CHAPITRE 01

Il n’était guère difficile d’établir la trajectoire de la balle. Suffisait de redresser le mort avec sa chaise et d’aller bien droit. Ce mouvement conduisait à une loggia située à gauche de la scène. Elle ne servait à rien, n’étant là que pour créer une ambiance théâtre. Elle n’avait pas plus d’un mètre de profondeur et comportait des rideaux de la même matière que le rideau de scène, dans les tons bleu et or. D’ailleurs, une autre loggia toute pareille lui faisait face, mais elle, hébergeait du matériel de sono. Le fusil à lunette infrarouge était là, abandonné. Le meurtrier avait dû se tailler rapidos son coup de feu tiré : il ne s’était pas passé plus de trois ou quatre secondes avant que la lumière se rallume ; le temps d’enjamber la balustrade garnie de velours et l’homme (je supposais que le tueur était de sexe masculin) se retrouvait au cœur de l’assistance trépignante qui gueulait n’importe quoi et s’entr’embrassait. Il n’avait qu’à se jeter dans le paquet, tel un rugbyman dans la mêlée. Ni vu, ni connu.

Sur l’instant, face à tout ce trèpe déjà poivré, la tâche me parut lourdingue. Seul avec mon petit Lurette, j’étais vachement débordé. Alors je grimpai sur une table après avoir chuchoté à Jeannot de se placer devant la sortie pour empêcher quiconque de se tailler. Et, superbe dans mon smok bleu nuit, je haranguai les soiffards.

— Mesdames, messieurs, je leur dis-je, je vous prie de garder votre calme et surtout de rester à la place que chacun de vous occupait avant les effusions ; toute personne qui ne souscrirait pas à ma requête s’attirerait de gros ennuis, ce qui serait navrant pour un début d’année. Le personnel de l’établissement est prié de se rassembler devant l’orchestre et d’attendre mes directives. Que le chef de réception vienne me rejoindre.


Un grand gonzier en smok blanc, avec un crâne déplumé et un menton comme un marteau de savetier, affublé de grosses lunettes manière Harold Loyd s’est approché. Je me suis accroupi et lui ai donné le numéro de la Rousse qu’il devait alerter de ma part. Avant qu’il se taille en direction du turlu, je lui ai dit de m’envoyer dare-dare le maître d’hôtel qui s’occupait de la table de Césari-Césarini.

J’avais déjà repéré l’intéressé, un bonhomme déjà vieux, lent et compassé, qui faisait penser à un bedeau pour grande église bourgeoise. Alerté par le chef de réception, il vint à moi, majestueux malgré les tragiques circonstances, avec la démarche d’un chef d’orchestre retournant saluer.

Histoire de l’impressionner, je lui montras ma carte, mais il n’y fit pas davantage attention que s’il s’était agi du couvercle d’un pot de yogourt traînant sur le trottoir entre deux étrons canins.

— Qui a fait la table de M. Césari-Césarini ? je lui demandis.

Une lueur flétrisseuse passa dans son regard de vieux con blanchi sous l’habit.

— Un menuisier, je suppose, me réponda-t-il.

Non, mais tu te rends compte ? En un pareil moment, se payer ma frime aussi bassement ?

Ce fut plus fort que moi. Je glissai quatre doigts de main droite entre son col amidonné et ses fanons fanés et tirai de toute mon énergie. Le nœud de soie blanc, le plastron gaufré, et cinquante centimètres carrés de chemise me restèrent dans la pogne. N’en ayant pas l’utilisation, je fourrai le tout dans la poche intérieure du chef loufiat.

Mon regard implacable, noir de rage, se planta dans sa face de méduse avariée.

— Tu continues sur ce ton et tu termines la noye en cabane, sans dentier et probablement aussi sans gencives, tu sais que je ne te mens pas, grosse gonfle, dis-moi que tu le sais avant que je t’envoie mon poing dans le portrait.

Il eut un piètre mouvement approbateur.

— Maintenant, réponds correctement à la question que je t’ai posée !

— Eh bien, c’est… c’est le patron qui a fait la table.

— Césari-Césarini ?

— Oui.

— Sous quelle forme ? Des petits cartons préalables ?

— Non, il a placé son monde comme ça, au dernier moment.

A cet instant je perçus un bruit d’échauffourée en provenance de l’entrée. Je sautai de mon perchoir pour courir dans cette direction. Un coup de feu claqua ; je me pressis davantage. Je trouvai alors mon petit Lurette tout pâle, la manche de son veston fendue sur quarante centimètres au moins. Son bras saignait. Lui tenait encore son feu à la main, tout chaud, tout fumant.

