Jean-Marie Gustave Le Clézio
Poisson d'or

1

Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée. Je ne m'en souviens pas vraiment, car j'étais trop jeune, et tout ce que j'ai vécu ensuite a effacé ce souvenir. C'est plutôt comme un rêve, un cauchemar lointain, terrible, qui revient certaines nuits, qui me trouble même dans le jour. Il y a cette rue blanche de soleil, poussiéreuse et vide, le ciel bleu, le cri déchirant d'un oiseau noir, et tout à coup des mains d'homme qui me jettent au fond d'un grand sac, et j'étouffe. C'est Lalla Asma qui m'a achetée.


C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma mère m'a donné à ma naissance, ni le nom de mon père, ni le lieu où je suis née. Tout ce que je sais, c'est ce que m'a dit Lalla Asma, que je suis arrivée chez elle une nuit, et pour cela elle m'a appelée Laïla, la Nuit. Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus. Pour moi, il n'y a rien eu avant, juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et le sac.

Ensuite je suis devenue sourde d'une oreille. Ça s'est passé alors que je jouais dans la rue, devant la porte de la maison. Une camionnette m'a cognée, et m'a brisé un os dans l'oreille gauche.

J'avais peur du noir, peur de la nuit. Je me souviens, je me réveillais quelquefois, je sentais la peur entrer en moi comme un serpent froid. Je n'osais plus respirer. Alors je me glissais dans le lit de ma maîtresse et je me collais contre son dos épais, pour ne plus voir, ne plus sentir. Je suis sûre que Lalla Asma se réveillait, mais pas une fois elle ne m'a chassée, et pour cela elle était vraiment ma grand-mère.

Longtemps j'ai eu peur de la rue. Je n'osais pas sortir de la cour. Je ne voulais même pas franchir la grande porte bleue qui ouvre sur la rue, et si on essayait de m'emmener dehors, je criais et je pleurais en m'accrochant aux murs, ou bien je courais me cacher sous un meuble. J'avais de terribles migraines, et la lumière du ciel m'écorchait les yeux, me transperçait jusqu'au fond du corps.

Même les bruits du dehors me faisaient peur. Les bruits de pas dans la ruelle, à travers le Mellah, ou bien une voix d'homme qui parlait fort, de l'autre côté du mur. Mais j'aimais bien les cris des oiseaux, à l'aube, les grincements des martinets au printemps, au ras des toits. Dans cette partie de la ville, il n'y a pas de corbeaux, seulement des pigeons et des colombes. Quelquefois, au printemps, des cigognes de passage qui se perchent en haut d'un mur et font claquer leur bec.

Pendant des années, je n'ai rien connu d'autre que la petite cour de la maison, et la voix de Lalla Asma qui criait mon nom: «Laïla!» Comme je l'ai déjà dit, j'ignore mon vrai nom, et je me suis habituée à ce nom que m'a donné ma maîtresse, comme s'il était celui que ma mère avait choisi pour moi. Pourtant, je pense qu'un jour quelqu'un dira mon vrai nom, et que je tressaillirai, et que je le reconnaîtrai.

Lalla Asma, ce n'était pas non plus son vrai nom. Elle s'appelait Azzema, elle était juive espagnole. Lorsque la guerre avait éclaté entre les Juifs et les Arabes, de l'autre côté du monde, elle était la seule à ne pas avoir quitté le Mellah. Elle s'était barricadée derrière la grande porte bleue et elle avait renoncé à sortir. Jusqu'à cette nuit où j'étais arrivée, et tout avait changé dans sa vie.

Je l'appelais «maîtresse» ou bien «grand-mère». Elle voulait bien que je l'appelle «maîtresse» parce que c'était elle qui m'avait appris à lire et à écrire en français et en espagnol, qui m'avait enseigné le calcul mental et la géométrie, et qui m'avait donné les rudiments de la religion – la sienne, où Dieu n'a pas de nom, et la mienne, où il s'appelle Allah. Elle me lisait des passages de ses livres saints, et elle m'enseignait tout ce qu'il ne fallait pas faire, comme souffler sur ce qu'on va manger, mettre le pain à l'envers, ou se torcher avec la main droite. Qu'il fallait toujours dire la vérité, et se laver chaque jour des pieds à la tête.

