L’agent en faction rue de l’Elysée doit me reconnaître, car il porte la paluche à son kibour quand il m’aperçoit. Je l’en remercie d’un sourire galvanisateur de chef.
L’énorme grue nous surplombe et déjà sa flèche se dilue dans la brumasse. Sur place, la beauté du coup de main m’apparaît. Simple comme bonjour. Il suffit d’attendre la nuit… Un gazier se faufile dans l’armature métallique de la grue, escalade les roides degrés jusqu’à la cabine de commande située tout en haut. Une fois en place, il suffira de faire dans le quartier un bruit susceptible de couvrir celui de l’engin. Bagnole en fausse panne, dont on fera ronfler le moulin à bloc, je présume. Quoi de plus bête ? Dans le brouillard, le grand bras se déplacera de quarante-cinq degrés. Des mecs en noir descendront jusqu’au balcon de l’appartement présidentiel. Les factionnaires disséminés à l’intérieur et à l’extérieur du palais n’y verront que du feu.
— Viens voir, me chuchote le Gravos du seuil de la cabine où il vient d’entrer.
Je le rejoins, et il me désigne quatre énormes bonbonnes de fer, genre bouteilles de Butagaz.
— Le Rouquin n’a pas causé de ces bonbonnes quand t’est-ce il a raconté ce qui y avait ici ?
— Non, c’est juste.
— Pourtant, le Blondinet, tu peux pas trouver plus escrupuleux qu’lui !
— Conclusion, on a entreposé ces bonbonnes entre sa visite ici et la nôtre !
— Tesquetuel, mec, ratifie mon éternel coéquipier.
— Donc, l’opération de cette nuit n’a pas été décommandée.
Le Mastar s’enchifrogne puisque je parais avoir eu raison contre lui. Mais, beau joueur de nature, il ne tarde pas à baisser pavillon, comme il baisse culotte.
— S’agit d’usiner convnab’ment, non ? On vadrouille dans l’délicat : s’agit du président d’la Raie publique. Note bien, y arriverait quéqu’ chose, on a toujours Poher pou’ l’remplacer. Just’ment, y doit s’languir d’l’Elysée, le pauv’, ça commence à faire lulure qu’il fait nibe d’intérim’rie…
Je l’écoute à peine. Mon regard d’aigle sonde l’immeuble faisant face au palais. Mon instinct policier me glougnoute les testicules. Je me dis in petto, ce qui est une chose, et impétueusement, ce qui en est une autre, que les comploteurs ont fatalement une base au plus haut niveau de l’immeuble. Point de départ, point de réception…
— Suis-moi, Richard Cœur de Lion.
Je pénètre dans la maison. Elle est cossue. Les rideaux de la pipelette sont tirés mais, entre eux et la vitre, un écriteau fait main annonce : « La Concierge serat absente pendante les fêtes. »
Un ascenseur de bonne volonté nous propose sa force grimpante et nous hisse au dernier étage. On entend gazouiller des télés. C’est la fin d’après-midi d’un jour de l’An. Les foies marquent une lassitude… Çà et là, d’ultimes rires.
Sur le palier, modeste comme ceux des derniers étages des immeubles anciens, deux portes aux paillassons monogrammés ; peintes en faux bois par-dessus le vrai, ce qui m’a toujours paru être une hérésie. Je tends l’oreille. Ne perçois que des murmures…
— Tu sonnes ? demande le Gros.
— Je préfère aller jeter un œil sur le toit.
Au fond du palier, un minuscule escadrin de six marches conduit à une porte de combles. Je l’escalade en deux bouchées. La porte n’est pas fermée à clé. Nous pénétrons dans ce no man’s land bizarre sombre et toiles d’araigneux, où l’on découvre la charpente d’une maison. C’est un spectacle auquel je suis toujours sensible. J’aime ces espèces de caravelles renversées, cet entrecroisement de poutres et de solives (elles me font soliver) si harmonieux, qui fait du métier de charpentier l’un des plus beaux du monde.
Un air frais souffle dans les combles, dû au fait qu’on a déposé l’un des vasistas et agrandi son ouverture en sciant des lattes et en ôtant des tuiles. Le trou est béant et s’ouvre sur une nuit épaisse, floconneuse.
