11

El Hadj est mort trois jours après. C'est Hakim qui m'a fait prévenir par un copain. Je m'apprêtais à aller suivre le cours de philo au café de la Désespérance, quand la nouvelle est arrivée. J'ai pris tout de suite le train pour Évry-Courcouronnes. Il faisait toujours le même ciel gris et bas, on aurait dit que les jours n'étaient pas passés. On parlait même de neige à la radio.

La porte du petit appartement était entrouverte. Je suis entrée doucement, comme s'il était encore là et que je ne voulais pas le faire sursauter. La cuisine où il restait d'habitude était vide, et dans la chambre, le store était à demi baissé. J'ai vu d'abord Hakim de dos, près du lit, et puis d'autres gens que je ne connaissais pas, des voisins sans doute, des gens âgés, et une femme, grande et forte, j'ai pensé que ça pouvait être la mère de Hakim, mais elle était trop jeune, et elle avait plutôt un type arabe, la peau blanche, avec des cheveux permanentes et teints au henné. Peut-être que c'était seulement la femme de ménage, ou bien la concierge de l'immeuble. El Hadj était couché sur le lit, tout habillé, toujours avec sa longue chemise bleue sans col, et son pantalon gris au pli impeccable. Il avait même aux pieds ses grosses chaussures noires cirées, comme s'il s'apprêtait à partir en voyage. Je ne l'avais jamais vu comme ça: sa figure était fermée comme un poing, ses yeux aux paupières bouffies, sa bouche, même son nez, tout fermé, serré, avec une expression de douleur et de tristesse, et je pensais à ce qu'il racontait du fleuve Sénégal, de son village de Yamba et de la rivière Falémé, tout ce qu'il aimait au monde, et il était mort si loin, tout seul dans sa chambre, au huitième étage de la tour B de l'ensemble de la route de Villabé.

Maintenant, personne ne disait rien. Hakim me regardait pendant que je touchais le front de son grand-père, juste une seconde, le temps d'effleurer du bout des doigts sa peau froide, grumeleuse. C'était trop calme, trop silencieux. J'aurais voulu qu'il y ait du bruit, comme dans les films, qu'on entende des femmes pleurer à longs sanglots pathétiques et exagérés, qu'il y ait un brouhaha de voix d'hommes en train de boire le café des morts, ou comme chez les chrétiens, un marmonnement de prières. Un chien qui hurle dans la cour, même un glas. Mais il n'y avait rien. Seulement les éclats de la télévision quelque part, en haut de l'immeuble. Les visiteurs se retiraient d'un air consterné, en évitant de me regarder. J'aurais voulu que les joueurs de tam-tam du métro soient là et qu'ils jouent sans arrêt, en faisant rouler une musique comme le grondement du tonnerre à travers la forêt, le long des fleuves, et Simone chanterait de sa voix grave Black is the color of my true love's haïr. La grosse dame aux cheveux de henné est sortie doucement. Je trouvais qu'elle ressemblait à Lalla Asma. Elle avait le même regard un peu égaré des presbytes derrière leurs verres. Je ne sais pas pourquoi, je l'ai prise par le poignet, je l'ai ramenée vers le lit: «S'il vous plaît, restez encore un peu, ne partez pas.» Elle a secoué la tête. Elle avait une voix rauque, étouffée. «Il était gentil.» Elle a dit cela comme si elle s'excusait. Elle s'est dégagée lentement. Elle repoussait mes doigts, elle les défaisait un à un. Elle avait une expression d'effroi dans ses yeux verts, il me semblait que ses pupilles noires nageaient au centre de ses iris.