En échange, je travaillais pour elle du matin au soir dans la cour, à balayer, couper le petit bois pour le brasero, ou faire la lessive. J'aimais bien monter sur le toit pour étendre le linge. De là, je voyais la rue, les toits des maisons voisines, les gens qui marchaient, les autos, et même, entre deux pans de mur, un bout de la grande rivière bleue. De là-haut, les bruits me paraissaient moins terribles. Il me semblait que j'étais hors d'atteinte.

Quand je restais trop longtemps sur le toit, Lalla Asma criait mon nom. Elle restait toute la journée dans la grande pièce garnie de coussins de cuir. Elle me donnait un livre pour que je lui fasse la lecture. Ou bien elle me faisait faire des dictées, elle m'interrogeait sur les leçons précédentes. Elle me faisait passer des examens. Comme récompense, elle m'autorisait à m'asseoir dans la salle à côté d'elle, et elle mettait sur son pick-up les disques des chanteurs qu'elle aimait: Oum Kalsoum, Said Darwich, Hbiba Msika, et surtout Fayrouz à la voix grave et rauque, la belle Fayrouz Al Halabiyya, qui chante Ya Koudsou, et Lalla Asma pleurait toujours quand elle entendait le nom de Jérusalem.

Une fois par jour, la grande porte bleue s'ouvrait et laissait le passage à une femme brune et sèche, sans enfants, qui s'appelait Zohra, et qui était la bru de Lalla Asma. Elle venait faire un peu de cuisine pour sa belle-mère, et surtout inspecter la maison. Lalla Asma disait qu'elle l'inspectait comme un bien dont elle hériterait un jour.

Le fils de Lalla Asma venait plus rarement. Il s'appelait Abel. C'était un homme grand et fort, vêtu d'un beau complet gris. Il était riche, il dirigeait une entreprise de travaux publics, il travaillait même à l'étranger, en Espagne, en France. Mais, à ce que disait Lalla Asma, sa femme l'obligeait à vivre avec ses beaux-parents, des gens insupportables et vaniteux qui préféraient la ville nouvelle, de l'autre côté de la rivière.

Je me suis toujours méfiée de lui. Quand j'étais petite, je me cachais derrière les tentures dès qu'il arrivait. Ça le faisait rire: «Quelle sauvageonne!» Quand j'ai été plus grande, il me faisait encore plus peur. Il avait une façon particulière de me regarder, comme si j'étais un objet qui lui appartenait. Zohra aussi me faisait peur, mais pas de la même manière. Un jour, comme je n'avais pas ramassé la poussière dans la cour, elle m'avait pincée jusqu'au sang: «Petite miséreuse, orpheline, même pas bonne à balayer!» J'avais crié: «Je ne suis pas orpheline, Lalla Asma est ma grand-mère.» Elle s'était moquée de moi, mais elle n'avait pas osé me poursuivre.

Lalla Asma prenait toujours ma défense. Mais elle était vieille et fatiguée. Elle avait des jambes énormes, cousues de varices. Quand elle était lasse, ou qu'elle se plaignait, je lui disais: «Vous êtes malade, grand-mère?» Elle me faisait me tenir bien droite devant elle et elle me regardait. Elle répétait le proverbe arabe qu'elle aimait bien, qu'elle disait un peu solennellement, comme si elle cherchait à chaque fois la bonne traduction en français:

«La santé est une couronne sur la tête des gens bien portants, que seuls voient les malades.»