— J’ai le nez creux, non ? dis-je au Gravos.
Il renifle pour marquer son admiration inconditionnelle.
J’actionne une lampe stylo à faisceau gougnafeur qui prend à l’obscurité tout un matériel afin de le livrer à nos prunelles avides, ainsi que l’écrivait naguère, avec tant de vigueur, Robert Claudel dans Le Soutier de salin.
Se trouvent groupés une nouvelle bouteille de gaz dans laquelle plonge un tuyau de caoutchouc qui remonte sur le toit, des cordes, un hamac, des outils divers, une couverture pliée, et un escabeau permettant d’accéder à la toiture sans avoir à opérer de rétablissement. Je l’escalade et jaillis dans le brouillard. Je distingue le bras de la grue au-dessus de moi. On a aménagé sur les tuiles une espèce de plate-forme en aluminium fixée à la charpente par des crampons.
Sur ladite se trouve enroulé, en une vachetée d’épaisseur, le reste du tuyau de caoutchouc relié à la bonbonne (ou bombonne si tu préfères, moi, je m’en branle).
Les gros travaux justifiant le montage de la grue ont lieu dans l’immeuble voisin qu’on est en train d’exhausser comme un vœu adressé à sainte Thérèse (tiens, en voilà une qui m’émeut !).
Ayant vu, je reviens dans le galetas.
— Le coup est superbe, dis-je.
Bérurier escalade à son tour. Là, ce sombre con perd l’équilibre, renverse l’escabeau, veut se cramponner au rebord du toit, lequel étant déjà découpé, s’avère friable et donc lui fait faux bond. Une demi-douzaine de tuiles choient sur le plancher en même temps que mon rhinocéros. Boucan de tous les diantres !
Je fulmine, flumine, minufle ! Le traite de beaucoup de noms à voix basse, ce qui n’en atténue pas l’horreur, à preuve, mon qualificatif le plus suave est celui de « merde mal chiée », injure assez inusitée à ma connaissance, révélatrice de mes tendances scatologiques.
— J’ai ripé, plaide l’Obèse.
— Ta gueule !
On reste sans broncher, guettant d’éventuelles conséquences ; mais non, tout est calme.
Par mesure de précaution, nous demeurons céans un bon quart d’heure avant de décamper. Ma colère s’est refroidie. Le Gros en profite pour questionner, tout miel :
— Et maintenant, mec, tu comptes faire quoi-ce ?
— Envoyer des troupes d’élite dare-dare dans le secteur. On coiffera toute la bande dès le début de l’opération. Verrouillage de la rue, des tireurs d’élite sur les toits avoisinants ; et le président ira se pieuter chez lui ou à l’Hôtel des Deux Boules. Il n’y a plus de temps à perdre ; viens !
Nous battons en tu sais quoi ? Oui : retraite ! Le mot est pénible, mais après tout, je ne suis pas officier de clairière.
Je dévale l’escadrin de bois et repousse la porte des combles. Nous voici sur le dernier palier. Il est désert, peinard. Je soupire, soulagé.
Trop vite !
Les deux portes qui s’y trouvent s’ouvrent à la volée. J’ai le temps d’apercevoir des tas de mecs dans chacun des encadrements. Une pure grouillance. Certains nous braquent avec des pétoires. Je perçois des détonations très faibles. Tchoufl ! Tchoufl ! Ça me chiquenaude un peu partout. Ils ont des silencieux, les drôles, et nous pralinent.
Je tente de porter la main à mon feu. Mais tout s’engourdit en moi. On vient de déposer une cathédrale sur mes épaules.
Merde ! Ils ne m’ont pas buté, tout de même !
Faut que je finisse ce book, mon éditeur est intransigeant sur les délais…
Je m’affaisse, mou comme une éjaculance. Pas plus nerveux qu’au moment où papa m’a fait cadeau à maman. Un peu moins puisqu’à l’époque j’ai eu l’intrépidité de gagner ma base avant les milliers d’autres connards en puissance qui en voulaient aussi.
