CHAPITRE 2

Drôlement mauvais, M. César Césari-Césarini. Tu le verrais débouler de son placard, écumant, le regard exorbité, si tu n’avais pas mon self-control, tu prendrais peur.

Il mugit, trépigne, brandit le poing. Où est-il ? De quel droit le séquestre-t-on ? Qu’on lui montre un mandat d’amener ! Qui peut se permettre de telles entourloupes avec la loi ? Ainsi, on vient faire le rodéo chez lui, on bute son meilleur aminche, et c’est à sa personne qu’on s’en prend ! Non mais, non mais, hein, dites, je vous cause !

Dans ces cas très précis, il faut toujours laisser s’évacuer le trop-plein. Opposer à cette rage trépignante un mutisme et un sang-froid déconcertants.

Pendant qu’il aboie et se démène, je me sers un bloody-mary très pimenté. C’est l’heure des remontants.

Bérurier arrive à son tour. Je fais signe aux deux inspecteurs qui ont convoyé le taulier ici qu’ils peuvent mettre les adjas. Le Gros examine Césari-Césarini sans aménité. Il m’interroge d’un hochement de hure. Doit-il interviendre ? Non, non, le calmé-je d’une forte œillée. Alors on attend. Sa Majesté biberonne sa propre vodka au goulot. Il va bientôt être deux plombes du mat’. Notre hyper-calme déconcerte le marchand de bulles.

Eprouvé, égosillé, congestionné, il finit par échouer contre mon bureau. Il y dépose une fesse.

Je le laisse agir.

— Bordel, dites quelque chose ! gronde le patron du Grand Vertige. Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? Annoncez la couleur, à la fin.

L’Antonio, tu veux que je dise en quoi réside sa force ? Son inspiration.

Je soulève mon sous-main et biche le message expédié par Washington à l’Elysée. Je le pousse vers son morceau de cul.

Il s’en empare et lit. Il paraît sincèrement désemparé, voire un tantisoit épouvanté. Voilà mon bonhomme qui secoue la tête et ne parvient plus à déglutir.

— Remettez-vous, lui dis-je.

Alors il s’efforce de jacter et — ô miracle ! — y parvient.

— Ça signifie quoi, tout ça ?

— Ça signifie ce qui y est écrit, monsieur Césari-Césarini.

« A affaire spéciale, flics spéciaux, et à flics spéciaux, méthodes spéciales ; vous comprenez maintenant pourquoi on ne s’est pas comporté avec vous selon les règles habituelles que vous connaissez parfaitement. »

— Qu’ai-je à voir dans cette salade ?

— Vous avez à y voir ce que le moyeu a à voir avec la roue, monsieur ; le cœur avec le système circulatoire. Vous êtes au centre de cette curieuse conjoncture. Primo, vous hébergez un gangster américain notoire dont le F.B.I. nous signale la présence en France et les mauvaises intentions ; deuxio, vous le conviez à votre table et le faites placer face à la loggia d’où il va être abattu ; troisio, vous y conviez également deux personnages en complet rayé qui s’enfuient, le meurtre perpétré, en blessant gravement l’un de mes hommes… Toutes ces rubriques complétant le message que voilà me permettent de vous certifier que vous ne retrouverez vos foyers qu’après une mise à jour intégrale. Je dispose de pouvoirs et de moyens exceptionnels ; en voulez-vous la preuve ?

Sans attendre sa réponse, je soupire :

— A toi de jouer, Gros !

— Jockey ! répond le Mastar.

Il se lève, biche notre « client » par le revers de son smok et lui flanque un coup de boule dans les carreaux. Le taulier s’écroule, presque groggy. Béru le complète d’un coup de talon dans le portrait. Après quoi, il s’octroie une nouvelle rasade de vodka.

César n’est pas mal dans cette occurrence. Beaucoup de self. Il s’éponge le sanglant sans piper.

— Je sais bien que de tels agissements sont pratiquement bannis des mœurs policières, soupiré-je, mais pour nous, la bavure n’existe pas. Si l’on trouvait demain votre cadavre découpé en seize morceaux dans seize sacs-poubelles différents, on conclurait officiellement au suicide, vous voyez ce que je veux dire ?

Il ne répond pas.

— Voyez-vous, pour qu’un Etat puisse fonctionner pleinement, il doit conserver une frange de totale liberté ; il existe des « trous noirs » dans les galaxies, nous, nous sommes un trou noir de la police.

César ne peut s’empêcher de lancer, avec un courage exemplaire :

— Quelque chose comme son trou du cul, quoi !

Béru pousse un gémissement plein d’avidité et se dresse.

— Laisse, le calmé-je, les appréciations de monsieur ne doivent pas nous atteindre.