Finalement, c'est Hakim qui l'a libérée. Il me tenait par les épaules, comme on fait avec une folle hystérique. Hakim était mon frère. J'étais Marima. Je sentais sur ma figure les doigts usés de El Hadj, qui passaient doucement sur mes yeux, sur mes joues, sur mes lèvres. Je n'arrivais plus à respirer. Il y avait quelque chose qui se gonflait en moi, dans ma poitrine, qui obstruait ma gorge. «C'était mon grand-père, c'est vrai, maintenant qu'est-ce que je vais devenir?» Je balbutiais des paroles incohérentes, les mots m'étouffaient. Hakim croyait que je pleurais, mais ce n'étaient pas des larmes, c'était de la colère, j'aurais voulu tout casser dans cet immeuble, j'aurais voulu crever le ciel opaque qui avait empêché El Hadj de voir, casser les vitres et les stores, casser les wagons, les glaces des autobus, les rails du chemin de fer, le bateau qui mettait tant de temps à rejoindre les rives du fleuve Sénégal et Yamba sur la rivière Falémé.

Hakim me serrait si fort que je me suis écroulée par terre, à côté du lit, et je voyais tout ce qui avait ôté la vie à El Hadj, l'urinai, les flacons de cortisone. Tout ce qui était tombé, et que personne n'avait eu le temps de nettoyer pour la parade funéraire.

Il m'a tenue un bon moment serrée contre lui, parce que je crois que lui aussi avait besoin qu'on le console. À un moment, il m'a embrassée, et j'ai senti les larmes sur ses joues. Puis c'était fini. Je me suis relevée, et je suis partie. Je n'ai pas regardé le corps du vieil homme couché tout habillé sur son lit. Je croyais bien qu'il ne retournerait pas chez lui au bord du fleuve. Il resterait à Villabé, au cimetière on lui trouverait une petite place, et en guise de fleuve il entendrait la rumeur des autos sur l'autoroute. Est-ce que ces choses-là ont une importance? Dans le train, désert à cette heure-là, je regardais la nuit tomber à travers la glace sale. Je crois que je pensais plus à Magda qu'à El Hadj. J'avais la nausée aux lèvres. Je n'avais rien mangé ni bu depuis le matin.

Avant d'entrer dans Paris, je me suis laissé piéger par les contrôleurs. D'ordinaire, je surveille très bien, et je sais descendre au moment où ils montent. Mais ce jour-là, je m'étais oubliée, j'étais dans un rêve, engourdie, comme après qu'on a eu très mal. Peut-être qu'ils m'avaient déjà repérée. Quand je les ai vus, ils étaient sur moi. Ils sont venus droit vers moi, en ignorant les autres passagers. Des gamins gitans – ceux que j'avais rencontrés la première fois avec Juanico – ont détalé en leur montrant leur doigt, mais c'était moi que les contrôleurs voulaient. Au début, ils étaient polis, presque cérémonieux.

«Mademoiselle, vous n'avez pas de titre de transport, veuillez nous montrer une pièce d'identité.» Comme je leur ai dit que je n'en avais pas, et d'une, et que même si j'en avais, ils n'avaient aucun droit à me la demander, et de deux, ils sont devenus beaucoup moins polis. «Dans ce cas, vous allez venir avec nous au poste…»

Ils formaient un couple bizarre, l'un grand et fort, avec un double menton et une petite moustache blonde, l'autre, petit et brun, l'air nerveux, avec un accent de Toulouse. Ils m'ont chacun prise par un bras, et ils m'ont fait remonter le train de wagon en wagon, jusqu'à la motrice.

Ils m'ont fait m'asseoir entre eux sur une banquette dure, à côté de la porte. Je leur ai dit qu'ils commettaient un abus de force, qu'ils n'avaient pas à recourir à la violence, mais ça les a laissés indifférents. Le train continuait à rouler vers Paris, et maintenant il faisait nuit. Mes deux gardiens se parlaient au-dessus de moi, comme si je n'étais pas là, ils se donnaient des nouvelles du bureau, ils racontaient leurs potins. J'aurais pu les attendrir en leur racontant que mon grand-père était mort, et que c'était à cause de ça qu'ils avaient réussi à me surprendre. Mais je n'avais pas envie qu'ils aient pitié de moi en quoi que ce soit. Pour rien au monde, je n'aurais voulu me servir d'El Hadj pour obtenir une faveur de ces mercenaires.

