8

La rue du Javelot, c'était l'endroit le plus extraordinaire de Paris. D'abord, je ne voulais pas croire que ça existait. Quand Nono est venu me chercher avec sa moto (ou plutôt la moto qu'il avait empruntée) et que nous sommes entrés sous la terre, je croyais qu'il prenait un raccourci, qu'on passait un tunnel. Mais la rue tournait sous la terre, dans une galerie bétonnée, avec les portes des garages, et le bruit de la moto résonnait comme l'enfer. Il y avait aussi des autos qui roulaient avec leurs phares allumés, qui klaxonnaient. Après tout ce qui s'était passé, j'étais fatiguée, je m'étais accrochée au blouson de Nono, j'avais l'impression qu'on était perdus, je ne savais plus où j'allais, ce qui allait se passer. Je crois que le Rohypnol n'avait pas cessé de faire de l'effet.

Après, je suis tombée très malade. L'appartement de Nono, sous la terre, était petit, il n'y avait jamais de lumière, sauf par un puits qui descendait jusqu'à la cuisine. En fait, ce n'était pas un appartement, mais un garage, ou une cave. On avait aménagé un w.-c. pour tout le sous-sol et une cuisine. Le reste était divisé en cellules de béton, avec des lourdes portes de fer zébré d'éraflures et des plafonds en voûtains. Mais c'était bien, parce qu'on n'entendait pas de bruit, sauf de temps en temps le glouglou d'une canalisation, ou bien le bruit de respiration des ventilateurs. Je ne savais pas ce que j'avais. Je restais couchée presque tout le temps sur le matelas que Nono avait mis dans sa chambre, pour moi seule. Lui dormait dans la salle – c'était plutôt un garage, avec le sol en ciment peint en gris et une grande porte à deux battants. D'ailleurs, il garait là sa moto. Il dormait par terre sur des couches de carton, comme un clodo. Il était gentil, il m'avait donné sa chambre. Il était désespéré de me voir comme ça, immobile sur le matelas. Je fumais, je toussais. Je n'avais pas de forces, même pour bouger un bras, même pour tourner la tête. Je ne mangeais plus. Je n'avais jamais faim. Quelquefois, la salive emplissait ma bouche, il fallait que je me penche sur le côté pour cracher. Je n'avais plus mes règles. C'était comme si tout s'était arrêté au fond de moi.

Nono disait que c'était un yanjuc, un juju, un sort. Il avait l'air de bien connaître le sujet. Il disait tout ce qu'il fallait faire, jeter du sel dans le feu, poser des plumes ou des brins de paille, dessiner des signes sur le sol, souffler de la fumée. Je l'écoutais. Je buvais chaque parole, chaque rire qu'il avait. Il était la seule personne qui me rattachait à l'extérieur. Quand il revenait de l'entraînement, il sentait la rue, la sueur, les gaz des autos. Je lui prenais la main, sa main carrée, avec des doigts durs et la peau des paumes douce comme un galet usé. «Raconte-moi ce que tu as vu dehors, ce qui se passe dans les rues.» Il racontait qu'il avait vu un accident, un bus était rentré dans une bagnole, lui avait enlevé l'aile. Il racontait qu'il avait vu des Écossais qui jouaient de la cornemuse, qu'il avait revu Marie-Hélène. Il donnait des nouvelles de la rue Jean-Bouton. «Et ma tante Houriya?» Il secouait la tête. «Je ne l'ai pas vue. Mais il paraît que Mme Fro…» Il n'arrivait pas à dire le nom, ça le faisait rire. «Ta patronne, il paraît qu'elle te cherche. Elle t'en veut à mort. C'est cette vieille bique qui t'a jeté un juju. Je vais la tuer!» Il n'avait dit à personne que j'habitais chez lui, même pas à Marie-Hélène. Si Madame me retrouvait, elle me ferait jeter à la porte de la France comme une criminelle. Pourtant, je ne lui avais rien volé: c'était à moi qu'elle avait pris quelque chose, qu'elle avait menti.