Maintenant, elle ne me faisait plus beaucoup lire, ni étudier, elle n'avait plus d'idées pour inventer des dictées. Elle passait l'essentiel de ses journées dans la salle vide, à regarder l'écran de la télévision. Ou bien elle me demandait de lui apporter son coffret à bijoux et ses couverts d'argent. Une fois, elle m'a montré une paire de boucles d'oreilles en or:

«Tu vois, Laïla, ces boucles d'oreilles seront à toi quand je serai morte.»

Elle a passé les boucles dans les trous de mes oreilles. Elles étaient vieilles, usées, elles avaient la forme du premier croissant de lune à l'envers dans le ciel. Et quand Lalla Asma m'a dit le nom, Hilal, j'ai cru entendre mon nom, j'ai imaginé que c'étaient les boucles que je portais quand je suis arrivée au Mellah.

«Elles te vont bien. Tu ressembles à Balkis, la reine de Saba.»

J'ai mis les boucles dans sa main, j'ai replié ses doigts et j'ai embrassé sa main.

«Merci, grand-mère. Vous êtes bonne pour moi.

– Va, va.» Elle m'avait rabrouée. «Mais je ne suis pas encore morte.»

Je n'ai pas connu le mari de Lalla Asma, sauf une photo de lui qu'elle gardait dans la salle, qui trônait sur une commode, à côté d'une pendule arrêtée. Un monsieur à l'air sévère, vêtu de noir. Il était avocat, il était très riche, mais infidèle, et quand il est mort, il n'a laissé à sa femme que la maison du Mellah, et un peu d'argent chez le notaire. Il était encore vivant quand je suis venue dans la maison, mais j'étais trop petite pour m'en souvenir.


J'avais des raisons de me méfier d'Abel.

J'avais onze ou douze ans, exceptionnellement Zohra avait emmené sa belle-mère dehors, voir un médecin, ou faire des courses. Abel est entré dans la maison sans que je m'en rende compte, il a dû me chercher à l'intérieur, et il m'a trouvée dans la petite pièce au fond de la cour, où sont les latrines et le lavoir.

Il était si grand et si fort qu'il bouchait toute la porte, et je n'ai pas pu me sauver. J'étais terrifiée et je ne pouvais pas bouger de toute façon. Il s'est approché de moi. Il avait des gestes nerveux, brutaux. Peut-être qu'il parlait, mais j'avais mis la tête du côté de mon oreille gauche, pour ne pas entendre. Il était grand, large d'épaules, avec son front dégarni qui brillait dans la lumière. Il s'est agenouillé devant moi, il tâtonnait sous ma robe, il touchait mes cuisses, mon sexe, il avait des mains durcies par le ciment. J'avais l'impression de deux animaux froids et secs qui s'étaient cachés sous mes vêtements. J'avais si peur que je sentais mon cœur battre dans ma gorge. Tout d'un coup ça m'est revenu, la rue blanche, le sac, les coups sur la tête. Puis des mains qui me touchaient, qui appuyaient sur mon ventre, qui me faisaient mal. Je ne sais pas comment j'ai fait. Je crois que de peur j'ai uriné, comme une chienne. Et lui s'est écarté, il a enlevé ses mains, et j'ai réussi à passer derrière lui, je me suis glissée comme un animal, j'ai traversé la cour en criant et je me suis enfermée dans la salle de bains, parce que c'était la seule pièce qui fermait à clef. J'ai attendu, le cœur battant à toute vitesse, ma bonne oreille appliquée contre la porte.

Abel est venu. Il a frappé, d'abord doucement, du bout des doigts, puis plus fort, à coups de poing. «Laïla! Ouvre-moi! Qu'est-ce que tu fais? Ouvre, je ne te ferai rien!» Puis il a dû partir. Et moi je me suis assise sur le carreau, le dos contre la baignoire de marbre qu'Abel avait fabriquée pour sa mère.