Je ne perds pas conscience pour autant. Juste me voilà absolument inoffensif, réduit à l’état de serpillière mouillée, incapable de regarder l’heure à ma montre. Ma tronche est si lourde qu’elle pend sur ma poitrine.
Des types s’avancent, me saisissent par le col du lardeuss et me trament sur le palier. Je ne ressens rien. Je pense du bout du cerveau, avec un brimborion de méninges gros comme une tête d’épingle. « Le cerveau est un récipient à souvenirs », d’après Bergson. Mon récipient à moi est vide, vide, VIDE !
Je n’entends rien, je vois en fond de vie, comme la tête d’un décapité voit la guillotine depuis son panier de son, durant quelques secondes encore, selon certains rapports médicaux tenus secrets.
Y en a un, un gros, un obèse, qui fume le cigare. Sa tronche ressemble à un cul en train de déféquer. C’est franchement insupportable.
Et puis il y a un paravent en tapisserie, genre Aubusson (Pâques aux tisons), montants en bois rainuré, charnières cuivre style Louis Monzob.
Le gros fumeur est assis devant le paravent.
Ensuite, j’avise une pendule de marbre noir que ça représente un tigre, ou une panthère stylisée. Une glace à cadre doré renvoie des bribes de pièce, des passages de bouilles, une atmosphère…
Je suis toujours aussi languissant, aussi creux et déjeté, cachalot en crevaison sur la grève et qui ne peut plus remuer ses nageoires.
Je voudrais bien réfléchir, tenter d’agencer des pensées pour cohérer un peu ; mais ouichte ! Kaléidoscope. Ça remue, ça se compose et décompose, ça change de formes et de couleurs. Ça ne veut rien dire.
Et si je fermais carrément les châsses ? Et si je me laissais bercer par l’engloutissement ? Si j’allais au-devant du néant, comme Louis XV (crois-je) au-devant de Marie la Polak… ?
Prendre du champ, se soumettre aux impitoyables nécessités corporelles. T’as envie de tousser, tu tousses ; de pisser, tu pisses ; de ne plus être, tu t’abstrais. Bonsoir ; mes humbles, mes cons, mes frères, mes confrères.
Un cri de trident.
De trident en piqué. Vraou… ou… ou !
Je reviens. On m’appelle ?
Je n’ai pas dû jouer relâche bien longtemps car l’obèse à tête de cul n’a pas fumé trois centimètres de habana. La cendre choit sur son maillot de laine bleue… Tiens, la chanson de Mac Orlan : La Fille de Londres… Sur son maillot de laine bleue — on pouvait lire en lettres rondes — le nom d’une vieille compagnie qui paraît-il fait le tour du monde…
Le cul retire le cigare de son anus rouge pour expulser une longue bouffée.
Nouveau cri. Je me domine pour tenter de voir. J’aperçois une vieille dame en robe de chambre écossaise. Elle a les cheveux bleutés, le teint gris, l’air terrorisé.
Encore un effort, Sana, mon fieu !
Maintenant, je découvre une infirme dans un fauteuil roulant, genre débile profond : petit corps tassé, grosse tête, langue à demi sortie, regard globuleux, inexpressif. Très bien, et puis ? J’entends jacter au-delà du paravent. On parle allemand, mais avec des inflexions moins gutturales que l’allemand d’Allemagne. Autrichien, non ? Ma toupie folle s’arrête de tourner et mes pensées se coordonnent. Je me dis brusquement : « Johann II ». C’était Strauss, Johann II. L’auteur des valses. Le Viennois. L’équipe Johann II, c’est une équipe autrichienne radinée en appoint pour compléter l’équipe italienne (Raphaël).
Donc, le coup de main s’opérera. Et à présent, nous sommes dans leur collimateur, impuissants.
Un nouveau cri de femme qu’on martyrise.
Quelqu’un ricane. Je perçois une effervescence, de l’autre côté du paravent. D’où elles se trouvent, la vieille dame et l’idiote assistent à la scène. L’idiote ouvre des lotos grands comme des ballons-sondes. La dame âgée, au contraire, ferme les siens.
