17

Je marche pendant des jours. Jusqu'au bout des rues, jusqu'à la mer. Jusqu'au bout du monde, jusqu'à la mort. Je glisse entre les gens, entre les voitures, je cours souvent. Je suis la plus rapide. Rien ne peut m'arrêter. J'ai appris à courir il y a longtemps, quand je suis sortie de la cour de Lalla Asma. J'ai appris à éviter les pièges, les dangers, la police de Zohra. Je guette du coin de l'œil, je m'élance, je suis en équilibre comme une funambule sur la ligne médiane de la chaussée. Les camions me frôlent, les auto-bus, les cars métalliques. Le vent cogne mon visage, je sens l'odeur de leurs dix pneus qui lèvent en roulant une fine poussière noire.

Je marche contre la circulation des voitures, je sais ça d'instinct. Si tu marches dans leur sens, tu ne les vois pas venir. C'est toi le gibier, la victime. Les autos ralentissent, elles traînent le long du trottoir, avec leurs longs capots brillants, leurs glaces teintées. Il y a des portières qui s'ouvrent, des bras qui cherchent à t'empoigner, à te faire monter.

Au contraire, si tu marches contre les voitures, c'est que tu es folle, c'est eux qui ont peur de toi, dans leurs carrosseries, derrière leurs glaces. Ils s'écartent, ils te laissent tranquille. Ils klaxonnent, sûrement, ils poussent des cris de loups. Mais toi, tu as le soleil en face, au couchant, le soleil brûle ta poitrine, tes cheveux, et tu n'entends rien.

Je pense à Nada Chavez, ma princesse du fondouk de San Bernardino. Si belle, avec ses hanches larges, son visage d'Indienne, ses yeux où je pouvais lire dans les courants glissants à la surface de l'eau, sa main fraîche de la rosée du matin. Elle seule ne m'a pas posé de questions, ne m'a pas posé de pièges. Quand elle arrivait, chaque matin, elle s'asseyait sur la chaise en plastique, à la tête du lit, et elle tendait la main pour que j'y dépose la boulette de papier contenant les pilules blanc et rouge qui font dormir les fous. Puis elle appuyait sa main sur mon front, et elle me donnait sa force. Et un jour, elle a su que j'étais prête, elle m'a ouvert la porte pour que je m'en aille.


Pour manger, pour être à l'ombre, ou à l'abri de la petite pluie du matin, il y a les grands centres commerciaux. De la gare des Greyhounds sur la Septième et Alameda, jusqu'à Santa Monica, c'est une heure de bus, ou une demi-journée à pied. Quand j'arrive là, je suis dans mon domaine. Je disparais dans la foule, je suis les couloirs, je traverse les placettes, les esplanades, je descends les escalators, je monte dans les ascenseurs transparents. Je vais partout, jusque dans les sous-sols, dans les parkings. Je suis affairée. Je ne vais pas au hasard. Je connais chaque recoin, chaque passage. Comme autrefois sur le toit de la rue du Javelot, mais ici c'est grand comme une île, grand comme un continent.

Je connais les noms, les visages, les dessins des devantures. J'ai repéré les gardes. Eux aussi m'ont repérée. Je crois qu'ils ont dû me voir d'abord sur leurs petits écrans télé et se signaler la nouvelle: «Il y a une fille bizarre, une fille de couleur, avec une chemise rouge et un béret noir, et un truc sur son béret, une étoile ou une lune. Ne la perdez pas de vue!» Je suis suivie, il y a des ombres derrière moi, sur mes traces, comme les loups dans les forêts du Canada, comme les requins dans la baie de Copacabana. Je les traîne derrière moi, je sais exactement où ils sont, ce qu'ils font. Je peux les perdre quand je veux, mais ça m'amuse de savoir qu'ils sont là, qu'ils se passent le relais, qu'ils me suivent des yeux. Alors je fais semblant de me cacher, je choisis longuement des vestes de cachemire que je passe sur la chemise rouge, j'hésite, je touche les tissus, je regarde les étiquettes, la tête un peu penchée, comme une poule qui guette. Puis je laisse tout, et je repars en marchant à grands pas. Une fois, j'ai été arrêtée. J'ai été fouillée dans une cabine par une grosse femme brutale. Elle ne savait pas à qui elle avait affaire. Elle ne savait pas que j'ai des yeux derrière la tête. Depuis que j'ai perdu l'usage de ma deuxième oreille, je vois tout à des kilomètres, je peux percevoir le mouvement d'un garde qui se gratte l'entrejambe à l'autre bout du hall. Je n'allais pas voler juste pour leur donner le plaisir de m'attraper.