— C’est les deux types en complet rayé, Patron, me dit-il, ils ont dû arriver en rampant. Ils se sont brusquement jetés sur moi, l’un avec un couteau. Il a essayé de me le planter dans le baquet, j’ai juste eu le temps d’esquiver, pas complètement toutefois. Je crois l’avoir atteint, il a poussé un cri et a marqué un temps d’arrêt avant de sortir.

— Je reviens, mon lapin.

Et je couris à perdre ma laine jusqu’à la rue. Des bagnoles passaient, en folie ; leurs conducteurs se jouaient mutuellement « ta tagada gada tsoin tsoin » au klaxon prohibé, pour marquer l’ivresse de cette nouvelle année qui allait leur apporter un plein chargement de merde en tout genre, ces nœuds : accident, maladie, chômage, cocufiage, compte à découvert, rappel d’impôts, voisins grincheux et j’en passe, t’auras qu’à remplir les blancs. Mais enfin un chiffre venant de changer au calendoche, tous les espoirs leur étaient permis : fortune, santé, troussées géantes sous les palétuviers roses, promotions en tout genre, Légion d’honneur, honneurs par légion, présidences de ceci, cela. Ils s’enivraient d’espoir.

Je me dis que certains ne finiraient même pas la nuit, comme Al Kollyc, par exemple.

Mais les hommes, tu peux toujours courir pour les faire croire qu’ils baignent dans la gadoue : le cancer du fumeur, bobonne qui décarre avec un fringant julot, la bagnole sous un camion, fifils qui se came, fifille qui pompe tous azimuts, c’est pour les autres, les paumés malchanceux. Eux, ce qui les guette, c’est la gloire pur fruit, pur sucre, sans édulcorant ni colorant d’aucune sorte. Ils pataugent dans les apothéoses probables, ruissellent d’honneurs en préparation. Les biftons gagnants de la Loterie, irrésistiblement ils iront les acheter mañana, pas mèche de faire autrement. Ils voudraient passer outre que la chance les leur fourrerait d’autor dans les vagues. La veine, quand elle t’a à la chouette, pas la peine de feinter : elle te chope sans vergogne. Ils braillaient par les portières ouvertes comme s’ils en étaient les auteurs, de ce 1er janvier ; comme s’ils l’avaient fabriqué à la main, kif kif le facteur Cheval a bâti son édifice à la con. Le lendemain, personne n’y penserait plus. Le 2 janvier, c’est le Poulidor de l’année.

Enfin quoi, faut les laisser à leur innocence. Le jour où ils morflent en pleine poire, ils sont à la hauteur, dans l’ensemble. Ils assument pas mal, tout compte fait. La loi de soumission qui joue les aide. Ils prient le Bon Dieu et s’arrangent du reste. Exister, c’est pas tellement simple ; chacun se comporte comme il peut. Chacun s’efforce de devenir humble quand y a vraiment plus moyen de faire autrement.

Et je pensais plus ou moins ces lieux communs en galopant comme un qu’a des ratés. Les deux vilains en gris venaient de claquer la lourde d’une chignole et se taillaient déjà en trombe. L’espace d’une chiquenaude et j’enregistra une chiée de faits. Primo : la voiture est une Citroën noire immatriculée à Paris, son premier et son dernier chiffre sont 1 et 8 (méthode santantoniaise) ; deuxio le blessé est très blessé car il n’arrive pas à rentrer ses cannes dans la tire ; troisio, inutile de vouloir s’interposer, le conducteur est en transe et passerait sur un rang d’école maternelle sans hésiter ; quatrio, ma propre pompe est garée à deux rues d’ici, alors le temps de la récupérer et mes malfrats seront déjà à l’autre bout de Pantruche ; cinquio, le blessé a perdu quelque chose que j’aperçois d’ici au bord du trottoir.

Je couris à l’objet mentionné. Il s’agissait d’une enveloppe Kodak jaune contenant un paquet de photos. L’éclairage de la rue n’étant pas propice et le temps pressant, je les enfouillis.

Lurette dégueulait sur les marches du Grand Vertige. Il s’était morflé un vache coup de saccagne dans le gras du bras. Je mobilisai le portier galonné comme Amin Dada et lui ordonnai de conduire aussi sec mon gars à l’hosto le plus proche. Là-dessus mes collègues du Quai se pointèrent et nous commencèrent sérieusement à boulonner.

Tu vas voir la suite, c’est pas triste.

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