15

L'été à Boston, on étouffait. Il y avait une vapeur au-dessus de la ville, où les gratte-ciel disparaissaient. Sara Libcap habitait un petit appartement de deux chambres dans une bâtisse en brique rouge près de la rivière Charles, du côté de B.U. Le matin, elle enseignait la musique dans un collège religieux, et le soir, elle chantait dans une boîte de jazz avec son ami Jup qui était pianiste.

Les premiers temps c'était bien, je n'avais jamais senti une telle impression de liberté. C'était comme du temps du fondouk et des princesses, sauf qu'ici il n'y avait personne qui me faisait rechercher. Je prenais le tramway, j'allais où je voulais, j'étais dehors toute la journée, à Back Bay, à Haymarket, à Arlington, au port. J'allais à Cambridge à pied, en longeant la rivière, et en prenant la passerelle. Pendant que Sara allait donner ses cours, c'était moi qui faisais le ménage. Je lavais et je rangeais la vaisselle, je préparais de quoi manger pour midi et pour le soir. Sara n'avait rien demandé, mais ça me semblait naturel en échange du logement, comme chez Béatrice. Sauf que Sara ne me donnait pas d'argent, ni Jup non plus. Ils ne me demandaient jamais combien j'avais dépensé pour leur acheter à manger, et moi je n'osais pas le leur réclamer. Mais je voyais mes économies fondre et, sans carte verte, je n'avais pas la possibilité de travailler. Je guettais la boîte aux lettres chaque jour, dans l'espoir de voir enfin une enveloppe à en-tête du service de l'immigration. Et chaque jour, j'étais un peu plus énervée, j'avais l'impression d'un piège qui se refermait doucement, sans que je puisse rien faire.

Sara et Jup, eux, vivaient au jour le jour. Ils n'avaient jamais deux sous devant eux. C'était Sara qui payait le loyer de l'appartement avec son salaire de professeur de musique et, pour le reste, les soirées avec les amis, les restaurants, les fringues, c'était l'argent du piano-bar. Je crois qu'ils se dopaient aussi. De temps en temps, ils m'invitaient. Ils m'emmenaient au club C.T. Wayo, à Back Bay, que Jup appelait Black Bay parce que c'était là qu'on entendait le meilleur jazz.

Sara aimait bien me montrer à ses amis. Elle me déguisait comme elle, avec des collants noirs, chemise noire et béret, ou bien elle tressait mes cheveux en petites nattes, comme le faisaient les princesses au fondouk. Elle était fière de moi, elle disait que je ne ressemblais à personne, que j'étais une vraie Africaine. C'était ce qu'elle disait à ses amis: Marima, elle est d'Afrique. Les gens disaient «ah?» ou «oh!», ils posaient des questions stupides, du genre: «Quelle sorte de langue on parle là-bas?» Et je répondais: «Là-bas? Mais on ne parle pas là-bas.» Au début, je me prêtais au jeu de Sara, puis ça commençait à m'ennuyer sérieusement, ces questions, ces regards, et leur ignorance de tout. Dans le bar, la musique cognait trop fort, un rythme lourd qui résonnait dans mon ventre, j'avais beau appuyer ma main sur ma bonne oreille, le bruit de la basse entrait dans mon corps, me faisait mal. Je buvais de la bière, de la Margarita, de la Cuba libre, je buvais la lumière et la fumée. J'étais saoule, comme Houriya quand elle revenait de faire la noce.

Peut-être que j'aimais ça, ou peut-être pas. C'était nouveau, je me sentais comme si on avait changé mon corps. J'étais devenue très mince, presque maigre, j'avais les yeux fiévreux, je sentais de l'électricité dans mes doigts, jusqu'au bout de mes cheveux. Je sentais l'alcool qui gonflait mes articulations, qui les rendait plus souples. J'allais de groupe en groupe, Jup me tenait par la taille. Il parlait fort, et vite, je ne comprenais pas ce qu'il disait. Et Sara riait d'une drôle de façon, un rire grave qui devenait de plus en plus aigu, qui roulait comme une cascade.

