CHAPITRE 6

Un camionneur obligeant m’a drivé jusqu’à Houdan. De là, j’ai frété un taxi pour Vréneuse.

L’auberge paraît tranquille. J’avise ma tire sur le parking, au côté de la Juva. Par contre, l’Alfa ne s’y trouve plus.

Inquiet, je gagne l’habitation après avoir casqué mon driver. Tout est silencieux. D’un pas souple, je grimpe jusqu’à notre chambre : vide ; mais un désordre indescriptible y règne. On l’a fouillée à la va-vite, sans se soucier de refaire un brin de ménage par la suite. Je fonce alors à la chambre 4. Elle est vide aussi, si l’on excepte le cadavre d’un des deux Ritals en complet rayé du Grand Vertige. Il gît sur le lit, tout enchifrogné par la mort. On lui a fait péter la tronche d’une balle dans la nuque. Le coup de grâce, somme toute. Puisqu’il était irrécupérable, c’était la meilleure manière de se séparer de lui.

Cette fois, il a la rate au court-bouillon, l’ami Sana !

Je dévale l’escalier cinq à cinq (quatre à quatre, c’est pour les podagres). Parvenu au rade, j’actionne le timbre d’appel comme un wattman la carillonnette de son tramway lorsqu’il aperçoit une fillette en train de faire des pâtés de pavés sur la voie. Mais la vioque n’apparaît point.

Bon, y a eu emergency d’urgence. Pourtant, une mouillante odeur de confit d’oie en train de se déconfire, titille mes naseaux. Je cherche la cuistance et la trouve facile. Une coquelle noire, toute semblable à celle dont use ma Félicie, se laisse chauffer le cul sur un fourneau grand comme un comptoir des Indes. Mamie Rolande est affaissée devant son piano. Elle aussi a eu droit à la praline dans le bulbe. Il a une façon peu orthodoxe de prendre congé de ses hôtesses et de ses potes, le second Rital rayé. De profundis à répétition. Seulement voilà, quid de la gentille Hélène ?

Je parcours tout le bâtiment en la hélant. Une espèce de dinguerie me biche. Le phénomène dont je lui parlais naguère se met à jouer à plein. Je ne veux pas qu’il lui soit arrivé malheur, à cette gosse. Il me la faut encore ! Elle me manque déjà ! Hélène, ma fliquette ! J’ai besoin de tes belles cuisses solides et douces, de ton duvet, de ton odeur de femme saine, de ton regard apeuré par la vie… Hélène ! Ah ! non, je ne t’ai pas entraînée au casse-pipe, dis ! Où es-tu ? Hélène, ma chérie, ma Jeanne d’Arc, ma pouliche hennissante, mon royal cadeau du 1er janvier !

Hélas, hélas, hélas ! comme l’a dit si justement un ancien président de la République (à présent ce sont les Français qui reprennent l’expression) : « seul le silence me répond » (Ponson du Terrail).

Treize abattu, je décroche le téléphone pour appeler mes collègues de la maison mère.

— Du nouveau à propos des bagnoles dont je vous ai fourni les numéros ?

— La Juva appartient à une certaine Rolande Froidevache, domiciliée à Vréneuse, Yvelines.

— Je sais, after ?

— L’Alfa est une voiture de démonstration attribuée au garage Mortadelli, de Padova. Elle a été volée, mais le patron du garage ne s’en était pas aperçu, à cause des fêtes.

— Diffusez son numéro à tout-va, le dispositif number one ! Et, attention, en cas de coup dur, notre gentille consœur, l’inspecteur Hélène Dussardin a probablement été embarquée en otage ; ensuite ?

— Concernant l’américaine, Ford Custom bleue, elle appartient à un danseur noir nommé Méoutuva Didon, domicilié 613 rue de Montholon, dans le neuvième.

That’s all ?

— Non, monsieur le commissaire : c’est tout !


Parvenu à cet équinoxe de l’histoire, comme chaque fois, t’auras remarqué, j’en fais le point dans ma poche.

Toujours récapituler au bon moment, ça permet de prendre ses distances, de contrôler le développement des faits, de percevoir les agissements des êtres.

