Il est des jours où ça rentre sans vaseline et d’autres où t’as beau lubrifier, impossible de te la mettre sur orbite.
J’escomptais Béru, et c’est Blücher qui se pointe : l’homme qui fume le cigare avec son cul. Il a goupillé l’affaire des petits cochons, lesquels ne l’ont pas bouffé en route vu qu’on respecte toujours ses frères quand ils sont baraqués.
Il est laguche, à plat ventre sur la plate-forme, et je dois reconnaître une chose qui plaidera pour son salut éternel : il tend la main afin d’essayer de me s’emparer. Mais il s’en faut de cinquante centimètres virgule quéqu’ chose. Et même, compte tenu que mes bras ankylosés sont soudés à mon buste, je ne vois guère comment il pourrait parvenir à m’arracher.
Comme il est moins intelligent que moi d’environ cinquante kilos, il pige l’inanité de sa courageuse entreprise et me déclare qu’il va chercher une corde.
Je n’aime point trop. Incapable de tout mouvement, je n’ai guère d’inclination à me livrer à ses manœuvres, pauvre corps mort que je suis. Ma seule consolation est que s’il rate son coup, j’irai ainsi me fraiser la pêche dix étages plus bas, ce qui, bon, d’accord, constituait mon projet initial.
Il revient, dûment équipé, reprend sa position de sauveteur, à plat ventre sur le froid métal. Il a constitué un nœud vachement coulant avec sa corde et tente de me pêcher. Note que je ne me fais pas d’illuses. Ce n’est pas pour ma valeur intrinsèche qu’il s’escrime ainsi, mais pour éviter ce que, précisément, je voulais réaliser en me détoitant, à savoir que je rameute les populations para-élyséennes.
Cet homme est lent, mais obstiné. En outre, il affectionne les films de cove-bois et l’art du lasso n’a pas de secret pour lui. Costaud comme un taureau inséminateur, qui plus est ! Il fait si bien qu’il me décroche et me hale jusqu’à lui. Je retrouve le contact glacé avec la plate-forme.
A peine y suis-je, que le zonzonnement de la grue reprend. Selon un code initialement prévu, le gros « Tiens-fume ! » opère quelques signaux avec sa loupiote rouge pour signaler la plateforme. Mon cœur chamade à en fissurer le tympan de Notre-Dame.
Quid du cher président ?
Le gros mec sonde la nuit doublement opaque, guettant l’arrivée de ces messieurs. Il a toujours des petits clignotements de lampe afin de baliser la piste d’atterrissage. Mon idée ne fait ni hune ni d’œufs. Je repte de façon à me mettre perpendiculairement à lui. Mes pieds sont près des siens. Je concentre mon énergie, bande mes muscles, arque mes jambes le plus possible. Et vlan ! C’est la secousse. Mes pinceaux frappent ses jarrets. Rien de Guillaume Tell pour déséquilibrer le quidam que ne s’y attendait pas. Surtout, sa pomme : tout dans les membres supérieurs, pas grand-chose dans les inférieurs. Il est littéralement fauché et bascule. Il ne roule pas sur le toit de zinc noir, mais y glisse. D’esprit un peu lent, il n’a pas l’opportunité de bien piger ce qui lui arrive. D’ailleurs, ça changerait quoi ? Il passe à côté de mon crochet et s’engouffre dans les profondeurs abyssales de la rue. Son beuglement retentit en différé. Et puis ça fait « tchlaofff ! ». Point à la ligne.
M’y voici.
A la ligne.
Pour te dire qu’une masse sombre se dégage du brouillard et oscille au-dessus de l’immeuble.
J’entends des bruits de fenêtres ouvertes, des gens qui interrogent le vide : « Qu’est-ce qu’a fait ça ? On dirait que quelqu’un est tombé d’un étage… Mais moui, regardez en bas… » Une onde chaude comme une brise d’été me parcourt…
La masse est tout à fait présente. Un hamac chargé. Les deux hommes. Le Rital toujours aussi froid. Il dit au grutier dans le talkie-walkie : « Restez où vous êtes, ne bronchez pas, personne n’aura l’idée de grimper vers vous, attendez que ça se tasse avant de filer. »
Son pote est moins self-contrôlé que lui.
— Pas moyen de quitter ce putain d’immeuble, dit-il.
— C’est prévu, j’ai une solution de rechange, répond le chef.
L’autre supplie :
— Alors, faisons vite !
— Pas de panique ! gronde le Rital, ils vont vérifier les appartements étage après étage, ça nous laisse du temps.
— Qu’est-ce qu’on fait du flic, on n’a plus besoin de lui, maintenant on a un sacré otage !
— On l’emmène !
— Mais…
— Pas de mais, il va nous aider. Il faudra bien s’il tient à la peau de son président.
Et, se baissant vers moi :
— Tu as entendu, poulet ?
J’opine.
Donc je suis.
Le tueur déclare :
— Je vais te libérer et tu vas nous accompagner. Au moindre geste de travers, on bute ton roi de France, tu me connais maintenant ?
Nouvel acquiescement muet (et pour cause), du cependant disert Sana. Il tire des pinces de sa ceinture-atelier : cric crac ! Me détortille.