Comme le pif du taulier raisine, il arrache des bribes de son mouchoir dont il fait des tampons afin de s’en farcir les cavités. Un vrai oto-rhino sorti de l’Ecole nasale ! Ça lui compose le nez de l’ami Gnafron que les Lyonnais connaissent bien puisqu’il y en a plein les bouchons d’entre Rhône et Saône.

— Vous avez quel âge, monsieur Césari-Césarini ?

— Soixante-cinq.

— Donc, le temps des grandes chevauchées est passé. Vous êtes un homme arrivé, et en bon état, ce qui n’est pas évident compte tenu du milieu où vous gravitiez. Comment diantre vous êtes-vous flanqué dans une pareille béchamel ?

Je lui désigne un siège, il lui condescend son postère. Nous voici en tête-à-tête, dans la posture des confidences, kif Sa Sainteté rendant visite à son agresseur.

— Je peux vous jurer une chose, sur la vie de mon fils, murmure-t-il : j’ai le nez propre.

Affirmation assez cocasse, venant d’un homme dont le tarin ressemble à un tubercule sanglant.

— En ce cas, comment expliquez-vous l’étrange aventure de ce soir, faisant suite à ce message de la Casa Bianca ?

— Je ne me l’explique pas. Et j’en suis la seconde victime. Voyons, commissaire, phosphorez un peu. Je suis un ami de guerre d’Al Kollyc, auquel j’ai sauvé la vie, mais passons ; vous n’êtes pas forcé de me croire. Si j’avais voulu le faire buter, croyez-vous que j’aurais choisi comme cadre le Grand Vertige, fleuron de mes activités ? C’est, vous le savez, une boîte sélecte, absolument blanc-bleu. Vos collègues n’y ont jamais relevé la moindre infraction. Maintenant, sa réputation va donner de la bande : les clilles n’aiment pas venir folâtrer dans des cabarets où l’on dessoude du monde ! De plus, Al appartient au Mitan new-yorkais, et ces messieurs vont me tomber sur le paletot quand vous en aurez fini avec moi. Soit dit sans vouloir offenser votre gros méchant, ils sont un peu plus coriaces que vous autres !

Son regard est direct. C’est un homme pondéré, César, mais pas une mauviette. Il parle net, comme un vrai mec.

— Admettons, dis-je ; alors il se présenterait comment, d’après vous, ce coup étrange venu d’ailleurs ?

— J’aimerais le savoir ! réplique Césari-Césarini, les mâchoires serrées. Et je vais vous dire franchement une chose, commissaire : faudra que je le sache. Et je n’ai pas peur de me mouiller en vous assurant que, quand je le saurai, y aura des titres larges comme ça dans France-Soir, parce que je ne permets pas qu’on vienne liquider mes amis chez moi.

Tu materais ses prunelles ! Oh ! pardon, docteur, retirez votre médius de mon fondement, faut que je pète ! On voit passer des carnages dans ses yeux, César. Toute la bataille de Verdun concentrée. Pour te dire vrai, je crois à ce qu’il m’affirme. Il est des inflexions et des regards qu’on ne peut imiter.

— Parlez-moi de ce qui amenait Al Kollyc en France, lui demandé-je d’une voix à Croate ou, plus exactement, à Serbe[2].

César me visionne comme si je lui demandais de me chanter Petit Papa Noël.

— Enfin, voyons, commissaire, vous pensez sérieusement qu’on pose ce genre de questions à un pote ? Al m’a téléphoné pour m’annoncer sa venue ; je lui ai dit que sa chambre était prête, point à la ligne.

— Il est arrivé quand ?

— Ça fait quatre jours.

— Et qu’a-t-il fait depuis son arrivée ?

— Il s’est surtout reposé. Il a passé des coups de grelot, je l’ai emmené bouffer dans des restaurants de first quality parce qu’il était vachement sensible à la bectance, pour un Ricain.

— Des visites ?

— Aucune.

— Parlez-moi des deux types en costar rayé qui détonnaient si fort, ce soir, parmi votre clientèle huppée.

César Césari-Césarini hoche la tête.

— C’est Al qui m’a demandé la permission de les inviter. Nous avons une tradition dans la famille : chaque Nouvel An, nous le fêtons au Grand Vertige, c’est un peu du fétichisme, comprenez-vous ? J’ai raconté ça à Al ; il m’a dit qu’il ne pourrait pas se joindre à nous car il devait rencontrer deux gaziers venus d’Italie ce soir ; alors je lui ai dit de les inviter, vu qu’on allait pas se séparer un 31 décembre. C’était la première fois qu’on avait l’occasion de fêter le Nouvel An ensemble. Il a accepté et a prévenu ses bonshommes.

— Vous les connaissiez ?

— Ni des lèvres, ni des dents.

— Al Kollyc vous les a présentés ?

— Sobrement : Luigi et Aldo, point à la ligne.

— Qui donc savait que le Ricain allait réveillonner en votre compagnie au Grand Vertige ?