Washington prévient l’Elysée qu’il se pourrait qu’un coup tordu se prépare contre le président ; coup tordu mijoté par un gangster illustre : Al Kollyc, lequel serait en contact avec des chefs des Brigades rouges ritales.

Al Kollyc est descendu chez un bon ami à lui, espèce de vieux forban garé des voitures et ayant pignon sur rue : César Césari-Césarini.

Voilà, ça, c’est le premier paragraphe. Net, carré, sans bavures.

Deuxième paragraphe.

Kollyc passe quatre jours chez son ami. Il vit pratiquement enfermé dans sa chambre où il use la plus grosse partie de son temps à téléphoner. Le soir du 31 décembre, il refuse de réveillonner avec la famille Césari-Césarini car il a rendez-vous avec deux « messieurs italiens ». Sur les instances de César, il revient sur son refus, et convie ceux-ci au Grand Vertige.

Troisième paragraphe : la soirée !

Au douzième coup de minuit, un tireur déguisé en dame abat Al Kollyc depuis une petite loggia, au moyen d’un fusil à lunette dont, ensuite, Césari-Césarini prétendra qu’il lui appartient.

Assertion confirmée par sa famille, mais démentie par ses deux domestiques. Les deux Italiens (présentés sous les prénoms courants d’Aldo et de Luigi) se font la paire immédiatement après l’attentat. Ils poignardent mon collaborateur, l’officier de police Jean Lurette qui leur coupait le passage. Celui-ci riposte avec son flingue. L’un des deux Transalpins est très gravement touché, malgré tout le tandem parvient à fuir, à bord d’une Citroën noire.

Quatro : les deux Italiens vont chercher refuge dans une coquette localité de la banlieue ouest, à l’Auberge du Pont Fleuri, tenue par une vieille bordelière reclassée. Jean Lurette que j’ai laissé au Grand Vertige parvient à retrouver leur trace, j’ignore comment. Les gars, ou des complices à eux, le reconnaissent et le plantent une deuxième fois, mais dans le ventre. Le jugeant mort, ils le laissent sur le carreau. Lurette retrouve ses esprits et suffisamment de forces pour se traîner jusqu’à une cabine téléphonique, d’où il me prévient. Ensuite il sombre dans le coma.

Cinquième paragraphe.

Je descends à l’Auberge du Pont Fleuri en compagnie d’une ravissante consœur, en touristes ! L’y baise divinement pour accréditer notre côté « lune de miel », puis me mets en action. Je me placarde dans le coffre d’une bagnole ricaine. En cours de route je suis obligé de flinguer le chauffeur. A bord se trouve un toubib véreux qui se met à table. Je retourne à l’hôtel. Le Rital blessé et la tenancière ont été froidement abattus par le deuxième type en costume rayé, lequel a, ensuite, pris la fuite, emmenant avec lui, je le crains, la gentille Hélène.

Bien, alors j’en suis là.

Je m’efforce de calmer mes angoisses concernant la gentille policewoman dont l’admirable cul chante dans mon noble cœur. Garder la tête froide. Je me répète mon résumé. Tout de suite un élément particulier m’apparaît : l’Alfa Roméo.

Les deux Italiens ne l’ont pas utilisée pour se rendre au Grand Vertige. Ils usaient d’une Citroën noire immatriculée à Paris, dont le premier chiffre d’immatriculation est 1 et le dernier 8. Seulement, quand je suis arrivé à l’auberge, quelques heures plus tard, cette voiture ne s’y trouvait plus. Alors quoi ?

Je musarde dans la nécropole, à la recherche de quelque chose pour me sustenter. Je déniche une bouteille de Pouilly Fuissé dans le réfrigérateur, ainsi qu’un beau morceau de pâté de campagne. Je vais m’installer dans un petit salon pour claper. L’homme est une machine en activité, qui ne fonctionne que si on la fournit en carburant.

Je bouffe et pendant que je mastique, ça vient. Le troisième homme, celui que j’ai assaisonné dans l’auto, accompagnait les deux costars rayés. Quand ils sont venus (après s’être débarrassés de Lurette), ils se sont dit qu’il fallait dégager la Citroën d’urgence car on avait eu le temps de retapisser son numéro. Le troisième homme est donc allé la vaguer quelque part et puis s’est procuré une tire ricaine. Où l’a-t-il chouravée ?

