Je guignais le Gros depuis un banc situé sous des platanes. L’air s’est radouci et un soleil timide vient promettre des trucs positifs pour l’année nouvelle.
La charrette à Béru se pointe dans un gros vacarme de bielles déglinguées, de pistons ravagés, de carrosserie en haillons. Les cartons suppléant à l’absence de vitres (seul le pare-brise n’a pas été remplacé) claquent comme des drapeaux.
Sa Majesté stoppe tant bien que mal. La carriole a des soubresauts convulsifs, comme un zèbre capturé cherchant à se dégager des liens qui l’entravent.
Le Gros lui balance un coup de saton dans le capot pour la faire tenir tranquille et sa batteuse, modèle MacCormick 1924, cesse de renâcler.
— Faut qu’j’l’envoye à la révision, dit-il. Ell’ m’fait un peu d’automobile-allumage ; ça doit proviendre des visses platinées qu’est entartrées. T’as repéré la casa du mâchuré ?
— C’est une grande bâtisse derrière l’église, au fond d’une impasse. Tu dis qu’il habite un gourbi, rue Montholon ?
— Le vrai piège à rats !
— Comment se fait-il en ce cas qu’il possède une bagnole américaine, pas neuve, certes, mais qui doit tuter des hectolitres de benzina ! Il fait quoi, dans la vie, ce pèlerin ?
— J’ai interviouvé sa pipelette, révèle le Mastodonte, paraîtrait qu’il serait grutier au chômage.
Mon sang ne fait qu’un tour : mais réussi. Grutier ! Et les photos que Félicie porte à Mathias représentent une grue dans une rue peinarde.
Le teuf-teuf mérovingien de Sa Majesté déferle dans une Vréneuse accablée par la gueule de bois. Dans les maisons, on se cogne du Vichy Saint-Yorre pour se colmater les brèches hépatiques de la nuit. Sur mes indications, il emprunte l’impasse au sol inégal garni de pavés ronds dits « têtes de chats » et va jusqu’au portail plein, pas mal rouillé, qui la termine.
— Laisse ta ruine au milieu de la chaussée, Gros.
Il ronchonne sur l’épithète malsonnante car il tient sa bagnole en grande estime. Je suis déjà à pied d’œuvre, bricolant la serrure du portail à l’aide de mon fameux gadget que toutes les cours d’Europe m’envient et que je proposerai un jour au con court les pines.
Le vantail s’ouvre sur ma poussée avec un gémissement triste comme le bêlement d’un agnelet sans mère. Je glisse une teillée dans la propriété. J’avise une grande cour à l’abandon, envahie par les ronciers et les herbes en délire. Une traction noire immatriculée à Paris, dont la plaque généalogique (comme dit le Mammouth) commence par 1 et se termine par 8 est stationnée là. Au bout de la cour, il y a la maison. Elle fut belle, mais maintenant elle ressemble à la reine d’Angleterre. Volets clos, elle dérive vers la convoitise des promoteurs immobiliers qui, bientôt, la transformeront en supermarket, comme on dit en français.
On entre, on referme. Le Dodu m’interroge du regard. Je lui fais signe d’avancer. A la file indienne, je gagne la porte-fenêtre centrale. Les volets sont tirés, mais non crochetés. J’en ouvre un. La porte est également à disposition.
Nous voici dans la place. Y a de quoi claquer des chailles. Le froid de cet hiver plutôt calme s’est concentré dans la masure, renforcé par une humidité perfide et des courants d’air à n’en plus finir.
J’ai une dilection pour les maisons abandonnées, au point que j’en fous dans presque tous mes books. Cela doit issir de ma prime enfance, je suppose. Je passais mes vacances dans un hameau dont la première maison était en ruine. J’allais jouer dans cette masure qui sentait la très vieille paille et l’étron desséché, car nombre de gens y posaient culotte à l’occasion. Et alors bon, depuis, j’ai dans la tête plein de baraques désertées, angoissantes de solitude et si pitoyables à force de décharnance.
Apparemment, cette taule paraît vide, et pourtant j’y subodore une présence. Effectivement, je découvre, au premier, dans une chambre moins ravagée que les autres, un gazier en train de roupiller dans un sac de couchage. Une caisse lui tient lieu de table de chevet, laquelle supporte une grosse lampe à forte batterie, feu rouge clignotant à volonté, lumière sur deux positions, etc. Il y a également une Thermos et un poste de radio à transistor. Le dormeur (qui ne s’appelle pas Duval) est noir comme un marchand de charbon sénégalais qui serait en grand deuil, ce dont je conclus qu’il se nomme Méoutuva Didon.