À Austerlitz, ils m'ont emmenée dans un petit bureau derrière les guichets. Ils m'ont laissée attendre une bonne heure, et durant tout ce temps, ils sont restés devant la porte à fumer des cigarettes et à échanger leurs potins. Je pensais que j'étais un bien petit poisson pour des hommes si forts avec leurs uniformes, leurs menottes et un pistolet automatique. Mais peut-être qu'ils pensaient qu'il n'y a rien d'insignifiant dans la vie, il y a des gens qui aiment à le croire.

Leur chef est arrivé, il a voulu m'interroger. Il s'est mis tout près de ma figure. Il criait:

«Votre nom?

– Laïla.

– Vous êtes majeure?

– Je ne sais pas. Oui. Non. Peut-être.

– Où sont vos parents?

– En Afrique.»

Là, les choses se gâtaient. Le chef était un petit homme insignifiant, qui s'appelait M. Castor, c'est du moins le nom que j'ai pu déchiffrer à l'envers sur une enveloppe posée sur son bureau.

«Tu n'as pas de papiers?»

Le tutoiement était signe d'énervement.

Pour calmer le jeu, j'ai eu une bonne idée.

«Vous pouvez appeler mon avocate.

– Tu veux une claque?»

Ce n'était pas le bon moyen de les calmer. J'ai concédé:

«Bon, ce n'est pas vraiment mon avocate. C'est la dame qui s'occupe de moi. Une éducatrice, quoi.»

Le mot leur a plu. J'ai donné le nom et le téléphone de Béatrice. Rédactrice, éducatrice, ça n'était pas très différent. Je ne voulais surtout pas qu'ils remontent jusqu'à la rue du Javelot. Nono et Houriya avaient assez d'ennuis comme ça. Heureusement, dès que j'ai été à Paris, j'ai fait comme les commandos dans les films de guerre, j'ai enlevé tout ce qui pouvait servir à m'identifier.

Béatrice est venue tout de suite dans sa petite auto anglaise. Elle a tout payé, le billet, l'amende, elle a même eu droit à un sermon.

Il pleuviotait. Le balai de l'essuie-glace crissait sur le pare-brise, comme s'il pleuvait du sable. J'ai dit à Béatrice:

«Je ne peux pas rentrer chez moi.»

Elle m'a regardée une seconde, elle cherchait quoi répondre.

«Si tu veux, tu peux venir dormir chez moi. Raymond ne dira rien.»

Rien ne pouvait me faire plus plaisir. J'ai mis ma tête sur son épaule. Ce soir-là, j'avais besoin de croire que j'avais quelqu'un, une amie, une grande sœur.


Je suis restée un bon moment chez Raymond et Béatrice. Je crois que j'étais très fatiguée. Je ne m'en étais pas aperçue, parce que j'allais et je venais, il y avait tout ça, le bébé de Houriya, Nono, les cours, les courses, et Simone qui était chez nous, et El Hadj qui était mort. Maintenant, tout d'un coup, je n'avais plus de force, comme quand j'étais partie de chez Madame, et que Nono m'avait emmenée à la rue du Javelot.