Je faisais des cauchemars. Je ne savais plus si c'était la nuit ou le jour. Il me semblait que j'étais dans le ventre d'un très grand animal, qui me digérait lentement. Un jour, j'ai crié, et Nono est venu. Il m'a caressé la figure. Il me parlait doucement, comme à une enfant. Quand il a voulu retourner sur ses cartons, je l'ai retenu. Je l'ai serré le plus fort que j'ai pu. Je sentais les muscles de son dos comme des cordes. Il s'est mis contre moi, il a éteint la lampe. Il avait tout son corps bandé, il tremblait, et je ne sais pas pourquoi, ça m'a paru drôle que ce soit lui, et pas moi, qui ait peur. Nous n'avons rien fait cette fois, j'ai seulement dormi contre lui. Nono ne bougeait pas. Il avait mis son bras autour de moi, et il respirait dans mon cou. Un soir, il m'a fait l'amour, très doucement. Il s'excusait, il disait: «Je te fais mal?» C'était la première fois pour moi, et pourtant ça ne m'a pas étonnée. J'avais l'impression que j'avais connu cela depuis très longtemps.

Et puis tout est allé un peu mieux. J'ai commencé à bouger, j'allais jusqu'à la cuisine. Je disais à Nono, à l'heure du petit déjeuner: «Est-ce qu'il fait beau? – Attends, je vais voir.» Il poussait un tabouret, il ouvrait le vasistas, et il arrivait en se contorsionnant à sortir la moitié du corps jusque dans le puits de lumière. Il revenait avec de la suie sur son T-shirt. «Le ciel est tout bleu!» Il s'attendait que je monte avec lui sur sa moto, pour aller faire un tour.

Quand je suis ressortie pour la première fois, j'ai pris l'escalier, à côté de la porte du garage, puis l'ascenseur, et je suis montée jusqu'en haut de l'immeuble. C'était le matin, Nono était parti travailler dans la salle d'entraînement. Tout était très silencieux, juste la secousse à chaque étage. Je suis montée tout en haut, au quatorzième. C'était un bureau, des assurances, des avocats ou des armateurs, quelque chose comme ça. Je suis entrée dans les bureaux, et sans m'arrêter, j'ai marché jusqu'à la grande vitre. Les secrétaires ont vu cette fille noire, avec sa masse de cheveux, son jean fatigué et son regard fixe, et elles ont eu très peur. Je crois que pour la première fois j'ai réalisé que je pouvais faire peur à quelqu'un, moi aussi.

Je me suis appuyée sur la vitre et j'ai regardé. Un instant, je suis restée figée par le vertige. Je n'avais jamais vu une ville de si haut. Il y avait des rues, des toits, des immeubles, de grands boulevards à perte de vue, des places, des jardins, et plus loin encore, les collines, et même les méandres de la rivière qui brillait au soleil. C'était comme en haut de la falaise, dans le cimetière au-dessus de la mer, avec les mouettes qui planaient contre le ciel. Il y avait des fumées, et les carrosseries des voitures qui brillaient, toutes petites comme des scarabées. Le bruit me donnait le vertige, un grondement sourd et continu qui montait de partout à la fois percé par des coups de klaxon, par des sirènes d'alarme de la police, le hurlement des ambulances. J'avais les mains posées sur la vitre épaisse et je ne pouvais pas détacher mon regard de ce que je voyais. Le ciel était barré par un grand nuage noir, avec des rayons de soleil d'un côté, des rayons de pluie de l'autre! Je vous jure que je n'avais jamais rien vu d'aussi beau.

