Mon premier souci, comme vous l'imaginez, ç'a été de me rendre au fondouk, pour voir Mme Jamila et les princesses. Il y avait bientôt un an que la police de Zohra et d'Abel m'avait arrêtée. Et quand je suis arrivée devant le fondouk, je n'ai rien reconnu. C'était comme s'il y avait eu un tremblement de terre. Le haut mur d'enceinte et la porte à deux battants avaient disparu, et à la place de la cour où s'arrêtaient les marchands ambulants, la terre avait été goudronnée et on avait aménagé un parking pour les autos et les camionnettes qui se rendaient au marché. Les pièces du bas avaient été murées, ou bien fermées par des rideaux métalliques. L'étage seul était resté à peu près identique, sauf qu'il paraissait inhabité, vétuste, abandonné. Le crépi tombait de la façade, les volets étaient cassés. Il y avait même des hirondelles qui nichaient dans le plafond de la galerie. Je ne comprenais pas, j'étais atterrée. J'avais l'impression d'une trahison.
À l'entrée du parking, un gardien était en faction. C'était un grand homme sec, le visage brûlé comme celui d'un soldat, vêtu d'une longue blouse grise et coiffé d'une sorte de turban relâché. Derrière lui, dans la cour, des petits garçons étaient occupés à laver les vitres des voitures avec des seaux d'eau savonneuse et un vieux torchon. Le gardien maintenant m'observait d'un air méfiant. Je n'osais pas lui poser de questions. Peut-être qu'il allait me dénoncer à la police. De toute façon que pouvait-il savoir? Ce qui me désespérait, c'était de penser qu'à cause de moi, le fondouk n'existait plus. Le propriétaire avait mis ses menaces à exécution, il avait fait expulser Mme Jamila et les princesses pour atteinte à la moralité, et il avait vendu la maison aux banques.
C'est le vieux Rommana, le marchand chez qui j'allais toujours acheter des cigarettes américaines pour Tagadirt, qui m'a donné des nouvelles. Mme Jamila avait été arrêtée et mise en prison, et toutes les princesses étaient parties, mais il savait que Tagadirt était allée vivre de l'autre côté du fleuve, dans un douar qu'on appelait Tabriket. Houriya vivait avec elle. Je lui ai acheté quelques cigarettes, surtout en souvenir d'autrefois. Mais je ne pouvais pas m'attarder dans cet endroit. C'était sûrement du côté du fondouk que Zohra irait me chercher en premier.
J'ai pris le passeur. C'était la fin de l'après-midi, l'estuaire semblait immense. Les bateaux de pêche commençaient à rentrer avec la marée, entourés de vols de mouettes. La ligne de la ville s'estompait dans la brume. De l'autre côté, la rive était déjà dans l'ombre, il y avait des lumières qui scintillaient. Pour la première fois, il me semblait que j'étais libre. Je n'avais plus d'attaches, j'allais vers l'avenir. Je n'avais plus peur de la rue blanche et du cri de l'oiseau, il n'y aurait plus jamais personne qui me jetterait dans un sac et me battrait. Mon enfance restait de l'autre côté de cette rivière.
J'ai eu du mal à trouver la maison de Tagadirt. Le Douar Tabriket était loin du fleuve, dans un quartier en hauteur, fermé par une grande route en construction où roulaient les camions. C'était très pauvre, rien que des baraques de planches couvertes de plaques de tôle ou de Fibrociment calées par des pierres pour résister au vent. Les rues étaient toutes pareilles, des allées de terre bien droites tourbillonnantes de poussière. La grand-route faisait un encore plus grand nuage rougeâtre au-dessus de la ville.
J'ai marché dans les ruelles, au hasard. Avec ma tignasse et ma robe en haillons, je faisais aboyer les chiens. À un robinet, un groupe de femmes et d'enfants remplissait des bidons de plastique. Des garçons circulaient à vélo tout terrain, avec des bidons d'eau ou du bois pour le feu en équilibre sur leurs guidons. Une femme m'a montré la maison de Tagadirt. Elle m'a accompagnée un bout de chemin pendant que son bidon se remplissait tout seul sous le filet d'eau. Au bout d'une rue, elle m'a montré une maisonnette peinte en vert. C'était là.
J'avais le cœur serré, parce que je ne savais pas comment Tagadirt et Houriya m'accueilleraient après ce qui était arrivé. Je pensais qu'elles ne voudraient peut-être pas me recevoir, qu'elles me jetteraient des pierres.
Je n'ai pas eu besoin de frapper à la porte. Quelqu'un avait déjà dû les prévenir, et Houriya est sortie au moment où j'arrivais. Elle m'a embrassée en me serrant très fort, elle répétait: «Laïla, Laïla!» Elle avait des larmes dans les yeux. Elle avait changé. Elle était plus pâle, un peu grise, avec des cernes de fatigue. Sa robe était tachée de boue, et elle était pieds nus dans des sandalettes en plastique dont elle n'attachait pas les lanières.
