Le timbre posé sur le comptoir des arrivées retentit moultes fois. Ensuite de quoi, la voix du gars Couchetapiane se met à glapir :
— Hello ! Y a du monde ?
Onc ne lui répondant, malgré qu’il réitère la question jusque dans la cage de l’escalier, il s’avance vers la cuistance. Le cadavre de Mamie Rolande lui saute aux yeux comme une photo porno dans un missel.
— Putain d’elle ! il s’écrie.
Oraison funèbre s’appliquant à la vie édifiante de la morte ou simple exclamation de surprise ? Je ne le saurai jamais.
Son compagnon, que je n’ai pas bien eu le temps de voir, mais qui m’a paru courtaud et large de poitrine comme un ténor d’opéra, pousse à son tour une exclamation, mais en italien, ce qui est plus mélodieux.
— Qu’est-ce que tu crois ? demande-t-il.
— Ils se sont tirés et ils ont refroidi la vieille pour l’empêcher de jacter.
Beau résumé d’une situation dramatique, ma foi.
— Nous attardons pas, conseille Couchetapiane. Si les perdreaux s’amenaient, ils seraient chiches de nous foutre ça sur les endosses.
— Mais non, penses-tu ! dis-je en apparaissant. Un mec de ta moralité est au-dessus de tout soupçon !
Le secrétaire aux Affaires étranges blêmit. Mon inopinée survenance le laisse sans voix.
Son camarade, le ténor de la Scala de Milan, fronce ses sourcils de ténébreux des années folles.
— Pas joli joli, hé ? leur dis-je. Et encore, vous n’avez pas tout vu. Allez donc jeter un regard au premier, chambre no 4, ensuite on prendra un pot, manière de se réconforter.
Je les pousse en direction du hall. Hébétés, ils grimpent, vont regarder, reviennent. Béru a déjà dégoupillé la tête chercheuse d’une autre boutanche. Il verse à boire avec cette générosité sans équivoque des gens auxquels elle ne coûte rien.
— Tu étais un habitué de la boîte ? demandé-je à Coucheta.
Il fait « non » avec sa belle tête d’aristo des faubourgs génois[3].
— T’es venu au pif, attiré par les cadavres, comme une mouche à merde, gars ?
Il ne répond pas. Je trinque à la ronde.
— Tu me racontes à moi, ou tu préfères te confesser à l’officier de police Bérurier, ici présent ?
Il porte encore des bleus et des sparadraps consécutifs à son premier « entretien » avec le Gros, aussi réagit-il vitos. Soumis, il déballe sa marchandise :
— Le boss a déniché l’adresse des Ritals convoqués par Al Kollyc dans le bureau du Ricain : Auberge du Pont Fleuri à Vréneuse. Il s’est rencardé sur l’endroit et il a appris qu’une vieille morue tenait la crèche depuis qu’elle avait dételé. Alors, il m’a demandé de venir aux nouvelles.
— Pourquoi s’intéresse-t-il aux deux Transalpins ?
— Bédame, ils se sont barrés comme des hotus du Grand Vertige au moment de la castagne, vous le savez bien. Alors, il aurait aimé leur causer. Il a juré de venger son pote, je vous l’annonce.
— Oui, il me l’a déjà dit…
Moi, il me donne une idée, Couchetapiane.
Je lui demande le fil de Césari-Césarini et compose le numéro du big taulier. C’est sa pomme en personne qui décroche.
— Vous avez pu vous reposer un peu, César ?
Il a l’oreille car il me remet aussitôt.
— Oh ! commissaire, du nouveau ?
— Des morts, mon pauvre vieux. Cette année démarre dans le funeste pour un tas de gens. Je suis en train de déguster un fabuleux Pouilly Fuissé avec vos deux scouts, à l’Auberge du Pont Fleuri.
— ????????????? rétorque Césari-Césarini, en silence.
— Il y avait en réalité trois Ritals dans l’équipe venue d’Italie. Il n’en reste plus qu’un et il s’est barré au volant de son Alfa rouge dont je vous communique le numéro. Tous les roycos de France s’énucléent en ce moment à rechercher cette guinde, mon petit doigt me dit qu’elle n’est pas allée très loin de Vréneuse, on pourrait peut-être mettre tous nos œufs dans le même panier, non ? Vous disposez de certains moyens qui me font défaut. A nous deux, je suis certain qu’on devrait gagner le gros lot.