Je compose un numéro illustre, puisqu’il s’agit de celui des Bérurier. Faut laisser carillonner interminablement avant que le Gros vienne répondre.

— Ça doit z’êt’ une erreur ! bougonne-t-il d’entrée de jeu.

— Mais comme elle est juste, tout va bien, réponds-je.

— Oh ! c’est toi, déjà levé ?

— Je ne me suis pas couché !

— Il est midi !

— Et dans douze plombes, il sera minuit !

— Qu’est-ce tu viens de bouffer, ça sent le pâté !

— Du pâté !

— De campagne ?

— De rase campagne !

— Av’c des p’tits corninches et des zognons blancs ?

— Non, nature. Il se suffit à lui-même.

— Il est gras z’à point ?

— Juste comme tu l’aimes.

— Y a d’ la gelée autour ?

— Un minimum.

— T’as du pain égal’ment d’campagne pour étaler dessous ?

— Non.

— C’est dommage.

— Consternant.

— Et t’as pas moilien de s’en procurer ?

— J’ai trop faim pour partir à la recherche d’une boulangerie ouverte.

— Tu écluses quoi, en l’bectant ?

— Pouilly Fuissé.

— Du Brouilly eusse z’été préférab’.

— Peut-être…

— Il est frais, l’Pouilly ?

— Glacé.

— Pas trop, j’espère ?

— Non, pas trop.

— Fruité ?

— Un délice.

— Il vient d’chez qui ?

— J’ai pas la boutanche sous les yeux.

— Et ensute, tu vas bouffer quoi ?

— Du confit d’oie.

— T’as de la chance.

— Je sais.

— Du confit d’oie… d’oie ?

— J’en suis convaincu.

— Tu t’laisses pas abatt’.

— Non, j’abats les autres. Toujours prendre les devants ! Ton interview est terminée, Alexandre-Benoît ?

Un silence. Je l’entends libérer un grand pet comme le hululement d’un chat-huant ; puis il se gratte les poils de la poitrine, ensuite ceux du service trois pièces, et termine par un petit rot rêvasseur avant de soupirer :

— Qu’est-ce y a pour l’service ?

— Un danseur noir nommé Méoutuva Didon, 613 rue Montholon, possède une grosse chignole ricaine bleue, marque Ford Custom. Tu vas trouver ce type et lui faire dire à qui il a prêté sa tire. Ensuite, fonce au P.C. des Champs-Zé et attends que je t’y appelle. Ça joue ?

— Banco. Dis voir, Tonio, s’il s’rait tant tell’ment bon, c’Pouillé Fûté, t’n’pourrais pas en ram’ner une bouteille ?

J’ai jamais rencontré un type plein aussi avide. D’où mon mouvement de mauvaise humeur qui interrompt ce dialogue claudélien.


Ça me fait tout bizarroïde de vaquer dans cette turne où gisent deux morts. Ce qu’Eugène Dabit (le peu connu) aurait appelé « des morts tout neufs », puisque frais équarris au 1er janvier.

Que faire ? Aux trousses de qui me lancer ? J’imagine que le Rital au complet rayé a dû prendre Hélène en otage, comme pébroque au cas où ça se mettrait à vaser trop fort.

Pour tromper mon désarroi, je vais inspecter la chambre et les fringues du type abattu ; mais son complice a ratissé et je ne trouve rien. Pourtant, au moment de quitter la pièce, un souvenir m’afflue.

Le vrai coup de poing dans les gencives !

« Commissaire d’opérette (et le poteau laid) ! me dis-je. Matamore (aux dents) pour repas de noces ! Crétin (de Chavignole) monté sur boucle ! Tu devrais rendre ta carte et courir t’inscrire au chômedu comme tout le monde. Est-ce possible ! Un homme comme toi ! Oublier une chose pareille ! »

Je retourne au biniou. Comme un des ratés (t’as le choix, y a que ça !). En composant le numéro de chez nous, je reçois des odeurs de confit brûlé. Dommage ! Une oie morte pour rien. Et une vieille dame pareillement : effacée alors qu’elle savourait les joies de la vieillesse gaillarde. Cela dit, elle aurait dû rester au propre au lieu d’héberger des forbans de grand style, la pauvre chérie !