Pendant ce temps, il questionne, sans émotion ni âpreté :
— Notre copain, c’est toi ?
Du menton il montre la rue.
Je secoue négativement la tête, des yeux je le prie de considérer que mon saucissonnage était parfait. Comment aurais-je pu, un gaillard pareil ?
Il hausse les épaules. Après tout, il s’en fout. Maintenant, le mal est fait. Il s’agit de le conjurer.
— Debout !
J’essaie. Impossible, je ne sens plus mes flûtes.
— Bon, je vais te masser un peu. Si tu joues au con, mon ami carbonise le président et toi avec !
Faut lui reconnaître deux choses, à cet Italoche. Il tue vite et bien et masse de même. Ses deux mains en action me mitraillent les cannes à une vitesse folle. Ma circulation se rétablit.
— Bon, allez, ça va jouer, lève-toi !
Je parviens difficilement à m’agenouiller ; puis à me mettre debout. Victoire ! Jadis, on marchait à quatre pattes, les hommes. Et puis un jour, un connard plus futé que les autres s’est dressé sur ses postérieurs. Un gazier déjà conditionné pour le dressage qui allait suivre et qui s’amplifie de nos jours de merde. Et bon, je ressemble à ce type d’il y a si longtemps. Eprouvant, comme ce dut être son cas, un profond sentiment de supériorité.
— Prends le hamac avec mon gars et coltinez le client. Une dernière fois je te rappelle que sa vie est entre tes mains.
On s’attelle à la charge. C’est lourd. Trop de repas officiels ! La fonction tue l’organe (celui du foie en particulier).
C’était organisé de première. Tout au fond du grenier, se trouve une porte de fer. Le tueur prend une clé cachée dans une anfractuosité du mur et déponne. Nous franchissons l’ouverture. L’homme, de plus en plus calme et appliqué, referme consciencieusement, une fois que nous nous trouvons dans l’autre immeuble. Il marche sur notre flanc, nous éclairant de sa lampe torche.
Il soupire :
— Dommage : il fallait liquider la fille et le gros flic avant de partir.
De la tête je lui réponds que Nobody is perfect. Mais je suis plein de reconnaissance intérieure. Ça, au moins, c’est gagné : Hélène et le Gros vivront. La pauvrette martyrisée quittera probablement la Rousse. Epousera-t-elle son toubib malgré ce qu’elle a subi ?
On parcourt un nouvel espace de rebut qui sent le vieux bois et cent ans de poussière accumulée.
Ensuite : un escadrin…
Puis un palier.
Rien ne ressemble autant à un immeuble parisien que celui qui lui est contigu depuis Haussmann.
Une certaine effervescence est perceptible dans les étages inférieurs. Des locataires alertés par le valdingue du Fume-Cigare, probable, sans parler du ramdam des cochons frivoles et du camion en flammes…
Pour la première fois, le tueur paraît perplexe. Il balance entre attendre que « ça se tasse » et risquer une sortie. Il semble avoir trouvé car il chuchote à l’oreille de son camarade. Ce dernier m’intime de déposer le hamac présidentiel sur le plancher ciré. Le Rital me fait placer face au mur, les pieds éloignés de celui-ci, les mains appuyées contre, dans l’attitude que la police ricaine fait prendre aux malfrats qu’elle arrête afin de les fouiller.
— Pense au président ! me répète le Rital.
Je ne pense qu’à lui, Seigneur !
Le big chief descend les étages à pas de loup.
Son acolyte autrichien me pointe sans défaillance. Il est accroupi près du hamac. A travers les mailles, je distingue nettement l’illustre kidnappé, en pyjama bleu clair gansé de bleu marine. Il ressemble à sa statue de cire du musée Grévin. Pourvu que ces salopards n’aient pas forcé la dose, doux Seigneur !
Je mate mon garde, en coin. Il ne cille pas. Comme son feu est équipé d’un silencieux, s’il me butait il n’ameuterait pas la taule pour autant.
Au bout d’un assez long moment, le Rital revient.
— Descendons à l’étage au-dessous, nous prendrons l’ascenseur.
Nous voici de nouveau à coltiner le cher fardeau. « C’est la France que je porte », me dis-je. Et je bande mes muscles comme un cerf.
L’ascenseur est à disposition. La cabine n’est point très grande et nous devons nous tasser. J’imagine qu’il me serait loisible de tenter quelque chose, seulement je n’ai pas d’arme et deux canons de pistolet sont enfoncés dans ma viande : l’un au milieu de mon bide, l’autre dans mon flanc droit. En admettant que je file un féroce coup de boule à l’un de mes tortionnaires, l’autre défouraillerait instantanément. Que se passerait-il alors ? Je préfère ne pas me livrer au jeu des suppositions.
Toujours est-il qu’il y a une drôle d’effervescence dans la rue. Les voitures de bourdilles se succèdent à un rythme précipité. Tu te croirais à un contrôle du rallye de Monte-Carlo (non, j’ai vu monter personne). A-t-on découvert l’inimaginable ? C’est-à-dire le rapt du président ? Si oui, tout Pantruche sera ceinturé. T’imagines ce dispositif triple zéro, l’aminche ? Pas un poultock qui ne participe à ce formidable verrouillage.