J'essaie des habits, c'est tout. C'est ma façon d'être quelqu'un d'autre, c'est-à-dire d'être moi. Des jupes courtes, en cuir noir, en rayonne, des robes moulantes en stretch blanc, des pantalons, des corsaires, des jeans extra-baggy. Des blousons, des chemises de soie, des pulls de T. Ilfiger, de Nautica, des polos Gap, R. Loren, C. Klein, Lee, des chemises blanches L. Ashley. Je vais chez les hommes, je mets les complets-veston, les survêtements, des overalls Oshkosh, des coupe-vent The Men's Store at Sears. Puis je remets mon jean noir, ma chemise écarlate et mon béret, et je m'en vais. Ce que je cherche, c'est mon reflet dans les miroirs. Il me fait peur, et il m'attire. C'est moi, et ce n'est plus moi. Je tourne sur moi-même, je regarde les couleurs vives, les tissus qui brillent. Mes yeux ne sont plus mes yeux. Ils sont pareils à des dessins, longs, arqués, en forme de feuille comme les yeux de Nada, en forme de flamme comme les yeux de Simone. J'ai déjà les petites rides qui sourient au coin des yeux de la vieille Tagadirt. Ou les cernes profonds de Houriya quand son bébé allait naître sous la terre.

Je veux parler avec mon corps. Je marche vers la glace, le long d'un corridor, comme une princesse sur son balcon. Je marche, je tourne, je me déhanche, et je sens les regards posés sur moi, les lentilles des caméras invisibles. Quelquefois les vendeuses s'arrêtent, elles me regardent. Ou bien des enfants, des adolescentes. Une d'elles est venue, une fois, avec un petit carnet, elle voulait que j'écrive mon nom, comme si j'étais une starlette de Hollywood. J'ai écrit NADA Mafoba. Elle avait quatorze ans, un joli visage de petit chat, de grands yeux bruns en amande, des cheveux en chignon, et un jean trop grand pour elle, usé aux genoux. Je lui ai fait écrire son nom pour moi sur une feuille de son calepin: Anna.

Pour manger, j'achète des sandwiches économiques. Quelquefois, je vais dans les restaurants, sur Wilshire, Halifax, La Cienega, et je m'éclipse avant le dessert. Il y a des hommes qui m'invitent. Ils me suivent dans les centres, et je les amène jusqu'à une cafétéria. Ils s'asseyent à ma table, je leur fais un sourire et je sais que je ne vais rien payer. Quand ils découvrent que je suis sourde, ils ont peur. Ou bien ils deviennent méchants. Je mange et je bois, et, avant qu'ils ne s'en rendent compte, je suis dans la rue, je traverse en courant, je prends les sens uniques. Une fois, il y en a un qui n'a pas encaissé. Il a tourné et tourné en voiture jusqu'à ce qu'il me retrouve. Il était grand, beau gosse, bien habillé, mais il était un chien. Il a couru sur moi et il m'a donné un coup de poing qui m'a envoyée voltiger par terre, avec mes lunettes noires et mon sac qui s'étalait. Personne ne m'a aidée à me ramasser. Ils devaient penser: «Tiens, une pute qu'on corrige!»

Avant la nuit, je prends le bus pour la Septième. Je passe devant le chauffeur sans jeter ma pièce. Quelquefois, ils ne disent rien. Quand ils se mettent en colère, je fais signe que je n'entends pas, et j'apporte mes quarts. L'asile de nuit est une grande bâtisse en brique, à côté d'Alameda. Il y a toujours une queue de gens qui attendent, principalement des gens comme moi, qui ont la peau sombre et les cheveux noirs. A six heures, on distribue du café et des sandwiches. Le dortoir des femmes est par-derrière, au centre d'un carré d'herbe jaunie, orné de grands yuccas. Quand je suis sur mon lit, je vois les lames des yuccas contre le ciel mauve. Il y a une salle de douche en ciment peint en gris, où les femmes se lavent par groupe. Personne ne regarde personne, mais moi je lorgne leurs dos fatigués, leurs seins, leur peau jaune, grise, chocolat, leurs ventres cousus de cicatrices violettes, leurs jambes variqueuses. C'est ainsi, je ne pense à rien, je n'existe que par les yeux. Puis j'entre sous l'eau chaude qui pique ma bouche, là où le chien m'a frappée.

Je ne dors pas. Ou bien je dors les yeux ouverts.


C'est la musique qui m'a sauvée.

J'avais vu le beau piano noir, à Beverley. Chaque fois, je passais devant, je ne pouvais plus en détacher mon regard. Et puis cet après-midi, il n'y avait pas grand monde, l'homme qui gardait le piano avait changé. C'était un tout jeune homme, blond, avec des lunettes, pas beaucoup de menton, il ressemblait à Jean Vilan. Il lisait un bouquin sur sa chaise.