Je voudrais voir aussi ; je tente de remuer, mais on m’a ligoté avec du fil de fer. Tiens, je découvre la chose à présent seulement. Entravé, garrotté, momifié. Les bras collés le long du corps.
L’obèse qui fume se lève et bâille. Il découvre la lucidité de mon regard.
— Oh ! fait-il. Fini déjà ?
Un temps. Les plaintes continuent. Il contourne le paravent et reste planté sur ses grosses guibolles écartées, une main dans sa poche, l’autre tenant son barreau de chaise.
Il se retourne vers moi et cligne de l’œil.
— Schön, me dit-il ; sehr schön !
Il brandit le pouce de sa main qui tient le havane. Des cendres embrasées tombent sur le tapis. La vieille dame ne peut pas s’empêcher de regarder les conséquences.
Le gros cul se renquille le cigare dans le trou de balle.
— Te vouloir regarder ? me baragouine-t-il.
Il déplace le paravent. J’ai, du coup, la perspective d’un grand salon vieillot. Ah ! l’effroyable vision ! Oh ! non, ce ne sont pas les meubles ni les tentures en satin écrémé qui me font réagir de la sorte !
Figure-toi qu’ils sont quatre types après ma chère et tendre Hélène.
Tu veux savoir ?
J’ose te raconter une pareille ignominie ?
Le narrateur, fût-il de classe, comme celui qui te cause, a le devoir de ne pas outrepasser les limites du tolérable. Il existe un seuil de décence à ne pas franchir, sinon l’on se ravale, et c’est déjà bien beau d’être avalé une première fois.
Alors je ne te dirai rien. Oui, je passerai sous silence le spectacle épouvantable qui agresse mes sens, mon cœur et mon esprit, d’un coup, en bloc, vlan !
J’aurai la force de me taire.
Ça y est : je me tais !
Tu vois ? Je me tais !
Ecoute comme je me tais bien, merde !
Mais c’est dur, tu sais, de garder pour moi une pareille infernale vision ! Que dis-je, c’est dur ! C’est inhumain. Pauvre chère adorable Hélène qui voulait se garder pour son toubib à la con !
Les soudards rassemblés n’ont aucune pitié pour elle. Ah ! cruelle flétrissure ! Ils la forcent monstrueusement. Certes, la combinaison est sophistiquée et a réclamé de l’imagination de la part des infâmes (de ménage) protagonistes. Mais quelle honte ! Quelle honte ! Un tel assaut ! Quadruple ! Non, n’insiste pas : je n’irai pas plus avant. Eux, les monstres, s’en chargent. Et déchargent !
J’en claque des dents avec les yeux. Mon cœur bredouille de compassion. Une indignation niagaresque me submerge. Mais ce sont donc des sadiques, dis ? Tous, non contents de la prendre, sodomiser, feller simultanément, ajouter encore à ce triple viol en lui brûlant le dos avec un cigare embrasé ! Ses cris sont étouffés et pour cause, le mec qui la bâillonne est chopiné façon bourrique ! Celui qui la marque au feu est une saloperie visqueuse, genre castrat, rose et gourmand, avec pas de cils ni de sourcils. Mais ne compte pas sur moi pour te décrire la scène. Sache que, dans les figures libres, ils en pratiquent un bout, les fumiers ! Et même trois bouts ! Et des bouts commaks, des vrais que tu pourrais battre le beurre avec ! Ah ! sacripants ! Ainsi, non seulement ils veulent s’emparer du Premier des Français (à gauche en sortant), mais en outre (de vin) ils tuent le temps en se livrant à des exactions inqualifiables.
Bien entendu, les brûlures la font se trémousser, cette adorable Hélène. Et c’est tout bénéfice pour les bandits occupés à l’obstruer de toutes parts. Tu te rends compte que, non seulement c’est chaud, mais qu’en plus ça remue ! Idéal, non ?