Sara Libcap aimait bien raconter mon histoire, comment on s'était connues, l'hôtel Excelsior, ou Concorde, je ne savais plus, la statue de la femme nue entre deux murs comme s'il y avait eu un tremblement de terre. Et moi assise tous les soirs sur le bord de l'estrade, comme une petite fille sérieuse, pour l'écouter chanter Mahalia Jackson et Nina Simone. Elle était ma grande sœur, elle m'avait trouvée, moi qui n'avais personne au monde, moi qui pouvais jouer de la darbouka et chanter – elle est merveilleuse – et elle m'avait fait venir chez elle, ici, à Boston, dans cette ville pourrie, cette ville de connards d'Anglos, où personne, surtout personne avec du talent, ne pourrait jamais arriver à faire sortir quoi que ce soit de l'ornière de fange dans laquelle il fallait bien vivre.

Ça c'était au début. Mais à la fin de l'été, il y a eu cette tempête, ce cyclone qui a tout bouleversé. Je ne sais pas si c'est vraiment le cyclone qui a été la cause de ce qui est arrivé. Il faisait très chaud et lourd depuis le commencement d'août. Parfois la brume était si épaisse qu'elle cachait le haut des immeubles, du côté du port. Quand le cyclone est arrivé en vue du cap Cod, il y a eu une alerte. Les gens ont barricadé leurs portes et leurs fenêtres, et sur les hautes tours de verre ils avaient collé des bandes de papier. Mais Sara continuait à se rendre à son collège pour donner ses cours de piano.

Le matin, Jup avait pris l'habitude de rester à la maison. Il prétextait qu'il allait m'aider à faire le ménage et à préparer le déjeuner, mais en réalité il s'allongeait sur le divan du living et il buvait des bières en me regardant du coin de l'œil, par-dessus l'écran de la télé allumé.

Donc ce matin-là, il y a eu une scène ridicule, que j'ai bien regrettée. Jup est venu vers moi, sans rien dire, comme s'il allait chercher à boire à la cuisine. Il faisait très chaud, il était tout nu, juste en slip, sa peau noire luisait de sueur. Je passais le balai mouillé sur le carrelage, et lui, au lieu d'enjamber le balai, est passé par-derrière et m'a agrippée. Au début, je croyais qu'il blaguait, parce qu'il me tenait enlacée et il cherchait à m'embrasser. Il a passé une main sous mon T-shirt pour toucher mes seins, et je me suis mise à crier de toutes mes forces. Alors il m'a relâchée. Je croyais qu'il avait fini, mais il est revenu sur moi, il a essayé de m'entraîner dans la chambre, vers le lit. Jup n'était pas très grand, mais l'alcool avait dû multiplier ses forces, il me soulevait et me traînait vers la chambre. Je continuais à crier, je le bourrais de coups de poing. Alors il m'a frappée, d'abord sur le côté de la tête, et puis sur la joue, sur le cou. Il criait en même temps: «Bitch!» ou «Don't be bitchy!» Quand il a vu qu'il n'arriverait à rien, ou peut-être qu'il a eu peur que les voisins ne viennent sonner à la porte pour demander ce qui se passait, il m'a relâchée. Il a pris ma main et il l'a mise sur son sexe durci. Il voulait que je le masturbe, il disait qu'il était malade. Je crois que c'est ce qu'il disait, que si je le laissais dans cet état il en tomberait malade. Je lui ai crié: «Asshole!» et d'aller se faire foutre, et je suis partie.

J'ai marché toute la journée dans les rues de Boston. Finalement le cyclone n'est pas venu. Il a buté sur le cap Cod et il est allé décoiffer les maisons en bois des gens riches de Martha's Vineyard.

L'après-midi, il pleuvait, et je suis allée de l'autre côté de la rivière, dans les petites rues anglaises de Cambridge. Les gens étaient sortis de leurs maisons, il y avait des étudiants, des amoureux sur les pelouses, à l'abri de leurs parapluies de golf. La pluie chaude faisait sortir l'odeur de l'herbe, de la terre.