Il hésite.
— Je vais voir.
— C’est cela : voyez ! Je vous signale que le vilain est un tueur à sang froid. Il refroidit tout ce qui bouge. Par ailleurs, il a embarqué une charmante femme flic avec laquelle je faisais équipe. Alors s’il devait y avoir de la casse, avertissez qu’on épargne la gosse, elle peut encore servir.
Il m’assure qu’il va faire l’impossible.
Et moi donc !
Au burlingue, je récupère un Mathias très abattu (pas aussi totalement abattu que la vieille Rolande, certes, mais sans vigueur ni plaisir d’être). Il paraît avoir changé de couleur. Je le trouve presque moins rouquin et bronzé.
Au bout d’un moment, je réalise qu’il nous fait une jaunisse.
— Tu te sens mal, Grand ?
— Je viens de traverser des heures particulièrement éprouvantes, monsieur le commissaire.
Ses jointures constellées d’écorchures portent témoignage du combat homérique qu’il a livré contre sa mégère.
— Les heures éprouvantes ont besoin que d’autres heures passent sur elles et les rendent improbables.
— Ma femme ne me pardonnera jamais…
— Mais si. Dix-sept chiares, comment ne te pardonnerait-elle pas !
Mon valeureux collaborateur soupire :
— On devrait pouvoir refaire sa vie. Mais avec tant d’enfants…
Je lui tapote la nuque pour lui exprimer que « ne te bile pas trop, mon petit gars ». N’empêche que mon célibat me paraît être à cet instant une excellente chose.
— Tu as eu le temps de bosser pour moi ?
— Oui. Par quoi commençons-nous ?
— Par les photos que ma mère t’a apportées, si tu veux bien.
Il prend un fourre transparent, de couleur jaune, et en ressort les images.
— Je crois que vous trouverez tout seul où est située cette grue.
Pas besoin d’examiner longuement les photos, en effet. Je tique.
— Dis donc, on dirait…
— C’est ! Je suis allé jeter un coup d’œil en vitesse, puisque c’est à deux pas.
— Rue de l’Elysée ?
— En effet, monsieur le commissaire : rue de l’Elysée, on est en train de faire d’importants travaux, en face du palais présidentiel. Voyez-vous cette petite cabane de chantier métallique, derrière la grue ?
— Eh bien ?
— La porte en a été forcée, puis refermée à l’aide d’une chaînette terminée par deux blocs aimantés. Vous comprenez le système ? L’un des blocs est plaqué sur le montant, l’autre sur la porte, mais d’une pichenette on peut ouvrir.
— Tu as ouvert ?
— Bien entendu.
— Alors ?
— Alors rien. La cabane ne contient que des vêtements de travail, un réchaud de camping, des casques de chantier et des bouteilles vides.
— Bon, je vais aller visionner ça sur place. Passons aux fafs saisis sur la table de l’Américain.
Le Rouquemoute commence à oublier ses cruels déboires matrimoniaux ; rien de tel que le boulot pour distraire un homme de ses tracas quotidiens.
— En fait, il s’agit d’un rapport codé, monsieur le commissaire. Heureusement que je possède une licence d’anglais et que j’ai passé deux ans dans un laboratoire de police technique américain…
— Si je comprends bien, tu as pu le déchiffrer ?
— Non sans mal : ils ont utilisé la méthode Brinkball qui est l’une des plus coriaces. Là-dedans, il est question d’un personnage appelé le « Rosier » dont il faudra s’assurer pendant la nuit du 1er au 2 janvier, cela pour deux raisons, dont la première est capitale : il sera « en place », exceptionnellement, cette nuit-là ; et deuxièmement parce qu’il y aura un fort brouillard que devra compléter « l’intervention F ». L’équipe Raphaël se chargera de l’opération. Elle sera couverte par l’équipe Johann II, laquelle se livrera à toutes les manœuvres de diversion, ainsi qu’à la prise en charge du « Rosier ».