Après longtemps, quelqu'un est venu derrière la porte. J'entendais des éclats de voix, mais je ne comprenais pas ce qu'elles disaient. On a frappé encore, et cette fois j'ai reconnu la main de Lalla Asma. Quand j'ai ouvert la porte, je devais avoir l'air si effrayée qu'elle m'a serrée dans ses bras. «Mais qu'est-ce qu'on t'a fait? Qu'est-ce qui t'est arrivé?» Je me serrais contre elle, en passant devant Zohra. Mais je n'ai rien dit. Zohra a crié: «Elle est devenue folle, voilà tout.» Lalla Asma ne m'a pas posé d'autres questions. Mais, à partir de ce jour-là, elle ne m'a plus laissée seule quand Abel venait à la maison.


Un jour, alors que j'étais occupée à laver des légumes à la cuisine pour la soupe de Lalla Asma, j'ai entendu un grand bruit dans la maison, comme un objet pesant qui frappait le carreau et faisait culbuter les chaises. Je suis arrivée en courant, et j'ai vu la vieille dame par terre, étendue de tout son long. J'ai cru qu'elle était morte et j'allais m'enfuir pour me cacher quelque part, quand je l'ai entendue geindre et grogner. Elle n'était qu'évanouie. En tombant, elle avait heurté l'angle d'une chaise avec sa tête, et un peu de sang noir coulait de sa tempe.

Elle était secouée de tremblements, ses yeux étaient révulsés. Je ne savais pas ce que je devais faire. Au bout d'un moment, je me suis approchée d'elle, j'ai touché son visage. Sa joue était flasque, bizarrement froide. Mais elle respirait avec force, soulevant sa poitrine, et l'air en sortant faisait trembloter ses lèvres avec un gargouillement comique, comme si elle ronflait.

«Lalla Asma! Lalla Asma!» ai-je murmuré près de son oreille. J'étais sûre qu'elle pouvait m'entendre, là où elle était. Seulement elle était incapable de parler. Je voyais le frémissement de ses paupières entrouvertes sur ses yeux blancs, et je savais qu'elle m'entendait. «Lalla Asma! Ne mourez pas.»

Zohra est arrivée sur ces entrefaites, et j'étais tellement absorbée par le souffle lent de Lalla Asma que je ne l'ai pas entendue venir.

«Idiote, petite sorcière, que fais-tu là?»

Elle m'a tirée si violemment par la manche que ma robe s'est déchirée. «Va chercher le docteur! Tu vois bien que ma mère est au plus mal!» C'était la première fois qu'elle parlait de Lalla Asma comme de sa mère. Comme je restais pétrifiée sur le pas de la porte, elle s'est déchaussée et elle m'a jeté sa savate. «Va! Qu'est-ce que tu attends?»

Alors j'ai traversé la cour, j'ai poussé la lourde porte bleue et j'ai commencé à courir dans la rue, sans savoir où j'allais. C'était la première fois que j'étais dehors. Je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je pourrais trouver un docteur. Je ne savais qu'une chose: Lalla Asma allait mourir, et ce serait ma faute, parce que je n'aurais pas su trouver quelqu'un pour la soigner. J'ai continué à courir, sans reprendre haleine, le long des ruelles endormies par le soleil. Il faisait très chaud, le ciel était nu, les murs des maisons très blancs.

J'ai tourné d'une rue à l'autre, jusqu'à un endroit d'où l'on voyait le fleuve, et plus loin encore, la mer et les ailes des bateaux. C'était si beau que je n'ai plus eu peur du tout. Je me suis arrêtée à l'ombre d'un mur, et j'ai regardé tant que j'ai pu. C'était bien la même vue que du haut du toit de Lalla Asma, mais tellement plus vaste. En bas, sur la route, il y avait beaucoup d'autos, de camions, d'autocars. Ça devait être l'heure où les enfants allaient à l'école de l'après-midi; ils marchaient sur la route, les filles avec des jupes bleues et des chemises bien blanches, les garçons un peu moins bien habillés, la tête rasée. Ils portaient des cartables, ou des bouquins retenus par un élastique.