Je me sentais vide, fatiguée. Dans un café, à côté de la gare du tram, j'ai rencontré Jean Vilan. Il m'a dit qu'il était venu suivre des cours à Harvard, et qu'il enseignait le français à l'Alliance de Chicago. Il n'était pas très grand, il était un peu déplumé sur le front, mais il avait de beaux yeux verts, un peu troubles, et un gentil sourire. On a passé tout le reste de la journée à parler et à marcher dans les rues, à aller de café en café. Il avait une voix grave que j'entendais bien, de belles grandes mains. Je crois que je n'avais jamais autant parlé, il me semblait que ça faisait des années que je n'avais plus parlé comme ça, comme avec le grand-père de Hakim. On s'abritait sous les arbres des parcs, et quand la pluie nous avait trop mouillés, on s'asseyait dans un café. Pour finir, quand il a fait nuit, on est allés dans sa chambre, à The Inn, au dernier étage, avec une fenêtre qui regardait Massachusetts Avenue.

On ne parlait pas vraiment, à cause de ma mauvaise oreille, l'autre s'était fatiguée. J'avais comme un vide qui résonnait dans ma tête, je ne voulais pas penser à ce qui s'était passé chez Sara. Je parlais au hasard, et Jean parlait de son côté. Il racontait son enfance heureuse, ses frères et ses sœurs, en Bretagne, à Paris. De temps en temps on riait, comme si c'était une bonne blague.

Il était trop tard pour rentrer. Pour rien au monde je n'aurais voulu retourner chez Sara. On a mangé les biscuits salés du frigo, on a bu les petites bouteilles d'alcool, du gin, de la vodka.

Au matin, je n'avais pas dormi. Jean s'était allongé sur le sofa, il paraissait pâle et fatigué, et la barbe faisait une ombre sur son visage. Je me disais que, quand nous sortirions, les gens de l'hôtel penseraient que j'étais sa maîtresse, ou peut-être une pute de passage.

Nous sommes allés manger un petit déjeuner à la cafétéria de l'hôtel, dans la cour intérieure. Beaucoup de thé, des œufs, des haricots. Jean devait prendre l'avion pour Chicago à midi.

Je suis retournée chez Sara.

Mais les jours suivants, ça n'allait pas du tout. Je ne sais pas ce que Jup avait raconté à Sara, mais elle était devenue brutale, méchante avec moi. J'ai bien pensé lui dire la vérité, mais à quoi bon? Elle ne m'aurait pas crue. Toujours les femmes prennent le parti de leur homme, même quand elles se trompent, même quand ils les trompent.

Alors j'ai acheté un billet de Greyhound, j'ai mis mes affaires dans un sac de plage, toujours mon vieux poste de radio tacheté et le bouquin de Frantz Fanon en souvenir de Hakim, et je suis partie pour Chicago.


Je n'avais plus peur de rien. J'étais capable d'affronter le monde. Deux jours après mon arrivée, je me suis fait engager dans un hôtel de Canal Street tenu par Mr Esteban, «El Sefior», un Cubain exilé, pour ramasser et laver les verres du bar à l'«heure heureuse» – l'heure des passagers des Greyhounds. Il y avait une chanteuse noire qui ne ressemblait pas à Sara et qui écorchait des blues accompagnée d'un pianiste fatigué. J'ai loué une chambre dans une maison de South Robinson – il y avait juste un écriteau sur une fenêtre du bas, comme au cinéma. Une vieille maison déglinguée en bois gris, avec un perron et un toit en bardeaux verts et deux hautes cheminées en brique.

Quelque temps après, le pianiste est tombé malade et c'est moi qui ai pris le piano. Les leçons de Simone et de Sara m'avaient bien servi. Je jouais de mémoire, je n'avais pas besoin de lire la musique. Tout était devenu très simple: je gagnais cinquante dollars chaque soir, en quatre soirées j'avais payé mon studio. Je dînais à l'hôtel, avant de monter sur l'estrade, des steaks et des gambas, et je pouvais tenir jusqu'au lendemain soir avec des bols de lait et de Shredded Wheat. Le patron de l'hôtel aimait bien ma musique. Il venait s'asseoir dans le salon quand je jouais, il écoutait en buvant de l'eau gazeuse. Et quand la chanteuse est partie à son tour, c'est moi qu'il a engagée pour chanter et jouer du piano à sa place. Je chantais le répertoire de Sara, Billie Holiday, Nina Simone. Quelquefois j'improvisais, je retrouvais la musique que nous faisions dans les couloirs de la station Réaumur-Sébastopol, ou bien sur le toit de la rue du Javelot. Juste le rythme du piano qui roule, un grondement d'orage au loin, le bruit lourd des voitures dans les avenues, et des cris, des appels, les aboiements des coupeurs de canne dans les champs, à Saint-Domingue: «Aouha! Houa!»