— M’man ?

— Mon chéri !

Cri du cœur. Que dis-je : de l’âme ! Du ventre ! « Son chéri. » Moi, grand balandard à la con, pineur invétéré, malmeneur de criminels… Déconneur d’à n’en plus pouvoir…

Son chéri, si chéri et si « son ». Ah ! ma vieille, du temps que je te tiens, laisse-moi t’offrir une rose.

— Tu veux bien aller à ma penderie, ma grande ? Dans une poche du smoking que j’ai posé ce matin, tu trouveras une enveloppe contenant des photos. J’aimerais que tu les examines et que tu me racontes ce qu’elles représentent…

— D’accord, je me dépêche.

— Mais non, m’man : prends ton temps…

Elle a déjà posé le combiné. Toinet joue avec sa petite auto téléguidée en faisant un ramdam du diable. La bonne profite de ce que ma vieille est en haut pour l’engueuler en espingo, comme quoi il est la chierie vivante, un garnement pire que la plus verte des coliques, et d’autres trucs encore que je traduis mal parce que ce sont des ibériqueries locales.

— Oui, tu te rends compte ? Tout au feu de l’action, je n’ai plus pensé à l’enveloppe Kodak que le blessé a perdue en grimpant dans la chignole, devant le Grand Vertige ! L’ai empochée à la diable, et puis oubliée. Ça, c’est de la faute professionnelle grave. On serait sous Louis XV, je serais roué vif en place de Grève. L’odeur de brûlé est si intense que je cours jusqu’à la cuisine pour retirer la coquelle du feu. Ce que c’est abracadabrant, ce confit d’oie brûlé, et la vieille femme abattue comme une chienne par un bandit à sang froid.

— Allô ! Allô ! Antoine ? dit ma Félicie dans la passoire.

— Je te demande pardon, m’man, on m’appelait sur une autre ligne, alors ? Qui donc, sur ces photos ?

— Personne.

— Comment ça, personne ?

— Elles représentent un mur bordant un parc, car on voit beaucoup d’arbres par-dessus. Et puis une grue peinte en jaune, très haute, près de ce mur, mais il y a une rue entre l’engin et le mur. Une rue déserte qui me rappelle vaguement quelque chose ; c’est très probablement une rue de Paris.

— Quoi d’autre ?

— Rien, il n’y a que quatre photos et ce sont presque les mêmes : le mur, la grue, la rue. Ç’a été pris le soir, car le fond de la rue se perd dans l’ombre.

— Je peux te demander un grand service, ma poule d’eau ?

— Evidemment.

— Appelle un taxi et va porter ces photos à Mathias, aux Champs-Elysées. Si d’aventure il n’y était plus, fonce jusqu’à son domicile, tu connais l’adresse ?

— Elle est dans le carnet jaune.

J’ajoute :

— Emmène Toinet et allez bouffer des crêpes à Paris, ça lui fera une petite fête. Ce soir on s’offre une surpatte géante, m’man. Juré, craché ! Le Château d’Yquem est toujours au frigo ?

— Tout à fait en bas.

— Laisse-le se faire une santé, on le changera d’étage une heure avant de passer à table.

Mon baiser est solide sur l’ébonite du combiné. Je me torche les lèvres avec répulsion en songeant aux canailles qui se sont servies de ce téléphone avant moi !

A ton avis, Lord Trouduc, ça veut dire quoi, cette grue et cette rue tranquille bordée d’un haut mur ? Mur de prison ? Les costars rayés’ brothers mijotaient de faire évader quelqu’un, profitant de travaux en cours ? Je suis confiant en Mathias, il saura découvrir de quoi il retourne. Tiens, je vais lui passer un petit coup de grelot pour le prévenir.

Ma surprise est forte quand au lieu de son organe masculin, c’est une voix de sorcière qui répond. Dame Mathias ! Seigneur, que fait-elle à notre P.C. des Champs-Elysées, la mégère inapprivoisable du Rouquin ?