J'ai entendu derrière moi un bruit de voix un peu plaintives, une femme qui disait doucement, mais je ne comprenais pas tout de suite: «Mademoiselle! Mademoiselle! Vous ne vous sentez pas bien?» Je me suis retournée, je l'ai regardée en souriant. J'avais des larmes dans les yeux, parce que je me sentais heureuse tout à coup. «Non, ça va bien, ça va très bien, je -je voulais juste admirer le paysage.» Mon sourire n'a pas dû la rassurer, parce qu'elle s'est écartée. Elle était jeune, pâle, avec de longs cheveux blonds et des yeux verts. Avec elle, il y avait d'autres femmes, une un peu corpulente, et une autre qui ressemblait à Mme Fromaigeat. Elles avaient dû appeler la sécurité, parce que quand je suis sortie du bureau, vers l'ascenseur, les portes métalliques se sont ouvertes et un homme habillé en bleu portant des menottes à la ceinture est sorti et m'a dévisagée. Je suis entrée dans l'ascenseur, et tout s'est refermé. J'étais très fatiguée, un peu ivre. Quand j'ai retrouvé le garage, au sous-sol, je me suis allongée sur le matelas et j'ai dormi une grande partie de la journée. Même Nono, en rentrant de la salle de boxe, ne m'a pas réveillée. Il m'a regardée dormir, assis le dos contre le mur, sans faire de bruit, comme s'il était mon grand frère.

Après cela, j'ai recommencé à sortir. Je ne me rendais pas compte que j'étais restée enfermée tout ce temps. Dehors, le ciel avait pâli, le soleil courait bas entre les nuages, il faisait froid. Même les arbres au bord de la Seine avaient changé. Leurs feuilles jaunes tombaient dans le vent.

J'ai pensé à Houriya. Dès que j'ai pu marcher, je suis allée à pied dans la direction de la gare de Lyon. J'avais froid. Nono m'avait prêté son blouson de cuir, à peine trop grand aux épaules. J'aimais bien, il sentait l'odeur de Nono, il était usé aux coudes, j'avais l'impression qu'il me protégeait, dans le genre d'une armure.

La rue Jean-Bouton était toujours pareille. On aurait dit que j'étais partie hier. Les hôtels miteux, les sacs-poubelle, les dealers. Au bout de la rue, avant le cul-de-sac, il y avait la porte de l'immeuble, en fer noir, avec des vitres sales. J'ai sonné, et c'est un Noir que je ne connaissais pas qui est venu m'ouvrir. Il était petit et maigre, avec un bouc. Il m'a regardée sans rien dire, puis il est retourné vers la cuisine, où il était en train de laver des marmites. Marie-Hélène avait toujours des hommes à son service. La porte de Mlle Mayer était entrouverte, la lumière allumée. J'ai traversé le couloir sans faire de bruit et j'ai frappé à la porte de la chambre.

Quand Houriya est venue, j'ai eu du mal à la reconnaître. Elle était très grosse, et elle avait des cernes sous les yeux. Mais son visage s'est animé en me voyant. «Je t'attendais, j'avais rêvé que tu viendrais aujourd'hui.» C'était toujours ce qu'elle disait. «Tu vois, je suis venue.» Elle ne m'a rien demandé, ce que j'avais fait, où j'étais allée. Peut-être que pour elle, terrée au fond de cet appartement, le temps ne passait pas aussi vite. «Je m'ennuyais, je me disais chaque jour: est-ce qu'elle va venir aujourd'hui, est-ce qu'elle va téléphoner?»

En quelques minutes, j'avais rassemblé toutes ses affaires. J'ai bourré le linge dans les sacs, les médicaments, les boîtes d'avoine, tout. Houriya avait très peur de sortir, parce que ça faisait des mois qu'elle n'avait pas payé le loyer. Mais moi je ne craignais plus Mlle Mayer, ni personne. J'ai claqué la porte en sortant, si fort qu'un morceau de plâtre du plafond est dégringolé dans les escaliers. J'étais contente, j'avais l'impression qu'une nouvelle vie était en train de commencer. J'ai mis la main sur le ventre de Houriya: «Il bouge?» Elle avançait doucement, en soufflant. «Oui, il n'arrête pas, c'est un petit démon.»

Les premiers jours à la rue du Javelot, c'était la fête. J'étais si heureuse d'avoir retrouvé Houriya que je ne la quittais plus. Nono avait apporté un énorme appareil stéréo et tout ce qu'il fallait, et une télévision en couleurs grand écran. Quand je lui ai demandé où il avait trouvé ça, il a évité la question avec son rire, et la musique a rempli les murs du garage. Il avait invité des amis africains, et on a dansé sur des cassettes, de la musique africaine, du raï, du reggae, du rock. Ensuite, ils ont sorti leurs petits tambours djun-djun, et ils ont commencé à jouer, et aussi d'un instrument étrange, une sanza, que Hakim, un copain de Nono, avait amené dans une petite sacoche, comme une harpe en miniature qui faisait un son glissant et doux qui semblait venir de tous les côtés à la fois.