— En dehors des miens, personne… Sauf les gens auxquels lui a pu le dire ; je vous le répète, il passait ses journées à téléphoner dans sa chambre.

— Il vivait comment, l’ami Al ? Marié, des chiares ?

— Divorcé. Il avait épousé une danseuse, voilà une quinzaine d’années. Elle n’était pas sérieuse… Alors ils se sont quittés.

— Elle vit toujours ?

César réprime un petit sourire.

— Je crois qu’elle est morte dans un accident.

— Dites-moi, vous connaissiez les activités de votre caïd, je suppose ? Ne me dites surtout pas le contraire, je ne vous croirais pas.

César ressort les tampons d’étoffe obstruant ses narines. Il les enveloppe dans ce qui reste du mouchoir et les empoche. C’est un homme bien éduqué.

— Oh ! je savais bien qu’il n’était pas fondé de pouvoir à la Chase Manhattan Bank, soupire-t-il, mais je n’ai jamais abordé ce chapitre avec lui. Un ami, c’est sacré. Le questionner, c’est déjà le trahir.

— Jolie formule, apprécié-je, je la répéterai en prétendant qu’elle est de moi. Conclusion, vous ignorez tout de ce qui a motivé l’assassinat d’Al Kollyc ?

— Tout. Mais, je vous le répète, je consacrerai ce qui me reste de vie à le découvrir.

Je rêvasse. La fatigue me gagne.

— Une grande femme platinée, avec une robe bleue, ça vous dit quelque chose, César ?

Béru, dégoûté par le calme de notre entretien, s’est endormi et on a l’impression d’assister aux Vingt-Quatre Plombes du Mans.

— C’est qui, cette femme platinée ?

— Probablement l’assassin de votre pote, mon cher. Pas plus femme que moi, j’en jurerais. Le meurtrier a chiqué les travelos pour accomplir son forfait.

A cet instant, un grand brouhaha secoue l’immeuble. C’est Mathias qui se pointe avec sa tribu de demeurés alcoolos. Il en coltine deux qui sont complètement out et morigène les autres pour qu’ils essaient de se tenir droits.

— Monsieur le commissaire ! Un grand malheur ! Ces enfants sont ivres morts, figurez-vous que…

— Fais-les dormir dans le studio attenant, Rouquin, et ne te casse pas la nénette. Une première cuite… ça s’arrose ! Cela dit, quoi de neuf ?

Il prend le fusil à lunette sur l’épaule de son aîné et me le montre.

— Cette arme appartient à M. Césari-Césarini, dit-il, son épouse et son frère l’ont formellement reconnue. Il n’y a pas d’empreintes sur la détente car le meurtrier portait des gants. Ce pourrait être une femme : j’ai trouvé des traces de fond de teint sur la moquette de la loggia, et aussi de rouge à lèvres ; plus des cheveux très pâles, mais comme ils sont morts, ils proviennent d’une perruque.

— Merci, parfait. Tu pourras rentrer chez toi sitôt que tes albinos seront dégivrés. Tu n’as pas vu Lurette ?

— Non.

Je retourne à mon bureau et dépose le flingue sur mon bureau.

— L’arme du crime, dis-je à César.

Il mate éperdument le fusil.

Mamma mia, balbutie-t-il, c’est mon fusil ! On a seulement changé la lunette de visée.

— Il vous sert à quoi, quand on ne flingue pas vos copains ?

— La chasse au chamois, chaque année, en Autriche…

— Vous le rangez où ?

— Dans ma penderie, sur le rayon du haut.

— Beaucoup de gens connaissaient son existence et sa planque ?

— Sûrement pas… Je…

Il paraît perdu.

— César, je murmure, ou bien vous êtes un super-comédien, ou bien vous êtes un super-pigeon. Si ce n’est pas vous le maître d’œuvre de l’affaire, quelqu’un de surdoué vous prend pour un con, je vous le dis comme je le pense.

Je secoue le Gros. Il s’éveille en récitant le de profundis, se croyant encore à l’enterrement de M. le maire de Saint-Locdu.

— Gros, murmuré-je, j’ai école, tu vas t’occuper de monsieur.

— Tout c’qu’y a d’ volontiers, fait Gradube en commençant d’ôter sa veste.

Je rectifie le tir.

— Non, non, pas ça. Occupe-toi de ses aises, au contraire. Installez-vous dans ce bureau. Qu’il ait tout le confort mais ne puisse se tirer ni communiquer avec l’extérieur.

Césari-Césarini en a vu d’autres. Fataliste, il remarque :

— Alors vous me croyez coupable, commissaire ?

— D’homme à homme, non, monsieur Césari-Césarini. Si je vous retiens ici, c’est seulement pour que vous ne soyez pas ailleurs.

Là-dessus j’enfile mon pardingue et je m’esbigne.

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