Je suis restée dix jours, ou peut-être un mois, je ne pourrais dire. Dehors, il faisait froid, sombre, il neigeait peut-être. Je restais couchée sur le matelas, dans la partie du salon qui servait de bureau, mais Béatrice avait enlevé son laptop, elle s'était branchée dans sa chambre à coucher. Il y avait des livres partout, dans des cartons, sur les étagères. Je passais mon temps à lire, au hasard, des romans, des livres d'histoire, même des poésies. Je lisais Malaparte, Camus, André Gide, Voltaire, Dante, Pirandello, Julia Kristeva, Ivan Illich. Tous les mêmes. Les mêmes mots, les mêmes adjectifs. Ça n'était pas coupant. Ça ne faisait pas mal. Frantz Fanon me manquait. J'essayais d'imaginer ce qu'il aurait dit, comment il aurait parlé de la religion, son rire ironique devant de telles élucubrations. La poésie, c'était étranger. Comme si cela ne me concernait pas, ça n'était pas pour moi. En même temps, j'aimais bien collectionner les mots. Les mots, pour chanter, pour les lancer dans la chambre, les écouter rebondir, se briser en mille morceaux, ou au contraire tomber à plat sur le sol dans le genre d'un fruit blet. J'avais un cahier ouvert, tout le jour j'alignais des mots que j'avais trouvés, des bouts de phrases:

climat

ombres

oiseau-lyre

calandre de l'aube

diffracte

les vagues cognent

tric-trac du ciel


Ça ne voulait rien dire. Béatrice rentrait vers six heures, elle ouvrait la porte, elle faisait entrer avec elle une bouffée de ville, du bruit, de la fumée. Raymond venait plus tard. Il apportait du vin. On dînait tous les trois à la cuisine, des pâtes au pistou, du fromage. J'aimais bien être avec eux. Ils étaient si sûrs, prévisibles, si attendrissants.

Je retardais le moment de parler de Magda. Je me disais que, dès que j'aurais prononcé son nom, je n'aurais plus qu'à m'en aller. Il y aurait à nouveau la rue ouverte, les gens qui vous poussent, l'éclat des autos, et l'entrée de la rue du Javelot comme un corridor qui conduit au centre de la terre.

Ils parlaient de leur métier. Béatrice racontait le journal, les coups de gueule du patron, les coups de fil, des problèmes auxquels je ne comprenais rien, comme si tout ce monde-là était codé. Raymond parlait par monosyllabes. Il était stagiaire dans un bureau d'avocats à Sarcelles, ou à Fleury-Mérogis, loin, il s'occupait des affaires des autres.

J'essayais d'imaginer Magda chez eux, Magda dans la petite chambre repeinte en rose, un beau lit tout blanc, et les pendeloques à musique qu'on accroche dans ce pays au-dessus des bébés, pour leur apprendre la patience. Magda courant vers la cuisine, tendant ses petits bras vers Raymond, criant: «Dada!» Et lui: «Julie!» ou: «Romie!» En tout cas, il n'était pas question qu'ils sachent jamais son vrai nom. Un jour, peut-être, elle aurait grandi, je serais pour elle comme sa tante, et je lui apprendrais la vérité: «Je vais te dire aujourd'hui ton vrai nom, celui avec lequel tu es née.» Ou peut-être ce serait Juanico. Elle le croiserait dans le couloir du métro, à Réaumur-Sébastopol, et il l'appellerait, il crierait: «Magda! Ma cousine!»

Ils l'ont appelée Claire, parce que c'était le nom de la mère de Raymond. Et Johanna, parce que Béatrice aimait ce nom-là. Elle chantait: «Gimme hope, Johanna.» Elle avait eu quinze ans pendant la guerre du Vietnam, comme beaucoup d'autres.

Je n'ai jamais su combien ils avaient payé. J'étais restée dehors, dans le vent, j'écoutais le bruit du fleuve des autos autour de l'île. Il y avait des corbeaux dans le ciel, comme pour le jour de ma naissance, mais ils ne criaient pas d'épouvante.

C'est à cette époque-là que tout est arrivé. Peut-être que c'était à cause du départ de Houriya chez M. Vu. J'étais seule, maintenant. Pour gagner un peu d'argent, je m'étais fait engager par une association de sourds-muets, pour poser une carte sur les tables des restaurants, avec un porte-clefs, et ramasser les oboles. Je faisais très attention quand j'allais placer mes porte-clefs dans les restaurants du centre commercial, ou quand j'allais écouter la musique du métro Réaumur. Je ne passais jamais deux fois par le même endroit, j'évitais les corridors déserts, les portes cochères, je ne regardais personne dans les yeux.