On buvait du Coca avec du rhum, de la vodka, des bières. Houriya fumait cigarette sur cigarette sur le divan, dans une pose alanguie. Puis elle a essayé de danser, comme elle savait, en frappant le sol de la plante des pieds et en se déhanchant, mais son gros ventre et ses seins gonflés l'empêchaient. Pour la première fois depuis son arrivée, elle riait. Elle avait tout oublié, la rue Jean-Bouton, la vieille bique. La musique montait de la terre, elle devait vibrer dans tous les murs de l'immeuble, résonner du haut des trente et un étages jusqu'aux rues voisines, rue du Château-des-Rentiers, Tolbiac, Jeanne-d'Arc, jusqu'à la Salpêtrière et à la gare de Lyon. Elle mettait du sable rouge sur les murs, de la terre d'Afrique. Hakim jouait, assis en tailleur, penché sur la sanza, la sueur coulait sur ses joues, sur sa barbiche. Il avait l'air d'un sorcier. Et Nono, presque tout nu, tout brillant de sueur, frappait du bout des doigts sur les tambours, et Houriya faisait claquer la plante de ses pieds nus sur le ciment, avec le tintement de ses bracelets de cuivre.

L'ascenseur était verrouillé. J'ai traîné Houriya dans les escaliers, jusqu'en haut de l'immeuble, à la petite porte qui conduit aux toits – c'était Nono qui avait fait sauter le cadenas – par l'échelle des pompiers. Il faisait déjà nuit. Mais, à Paris, la nuit ne tombe jamais complètement. Il y avait une lueur rouge au-dessus de la ville, comme une cloque. Hakim et Nono sont venus nous rejoindre. On s'est installés sur le gravier du toit, près des bouches d'aération. Nono a commencé à jouer du tambour, et Hakim a fait grincer la sanza. On chantait, juste des sons, ah, ouh, eho, ehe, ahe, yaou, ya. Très doucement. On était jeunes. On n'avait pas d'argent, pas d'avenir. On fumait des joints. Mais tout cela, le toit, le ciel rouge, les grondements de la ville, le haschich, tout cela qui n'était à personne nous appartenait.


Et puis on a fait cela chaque soir. C'était notre cinéma. Le jour, on restait cachés sous la terre, comme des cafards. Mais, la nuit, nous sortions des trous, nous allions partout. Dans les couloirs du métro, à la station Tolbiac, ou plus loin, jusqu'à la gare d'Austerlitz. Hakim, le copain de Nono, vendait des choses d'Afrique noire, des bijoux, des colliers, des colifichets. Lui s'en foutait. Il faisait cela pour payer ses études d'histoire à la fac, Paris VII, il habitait à la cité U d'Antony. Il me parlait de son grand- père Yamba El Hadj Mafoba, qui avait été tirailleur dans l'armée française, et qui s'était battu contre les Allemands. Dans le couloir du métro, le tam-tam résonnait chaque soir, à Place-d'Italie, à Austerlitz, à la Bastille, à Hôtel-de-Ville. Ça faisait un roulement dans les couloirs, tantôt menaçant comme un orage qui gronde, tantôt très doux et régulier comme un cœur qui bat.

Je connaissais tous les musiciens. J'allais de station en station, je m'asseyais contre le mur, et j'écoutais. À Austerlitz, il y avait un groupe de Wolofs, à Saint-Paul, les Maliens et les Cap-Verdiens, et à Tolbiac, c'étaient les Antillais et les Africains. Eux aussi me connaissaient. Quand j'arrivais, ils me faisaient des signes, ils s'arrêtaient de jouer pour me serrer la main. Ils croyaient que j'étais africaine ou antillaise. Ils croyaient que j'étais la petite amie de Nono. Peut-être que c'est lui qui se vantait.

