qu’ils sont faits pour s’entendre : une pente et un rouleau à pâtisserie ! T’exprimer mes pensées, les ultimes ? Trop confus… Félicie, la vie, le soleil, une petite brume matinale sur le vallon des Baux, des corps de femmes, le glouglou du vin dans un verre, des odeurs de pain chaud, des pages de Crime et Châtiment, de Mort à crédit, de Belle du Seigneur… Les Pieds-Nickelés… Un chien que j’aimais… Des visages qui me sourient…
Je roule de plus en plus vite.
Ainsi faisais-je, jadis, sur une colline aimée qui sentait le thym. J’allais au sommet. Elle était ronde comme le ballon d’Alsace. Je m’allongeais et me mettais à tourner. Je dévalais de plus en plus vite. Parfois je tressautais et j’en étais étourdi. Je sentais des pailles aiguës dans mes reins, des herbes urticantes me fouaillaient.
C’était bon. Il y avait des crottes de chèvres séchées par petits tas…
Et ça y est, le bord du toit ! Salut ! Le big saut ! Je plonge à demi dans le vide. Les jambes. Quelque chose de solide comme la main de saint Christophe me retient dans le dos, par mon fil de fer. Un crochet maintenant le chéneau peut-être ? Hein, oui, ça te semble plausible ? Alors, on dit ça : un crochet. Et je suis suspendu au-dessus de la rue. Je ne vois rien. Tout est épais, cotonneux. Ça pue la brumasse parisienne, et aussi le produit chimique.
Les autres, là-bas, sur le balcon présidentiel, peuvent-ils constater la précarité de ma situation ? Si oui, seront-ils tentés de m’ajuster avec leur flingue à lunette perce-nuit ? Le crochet est-il en mesure de me sustenter longtemps ? Le flot des points d’interrogation me roule dans l’épaisseur de son mystère. Par exemple, je me demande si leur coup de main se déroule bien, en face ? Et la suite, dis ? Y en aura-t-il seulement une pour le gars mézigue ? Sacré 1er janvier, cré bon gu ! Heureusement que c’est une année bissextile : si je m’en sors, j’aurai un jour de plus à vivre pour compenser cette foutue journée. Note que nous sommes le 2, à présent !
La course aux cochons continue dans le quartier. Les pompiers se la radinent en trompe. Pain-pomme, pain-pomme ! La clarté rougeoyante, sur ma droite, disparaît. Leur faut pas longtemps, aux casqués, pour éteindre un sinistre de ce genre. Les braves gens ! Ah ! mesdames, faites-nous beaucoup de pompiers, de grâce !
Le crochet du chéneau tient bon : je ne le sens pas fléchir sous mon poids. Ainsi donc, la Providence n’a pas voulu de mon sacrifice. Je dois remettre mon héroïsme dans ma culotte. Soit. Néanmoins ma posture n’a rien de folichon.
Le temps passe. Le brouhaha se tasse. Un dernier espoir me chauffe l’âme en sourdine : Béru ! En ce moment, le Gros est seul avec Hélène dans l’appartement ; ligoté, certes, mais tellement ingénieux et fort ! Suppose qu’il parvienne à se libérer ? Dès lors, c’est la gagne tous azimuts, pour peu que mon crochet continue de faire du zèle.
Cet espoir se mue en début d’allégresse quand je perçois du bruit dans le grenier. Pas d’erreur, quelqu’un vient. L’escabeau permettant d’accéder au toit gémit sous les kilogrammes d’un mec. On marche à présent sur la plate-forme d’alu.
Je me fous à geindre pour attirer l’attention de Mister Tripaille. Message reçu ! Un faisceau rouge, très faiblard, parcourt la zone où je me trouve et finit par me capter.
— Vasistas ! s’exclame sourdement une voix teutonne.
Malédiction ! Il s’agit d’un membre de l’équipe Johann II !