Je pouvais deviner les loubards de loin. Ils faisaient des petits groupes, dans la rue, du côté d'Ivry, ou bien du côté de la place Jeanne-d'Arc. Dès que j'apercevais un groupe, je traversais les rues entre les autos, je me perdais de l'autre côté. J'étais si rapide et habile, personne n'aurait pu me suivre. Quelquefois, j'avais l'impression que c'était la jungle, ou le désert, et que ces rues étaient des fleuves, de grands fleuves d'eau tourbillonnante semée de rochers, et que je m'élançais d'un rocher à l'autre, en dansant. Le bruit des klaxons, les grondements des moteurs venaient du sol et montaient par mes jambes, emplissaient mon ventre. Cet homme, pourtant, je ne l'ai pas vu venir. Sur la grande esplanade balayée par le vent, éclairée par les réverbères, il est apparu, un homme comme tout le monde, avec sa gabardine et sa chapka, les mains dans les poches, un visage un peu gris, et moi j'étais occupée à compter l'argent que j'avais ramassé chez les Vietnamiens, cent ou cent cinquante francs, en quelques minutes, rien qu'en posant mes porte-clefs sur le bord de chaque table, avec mon carton de sourde-muette.

Au dernier instant, j'ai vu son regard, et j'ai eu peur, parce que j'ai reconnu les yeux durs, perçants, d'Abel, quand il était entré dans la buanderie. Mais c'était trop tard. Il m'a attrapée par les poignets, il m'a serrée avec une force incroyable, sans dire un mot. Il avait dû me suivre, puis faire le tour des magasins pour revenir, et me trouver exactement là où il voulait, dans le renfoncement, entre le mur de la tour et les magasins fermés.

J'ai voulu crier, mais il a appuyé un poing sur mon ventre, et il a serré d'un coup, comme s'il voulait me casser en deux, et j'ai perdu le souffle, et je me suis effondrée, les bras et les jambes coupés. C'était bizarre, parce que en même temps je savais très bien ce qui m'arrivait, j'étais seulement sans force, comme dans un cauchemar. Il a défait les boutons de mon jean, d'une main, il était fort et habile, et de l'autre il me maintenait renversée contre le mur du renfoncement. Je me souviens, ça sentait l'urine, c'était une odeur horrible qui m'envahissait complètement, me donnait la nausée, et lui avait sorti son sexe et il essayait d'entrer en moi, en donnant de grands coups de reins, et sa respiration raclait, résonnait dans le recoin de l'immeuble.

Je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais ça m'a semblé une éternité, cette main appuyée sur ma poitrine, ces coups dans mon ventre, et moi qui n'arrivais pas à penser, pas à respirer. Il me semblait que ça ne finirait jamais. Puis l'homme s'est retiré. Je crois qu'il n'y était pas arrivé, parce que j'étais trop étroite pour lui, ou parce que quelqu'un l'avait dérangé. Il est parti très vite, et je suis restée dans l'encoignure, j'étais glacée et faible, je saignais sur le ciment. J'ai descendu l'escalier jusqu'à la rue, et je suis rentrée dans la cave, j'ai fait chauffer une bouilloire d'eau pour me laver dans la baignoire du bébé de Houriya. Tout était silencieux, étouffé. Il me semblait que j'étais sourde des deux oreilles maintenant. Je ne savais pas où j'étais. Je crois que j'ai vomi dans les toilettes, au bout du couloir. Je crois que j'ai crié, j'ai ouvert la porte de fer et j'ai crié dans le tunnel, un rugissement, pour que ça monte jusqu'en haut des tours, mais personne n'a entendu. Il y avait les moteurs des souffleries qui se déclenchaient, l'un après l'autre, avec une vibration d'avion. Ça couvrait tous les bruits. J'ai pensé à Simone. J'avais terriblement envie de la voir, d'être à côté d'elle, pendant qu'elle répétait une boucle musicale. Mais je savais que c'était impossible. Je crois que c'est cette nuit-là que je suis devenue adulte.