Je me suis approchée du piano, j'ai touché le bois noir, le clavier d'ivoirine. J'ai regardé le gardien: il continuait à lire, sans faire attention à moi. J'ai pensé: peut-être qu'il est sourd, lui aussi?

Je me suis assise sur le banc, j'ai commencé à jouer. Je crois que j'avais oublié, au début, mes doigts accrochaient les touches, et je cherchais à retrouver les sons, dans ma tête, je chantonnais, je marmonnais. Je penchais la tête de côté, pour capturer les sons, comme faisait Simone quand elle m'enseignait. Et puis tout à coup, ça a commencé à revenir. Mes doigts roulaient sur le clavier, je retrouvais les accords, les airs, je reformais les boucles. Je jouais Billie, je jouais Jimi Hendrix, des morceaux qui s'arrachaient, qui tombaient. Je jouais tout ce qui venait, sans ordre, sans m'arrêter, j'improvisais, comme à Chicago, comme à la Butte-aux -Cailles, je retournais en arrière, je reprenais, j'oubliais, et les sons jaillissaient hors de moi, de ma bouche, de mes mains, de mon ventre. Je ne voyais rien, j'étais dans le coffre du piano, ma bouche béante, mon ventre qui résonnait, ma gorge, même mes jambes, comme si je marchais dehors au soleil, comme si je courais.

Maintenant, j'entendais la musique, pas avec mes oreilles, mais avec tout mon corps, un frisson qui m'enveloppait, qui glissait sur ma peau, qui me faisait mal jusque dans les nerfs, jusque dans les os. Les sons inaudibles montaient dans mes doigts, ils se mêlaient à mon sang, à mon souffle, à la sueur qui coulait sur mon visage et dans mon dos.

Le jeune homme s'était approché de moi. Il se tenait debout, un peu en retrait, et je ne pouvais pas voir son visage. Mais j'ai vu qu'il y avait beaucoup de monde arrêté dans le hall, à l'entrée du magasin. Des enfants assis par terre, des couples enlacés, des vieux en survêtement qui tétaient leur soda. À un moment, j'ai vu la jeune fille qui m'avait demandé un autographe, Anna. Elle s'était installée à l'intérieur du magasin, elle s'était assise sur la marche du podium, comme j'avais fait la première fois que j'avais écouté Sara, à l'hôtel Concorde, à Nice.

Pour eux, pour elle, je jouais, je retrouvais ma musique, le roulement sourd des tambours de Réaumur-Sébastopol, de Tolbiac, d'Austerlitz. La voix de Simone qui chantait le voyage de retour vers la côte de l'Afrique, et les sirènes des flics et les coups de bâton qui frappaient Alcidor, dans la rue Robinson, à Chicago. Ce n'était pas seulement pour moi que je jouais maintenant, je l'avais compris: c'était pour eux tous, qui m'avaient accompagnée, les gens des souterrains, les habitants des caves de la rue du Javelot, les émigrants qui étaient avec moi sur le bateau, sur la route de Valle de Aran, plus loin encore, ceux du Souikha, du Douar Tabriket, qui attendent à l'estuaire du fleuve, qui regardent interminablement la ligne de l'horizon comme si quelque chose allait changer leur vie. Pour eux tous, et tout d'un coup, j'ai pensé au bébé, que la fièvre avait emporté, et pour lui aussi je jouais, pour que ma musique le retrouve dans l'endroit secret où il se trouve.

J'étais prise par la musique, je l'entendais passer sur la peau de mon visage comme un aveugle peut sentir le crépitement du soleil et le roulement lent de la mer. J'ai senti les larmes déborder de mes yeux. C'était la première fois depuis longtemps, depuis que Yamba El Hadj Mafoba s'était glacé tout seul dans son lit, à Évry-Courcouronnes.

J'aurais pu jouer comme ça jusqu'à la fin du monde. J'ai senti les mains des gardes qui me soulevaient doucement. J'ai tendu encore les doigts vers le clavier, mais tout à coup, il n'y avait plus rien, que le silence. Très lentement, comme une procession, les gardes m'ont portée le long du hall, et de chaque côté les gens applaudissaient en silence. La jeune Anna a marché un moment à côté de moi, elle n'applaudissait pas, elle ne parlait pas, elle avait seulement tendu sa main vers moi, et son visage de petit chat était tout de travers, j'ai vu un instant ses yeux allongés qui brillaient parce qu'elle pleurait. Les gardes m'ont déposée dans une camionnette blanche, et à l'arrière de la camionnette, il y avait un homme âgé qui ressemblait à M. Rouchdi, le professeur de ma bibliothèque. Il m'a serrée contre lui, comme s'il me connaissait. J'étais si fatiguée, que je me suis laissée aller, j'ai posé ma tête sur son épaule, et je crois bien que je me suis endormie.