C'était comme si je sortais d'un très long sommeil. Quand ils passaient près de moi, il me semblait les entendre rire et se moquer, et à la réflexion je devais avoir l'air bien étrange, comme si j'arrivais d'une autre planète, avec ma robe à la française dont la manche était déchirée, et mes cheveux crépus trop longs. À l'ombre du mur, je devais avoir l'air encore plus d'une sorcière.

J'ai suivi une rue au hasard, dans la direction des écoliers, puis une autre rue, pleine de monde. Il y avait un marché, des bâches tendues contre le soleil. À l'entrée d'une maison, un vieil homme travaillait dans une échoppe en planches, assis en tailleur sur une sorte de table basse, entouré de babouches. Avec un petit marteau de cuivre, il plantait des clous très fins dans une semelle. Comme j'étais arrêtée à le regarder, il m'a demandé:

«Tu veux une belra?»

Il voyait bien que j'étais pieds nus.

«Qu'est-ce que tu veux? Tu es muette?»

J'ai réussi à parler.

«Je cherche un docteur pour ma grand-mère.»

J'ai dit cela en français, puis j'ai répété en arabe, parce qu'il me regardait sans comprendre.

«Qu'est-ce qu'elle a?

– Elle est tombée. Elle va mourir.»

J'étais étonnée d'être si calme.

«Il n'y a pas de docteur ici. Il y a Mme Jamila, dans le fondouk, là-bas. Elle est sage-femme. Peut-être qu'elle pourra faire quelque chose.»

Je suis partie en courant dans la direction qu'il indiquait. Le cordonnier est resté immobile, son petit marteau en cuivre levé. Il m'a crié quelque chose que je n'ai pas compris, et qui a fait rire des gens.


Mme Jamila vivait dans une maison comme je n'en avais jamais imaginé. C'était un palais ruiné, avec de hauts murs de pisé, et une porte dont les deux battants étaient ouverts depuis si longtemps qu'on ne pouvait plus les fermer, bloqués par la boue et les gravats. Sur la façade, des morceaux de crépi indiquaient que la maison avait été rose autrefois. Il y avait des fenêtres saillantes en bois et des balcons vermoulus. Malgré mon appréhension, je suis entrée dans la cour.

L'intérieur de la maison de Lalla Asma était un monde organisé, rigoureux, d'une propreté excessive, et j'avais cru que toutes les cours étaient ainsi. Mais ici, à l'intérieur du fondouk, c'était un chaos incroyable. Il y avait des gens partout qui somnolaient à l'ombre des auvents, ou sous quelques acacias maigres. Des chèvres, des chiens, des enfants, des braseros qui se consumaient tout seuls, et çà et là des tas d'immondices que grattaient de vieilles poules semblables à des vautours. Contre les murs, tout autour de la cour, à l'abri des auvents, les commerçants ambulants avaient entassé leurs ballots et pour mieux les garder s'étaient couchés dessus. Je ne comprenais pas ce que faisaient tous ces gens. Je ne savais même pas ce que pouvait être un hôtel. Comme je traversais lentement la cour, hésitant sur la direction à prendre, du haut du balcon intérieur quelqu'un m'a appelée à grands gestes. Éblouie par le soleil, j'ai scruté l'ombre de la galerie. J'ai entendu une voix claire:

«Qui cherches-tu?»

J'ai vu enfin une femme d'un certain âge, vêtue d'une longue robe turquoise. Elle était appuyée sur la rambarde, elle fumait en me regardant. J'ai dit le nom de Mme Jamila, et elle m'a fait signe:

«Monte, l'escalier est au fond de la pièce, devant toi.»

Comme je n'avais pas l'air de comprendre, elle a crié:

«Attends-moi.»

Elle m'a conduite à travers une grande pièce obscure, où il y avait d'autres ballots et des gens qui se reposaient. Des vieux jouaient aux dominos sur une table basse, un grand narguilé posé à côté d'eux. Personne n'avait l'air de faire attention à moi.