C'était bon d'être loin de tout, chez Béatrice. Il y avait longtemps que ça ne m'était pas arrivé d'être protégée, sans penser au lendemain, sans souci. Juste à faire ce que je voulais, dans l'appartement, à ranger les choses tranquillement, en surveillant le bébé, comme quand Houriya était revenue de l'hôpital, mais la différence, c'est qu'ici il y avait de la lumière, du soleil, il faisait doux, on n'avait rien à craindre. La fenêtre du salon donnait sur une petite cour intérieure où poussait du lierre, et le feuillage était plein de moineaux. Même, un matin, j'en ai trouvé un au bord de la fenêtre, évanoui, les plumes tout ébouriffées. Je l'ai appelé Harry. J'ai pris un carton à chaussures dans le placard, et avec du coton je lui ai fabriqué un nid douillet, que j'ai mis dans la chambre du bébé, à côté du berceau. Tout ça était doux et gentil, comme s'il n'y avait rien de moche dans le reste du monde, pas de loubards et pas de flics, pas de filles battues, pas de vieux qui meurent de faim dans leurs taudis aux volets fermés. Ensuite, j'ai préparé le biberon de Claire, ou de Johanna (je préférais ce deuxième prénom) et j'ai pris quelques gouttes de lait chaud pour les mélanger à de la mie de pain.

Dans sa boîte à chaussures, Harry était hirsute, mais ses plumes commençaient à sécher. Il m'a regardée poser les boules de mie de pain devant lui sans bouger, sauf son œil noir qui brillait, puis j'ai donné le biberon à Magda (décidément, je ne pouvais pas oublier son vrai nom). Et au moment où le bébé avait tout fini, l'oiseau a commencé à pépier et à s'ébrouer dans la boîte.

Je ne sais pas s'il avait réussi à manger une boulette, mais la douce chaleur de la petite chambre l'avait tout à fait réveillé, et l'instant d'après, il s'est envolé en criant et s'est mis à frapper aux carreaux de la fenêtre. Et de l'autre côté, dans le feuillage, ses petits camarades volaient en tous sens et l'appelaient. Si bien que j'ai ouvert la fenêtre, et aussitôt Harry s'est échappé, en une seconde je l'ai vu se mêler aux autres moineaux, ils tourbillonnaient comme des feuilles dans le vent, et l'instant d'après Harry avait disparu avec eux.

Pendant que je donnais le biberon à Johanna, j'ai vu les inspecteurs en bas, dans la rue. Ils étaient habillés comme tout le monde, gabardine, anorak et sneakers, mais je les ai bien reconnus. J'ai un instinct pour ces gens-là. Ils regardaient vers les fenêtres de l'immeuble, comme s'ils cherchaient à voir à travers les rideaux. Ensuite, ils sont entrés, ils ont dû poser des questions au concierge portugais qui ne m'aime pas, et ils ont sonné interminablement, et le grelot faisait hurler Johanna, résonnait au fond de ma tête comme un cri d'insecte.

Je n'ai pas bougé, jusqu'à ce qu'ils s'en aillent. J'étais fébrile. Je ne pouvais pas rester une minute de plus dans cette maison, et pourtant je ne pouvais pas laisser Johanna crier toute seule dans son berceau. J'ai cherché le numéro de Béatrice à son journal. J'étais si anxieuse que j'avais l'écouteur sur mon oreille sourde, je n'entendais rien de ce qu'on disait. Je répétais le message comme un perroquet: «S'il vous plaît, Béatrice, revenez tout de suite, s'il vous plaît, rentrez tout de suite, c'est urgent, s'il vous plaît, Béatrice.» Au moment où j'allais fermer la porte, le téléphone a sonné. Avec l'écouteur sur ma bonne oreille, j'ai entendu la voix de Béatrice. «Laïla, qu'est-ce qui se passe?» Je lui ai dit de rentrer, parce que je devais m'en aller. J'étais tout à fait calme à présent. J'ai raccroché le combiné avant qu'elle pose d'autres questions. D'ailleurs, bébé Johanna s'était endormie. Alors, j'ai marché dans les rues, vers Austerlitz.