Il pionce avec tant d’énergie que notre intrusion n’a pas troublé le moins du monde son sommeil. Ses deux bras hors du sac se rejoignent derrière sa tronche. Je fais signe à Mister Cachalot de lui passer les cadennes, ce dont il s’acquitte. Crois-moi ou trotte te faire triturer le chinois par la reine Babiola, mais ce double clic ne perturbe pas davantage la dorme du Noir.
Je m’approche de lui et ramasse l’un des mégots jonchant le sol autour de son pageot de fortune. Pas besoin de les renifler longtemps pour piger qu’ils ne sont pas farcis aux herbes de Provence ; et d’ailleurs, fumés aussi courts, tu parles ! Le gars s’est dosé sérieusement pour tromper la tante.
Je le fouille. Bilan : des fafs à son nom, du pognon (six mille pions environ), un rasoir à manche, un poinçon de cordonnier dont la pointe est fichée dans un bouchon (pas déchirer sa poche), une boîte en fer de chez mon amie Valda (dont le prénom est Pastille, au cas que t’ignorerais) contenant une demi-douzaine de joints (et pas des joints de culasse, espère !), un grigri confectionné avec de l’ivoire et des poils de cul (ne représentant rien, mais très ressemblant quand même) et pour conclure, une petite culotte porno blanche, à dentelle rose, fendue de l’entrejambe, trop délicate et proprette pour lui servir à essuyer sa jauge à huile. Cela dit, le personnage me paraît massif, jeune, il a une grande frime de chourineur et porte un sweet-shirt jaune qu’a écrit dessus « Ta gueule, je parle ! », car ça se fait beaucoup de nos jours d’arborer des slogans, déclarations, invectives ou professions de foi sur sa poitrine, là où les croisés de Charles IX portaient des croix.
— Méoutuva ! appelé-je. On est arrivé, mon biquet ! Va falloir soulever ces belles paupières en veau crispé.
L’homme geint au creux de son inconscience dans laquelle je viens de percer un trou et qui, de ce fait, commence à se dégonfler.
Bérurier précipite les choses en lui shootant les côtelettes. Le Noir barrit ; oui, je crois qu’il barrit, à moins qu’il n’ait feulé un grand coup, faudrait qu’il réédite pour se rendre mieux compte.
Il veut bondir, tel précisément un tigre (décidément, je pense qu’il a feulé), mais ses poignets entravés l’en empêchent (à la ligne).
Cette fois, il nous visionne, pas content. Il a d’immenses yeux jaunes dont le blanc est jaune aussi, avec un chouïa de sang comme dans certains œufs.
— Calmos, mon pote, lui dis-je en m’accroupissant sur mes talons.
— Qui êtes-vous ? me demande-t-il, en escamotant les « r », comme tous les Noirs dans le doublage de Autant en emporte le vent.
— Des types qui sont contre, sibylliné-je.
Il paraît anéanti.
— Mais quoi donc ?
— Rien, on attend.
— Vous attendez ?
— Que tu parles. C’est écrit sur ton maillot : « Ta gueule, je parle ! » Alors, bon, je ferme ma gueule et tu parles. Vas-y, baby, je t’écoute.
Ce qui l’impressionne peut-être le plus vivement, c’est de découvrir le contenu de ses vagues aligné sur le plancher, un peu comme à un étal de foire aux Puces. Ayant suivi son regard, je ramasse le rasoir et, après un bref coup de sifflet, le jette à Béru. Simiesque, il s’en saisit.
— Tu le commences par quoi, Gros ? je demande flegmatiquement.
Sa Majesté étudie le Noir de son bel œil porcin.
— Les portugaises ; pour rester classique, non ? Juste se met’ en train… Ensute, j’y coup’rai les vestibules et j’lu les lui cloquerai dans la gueule. Moi, j’vois l’programme d’cett’ manière. Turell’ment, je finirai par l’gésier, la méchante jugulaire : couic !
— Mais putain, j’vous ai rien fait ! s’écrie notre bon Didon.
— Pas encore, conviens-je, seul’ment si tu te grouilles pas de répondre à nos questions, alors là tu nous auras fait, et quand on nous a faits, on peut plus revenir dessus : la marche arrière n’existe pas.
— Bon, ben demandez, demandez ! Je suis blanc comme neige, moi !
Tous autres auteurs que moi, racistes de bas étage, s’empresseraient de glousser en entendant cela ; mais l’Antonio, oh ! pardon, c’est une autre catégorie, si tu veux bien ! Il donne dans la facilité uniquement quand elle est difficile.
— Tu connais l’équipe de Ritals ?
— Un ! il me dit.
— Décris-le-me !
Il me raconte le grand vilain qui convoyait le toubib et que j’ai flingué dans sa tire.