El Señor ne disait pas grand-chose, mais à la façon qu'il avait de se renverser un peu sur sa chaise et de fermer les yeux en tirant sur sa cigarette, je voyais que ça lui plaisait bien. Je ne faisais pas attention aux gens qui buvaient au bar, je crois que c'était surtout pour lui que je chantais. J'essayais d'imaginer sa vie, par où il était passé avant d'arriver là. Peut-être qu'il avait été colonel dans l'armée cubaine, autrefois, ou bien juge de paix, avant Castro. Je trouvais qu'il avait assez l'air d'un juge de paix. En dehors des soirées au bar, devant son verre d'eau gazeuse, je ne le voyais jamais. Il vivait seul dans une annexe de l'hôtel, au bout d'une allée de terre. Il ne s'occupait de rien, pas même de la paye des employés. C'était Sambo, son homme à tout faire, qui me donnait l'argent, après chaque soirée.

J'ai retrouvé Jean Vilan. Il habitait avec une femme nommée Angelina un immeuble chic, à Pine Grove, près de Lakeshore. Je passais l'après-midi avec lui, de temps en temps, pour oublier le reste. On allait dans un hôtel du centre, en haut d'une tour. Avec lui, c'était si calme, si tranquille, un vrai salon de première. Par la grande baie vitrée face à l'est, je regardais la nuit bleue, le lac, les lumières des voitures qui serpentaient très bas sur l'autoroute, comme si je planais à trente mille pieds. On parlait encore quelquefois, mais plus comme on l'avait fait dans la chambre d'hôtel à Harvard. On faisait l'amour, on mangeait, puis je dormais lourdement, jusqu'au soir. La plupart du temps, quand je me réveillais, Jean était parti donner ses cours. Il travaillait à une thèse de sociologie, sur les migrants mexicains dans la banlieue sud de Chicago. Une ou deux fois, il m'a emmenée avec lui dans les quartiers de Roselle, Tinley, Naperville, Aurora, il s'invitait à des noces, à des baptêmes. C'était comme s'il allait sur la planète Mars. Je ne suis pas sûre qu'avec tous ses diplômes il comprenait mieux que moi ce qu'il voyait.

Dans Robinson, il y avait de drôles de gens. Le soir, un peu avant la nuit, ils sortaient de leurs maisons aux fenêtres bouchées par des planches. Ils vendaient leurs petites doses de poudre, leurs petits carrés de résine. J'avais appris à les éviter. Mais juste en face de la fenêtre de ma chambre, de l'autre côté de la rue, vivait Alcidor. C'était un géant, grand comme un ours noir, avec un visage enfantin. Il était habillé tous les jours du même overall en jean et d'un T-shirt blanc et rouge, même quand le vent du nord soufflait. Il vivait dans une petite maison chavirée avec sa mère, une petite femme noire qui travaillait dans un café. Il s'était pris d'amitié pour moi. Chaque matin, quand je sortais faire des courses, vers onze heures, midi, Alcidor était assis sur les marches du perron de sa maison, il me faisait de grands signes. Mais il n'arrivait pas bien à parler, il lui manquait quelque chose dans la tête. Il hochait la tête quand je lui disais quelque chose, il ressemblait à un gros chien, monstrueux et inoffensif. Les gosses du quartier se moquaient de lui, lui envoyaient des noyaux, mais il ne se mettait jamais en colère. Il pouvait rester assis des heures sur le pas de la porte, à attendre sa maman, en mangeant des crackers. Les dealers le laissaient tranquille. Quelquefois, pour s'amuser, ils lui faisaient fumer une cigarette de hasch, pour voir l'effet que ça lui ferait. Alcidor fumait la cigarette, puis il se remettait à manger tranquillement ses crackers. Il riait peut-être un peu plus, c'est tout. Il était vraiment d'une force incroyable. Un jour, une camionnette conduite par un ivrogne est montée sur le trottoir et a défoncé le mur d'un bâtiment plus loin. Une poutre est à moitié tombée sur le trottoir, en équilibre sur un des entraits. Alcidor est arrivé, il s'est accroché à la poutre qui pendait et, par son seul poids, il l'a relevée et remise en place. Il paraît qu'un organisateur de combats avait voulu l'engager, mais Alcidor était trop doux, trop gentil, il n'avait pas envie de se battre. Il n'avait pas beaucoup de conversation. Tout ce qu'il disait, c'était sur le temps qu'il ferait en hiver: «Maybe rain, maybe snow, I don 't knoxv.»