« Dans la phase 2 de l’action, Raphaël se dispersera au mieux tandis que l’équipe Johann II conduira le « Rosier » au point « H » où l’attendra A. K. (qui devait être Al Kollyc, je suppose). Ensuite, A. K. procédera comme prévu. »
L’Albinoche repose ses notes.
Un grand silence suit.
Rompu par un effroyable pet de Bérurier qui déteste le mutisme prolongé.
Il respire à petites narinées gourmandes, espérant des effluves désastreux, mais souvent, dans ces cas-là, la puissance de la sonorité joue au détriment du parfum.
— L’« Rosier »… Tu sais-t-il de qui est-ce qui s’agit, Rouillé ?
— Non, avoue résolument l’interpellé.
— Moi si, fais-je.
Les deux me guettent la suite.
Magnanime, Sana la leur fournit :
— Le président !
Pour le coup, ils bondissent.
— Le président ! exclament-ils en duo, Béru avec une voix de basse noble, Mathias avec une voix de baryton navré.
— Le « Rosier » ! L’homme à la rose, autrement dit ! Cette grue rue de l’Elysée… Et songe, Béru, au filet métallique qui se trouve dans le coffiot de la DS noire. Commençons par une vérification.
J’appelle le secrétariat privé de l’Elysée. Me nomme, parlemente un tantisoit, obtiens le secrétaire et lui pose la question de confiance :
— Est-il prévu que le président dorme au palais, la nuit prochaine ?
— Parfaitement, pourquoi cette question, commissaire ?
— Il s’agit de sa sécurité, monsieur le secrétaire particulier. Pour quelle raison ne rentre-t-il pas à son domicile, comme il le fait ordinairement ?
— Cette nuit, il y a une grande réception à l’Elysée qui devrait durer jusqu’à zéro heure trente et le président reçoit, tôt, demain matin, une délégation des employés de la voirie.
— A toutes fins utiles, voulez-vous dire aux services de sécurité rapprochée du président de renforcer le dispositif de nuit ?
— Vous craignez quelque chose ?
— A vrai dire, ce que je redoutais n’aura probablement pas lieu, les gens choisis pour une opération nocturne étant morts ou en fuite ; mais il est préférable de se montrer vigilant.
— Expliquez-vous, commissaire.
— J’adresserai un rapport circonstancié dès que possible, pour l’instant je me trouve dans le vif du sujet et n’ai pas le temps de paperasser. Soyez sans inquiétude, je fais le nécessaire.
Je raccroche.
— Le « Rosier », c’est bel et bien le président. Un coup formide, drivé par le Ricain, a été mis sur pied pour le rapter. On a voulu profiter d’un faisceau de circonstances favorables à un enlèvement. Ces circonstances sont : premièrement, le président dort à l’Elysée ; deuxièmement, une grue est installée depuis plusieurs jours à quelques mètres du palais ; troisièmement, il y aura du brouillard ce soir.
Le Gros demande :
— Pourquoi t’est-ce qu’on aurait attendu qu’il pionce au château ?
— Parce que la sécurité du président est plus relâchée à l’Elysée, ce qui se comprend parfaitement. Le palais fourmille de gardes. Il y en a plein la cour, dans le parc, à l’extérieur. L’idée ne viendrait pas, selon la logique simple, d’aller le dénicher dans les appartements royaux. Parce que l’on s’imagine qu’un coup de main éventuel s’effectuerait par le sol, et non par les airs ! Al Kollyc possède un plan de la bâtisse. Il s’est dit que si des gars grimpent sur l’immeuble d’en face et qu’un grutier manœuvre le plus doucettement possible le bras du formidable engin de manière à ce qu’il se déplace, depuis l’aplomb de l’immeuble en question à celui des appartements présidentiels, des gars outillés et gonflés peuvent s’introduire dans la chambre du… « Rosier », neutraliser celui-ci, le placer dans le filet et le déposer sur le toit d’en face. Le brouillard, prévu pour cette nuit, masquera la manœuvre de la grue et, par ailleurs, une certaine équipe baptisée Johann II est chargée d’opérer une diversion. C’est un coup de main d’une folle témérité mais qui a toutes les chances de réussir.
Mes camarades opinent à bouilles rabattues.