— Pas d’autres ?
— Pas encore, j’attends qu’ils viennent me prendre.
— Pour faire quoi ?
— Manier une grue ; juste manier une grue !
— Où ça ?
— J’ignore, patron. Parole d’honneur de ma mère : j’ignore ; ils doivent m’emmener là où elle est, la grue. Et puis je la manœuvre, juste que je la manœuvre.
— Pourquoi faire ?
— Je sais pas, patron, parole d’honneur de ma mère, j’en sais fichtrement rien du tout !
— Ta bagnole ricaine, où est-elle ?
— Le grand Rital est venu me l’emprunter, il a laissé l’autre, là dehors, la noire. Il avait besoin de la mienne, juste ce matin qu’il a dit, parole d’honneur de ma mère, patron !
— Il t’a pas donné d’explication ?
— Pas d’explication du tout, patron, juste il a dit que la sienne était pas assez grande et qu’il lui fallait la mienne, juste ça, patron.
— Qui t’a engagé ?
— La vieille Rolande, patron. Si tu connais pas, c’est la femme qui tient l’auberge, ici. Elle est très vieille mais très pleine d’allant, patron. Pour sûr. Tu dirais comme ma mère, à M’branl-moua. Ma mère, elle travaille plus fort qu’un homme, patron. Je lui ai payé la télévision, avec un groupe électrogène parce qu’il y a pas encore les trécités dans mon village.
— C’est bien, tu es un bon fils, Méoutuva. Comment connais-tu la vieille Rolande ?
— C’est chez elle que je viens pointer les dames. Des dames que je trouve à la Coupole, pas jeunes, pas belles… Elles aiment le gros zob noir à Didon. (Il se paie un rire qui ne vient pas du cœur et ne s’attarde même pas sur ses lèvres.) Je leur dis : « Promenade, ma jolie ? » Bon, promenade. Je les amène chez la mère Rolande. On prend une piaule ! Et crac zi boum ! Elles chopent le gros zob noir à Didon. A Paris, elles ont peur de rencontrer quelqu’un avec Didon. Ici, c’est tout bon. J’arrête la voiture dans la cour à la Rolande. Crac zi boum ! Le gros zob noir à Didon !
— Ça rapporte gros ?
— Ça dépend ce qu’elles ont dans leur sac…
— Tu chouraves le blaud ?
Il risque une boutade :
— Faut payer l’essence à Didon.
— Et lui payer les sens ! surenchéris-je, mais il pige pas car il ne sait pas écrire et phonétiquement, tu peux pas écouter la différence comme sur France-Inter.
— Allez, on retourne à la case départ. La vieille t’a proposé un boulot, raconte…
— La dernière fois que je suis venu, elle a pris Didon dans un coin pendant que l’autre vieille se rhabillait le cul. Elle m’a dit : « T’es bien grutier de ton état, Didon ? » Moi, oui, je suis. Entreprises publiques. Chômage, à cause de la crise, mais tu peux y compter que je fais le grutier de première, patron.
— La dernière grue que tu as rencontrée, elle faisait le tapin sur le Sébasto, non ?
Il se marre.
— Ça, c’est bien vrai, patron. Mais grutier, je te prouve quand tu veux. Même sur les super-engins à cabine tout là-haut. Et la Rolande, elle m’annonce : « Si tu es d’accord de travailler pour des copains italiens… Juste une nuit… Une heure au plus. Tu palperas cinquante mille balles. » Mon vieux, bon, hein, dis : cinquante mille balles, patron, qu’est-ce que tu fais si t’es grutier ?
— Ah ! ça…
— Tu vois ! Alors je dis, ça joue. La vieille me dit, alors t’arrives le 1er janvier et tu t’installes dans la vieille bicoque derrière l’église. Elle l’avait rachetée à une baronne pour faire un hôtel de lusc, paraît-elle. Et puis elle a pas eu le permis, à cause du curé que son église est citoyenne avec le jardin d’ici.
— Donc, tu prends ton bivouac dans la crèche et tu attends ?
— Exactement, patron, je te promets. J’attends… Ils vont pas tarder. D’abord, faut qu’ils vont me ramener ma voiture. Une Ford Custom de toute beauté, la classe !
— Que t’as achetée avec ton allocation de chômage ou avec ta bite ?
Ça l’amuse beaucoup.
— T’es vachement marrant, patron !
Béru, qui n’a jusqu’alors rien dit, soupire :
— C’est pas la jactance de ce blondinet qui fait progresser.
Il a raison. J’enrage. Trop attendu. Dans notre job, c’est comme à la pêche : si tu retardes trop longtemps de ferrer, la poissecaille bouffe l’appât et te salue bien.