Sa mère le protégeait. Un jour, j'étais assise sur les marches de sa maison, à côté d'Alcidor, avec un bouquin de bandes dessinées, je m'étais mis dans la tête de lui apprendre à lire. Sa mère est arrivée, et quand elle m'a vue, elle s'est fâchée: «Qu'est-ce que c'est que cette négresse? Qu'est-ce que vous voulez à mon fils?» Je n'ai plus recommencé.

Pourtant, un après-midi, il y a eu cette histoire terrible avec la police. Le maire avait dû donner des instructions pour qu'on arrête quelques dealers, juste le temps de faire une photo et de parler de lui dans les journaux, et je ne sais pas pourquoi ils avaient choisi cette rue de Robinson – probablement parce qu'il ne s'y passait jamais rien. Tout d'un coup, les voitures de la police sont arrivées par paquets, elles ont bloqué la rue. Les flics sont montés à l'assaut des maisons, surtout celles du bout, qui avaient les fenêtres fermées par des planches. Ils ont dû arrêter quelques petits garçons, et soudain, ils ont vu Alcidor. Le géant venait de terminer sa sieste, il était sorti sur le pas de sa porte, habillé toujours de sa salopette en jean et de son T-shirt rouge et blanc, et quand il a vu les gyrophares qui clignotaient, ça l'a attiré, il a fait quelques pas pour regarder ce qui se passait. En haut des marches en bois, il paraissait encore plus grand, plus gros, un vrai ours qui sortait de la forêt. Moi j'avais le cœur serré, parce que je voyais bien qu'il n'avait pas compris le danger, que les policiers avaient peur de lui. J'aurais voulu lui crier: «Alcidor! Va-t'en, retourne chez toi!» Les haut-parleurs de la police gueulaient des ordres, mais bien sûr Alcidor ne comprenait rien. Il continuait à marcher vers eux, les mains dans les poches, en se dandinant complaisamment. Et puis trois flics lui ont sauté dessus, ils ont essayé de le faire tomber par terre, mais lui les a repoussés d'une bourrade. Il croyait que c'était un jeu. Il regardait leurs armes pointées sur lui sans comprendre, et il continuait à avancer vers le milieu de la rue. Mais il n'avait plus les mains dans les poches. Quand les flics ont vu qu'il n'était pas armé, ils s'en sont donné à cœur joie. Ils lui ont sauté dessus, et ils ont commencé à le bastonner, sur le dos, sur les bras, sur la tête. Alcidor saignait du nez et du crâne, mais il était encore debout, il tournait sur lui-même en grognant, les bras étendus, comme s'il cherchait à se retenir à quelque chose. Puis les flics l'ont battu sur les jambes, et enfin il est tombé par terre. Et là, ils continuaient à le battre à coups de matraque, si fort qu'il me semblait que j'entendais les coups. Ils l'insultaient et ils le battaient. À la fin, j'ai vu Alcidor qui pleurait, couché par terre, les bras sur sa tête pour se protéger des coups. Il poussait des cris, des grognements, il appelait sa maman au secours.

La vieille est arrivée au moment où ils embarquaient Alcidor dans une voiture. Il était si énorme qu'ils n'arrivaient pas à le faire entrer droit, alors ils l'avaient poussé la tête en avant, et ils battaient ses jambes pour qu'il se replie dans la voiture. Et la vieille Noire courait derrière eux en glapissant, elle cherchait à les retenir. Puis ils sont partis, et elle est retournée chez elle, elle a refermé sa porte. Elle était sûre que c'étaient nous tous, dans cette maudite rue, qui avions envoyé les flics chercher son fils. Et deux jours après, quand il est revenu, quelque chose avait changé. Alcidor maintenant ne s'asseyait plus dehors pour regarder passer les gens. Il restait enfermé dans la maison. Il avait peur. Quelque temps après, on a vu un panneau sur la maison. La vieille avait emmené Alcidor dans un autre quartier, et de lui je ne sais plus rien.