Je suis enfin, maintenant, à l'ombre, assise au frais dans une petite chambre propre, que l'orientation vers le nord protège hermétiquement du soleil. Il n'y a pas de fenêtre, juste un vasistas grillagé en haut du mur qui ne laisse voir que le ciel, bleu en ce moment. À côté du lit, il y a une chaise en plastique et une table de nuit qui cache un bassin et, dans un tiroir, le sac noir avec lequel j'ai débarqué à San Bernardino, contenant tous mes effets, c'est-à-dire principalement les lunettes noires bleues et mon béret où j'ai épinglé ma dernière boucle d'oreille Hilal.

Chaque matin, le Professeur me rend une petite visite. Je ne sais pas s'il est vraiment professeur, mais je l'ai appelé comme ça en souvenir du gentil M. Rouchdi de ma bibliothèque près du Musée. Je l'amuse avec ma façon de jongler avec l'anglais, le français et l'espagnol. Il ne parle pas, il me pose des questions en écrivant sur de grandes feuilles de papier qu'il arrache de son bloc d'un geste. Il écrit nerveusement, avec de grandes lettres, comme ceci: État de votre esprit? Votre plat sucré préféré? Mais il voudrait bien savoir d'où je viens, ce qui m'est arrivé, ma famille, le nom de l'homme qui m'avait mise enceinte.

Quand il pose des questions sur ma famille, j'écris des noms qu'il lit avec attention, comme une énigme: Nada, Sara, Anna, Magda, Malika. Il croit que je suis mexicaine, ou haïtienne, peut-être guyanaise.

Chavez est venue aujourd'hui, pour la première fois. Je ne sais pas bien comment elle m'a retrouvée. Peut-être que les fichiers d'hôpital correspondent, ou bien elle a lu dans le journal local un article avec ma photo, au titre alléchant:


EST-CE QUE VOUS LA CONNAISSEZ?


Elle n'avait pas son uniforme d'infirmière, mais elle était vêtue d'un vaste pantalon et d'une blouse à fleurs de femme enceinte, par solidarité, j'imagine. On s'est embrassées comme si on était de vieilles amies, et elle s'est assise sur la chaise, et moi sur le lit. On a parlé et bien ri, et puis elle m'a fait sortir dans le jardin. Ici, ce n'est pas San Bernardino. On est au Mount Zion, à Beverley. Il y a des palmes, des feuilles partout, de l'herbe bien verte – et de l'argent. Il n'y a pas d'enclos, pas de gardien. Je pourrais juste marcher et m'en aller. C'est peut-être pour ça que je suis restée.

Chaque matin, Chavez est là avec le Professeur. Elle a dû demander un congé pour s'absenter de son travail. Ou peut-être que c'est moi son travail. On monte dans la voiture du Professeur, et on tourne dans les rues, au hasard. Il pose des questions, toujours sur son bloc de papier. Il voudrait comprendre, qui je suis, ce que j'ai fait, où j'ai appris à jouer du piano. On est retournés ensemble au centre, devant le piano, mais ça ne m'a pas inspirée. Le gardien avait changé, ce n'était plus le jeune homme que j'aimais bien. Et le piano était immense, tout seul au milieu du magasin comme une machine infernale. Alors, je les ai emmenés dans une librairie, pour acheter des magazines de mode, et j'ai feuilleté des livres, au hasard. Tout d'un coup, j'ai reconnu la photo du Professeur sur la jaquette d'un livre de philosophie. Le livre s'appelait Hypnos amp; Thanatos, quelque chose de ce genre. Il y avait, écrit sous le titre, Edward Klein, j'étais contente de savoir son nom, et lui semblait un peu gêné, mais content aussi. Il a eu un petit sourire, l'air de dire: «Eh oui, c'est bien moi.» Plus tard il m'a donné son livre, avec une dédicace: «To my dearest unknown!»


Un après-midi, la porte de ma chambre à Zion s'est ouverte, et j'ai reconnu Mr Leroy.

Pourtant, ça ne m'a pas étonnée. J'ai atteint un point où tout est à la fois bizarrement normal et absolument sans raison.

Comme tout a son explication, je dirai que c'est Nada Chavez. Dans mes Damnés de la terre, j'avais oublié une copie de mon contrat ave(Canal. Elle a appelé Chicago, et Mr Leroy est arrivé par l'avion suivant. Il m'apporte une invitation au Festival de jazz de Nice. On y aura tout vu, même une sourde qui joue du piano. Dans le même élan sincère et maladroit, Chavez a demandé aux renseignements le numéro de Jean Vilan. Ça fera certainement toute une histoire avec Angelina, parce qu'il arrive demain. Il est possible qu'il doive renoncer à son médecin lituanien. Dieu m'est témoin que je n'ai rien demandé à personne.

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