C'est comme ça que j'ai commencé à sortir avec Hakim. J'allais le retrouver à Tolbiac ou à Austerlitz. Il abandonnait son comptoir de fétiches, il le confiait à ses copains. On marchait dans la nuit, au hasard, dans le vent froid. On allait vers le fleuve. Hakim parlait du grand fleuve Sénégal. Il ne l'avait jamais vu. Mais son père lui avait raconté, quand il était enfant, l'eau très lente et les trains de billes qui descendaient vers la mer. Et son grand-père, El Hadj, qui maintenant avait perdu la vue, parlait quelquefois aussi du fleuve, avec des mots si précis et si vrais que c'était comme si l'eau boueuse et jaune descendait devant ses yeux, avec les pirogues chargées de femmes et d'enfants, et les aigrettes blanches qui s'envolaient devant l'étrave. Moi je parlais de l'estuaire du Bou Regreg, comme si c'était comparable. Mais c'était mon seul fleuve, celui que j'avais vu d'abord quand j'avais quitté la maison de Lalla Asma, celui que je traversais tous les jours pour retourner au Douar Tabriket.

On s'asseyait dans les cafés et on parlait. Hakim était grand et mince, toujours élégant dans son costume noir. Il racontait des choses étranges. Un jour, il m'a apporté un petit livre usé, qui avait été lu par des quantités de mains graisseuses. Ça s'appelait Les Damnés de la terre, et l'auteur s'appelait Frantz Fanon. Hakim me l'a donné mystérieusement: «Lis-le, tu comprendras beaucoup de choses.» Il n'a pas voulu me dire quoi. Il a seulement posé le livre sur la table du café devant moi. Il a dit: «Quand tu auras fini, tu pourras le donner à quelqu'un d'autre.» J'ai mis le livre dans mon sac, sans chercher à en savoir davantage.

Il n'aimait pas Nono. Il disait qu'il était comme un oiseau, il sautillait, il s'amusait, il se parfumait, et c'était tout ce qu'il savait faire. Il ne respectait même pas son métier de boxeur, il disait qu'il était aliéné, un pion des Blancs, un jouet, et quand il serait cassé, les Blancs le jetteraient à la poubelle. Il l'appelait parasite, parce qu'il se faisait héberger par son ami, ce mystérieux Yves qui voyageait à Tahiti, à l'autre bout du monde. Je lui en ai voulu, parce que Nono ne méritait pas qu'on dise du mal de lui. Il y avait quelque chose que Hakim ne voulait pas me dire, quelque chose dans la vie de Nono. Plusieurs fois, Hakim a voulu me prévenir. Il commençait: «Sais-tu ce que c'est d'être aliéné?» J'ai dit: «C'est quand on est fou, non?» Hakim a eu son fameux sourire ironique. «C'est une mauvaise réponse, mais peut-être qu'au fond elle s'applique à lui.» Mais il ne voulait pas continuer à en parler.

Un dimanche qu'il pleuvait, il m'a emmenée à la porte Dorée, pour voir le musée des Arts africains. Je crois que je n'étais jamais entrée dans un musée auparavant.