Celui qui assure son obstruction antérieure, arrive le premier au but écœurant qu’il s’est fixé. Il le gueule un grand coup, en dialecte germain. Mais ensuite, il veut se retirer de la combinaison diabolique, vu qu’il est dessous le tas de gens pour assurer la réalisation de la chose. Alors il se secoue. La pauvre inspectrice bascule. Son occupant postérieur, chassé, fulmine et lui file un coup de poing sur la nuque. Ce faisant, il porte atteinte gravement au fellateur (ne pas confondre avec fellaga) et doublement à Hélène qui s’étouffe jusqu’en deçà des amygdales (l’amygdale et la fourmi). Le héron au long cou emmanché d’un long bec (pour lors, n’est-ce pas ?) s’est fait scalper le Mohican. Il dégage, en hurlant, une rapière ébréchée et sanguinolente.
Bref, l’histoire finit mal. D’autant que le pyromane, dans cette algarade, a pris son mini-brasero à pleine main, se brûlant à cloques, le détestable individu ! Ces messieurs, dont un seul est comblé, s’en prennent sinistrement à Hélène et la criblent de horions. Celui qui empruntait la porte étroite (efforcez-vous d’entrer par la porte étroite. Luc, XIII) particulièrement vindicatif, tire un couteau de sa poche et lacère les seins de la pauvrette.
Je voudrais, à l’instar de Superman, faire éclater mes liens pour voler au secours de ma tendre consœur.
Ah ! que n’a-t-elle choisi d’être secrétaire de direction ou vendeuse aux Galeries Nous-Voilà, au lieu de faire policière ! Les filles idéalistes paient un jour ou l’autre un tribut à l’existence, tu remarqueras. Là, le prix est élevé.
Neutralisé, je ne puis que ronger tu sais quoi ? Mon frein à main !
Mon regard saturé d’horreurs dévie jusqu’à un canapé où le dernier des Ritals, que je reconnais parfaitement, est assis, un verre de vin à la main, contemplant tout cela d’un air neutre. La furia de ses acolytes autrichiens n’entame pas son self-control. Il est maussade, tendu, plutôt réprobateur. Rien n’est aussi captateur qu’un regard. Que des yeux s’attardent sur votre personne, et aussitôt les vôtres vont à leur rencontre. Il se tourne vers moi, puis se lève. Le gros ignominieux qui fumait le cigare s’étouffe de rire en voyant la manière dont la partouze a tourné court. Il se claque les cuisses et lance des quolibets à ses aminches.
L’Italien s’approche de ma pomme. Il enjambe Béru qui gît, face contre moquette, toujours envapé, semble-t-il.
Le Rital s’accroupit sur ses talons et me dévisage avec insistance. Il a une tête qui, progressivement, inspire la terreur. Ses yeux sont extrêmement écartés, comme ceux de certains Asiatiques. Le regard sombre ressemble à celui d’un oiseau de proie. J’ai rarement vu dans des yeux une lueur aussi implacable. Sa bouche aux lèvres minces est très rouge. Il porte une cicatrice au cou, plutôt laide. Coup de surin ou souvenir d’anthrax mal opéré ? Son costume rayé commence à se fatiguer, sa limouille est cradingue au col, sa cravate fait la ficelle, ses tatanes sont crottées comme des tartisses de parkings autoroutiers.
— Tu peux parler ? me demande l’homme.
Son accent chantant me ravirait s’il était serveur dans un restaurant italien ; mais il me laisse insensible, compte tenu des circonstances.
— Je ne sais pas, réponds-je.
J’entends ma voix. Elle est faible, bizarre, mais distincte.
— Ben oui, tu peux, assure le tueur.
— C’est vrai : je peux, admets-je.
— Ta copine a parlé, j’ai une méthode sûre…
— Je n’en doute pas.
— Comment êtes-vous venus dans cette maison, ton gars et toi ?
Il tient toujours son verre de vin à la main. Malgré sa position inconfortable, le niveau du breuvage ne frémit pas.
— Je suis venu pour admirer votre esprit d’organisation.
— Tu sais tout ?
— Pour le président ? Oui, tout.
— Comment l’as-tu appris ?
— Dans votre équipe, des gars ont la langue trop longue.
Il n’a pas une réaction. Je suis contraint de fuir une seconde son regard, tellement celui-ci m’incommode. Je prends mal au cœur à subir sa fixité.
— Qui ?