En haut des escaliers, la galerie était éclairée par des taches de soleil, là où manquaient des volets. Tout l'étage supérieur était habité par des femmes étranges. Certaines semblaient jeunes, d'autres avaient l'âge de Zohra, ou plus âgées. Elles étaient grasses, elles avaient le teint clair, les cheveux rougis au henné, les lèvres peintes et très brunes, les yeux cernés de khôl. Elles fumaient devant les portes des chambres, assises en tailleur par terre. La fumée de leurs cigarettes sortait de l'ombre de la galerie et dansait au soleil.

«Je vais chercher Mme Jamila.»

Je suis restée en haut de l'escalier, un pied posé sur le sol de l'étage. Je crois que seule la peur de retourner sans docteur chez Lalla Asma me retenait de partir en courant. Les femmes sont venues m'entourer. Elles parlaient fort, elles riaient. La fumée des cigarettes remplissait l'air d'une odeur douceâtre qui me faisait tourner la tête.

Elles caressaient mes cheveux, elles les touchaient comme si elles n'en avaient jamais vu de pareils. L'une d'elles, une jeune femme aux longues mains fines, à la gorge chargée de bijoux, a commencé à me faire de petites tresses sur le sommet de la tête, en mêlant du fil rouge à mes cheveux. Je n'osais pas bouger.

«Regardez comme elle est jolie, c'est une vraie princesse!»

Je ne comprenais pas ce qu'elle disait. Je me demandais si ces belles femmes, avec tous leurs bijoux, leurs fards, ne se moquaient pas de moi, si elles n'allaient pas me pincer, me tirer les cheveux. Elles parlaient vite, à voix basse, et à cause de ma mauvaise oreille je ne saisissais pas tous les mots.

Ensuite Mme Jamila est arrivée. J'avais imaginé une sage-femme grande et forte, avec un visage rébarbatif, et j'ai vu arriver une petite femme fluette, les cheveux courts, habillée à l'européenne. Elle m'a considérée un instant. Elle a écarté les femmes et, comme si elle avait compris mon problème d'oreille, elle s'est penchée vers ma figure et elle a dit lentement:

«Qu'est-ce que tu veux?

– C'est ma grand-mère qui va mourir. Il faudrait que vous veniez la voir chez elle.»

Elle a hésité. Puis elle a dit:

«C'est vrai, je suis là pour les enfants et pour les grand-mères qui meurent aussi.»

Dans les ruelles, elle marchait à grands pas, et je trottinais derrière elle. Sans elle, je ne serais jamais parvenue à retrouver mon chemin, mais Mme Jamila connaissait la maison de Lalla Asma.

Quand nous sommes arrivées à la maison, j'avais le cœur serré. Je pensais que pendant tout ce temps Lalla Asma était morte, et que j'allais entendre les cris aigus de sa belle-fille. Mais Lalla Asma était vivante. Elle était assise dans son fauteuil, à sa place habituelle, les pieds calés sur une chaise devant elle. Elle avait juste un peu de sang séché sur la tempe, là où elle avait donné de la tête en tombant.

Lalla Asma m'a vue et son regard s'est éclairé. Elle tremblait encore un peu. Elle a serré mes mains très fort. Je voyais qu'elle avait envie de parler, et qu'elle n'y arrivait pas. Je ne savais pas qu'elle m'aimait autant, et tout d'un coup ça m'a fait pleurer.

«Ne bougez pas, grand-mère. Je vais vous faire du thé comme vous aimez.»

Puis j'ai vu Mme Jamila sur le seuil de la salle. Puisque Lalla Asma n'était pas en train de mourir, elle n'avait plus besoin de personne. Lalla Asma n'aimait pas que des étrangers entrent chez elle. J'ai dit à Mme Jamila: «Elle va mieux maintenant. Elle n'a plus besoin de vous.» Je l'ai accompagnée jusqu'à la porte. J'ai voulu lui payer la visite, avec les dirhams du ménage, mais elle a refusé. Elle a dit, en me regardant bien en face: «Peut-être que tu devrais faire venir un vrai docteur. Il y a quelque chose qui s'est brisé dans sa tête, c'est pour ça qu'elle est tombée.»