Après cela, j'ai connu la dérive. J'en ai eu assez de partager Jean avec Angelina. Je suis sortie avec Bela, un Équatorien qui habitait Joliet, grand, mince, avec des cheveux longs comme un Indien de cinéma, et un petit diamant incrusté dans l'oreille gauche. Il rêvait de reggae, de raga, de lancer son label. En attendant, il trafiquotait des barrettes, des amphétamines, un peu de poudre. Il se défonçait aussi, mais ça je ne le savais pas. J'allais avec lui dans les bars, dans les boîtes à blues, je rencontrais des musiciens. Je restais dehors toute la nuit. Il y avait des stars du basket, des scratcheurs paumés, des dj sans Technics, des égéries qui se prenaient pour Janet Jackson quand elle chante Run away if you want to survive, des Jamaïcains qui se prenaient pour Ziggy Marley, des Haïtiens qui se prenaient pour les Fugees. Moi, ceux que j'aimais, c'étaient les Roots: Razhel «The Godfather of Noise», Black Thought, Hub,? Question Mark, Kamel. Et puis Common Sense, et KRS one, et Coed. J'avais échangé le vieux poste de radio contre un baladeur, j'allais partout avec la musique profonde dans ma seule oreille, comme si le monde entier était muet. Je m'habillais comme eux, je marchais, je fumais comme eux, je parlais comme eux, je disais: «You know what I'm saying?» Personne ne pouvait croire que je venais de l'autre bout du monde. Une fois j'ai parlé de Morocco, on a compris Monaco. Je n'ai pas recommencé. Personne ne savait ce que c'était que d'être d'Afrique, et puis je n'avais pas encore reçu le petit bout de plastique vert qui donne tous les droits. De temps en temps, je revoyais Jean, mais il n'aimait pas me partager avec quelqu'un comme Bela. Et comme il n'a jamais eu beaucoup de menton, il avait l'air encore plus triste.

Grâce au Senor, j'ai eu un numéro de sécurité sociale, un permis de conduire. Un soir, sans me prévenir, il a invité Mr Leroy dans son bar, pour m'entendre chanter. Quand j'ai eu fini mon numéro, Mr Leroy a écrit sur sa carte de visite un rendez-vous pour le lendemain. Je suis allée toute seule au studio d'enregistrement, sans en parler à Bela, ni à Jean ni à personne. Je ne comprenais pas bien ce que Mr Leroy voulait. J'ai mis un pantalon serré, et un grand pull noir à col roulé, pour le cas où il aurait été du genre envahisseur. Le studio était dans le sous-sol d'un immeuble de Ohio, juste une grande salle tapissée d'isolant noir, avec au centre un piano blanc. C'était un peu terrifiant. J'ai joué comme j'avais appris avec Simone dans la maison de la Butte-aux -Cailles, penchée sur le clavier pour bien entendre rouler les notes graves. J'ai chanté Nina Simone, I put a spell on you et Black is the color of my true love's haïr. Et puis j'ai joué mon morceau, celui où j'aboyais comme les coupeurs de cannes, où je criais comme les martinets dans le ciel au-dessus de la cour de Lalla Asma, où je chantais comme les esclaves qui appelaient leurs grands-pères loas, au bord des plantations, debout dans la mer. J'ai appelé ma chanson On the roof, en souvenir de la rue du Javelot et de l'échelle des pompiers qui menait au toit du monde. J'avais le cœur qui battait trop fort. Pour me donner du courage, j'ai pensé à la voix drôle et fraîche de Djemaa que j'écoutais jadis au Douar Tabriket, le poste collé à mon oreille, quand elle annonçait Cat Stevens sur Radio Tangiers, The Voice of America.

Maintenant, après toutes ces années, je savais ce que je voulais entendre, ce roulement ininterrompu, sourd, grave, profond, le bruit de la mer sur le socle de la terre, le bruit des bogies sur des rails sans fin, le grondement continu de l'orage qui se lève derrière l'horizon. Comme un soupir, ou une rumeur qui viennent de l'inconnu, le bruit du sang dans mes artères quand je me réveille la nuit et que je me sens seule.