— Demandez à mes chefs, moi je ne suis qu’un exécutant bête et discipliné. Surtout bête : à preuve je suis ici plus ficelé qu’une momie.
— Tu mens, c’est toi le patron, la fille me l’a dit.
— Un excès d’admiration l’a incitée au lyrisme.
— Arrête !
— Pardon ?
— T’écarte pas du droit fil, flic, sinon je fais amener la gonzesse au-dessus de toi et je l’éventre sur ta gueule. Ce sera mon seul avertissement. Compris ?
La vache ! J’en ai le rectum comme un glaçon. Mais tu sais qu’il me fout les foies, ce vilain !
Si j’ergote, il va faire ce qu’il promet. Non, bon, jouons franc jeu.
— J’ai eu une converse avec le Noir, le grutier, et j’ai visité le coffre de la Citroën noire.
— Le nègre ne sait rien.
— Si : il sait qu’il doit manipuler une grue cette nuit.
— Il y a des chantiers plein Paris.
— D’accord, seulement nous, nous savons, depuis le début, par un message de la C.I.A. qu’Al Kollyc est venu en France pour organiser un turbin contre notre président.
J’ajoute :
— La note est parvenue directement aux services de sécurité de l’Elysée, et c’est à cause d’elle que je suis sur l’affaire.
Ce type est tellement branché, tellement aigu qu’il sent tout : non seulement quand on le chambre, mais également quand on lui dit la vérité.
Je poursuis :
— Un grutier clandestin… Des travaux rue de l’Elysée. C’était suffisant pour que je vienne m’informer.
— Tu as découvert quoi ?
— Les bonbonnes dans la cabane. Votre plateforme sur le toit. Je dois convenir que le coup est super.
— Comment crois-tu qu’il va se réaliser ?
— Eh bien… Attendez. Les bonbonnes, je le suppose, doivent contenir un produit chargé d’épaissir le brouillard, de façon à ce que le travail de la grue soit absolument invisible du sol ?
— Ensuite ?
— Un gars ou deux décolleront du toit pour être gentiment déposés sur le balcon du président. Auparavant, on aura déroulé le tuyau se trouvant sur la plate-forme et qui est relié à une bouteille. Il traversera la rue avec les mecs chargés du coup de main. Parvenus devant la royale fenêtre, vous percerez un trou dans le bois du montant, à l’aide d’une chignole à main, afin d’enquiller l’extrémité du tuyau dans la chambre, on dévissera le bouchon de la bouteille et le gaz soporifique qu’elle contient ira anesthésier le Premier des Français. Les kidnappeurs attendront qu’il ait produit son effet, puis ils fractureront la fenêtre et entreront dans la piaule pour s’emparer du président endormi. Vous le flanquerez dans le hamac qui attend avec le restant du matériel, et la grue pivotera pour le déposer sur cet immeuble. Ensuite, si l’alerte n’a pas été donnée, vous l’évacuerez vers un endroit que j’ignore et où d’autres gars le prendront en charge. Notons qu’au cas où l’alarme serait donnée, avec un otage pareil, vous ne risqueriez pas grand-chose. Comme monnaie d’échange, on ne peut faire mieux !
Je me tais. Il médite un brin. Puis me toque sur le front, comme on frappe à une porte.
— Je ne vous dis pas d’entrer, c’est complet ! fais-je.
Il a un sourire pas catholique, bien qu’il soit italien.
— Il y en a là-dedans ! assure le Rital.
Bon, ma jugeote l’impressionne. S’agit maintenant d’assurer l’avenir immédiat du président.
— Malheureusement, le coup ne sera pas réalisable, dis-je.
— Crois-tu ?
— Sûr. J’ai prévenu l’Elysée qu’il se tramait du vilain et le président ne restera pas coucher dans son usine.
Mon nain terre loque ut heure, fidèle à son impassibilité, reste de marbre (ce qui est un cas rare, j’ajoute puis toujours quand on parle de marbre). Une fois de plus, il cherche à démêler le bluff de la réalité.
— Vous ne me croyez pas ? insisté-je.
Il demeure désert comme la cervelle d’un philosophe flamand.