J'ai demandé: «Est-ce qu'elle reparlera?»

Madame Jamila a secoué la tête. «Elle ne sera plus jamais comme avant. Un jour, elle retombera et elle ne reviendra plus. C'est comme ça. Mais tu dois rester avec elle jusqu'à son dernier souffle.» Elle a répété la phrase en arabe, et je ne l'ai pas oubliée: «Kherjat er rohe…»

Zohra est revenue un peu après. Je ne lui ai pas parlé de Mme Jamila. Elle m'aurait giflée si elle avait su que tout ce que j'avais pu ramener, c'était une sage-femme d'un vieux fondouk. J'ai menti: «Le docteur dit qu'elle ira mieux, il reviendra la semaine prochaine. – Et les médicaments? Il n'a pas donné de médicaments?»

J'ai secoué la tête.

«Il dit que ce n'est rien. Elle redeviendra comme avant.»

Zohra parlait fort, tout près de l'oreille de Lalla Asma, comme si elle était sourde.

«Vous entendez, mère? Le docteur a dit que vous allez bien.»

Mais il y avait des mois que Lalla Asma n'adressait plus la parole à sa bru, et Zohra ne s'est rendu compte de rien. Quand elle est partie, j'ai aidé Lalla Asma à marcher jusqu'à son lit. Elle avait une drôle de démarche, sautillante comme un merle. Et son regard vert était devenu transparent, triste, lointain.

Soudain, j'ai eu peur de ce qui allait arriver. Jusqu'alors, je ne m'étais jamais posé la question de ce que je deviendrais quand Lalla Asma ne serait plus là. D'être dans cette maison, derrière les hauts murs, de l'autre côté de la grande porte bleue, de deviner la ville du haut du toit où j'accrochais le linge, ça m'avait donné l'idée que rien de mal n'arriverait jamais.

J'ai regardé ma maîtresse, son vieux visage bouffi où les yeux étaient deux fentes sans couleur, et ses cheveux tout rares, blancs sous le henné.

«Grand-mère, grand-mère, vous ne me laisserez jamais?» Les larmes coulaient sur mes joues, je ne pouvais plus les arrêter. «N'est-ce pas, grand-mère, vous n'allez pas me laisser?» Je crois bien qu'elle a entendu ce que je lui disais, parce que j'ai vu ses paupières battre, et ses lèvres frémir. J'ai mis mes mains entre les siennes pour qu'elle les serre fort. «Je m'occuperai bien de vous, grand-mère, je ne laisserai personne vous approcher, surtout pas Zohra. Je vous ferai votre thé, je vous donnerai à manger, j'irai vous chercher votre pain et vos légumes. Maintenant, je n'ai plus peur d'aller dehors, on n'aura plus besoin de Zohra.»

Je parlais, et mes larmes n'arrêtaient pas de couler. Je peux dire que c'était la première fois. Moi qui n'avais jamais pleuré pour rien, même lorsque Zohra me pinçait jusqu'au sang.

Mais Lalla Asma n'est pas redevenue comme avant. Au contraire, chaque jour, elle s'enfonçait un peu plus. Elle ne mangeait plus. Quand j'essayais de la faire boire, le thé froid coulait de chaque côté de sa bouche et trempait sa robe. Elle avait les lèvres gercées, crevassées. Sa peau devenait toute sèche, couleur de sable. Et je dois dire qu'elle faisait sous elle. Elle qui était si propre, méticuleuse. Je la changeais. Je ne voulais pas que Zohra et Abel la voient dans cet état. J'étais sûre qu'elle avait honte, qu'elle se rendait compte de tout. Quand Zohra entrait dans la salle, elle fronçait le nez: «Qu'est-ce qui sent mauvais?» Je lui disais qu'on faisait des travaux dans la maison voisine, on vidangeait la fosse. Zohra regardait Lalla Asma d'un air perplexe. Elle me grondait: «C'est parce que tu ne fais pas bien le ménage, regarde ce désordre.» Elle cherchait à comprendre ce qui n'allait pas. Pour qu'elle ne devine pas l'état de Lalla Asma, je la coiffais le matin, je fardais ses joues avec de la poudre rose, je mettais du beurre de cacao sur ses lèvres. J'installais le plateau de cuivre à côté d'elle, sur la table, avec la théière et les verres, et je versais un peu de thé sucré dans les verres, comme si Lalla Asma avait bu.