Dans le musée, Hakim était enthousiaste, presque exalté. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Il m'a pris la main: «Regarde, les masques fon.» Il parlait d'une voix un peu sourde, étranglée. «Regarde, Laïla. Ils ont copié, tout volé. Ils ont volé les statues, les masques, et ils ont volé les âmes, ils les ont enfermées ici, dans ces murs, comme si tout ça n'était que des colifichets, des panoplies, comme si c'étaient les objets qu'on vend au métro Tolbiac, des caricatures, des ersatz.» Je ne comprenais pas bien ce qu'il disait. Je sentais sa main qui serrait la mienne, comme s'il avait peur que je ne m'échappe. «Regarde les masques, Laïla. Ils nous ressemblent. Ils sont prisonniers, et ils ne peuvent pas s'exprimer. Ils sont arrachés. Et en même temps, ils sont à l'origine de tout ce qui existe au monde. Ils sont enracinés très loin dans le temps, ils existaient déjà quand les hommes d'ici vivaient dans des trous sous la terre, le visage noirci par la suie, les dents brisées par les carences.» Il s'approchait des vitrines, il appuyait son poing. «Ah, Laïla, il faudrait les libérer. Il faudrait les emporter loin d'ici, les ramener là où ils ont été pris, à Aro Chuku, à Abomey, à Borgose, à Kong, aux forêts, aux déserts, aux fleuves!» Le gardien s'approchait, tout à coup inquiété par les éclats de voix, par le poing de Hakim tambourinant sur la vitre. Mais Hakim m'emmenait plus loin, il tombait en arrêt devant un placard dans lequel étaient exposés des bouts de poterie cassée, des bâtons à fouir, une sorte de pelle en bois. «Regarde, Laïla: le moindre objet de là-bas est un trésor, un joyau magnifique.» J'ai vu le masque dogon à la bouche furieuse, le masque songye, pareil à la mort, clouté de pustules, et les poupées ashanti, debout comme une armée de fantômes, et le long visage du dieu fang, les yeux clos, qui avait l'air de rêver. Je regardais les tessons, les bouts de bois noircis, usés par les mains, écorchés par le temps. Je ne sais plus ce que disait l'écriteau. Quelque chose d'ashanti, je crois. «Ce sont nos os et nos dents, tu vois, ce sont des morceaux de nos corps, ils ont la même couleur que notre peau, ils brillent la nuit comme des vers luisants.» Peut-être qu'il était fou, lui aussi. Et en même temps, ce qu'il disait me faisait frissonner, c'était profond comme une vérité. Nous avons marché encore dans le musée, devant des boucliers, des tambours, des fétiches. Il y avait même une longue pirogue monoxyle, un peu mangée par les termites, comme si tout cela avait été déposé là par un naufrage, quand les eaux du fleuve inconnu s'étaient retirées.

Mais le bruit mou des pas du gardien irritait Hakim, et on est sortis très vite du musée. Il étouffait de rage. Il m'a dit: «Tu as vu? Il surveillait que je ne vole rien. Que je n'emporte pas en courant les ossements de mes ancêtres.» Il avait une expression de fatigue, il avait l'air plus vieux. «Et tu as vu? Ces fers forgés, ces balustres, en forme de, je ne sais pas quoi, des sagaies, des flèches, le costume de Banania!»

Après, on a pris le train jusqu'à Évry-Courcouronnes pour aller rendre visite à son grand-père.

El Hadj Mafoba vivait tout seul dans un grand immeuble blanc vers Villabé, près de l'autoroute. L'ascenseur ne marchait pas. La porte d'entrée était défoncée, et le carrelage de l'escalier s'en allait par plaques. Il y avait des enfants partout. Pendant que nous montions l'escalier, un gros garçon très blanc descendait quatre à quatre, une voix de femme haut perchée appelait: «Salvador! i Adonde vas?» Il y avait un groupe de jeunes Arabes, en train de fumer assis sur les marches, et encore un peu plus haut, deux filles qui descendaient et un petit blond à lunettes qui criait: «Merde, attendez-moi! C'est moi qui vous ai fait sortir.» Et les filles lui disaient: «Grâce à toi, p'tit con, on sort que jusqu'à six heures.»

Le vieil homme était seul dans sa chambre, assis sur une chaise en fer devant la fenêtre, comme s'il pouvait voir dehors.

«Bonjour, grand-père.»

El Hadj a mis ses mains sur le visage de son petit-fils. Il souriait puis il a tendu la tête.

«Tu as amené quelqu'un?»

Hakim riait. «Tu as l'oreille fine, on ne peut pas te tromper, grand-père.

– Qui est-ce?»

Hakim m'a conduite jusqu'à lui. El Hadj a mis ses mains sur mon visage en les faisant glisser doucement le long de mes joues, et ses doigts ouverts ont effleuré mes paupières, mon nez, mes lèvres.

«Elle ressemble à Marima, a-t-il murmuré. Qui est-ce?»

J'ai marmonné mon nom. J'avais la gorge serrée. C'était la première fois que je rencontrais un homme aussi impressionnant. Il était très beau, avec son visage couleur de pierre noire, parcheminée, et ses cheveux blancs et frisés qui dessinaient une auréole. Il n'y avait pas d'autre chaise, alors je me suis assise par terre, contre le mur, pendant que Hakim faisait bouillir de l'eau pour le thé.