J’avais tout sous la pogne dans cette auberge du diable : les trois Ritals, la vieille Rolande. Mais j’ai voulu finasser et il me reste trois cadavres, plus un Noir qui n’en sait pas plus long que le bout de son gros nœud. Et puis la belle Hélène, si saine, si drue, avec une peau si ferme et odorante a disparu. Et ce chourineur l’a peut-être déjà mise à mal, lui qui ne recule devant rien.
— T’es dans les vapes, mec ? s’inquiète le Mastar.
— Un brin. Je manque de sommeil, probable.
— On devrait aller boire un coup de ce Pouilly Fusé qu’tu m’causais.
J’acquiesce et on se barre.
— Hé ! patron ! s’inquiète Méoutuva Didon, tu me laisses ?
— On passera te chercher plus tard. Dors !
— Et si les Italiens viennent pour la grue ?
— Tu leur dis de m’attendre.
— Tu m’enlèves pas ça ?
Il agite ses poignets enchaînés.
— Une autre fois.
Je m’arrête à la voiture noire avant de quitter la place. Un petit examen express. Positif. Sous la banquette arrière se trouvent deux fusils mitrailleurs. Dans le coffre, je déniche une sorte de grand filet aux mailles métalliques qui se ferme par un système d’anneaux dans lesquels passe un filin.
— Ils sont pêcheurs, tes gars ? bougonne l’Epidermique.
— Dans un sens, oui, probablement.
Mes recherches me conduisent à ouvrir une boîte à outils de ménage, avec un système de casiers qui se proposent lorsque tu écartes les deux anses de la boîte. Au lieu d’outils, j’y déniche tout un fourbi propre à neutraliser du monde : bombes de gaz soporifique, seringues, ampoules diverses conservées dans des emballages capitonnés, tampons, etc.
D’un geste vif, je rabats le couvercle de la malle. Des perspectives se constituent dans ma belle tête d’intellectuel surmené. Je décèle des bribes de vérité… Ce qui me turlubite, c’est une question majeure, comme le lac du même nom. Elle concerne l’assassinat d’Al Kollyc. Les Ritals sont-ils partie prenante dans ce meurtre ou bien ont-ils été surpris par l’événement ? Tout, en moi, me pousse vers la deuxième hypothèse. Ils sont arrivés d’Italie au volant d’une voiture dérobée, mais dont on ne pouvait pas découvrir le vol avant trois jours. C’est le Ricain qui les a fait venir. Lui qui les a conviés à la table des Césari-Césarini. Donc, Kollyc et les mecs en complet rayé avaient partie liée. Ils avaient besoin d’un grutier et c’est l’ancienne bordelière, la mère Rolande, qui le leur a recruté. Elle qui les hébergeait tous. Elle, toujours, qui a trouvé un toubib lorsqu’il y a eu de la casse.
— On peut savoir ? demande le Bestial que mon mutisme déconforte.
— Pourquoi Césari-Césarini prétend-il que l’arme du meurtre lui appartient alors que ses larbins affirment que non ? murmuré-je.
Sa Majesté a une réponse anglo-normande :
— Faut voir…
De retour à l’auberge, je sonne les gars qui s’occupent de moi à la Grande Taule.
— On a des nouvelles de Lurette ?
— Etat stationnaire, commissaire, le chirurgien ne peut pas se prononcer.
— Il est interviewable ?
— Pas avant plusieurs jours, vu son état.
Mon âme s’élève d’un bon mètre cinquante vers Dieu. Qu’afin, Seigneur, ce petit Lurette se tire du merdier ! Je compte sur Toi !
— Des nouvelles de l’Alfa Roméo du Rital ? poursuis-je.
— Pas encore.
— Tout est bouclarès, j’espère ? Aéroports, gares, frontières ?
— Le grand jeu, commissaire. Des brigades volantes banalisées arpentent le macadam parisien et les gendarmes verrouillent les carrefours de la Grande Ceinture.
Le Gravos, qui déguste une boutanche du fameux Pouilly fameux, me lance :
— V’là du peupl’, l’Artiste !
Je tire sur le fil du bigne pour pouvoir mater par la porte-fenêtre. J’aperçois une grosse Mercedes blanche sur le terre-plein. Elle se range près de nos propres tires et deux gaziers en descendent. L’un de ceux-ci n’est autre que Couchetapiane, le secrétaire particulièrement particulier de Césari-Césarini.
Je me grouille de raccrocher et fais signe à Bérurier de me suivre. On court se planquer dans un cellier jouxtant la cuisine. L’arrivée des deux personnages jetterait-elle, comme on dit vulgairement, un éclairage nouveau sur cette ténébreuse affaire ?
Nous l’allons savoir tout à l’heure.