— De feurste couality, admet Bérurier ; maintenant, ce qu’y faudrait qu’on va savoir, c’est si le coup va z’êt’ tenté malgré qu’on aye foutu la merde. Deux des Ritaux sur trois est mort. Le grutier, on l’a retapissé, de même que le matériel prévu pour l’ kidnappinge au président. Moi, à la place d’eux, j’ déclarerais forfaiture ; biscotte les rixes qu’ils prendent, tu permets, c’est du sucide ! Et pis, et plus que tout, le bigue chef, le Ricain, a été flingué garenne. Tu veux qu’ils vont faire quoi, ces malins, privés d’ leur général, et des troupes du génie ? Tu croyes qu’ le débarquement d’ 44 aurait eu lieu si l’ général Eugène Ovaire avait été buté la veille et qu’ les barlus fussent en panne d’ mazout ?
Mathias acquiesce.
— Je pense qu’Alexandre-Benoît a raison, monsieur le commissaire ; l’affaire me semble tout à fait compromise.
Je branle le chef (je suis le chef).
— Pas d’ votre avis à cent pour cent, les mecs.
— Oh ! toi, faut toujours qu’ tu peindes l’ diable su’ la muraille ! ronchonne Mister Big Bide.
— J’aimerais avoir votre sentiment, monsieur le commissaire, demande le futur lauréat du Prix Cognac (mieux vaut queutard que jamais).
Je débute comme tout homme politique interrogé par un journaliste.
— Ecoutez, fais-je.
Oui, bon, ils écoutent. C’est bien pour dire de prolonger le temps de réflexion, rassembler des arguments.
« Ecoutez ! »
Pontifiant. Achtung, je vais causer ; deux points ouvrez les guillemets ! N’en perdez pas une broque, messeigneurs. Very important. L’oracle va jacter. Oyez ! Oyez !
— Ecoutez, tout à mon avis repose sur une chose…
— Laquelle était-ce ? questionne l’Avide.
— Le dernier des trois Ritals s’est-il rendu compte que son pote blessé a perdu les photos de la grue, ou pas ? Il est très possible et même probable que, dans le feu de l’action qui était dramatique à souhait, ce détail lui soit passé inaperçu. S’il a tué son pote blessé ainsi que Mamie Rolande, c’est pour les empêcher de parler, donc il a l’intention de mener l’opération envers et contre tout.
« Autre chose : s’il n’a pas tué Hélène Dussardin, préférant l’emmener en otage, c’est bien parce qu’il attendait quelque chose d’elle ; ce quelque chose, c’est un compte rendu de notre enquête. Il veut savoir où nous en sommes ; or que peut lui apprendre Hélène ? Pas grand-chose puisqu’elle ignore — et pour cause — ce que nous avons appris depuis au sujet du « Rosier ». Reste le grutier et le matériel. Ça m’étonnerait qu’il se risque à Vréneuse après son massacre de l’Auberge ; mais il a le temps, d’ici cette nuit, de trouver un autre grutier et de renouveler sa panoplie. Le Noir ne pouvait nous révéler qu’une chose : la mère Rolande l’avait engagé pour manœuvrer une grue. Et alors ? Ça compromet quoi ? En outre, n’oublions pas qu’il doit y avoir deux équipes sur le coup : l’équipe Raphaël et l’équipe Johann II ; nous ne savons rien de cette dernière ; elle est intacte, prête à l’action. Je gage que, par mesure de prudence, il n’y avait pas de contact préalable entre les deux. »
Mes « hommes » étudient cet exposé à tête d’exposé. Béru objecte :
— N’empêche que leur big boss est clamsé, et ça il le sait puisque ça s’est passé devant lui.
— D’accord ! Là est le gros morceau, l’énorme point d’interrogation. Dans le plan ourdi contre le président, était-il prévu qu’en cas de défaillance d’Al Kollyc, il se déroulait tout de même ? Ou bien n’existait-il aucune solution de rechange ? Quoi qu’il en soit, on ne peut écarter l’hypothèse que tout continue inexorablement malgré ces graves accidents de parcours, car les trois éléments de réussite sont toujours intacts : le président dort au palais, il y a une grue géante rue de l’Elysée, le brouillard commence déjà à tomber ; regardez d’ailleurs…
Ils se tournent vers la baie vitrée.
Ça devient drôlement cotonneux, dehors.