— Ah ! c’est vous ! C’est vous, maudit ! qu’elle m’attaque, bille en tronche. Un commissaire, vous ? Je ris ! (Elle rit façon Méphisto dans Faust-Ne donne un baiser ma mie que la bague au doigt.) Un criminel, môssieur ! De la basse espèce ! Un sadique ! Que dis-je : un dépravé ! (Je vois mal la nuance.) Mes enfants, môssieur ! Vous avez vu mes enfants ! Dans quel triste état ils sont, ce matin, pour commencer l’année, alors que nous devions aller déjeuner avec mes parents ! Ils sont verts et ils vomissent à gorge déployée ! Enivrer des innocents, mais vous êtes donc un monstre ! Barbe Bleue !

Je la laisse liquider sa bile. Hélas, elle en a des hectolitres à mon service, cette carne pondeuse.

Profitant de ce qu’elle est à court d’oxygène, je lui demande de me passer son mari.

— Non, môssieur ! rétorque-t-elle, je ne vous le passerai pas ; sous aucun prétexte. Il va demander sa mutation dès demain. Je ne resterai pas sa femme s’il s’obstine à collaborer avec l’individu sans moralité que vous êtes. Ce sera vous ou moi, môssieur !

Là-dessus, j’entends un bruit sec, suivi d’un cri, puis d’un choc. Elle a largué le combiné. Les cris continuent, accompagnés de sanglots. Toute une marmaille en transe se joint au concert pour composer la chorale des lamentations.

Une bonne voix grasse entre en ligne.

— Béru ! m’annonce ladite. Tu rates tout, mec, ça chie vilain ! Le Rouquemoute vient d’déclencher son offensive d’hiver. Vingt piges d’enchaînage qui lui rebellent l’tempérament. Il y a placé une mornifle, à sa bourrique, qui y a fait traverser tout’ la pièce. Elle a voulu r’biffer, mais y tabasse des deux. Tu l’verrais : Marcel Cerdan, d’la grande époque ! Crochet au foie ! Dirèque du gauche ! L’v’là qui r’mise en contre ! Les chiares hurlent comme un’ corde d’loups ! Y disent qu’y veuillent pas qu’ papa tue maman. Y s’rendent pas compte qu’ ça s’rait une bonne chose, somme toute. Le blondin les confiererait aux grands-parents et se remarierait av’c quéqu’un d’potable. Oh ! il acharne. Il balance des manchettes maint’nant ! Et des coups d’pompes. Y m’fait peur ; l’est blanc comme un’ merde d’laitier. Ses taches d’son, tu croirerais la Voie lacteuse : des étoiles. Un coup de genouxe dans l’bide ! L’est déchaîné à fond ! Elle a cessé d’gimber et d’regimber. J’t’demande un’ seconde, faut que j’interviende sinon y la bousille pou’ d’bon.

« Holà, Mathias ! Arrête ton forcinge, mon pote ! La v’là grog ! Finis-la pas d’vant tes mouflets, tu risques d’les thaumaturger pou’ l’restant d’ leurs vies. Note que j’ai une couronne mortuaire à solder ! Arrêt’ j’te prille, Mathias ! Oblige-moi pas à te carrer un pain dans les badigues pou’ t’freiner les ardeurs. Bon, t’y as fêté ses noces d’argent, bravo, banco, t’en avais b’soin, mais faut pas d’usage prolongé sans la visse médicale, grand ! Doré d’l’avant, elle va s’tenir à ta botte, te becter dans la pogne, te tailler des pipes. T’as pigé l’mode d’emploi, mon vieux brasero : la tarte dans l’museau à la moind’ réflexexion. C’est toi l’homme, mon lapin. C’est toi qui affures l’osier du ménage et qui manoeuv’ la bitoune nerveuse ; toi qui licebroques su’ l’évier. Quand t’est-ce qu’elle aura bien pigé ça, t’en feras d’la pâte à mod’ler, c’te crevure. Ça y est, moui ! J’vais sévir, Mathias si t’arrêtes pas ! Mets-y l’dernier et faites la paix ! Hou là, là ! c’parpaing colosse, madame ! T’y aurais pas éclaté l’pif ? Ell’ raisine comm’ une fontaine salace ! Bon, allez, calmos ! T’es soulagé, hein, mon biquet ! Enfile-toi un gorgeon d’vouisky et nettoye-lu ses plaies, pour lors.