— Je peux vous le prouver : téléphonez au secrétaire privé du président, j’ai le numéro sur moi, et faites état de notre conversation.
Le tueur murmure :
— Maligno !
Et tout à coup :
— Donne le numéro !
Il me serait difficile de lui donner quoi que ce soit dans l’appareil où je me trouve ! Alors c’est lui qui me fouille et engourdit mon petit carnet miracle. Il va jusqu’à Hélène, laquelle est prostrée sur un canapé. Il l’empoigne par les cheveux, l’obligeant à se mettre debout, la traînant, telle une esclave, il quitte la pièce avec elle.
Cela dit, je commence à penser que je vais encore poser un lapin à ma Félicie et à ma bouteille de Château d’Yquem. Tu parles d’un 1er janvier ! Tu en as déjà vécu de semblables, toi, Burnecreuse ? Si oui, écris-moi : on va fonder un club !
Quand le Rital revient, tirant toujours la pauvre petite môme par les crins, il me file un clin d’œil complice. Puis, ayant étendu Hélène d’une manchette impitoyable, il s’avance.
Il tapote son menton de mon carnet et, arrivé devant moi, le jette à terre.
— Merci du conseil, me dit-il. C’était une riche idée. La gosse a téléphoné de ta part pour dire que tout était O.K., on va pouvoir agir dans le velours.
— Vous avez trouvé un autre grutier ?
— Il arrive d’Italie en fin de journée, par l’avion de Milano.
Moi, tu l’auras remarqué depuis qu’on se fréquente, j’ai beau macérer dans des fosses à merde terrific, ma curiosité professionnelle continue de remuer la queue. Quand une crapule accepte d’engager la conversation, je pilonne jusqu’à ce qu’elle déclare forfait.
— Un grutier, ça se remplace, mais un chef ?
— Hein ?
— Ben, Al Kollyc est naze, non ? Vous avez même dû recevoir des brins de cervelle sur votre cravate ?
Il hausse les épaules.
— Ne t’occupe pas de ça, poulet !
— Il y avait un vice-président, comme aux States ?
Il me file un coup d’escarpin dans la gogne. Salaud ! Ma mâchoire en est toute dolente.
— Votre conversation est limitée, lui dis-je.
— C’est ma façon de répondre quand je n’ai rien à dire, rétorque le vilain.
— Bon, pour changer de chapitre, j’ai vu, à l’auberge, que vous faisiez le ménage à fond avant de calter : votre pote, la mère Rolande, ça décrasse ! Pourquoi sommes-nous toujours en vie, mes collègues et moi ?
Il pouffe.
— Parce que vous pouvez servir. On risque d’avoir besoin de vous d’ici la fin de l’opération. Jusqu’ici nous ne disposions que de la locataire de cet appartement avec sa crétine. Ça me fait penser qu’elles nous sont désormais inutiles.
Il tire un feu de sa ceinture, y visse un silencieux.
— Merde, faites pas le con ! hurlé-je. Y a eu assez de gâchis comme ça ! A quoi ça vous sert de buter des innocentes ?
Au lieu de me répondre, il va au fauteuil de la demeurée et la praline en plein front. L’impact est si violent que la gosse bascule de son pauvre siège. La dame aux cheveux bleutés se met à hurler. Le tueur la fait taire d’une balle dans la bouche.
Après quoi, il dévisse son silencieux, comme un menuisier ôterait la mèche d’une perceuse, son travail terminé.
Il lance aux autres, en italien :
— Emportez-moi ces deux charognes à la cuisine !
L’un des Autrichiens comprend la langue du Dante puisqu’il traduit à ses potes. Les violeurs d’Hélène s’emparent des femmes mortes et les évacuent.
— Vous ne méritez pas de vivre ! crié-je au Rital.
Il hoche la tête.
— Mais si.
— Et vous ne méritez pas non plus d’avoir eu une mère !
Il marche droit à moi et se met à me pisser dessus.
— Encore un mot sur ma mère et je te liquide tout de suite !
Son jet chaud me cingle le visage. Je ferme la bouche, mes yeux aussi hermétiquement qu’il m’est possible.