Je me demande aussi ce qu’est allé fabriquer le tueur dans les étages inférieurs. Pas longtemps. Je découvre le pot aux roses à travers les grilles de la cabine.
Des gens gisent sur les paliers. Des mecs en robe de chambre, telles des patates ; des dames en atours nocturnes plus ou moins salopiaux. Ils sont vautrés devant l’ascenseur, certains sur leur paillasson ; messire Superman les a envapés grâce à une bombe soporifique. Une odeur âcre flotte dans la cage d’escalier, qui picote les yeux et la gorge. Ce malin s’est amené rapidement, et silencieusement avec ses chaussons de feutre. Tchloc, tchloc ! Une brise venue d’ailleurs, et bonsoir les petits.
On se pointe au rez-de-chaussée. Le brouhaha continue de s’enfler derrière la porte cochère. Jamais nous n’allons pouvoir sortir dans un tel appareil ! Aussi ne sortons-nous pas. Toujours sûr de lui et dominateur, malgré qu’il soit italien, notre chef d’équipée se dirige vers le fond de l’immeuble. La porte menant aux caves ! Nous continuons de descendre. Je prends mille précautions pour ne pas trop malmener le président.
Et dire qu’il y a quelques heures à peine, il écoutait des disques chez nous, à Saint-Cloud en savourant les excellentes crêpes de m’man ! Le grand cher homme ! Ce que la vie va vite ! Comme elle galope ! Comme elle nous charrie inexorablement, semblable à un torrent en crue.
Qui vient de crier « Il faut laisser les crues se tasser ? » C’est malin ! Une affligeance pareille, en un moment tellement dramatique pour le pays ! Moi, ça me mine, une telle inconscience. Bande d’abrutis, va ! Qui ne comprennent pas la gravité de ce qui se joue ! Vous verrez, s’il arrive malheur à mon fardeau, vous verrez les conséquences ! Papa Poher qui remet son air de valse à trois temps ! La foire d’empoigne d’élections nouvelles ! Le Pen au pouvoir ! Tu me crois pas ? Tu verras : depuis le temps qu’il ne dort que d’un œil, le Jean-Marie, ça nous (Le) Pen(d) au nez comme un sifflet de deux sous ! La France jouera « On purge bébé ». Les charters voleront bas en direction de la Nord-Afrique. On ouvrira des salons de thé, rue de la Goutte-d’Or. Tout le dix-huitième sera réputé zone résidentielle. M’sieur Charnu, le maire de Villeurbanne, actuel ministre désarmé, sera obligé de faire venir des Scandinaves pour occuper les anciens quartiers maghrébins. On trouvera plus que des bons à rien (ou aryens ?) sur les trottoirs. Les Israélites s’exileront en Allemagne pour se mettre à l’abri des répressions possibles. La septième mère Veil du monde fondera un gouvernement provisoire, à London. On fera des jeux Olympiques juste avec le Chili et l’Afrique du Sud, ce qui nous donnera des chances d’avoir des médailles de bronze. Gouverner, c’est prévoir ; mais prévoir, c’est délirer. Lis bien mes délirades, l’aminche, elles n’ont l’air de rien, seulement Mme Soleil ressemble à la Lune, comparée à ma pomme. Reporte-toi à mes anciens books. Tout y était annoncé entre deux culteries. Pas ma faute : je flaire les choses. Je prévois leur trajectoire. Quand on joue pile ou face, je prévois pas si ça va être pile ou face, ce que je prévois, c’est que la pièce lancée en l’air va retomber. Te marre pas : peu de gens comprennent cela. Et pourtant c’est cela qui importe : que la pièce retombe. Ce qu’elle indique n’a aucune importance puisque pile ou face COMPOSENT la pièce de manière formelle avec une équité absolue.
Et faut bien t’en revenir à l’escadrin de la cave. Tout en bas, se présente un couloir que nous suivons de bout en bout. Le fond en est muré, mais le Rital flanque quelques coups de pied dans les briques et celles-ci s’écroulent, démasquant une ouverture obscure pleine de sales exhalaisons.
Compris : les égouts.
Mes comploteurs n’innovent pas, mais des recettes éprouvées, lorsqu’elles sont bien cuisinées, valent mieux que des initiatives bâclées.
Une échelle roide, en fer rouillé. L’Italien allume une lampe torche à filaments maugréateurs inversés, ce qui donne une clarté éblouissante. Il descend le first. Moi le second, soutenant le président de toutes mes forces. L’Autrichien ferme la marche. J’ai les jambes qui tremblent. Les miasmes sont renversants. On se met à patauger dans la fange et la sanie. On en a jusqu’aux genoux.
— Pressons ! fait le Rital.
Et à moi :
— N’oublie pas un instant que si notre affaire foire, il y aura deux postes vacants en France : l’un de commissaire, l’autre de président de la République.
Non, non, qu’il soit tranquille. Encore une fois, je n’oublie pas.
D’ailleurs, je n’oublie jamais rien !