Maintenant, je jouais, je n'avais plus peur de rien. Je savais qui j'étais. Même le petit bout d'os qui s'était brisé derrière mon oreille gauche, ça n'avait plus d'importance. Même le sac noir, et la rue blanche, le cri éraillé de l'oiseau de malheur. Ni Zohra, ni Abel, ni Mme Delahaye, ni même Jup, tous ces gens qui partout épiaient, chassaient, tendaient leurs filets. J'ai chanté longtemps, presque sans reprendre mon souffle, et j'avais mal au bout des doigts. J'avais l'impression d'un très grand vide, comme dans les couloirs du métro quand tout le monde s'en va. Mr Leroy n'a rien dit. Je suis partie du studio le cœur serré, j'avais l'impression d'avoir échoué pour toute ma vie. Je suis allée me réfugier à l'hôtel, avec Jean Vilan.

J'ai dormi pendant deux jours et deux nuits, presque sans me réveiller. J'étais allée au bout de mes forces. D'avoir vu le géant Alcidor jeté à terre par les flics, battu et laissé à pleurer sa maman comme un petit enfant, je ne pouvais plus retourner rue Robinson. J'avais encore dans l'oreille le bruit des sirènes des voitures de police, quand ils avaient bloqué la rue. Il y avait le ciel bleu de l'automne, les arbres rouges, tout ça, mais ça n'était pas différent de la rue Jean-Bouton, ça n'était même pas très différent de la cour de Lalla Asma, ni de la rue blanche où j'avais été volée quand j'étais petite.

Juste avant la neige, en novembre, j'ai reçu en même temps la lettre de l'Immigration contenant ma carte de résident et un rendez-vous avec Mr Leroy pour enregistrer On the roof. Dans le studio, il y avait le producteur, des assistants, des techniciens. J'ai joué et j'ai chanté toute la matinée, l'enregistrement avançait par petits bouts. Il fallait sans cesse revenir en arrière, recommencer. Puis, quand ç'a été fini, j'ai signé un contrat pour un disque single, et pour tout ce que j'allais produire pendant cinq ans. Je n'avais jamais eu autant d'argent. Je ne comprenais pas bien ce qui arrivait. Cette nuit qui a suivi, avec Bela et les musiciens, Mr Leroy et les assistants de production, on est allés dans un restaurant de Grand, qui appartient à Magic Johnson. J'avais la tête qui tournait, il me semblait que je n'avais plus de limites. Une journaliste ebony me posait des questions, je disais n'importe quoi, j'étais française, j'étais africaine. Quand elle m'a demandé le nom de ma prochaine chanson, j'ai dit sans hésiter: To Alcidor with love. J'avais une sorte de colère rentrée, je tremblais. J'avais l'impression que la musique des tambours de Réaumur-Sébastopol était partout, dans l'air, dans la fumée des bars, dans la lueur rouge qui reste au-dessus de Chicago jusqu'à l'aube.

Au matin, je les ai laissés tous. J'ai marché le long du lac. Il faisait très froid, et je n'avais que mon blouson en cuir et mon béret noir enfoncé jusqu'aux oreilles. Les peupliers trembles étaient enflammés, le ciel d'un bleu intense. Le soleil se levait au-dessus du lac. J'ai vu passer les escadrilles des grues vers le Nouveau-Mexique.

J'ai attendu sagement dans les couloirs de l'Alliance française. Jean Vilan ne m'a pas reconnue tout de suite, à cause de mon blouson noir et de mon béret. Il s'est excusé auprès des étudiants, il leur a dit qu'il avait quelque chose d'important et d'urgent. Nous avons marché dans les grandes avenues, nous avons pris un petit déjeuner, comme à Harvard. Nous sommes allés jusqu'au terre-plein qui entoure la station d'épuration, au bord du lac. Il y avait déjà des gens sur les pelouses, des joggers tirés par leurs caniches royaux, des vieux en survêtement qui s'exerçaient au tai-chi. Il faisait froid. En passant devant un immeuble de Sheridan, j'ai loué un studio, j'ai payé tout de suite, un mois de caution, un mois d'avance. Je voulais faire comme si Jean et moi nous nous étions mariés, sans témoins, sans église, sans papiers. Sans avenir. Je crois bien que c'est à ce moment-là que je suis tombée enceinte.

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