El Hadj parlait doucement, lentement, d'une voix un peu rocailleuse, en appuyant sur les mots, qu'il choisissait avec soin. Il ne s'adressait pas à moi en particulier, ni à son petit-fils. Il raisonnait tout haut, comme s'il égrenait des souvenirs, ou comme s'il inventait un conte. Et puis, en sirotant son verre de thé, il a parlé simplement de ce que j'attendais, le grand fleuve Sénégal qui roule des eaux rouges et convoie les arbres morts et les crocodiles. J'écoutais sa voix, tantôt gutturale, tantôt chantante, et il parlait de son village natal, qui s'appelait Yamba comme lui, un village aux murs de boue où les femmes dessinaient avec un doigt trempé dans l'amarante. Il me parlait de son père et de sa mère, et des dix enfants qu'ils avaient faits, du bruit des voix le matin, et lui, qui était le plus jeune, devait marcher deux heures pour arriver à l'école du fleuve et psalmodier le Coran jusqu'au soir. En parlant, il chantonnait et se mettait à balancer le haut de son corps, comme quand il avait huit ans, et sa voix devenait aiguë et claire comme une voix d'enfant.

«Tais-toi, grand-père, tu vas ennuyer Laïla…»

Hakim était resté debout près de la porte, comme s'il allait partir.

«Comment ennuyer? C'est toi qui ne veux pas.» Il s'adressait à moi, le visage tourné de côté, éclairé par la fenêtre. «Il ne veut pas lire le livre saint. Il ne veut pas entendre parler du Prophète. Il n'aime que son… comment s'appelle-t-il? son Fano…

– Fanon.

– Oui, Fano, Fanon. Je reconnais qu'il dit de bonnes choses. Mais il oublie l'important, le plus important.»

Il laissait un long silence, pour que je dise:

«Qu'est-ce qui est important, El Hadj?

– Que même l'homme le plus insignifiant est un trésor aux yeux de Dieu.»

Comme Hakim s'irritait, le vieil homme corrigeait avec malice:

«Mais laissons cela. Il n'y croit pas. Et toi,Laïla, est-ce que tu y crois?

– Je ne sais pas.

– Mais son… Fanon dit des choses très justes, c'est vrai que les riches mangent la chair des pauvres. Quand les Français sont arrivés chez nous, ils ont pris des jeunes hommes pour les faire travailler aux champs et des jeunes filles pour servir à leur table, faire la cuisine et coucher avec eux dans leurs lits, parce qu'ils avaient laissé leurs femmes en France. Et pour faire peur aux petits Noirs, ils leur faisaient croire qu'ils les mangeraient.

– Et ils les ont envoyés à la boucherie en France, sur les champs de bataille, en Tripolitaine.»

El Hadj se fâchait.

«Mais ça, ce n'était pas la même chose, on se battait contre l'ennemi de l'humanité.

– Vous saviez pourquoi vous alliez mourir?

– On le savait…»

Il y a eu un silence, pendant que El Hadj fumait rêveusement devant la fenêtre ouverte. La pluie tombait tranquillement. El Hadj portait une grande chemise africaine bleu pâle bordée de blanc, sans col, et un pantalon noir, et il était chaussé de gros souliers de cuir verni noirs, et de chaussettes de laine. Il se tenait immobile, assis bien droit sur sa chaise, la cigarette entre ses longs doigts.

Quand on est partis, il a de nouveau touché mon visage, effleuré mes yeux et mes lèvres. Il a dit lentement: «Comme tu es jeune, Laïla. Tu vas découvrir le monde, tu verras, il y a de belles choses partout dans le monde, et tu iras loin pour les trouver.» C'était comme s'il me donnait sa bénédiction. Et j'ai senti un frisson de respect et d'amour.

En sortant de l'immeuble, à la nuit tombée, j'ai vu pour la première fois le camp des Gitans, sur le terre-plein boueux, entre les voies de l'autoroute, pareils à des naufragés sur une île.

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