Je suis retournée à la rue du Javelot. Quand j'ai marché dans le long tunnel, jusqu'à la porte du garage où il y avait peint le chiffre 28, j'avais le cœur serré. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais vivre là, que ma vie était ailleurs, n'importe où, qu'il fallait que je parte; Juanico disait des choses comme ça. Il disait: «Tu sais, quelquefois, il faut que je me barre. C'est plus fort que moi. Après, peut-être que je reviens, mais si je reste, je te tue, je me tue.» Maintenant, je comprenais bien ce qu'il voulait dire.

Dans l'appartement, rien n'avait changé. On étouffait à cause du radiateur qui pompait EDF à mort. J'ai vu que Nono avait apporté de nouveaux appareils, des télés, des vidéos, une chaîne. Il avait aussi une nouvelle moto, rouge, avec une selle peau de zèbre. Je ne sais pas pourquoi, j'avais l'impression d'entrer dans une maison d'enfants. Ça me donnait envie de rire, et en même temps de pleurer.

Sur le lit, il y avait une enveloppe à mon nom. Je ne connaissais pas l'écriture, élégante, archaïque. Il y avait seulement écrit: «Pour Mademoiselle Laïla. Paris.» Je l'ai ouverte, et je n'ai pas compris tout de suite, c'était simplement un passeport français au nom de Marima Mafoba.


La cave était vide. Il n'y avait plus trace de Houriya ni de Pascale Malika. Le berceau n'était plus là. Ça m'a fait quelque chose, même si dans le fond, j'ai compris qu'elle était partie pour de bon, qu'elle ne reviendrait pas.

Dans le passeport, à l'endroit de la photo, il y avait une lettre. J'ai reconnu les pattes de mouche de Hakim. J'avais toujours du mal à lire ses cours. Ce qu'il disait dans la lettre était facile à comprendre, et pourtant je lisais et je relisais sans comprendre.


«Ma chère Laïla

«Avant de partir, mon grand-père avait mis de côté le passeport pour toi. Il disait que tu étais comme sa fille, et que c'était toi qui devais avoir le passeport, pour aller où tu veux, comme toutes les Françaises, parce que Marima n'avait pas eu le temps de l'utiliser. Tu feras ce que tu voudras. Pour la photo, tu sais bien que pour les Français tous les Noirs se ressemblent.

«J'aurais voulu te voir avant de partir. J'ai décidé de ramener El Hadj chez lui, après tout. J'ai un emprunt à la banque pour mes études qui va bien servir pour ça, c'est seulement dommage que tu ne sois pas avec nous pour aller chez mon grand-père à Yamba. Mais maintenant que tu as le passeport, tu pourras peut-être y aller un jour, et je t'expliquerai où se trouve son tombeau. Je t'embrasse.

Hakim.»


Quand j'ai eu compris, j'ai senti mes yeux pleins de larmes, comme ça ne m'était pas arrivé depuis la mort de Lalla Asma. Jamais personne ne m'avait fait un cadeau pareil, un nom et une identité. C'était surtout de penser à lui, au vieil homme aveugle qui passait lentement le bout de ses doigts usés sur ma figure, sur mes paupières, sur mes joues. Pas une fois, El Hadj ne s'était trompé. Il m'appelait Marima, pas parce qu'il perdait la tête. Parce que c'était tout ce qu'il voulait me donner, un nom, un passeport, la liberté d'aller.

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