« Allez, allez, chialez plus, les mômes ! Papa-maman, c’tait pour de rire ! Y plaisantaient ! Si on aurait pas l’droit de rigoler, un jour d’jour d’l’an, c’s’rait malheureux. Les grandes personnes aussi ils aiment jouer. Faites-vous pas d’souci pour vot’ daronne, mes chouchous : c’est quéqu’ égratignures pour dire, deux trois esquimaudes comme quand on chahute. Mais non, ell’ n’est point morte, vot’ p’tite mère. Just’ qu’elle fait semblant, pour taquiner papa. Qui c’est-il qui va me chercher un seau d’eau, aux chiottes ? Vous trouv’rez l’seau dans le placard à balai. On va lu filer la baille en pleine poire et ell’ criera pouce ! T’nez, rien qu’ d’en causer, la v’là qu’ouv’ un lampion !

« Ça va, chère maâme ? Sacrée rouste, hein ? Ah ! faut s’gaffer d’l’eau qui dort, ma chérie. V’voilliez, les mômes, elle r’fait surface, vot’ maternelle. V’savez, moi aussi, moi et tata Berthe, on joue temps z’en temps à c’que j’lu mette une avoinée. Ça fait circuler l’sang ; à preuve, çui à vot’ chère mère qu’arrête pas d’lu gicler des naseaux. Bon, moulez-moi, j’ai du turbin su’ la planche.

« Allô ! T’es encore laguche, mec. J’ai réglé l’problo aux Mathias. L’Rouquinos a paumé le contrôle d’son self. Faut dire, un’ guenon d’c’t’acabit, merci bien. J’voudrais même pas qu’é’m’pompe à travers l’trou d’un rideau. Pour lu fignoler tous ces chiares, y doit s’servir d’un entonnoir, l’althelète. Bon, on causait d’quoi t’est-ce avant la garade d’ces messieurs-dames ? »

— D’encore rien, Gros. Tu es allé chez le citoyen Méoutuva Didon ?

— J’en r’viens. Tu parles d’un gourbi. Y avait trois noirpiotes dans une chambre grande comme mes vouatères : son cheptel. Ces dames étaient camées jusqu’à l’oignon. Ça puait le mari de Juana dans l’estanco. La moins choutée, celle qui pouvait causer t’encore, m’a espliqué qu’ leur julot s’trouvait chez des aminches à la cambrousse, à Vréneuse.

— Où ça ? hululé-je, façon fin d’alerte au gaz.

— Vréneuse.

— L’adresse ?

— Une maison qui s’appelle Les Lilas bleus.

— Justement, je suis à Vréneuse.

— Tu veux que j’viende ?

Je gamberge longuement, mais en une seconde huit dixièmes. Le temps, tout dépend de la manière dont on l’utilise. Les plus belles heures de ma vie, je les ai toujours vécues en deux minutes. Si tu veux en savoir plus long sur la question, potasse mon camarade Einstein qui lui s’est fait chier la bite pendant des années pour démontrer la justesse de ce que j’avance.

— C’est cela, arrive : Auberge du Pont Fleuri, c’est au bord de la rivière et à l’entrée de l’agglomération.

— Jockey, mon pote, j’arrive.

— Passe-moi Mathias.

— L’v’là, y finit d’éponger sa gerce.


L’organe haletant du Rouillé est déjà saisi par la navrance. D’ici pas loin, il va se traîner devant sa gonzesse en se lacérant la poitrine, implorer un pardon dont il devra régler les dividendes jusqu’à la fin de ses jours.

— Ecoute, fiston, moule-nous un peu avec tes problèmes familiaux. Si j’ai un conseil à te donner, c’est de garder la balle dans ton camp. Cela dit, il est temps que ta tribu rejoigne sa base. Téléphone à la Maison Bourreman qu’on t’envoie un fourgon et rapatrie tes éclopés. Ma mère va arriver avec des photos. Tu vas les examiner, les agrandir et me trouver ce qu’elles représentent et où elles furent prises. Ça joue ?

— Comptez sur moi, monsieur le…

Je raccroche.


Des choses s’organisent. Ça remue un peu. Mais qu’est-il advenu de ma consœur Hélène Dussardin ? Je commence à me sentir en manque d’elle. Non, sérieux. Le béguin, tu crois ?

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