Je ne la quittais plus. La nuit, je dormais par terre à côté d'elle, enroulée dans un dessus-de-lit. Je me souviens, il y avait des moustiques, toute la nuit j'écoutais leur chanson dans mon oreille, et au matin, je me tournais pour dormir un peu. J'oubliais le souffle douloureux de Lalla Asma, je rêvais qu'on partait, qu'on prenait enfin le fameux bateau dont elle parlait toujours, de Melilla vers Malaga, et même plus loin, jusqu'à la France.

Une nuit, tout est allé plus mal. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Lalla Asma étouffait. Son souffle faisait un ronflement de forge, et au bout de chaque expiration il y avait un bruit de bulles. Je restais immobile allongée par terre, sans oser bouger. La chambre était noire, avec un peu de lune dans la cour. Mais je n'aurais pas pu aller dehors. J'attendais, je voulais qu'il fasse jour. Je pensais: dès que le soleil se lèvera, Lalla Asma se réveillera, elle cessera de ronfler et d'étouffer avec son bruit de bulles.

C'est moi qui me suis endormie, au petit jour, tellement j'étais fatiguée. Peut-être que Lalla Asma est morte à ce moment-là, et que c'est pour ça que j'ai enfin pu m'endormir.

Quand je me suis réveillée, il faisait grand jour. Zohra était à côté du lit, elle pleurait à haute voix. Tout à coup, elle m'a vue, et la colère a tordu sa bouche. Elle m'a donné des coups avec tout ce qu'elle trouvait, une serviette-éponge, des revues, puis elle s'est déchaussée pour me frapper et je me suis sauvée dans la cour. Elle criait: «Misérable, petite sorcière!

Ma mère est morte et toi tu dors tranquillement! Tu es une meurtrière!» Je me suis cachée à la cuisine, sous une table, comme quand j'étais petite. Je tremblais de peur. Heureusement, une voisine est arrivée à ce moment-là, alertée par les cris. Puis Abel est arrivé lui aussi, et ils ont calmé Zohra. Elle avait un couteau à la main, comme si elle voulait me tuer. Elle criait encore: «Sorcière! Meurtrière!» Ils l'ont fait asseoir dans la cour, ils lui ont donné un verre d'eau.

Moi, je me suis glissée hors de la cuisine, j'ai traversé la cour à quatre pattes, le long du mur à l'ombre. J'étais pieds nus, je n'avais que la robe froissée dans laquelle j'avais dormi, les cheveux ébouriffés, je devais vraiment avoir l'air d'une meurtrière.

J'ai réussi à me faufiler par la grande porte bleue qui était restée entrouverte. Puis je me suis mise à courir dans les rues, comme le jour où j'étais allée quérir la sage-femme. J'avais très peur qu'ils ne me rattrapent et me mettent en prison pour avoir laissé mourir Lalla Asma.

C'est comme cela que j'ai quitté sans retour la maison du Mellah. Je n'avais rien, pas un sou, j'étais pieds nus avec ma vieille robe, et je n'avais même pas la paire de boucles d'oreilles en or, mes croissants de lune Hilal, que Lalla Asma avait promis de me laisser en mourant. Je me sentais encore plus démunie que le jour où les voleurs d'enfants m'avaient vendue à Lalla Asma.

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