J'ai entendu la voix grave de Tagadirt, au fond de la cour. Il y avait une sorte d'auvent en plastique vert ondulé, comme on en voit dans les jardins, qui abritait le brasero. Tagadirt est arrivée, elle aussi était en vert. Elle n'avait pas beaucoup changé. Les petites rides que j'aimais au coin des yeux et de chaque côté de la bouche étaient un peu plus marquées. J'ai remarqué qu'elle boitait un peu. Elle avait une jambe emmaillotée dans un pansement.
On s'est embrassées. J'étais heureuse de la retrouver, de respirer son odeur. Il me semblait que je retrouvais des parentes, une famille après des années et des années d'absence. Tagadirt a fait son thé avec le fameux gun-powder qu'elle aime, et de la menthe qu'elle faisait pousser dans des pots près de sa cuisine. J'avais tellement de questions à lui poser que je ne savais pas par où commencer. Houriya m'a parlé de Mme Jamila. Après un bref séjour en prison, elle avait changé de ville. Peut-être qu'elle était allée à Melilla, ou en France. Les princesses étaient parties chacune de son côté. Zoubeïda et Fatima s'étaient mariées, Selima s'était mise en ménage avec son professeur de géographie et Aïcha faisait du commerce. Le fondouk était resté fermé longtemps, et puis le mur avait été abattu. Comme je disais que tout était de ma faute, parce qu'on m'avait arrêtée, la vieille Tagadirt m'a rassurée: «Ça devait arriver. Il y avait longtemps que Mme Jamila ne payait plus de loyer, et les marchands non plus. C'était la maison de tout le monde, ça devait finir comme ça.» J'étais consolée, et en même temps je n'arrivais pas à croire que ce n'était pas la méchanceté de Zohra qui était la cause de tout. Elle était mon démon.
J'ai dit à Tagadirt en montrant sa jambe: «Qu'est-ce que tu as?»
Elle a haussé les épaules comme si ma question l'ennuyait.
«Ce n'est rien, j'ai été piquée par une araignée, je crois.»
Mais un peu plus tard Houriya m'a dit la vérité: Tagadirt avait du diabète. À l'hôpital le médecin avait examiné sa jambe et il avait confié à Houriya: «Elle est très malade, sa jambe est gangrenée, il faudrait l'amputer.» Mais Houriya n'avait rien voulu lui dire. «Elle continue à croire que c'est une piqûre d'araignée, elle met ses cataplasmes de plantes, elle dit que ça va mieux, mais elle n'a plus mal parce que sa jambe est en train de mourir.» C'était terrible, mais peut-être que d'un autre côté c'était mieux qu'elle ne sache pas la vérité puis-qu'elle était condamnée.
La vie au Douar Tabriket n'était pas très facile, surtout pour moi qui n'avais jamais vraiment connu la pauvreté. Même chez Zohra, je mangeais tous les jours, et j'avais l'eau et la lumière. Ici à Tabriket, on avait tout le temps faim, et même les choses les plus simples manquaient, comme de pouvoir se laver tous les jours, ou d'avoir du petit bois pour faire bouillir l'eau pour le thé. C'étaient des enfants qui vendaient le bois mort, qu'ils rapportaient de loin, de l'autre côté de la route, des collines. Des petites filles en haillons qui portaient sur leur dos, accrochés par une corde, des fagots plus grands qu'elles.
Pourtant notre maison était loin d'être la plus pauvre. Tagadirt en était fière, parce que c'était son fils Issa qui l'avait construite, tout seul, en apportant les agglomérés un par un. Issa était maçon, il travaillait en Allemagne. Dans la pièce qui servait de salle, Tagadirt avait placé sa photo, une grande photo un peu tachée. Il lui ressemblait, il avait les mêmes yeux un peu fendus, comme un Chinois.
C'est Tagadirt qui avait choisi de peindre la maison en vert. C'était sa couleur. Elle avait peint en vert les pots de fleurs où elle faisait pousser de la menthe et de la sauge, en vert les chaises et la table basse, elle avait même trouvé une théière anglaise turquoise avec une anse en rotin et un bout de chapeau rond comme un petit pois.
La maison était assez grande pour tout le monde. Il y avait une cour en terre, l'appentis pour la cuisine, la chambre de Tagadirt, la salle où je couchais avec Houriya sur des coussins disposés à même le sol. Il y avait même une chambre pour Issa, avec son lit et son armoire, prête pour le cas où il reviendrait sans prévenir. Tagadirt avait bricolé une sorte de salle de bains en planches, à côté de la cuisine, où on pouvait se verser l'eau avec un seau en zinc et la récupérer dans un bac en plastique pour laver les draps et le gros linge. Houriya et moi, nous allions remplir le seau au robinet de la rue, et nous nous arrosions à tour de rôle en poussant de grands cris. Il n'y avait pas de bain public au douar, les gens étaient trop pauvres et l'eau trop rare. Mais avec la salle de bains de Tagadirt et son seau en zinc, nous vivions dans le luxe.
Depuis que Tagadirt avait mal à la jambe, elle ne travaillait plus. C'était Houriya qui avait repris son travail. Elle faisait de la couture et du repassage pour une teinturerie qui travaillait pour les hôtels. Elle partait chaque matin avant six heures, elle prenait la barque du passeur pour aller en ville. «Trouve-moi aussi un travail», ai-je demandé à Houriya. Elle a secoué la tête. «Ce n'est pas bien pour toi. Il faut que tu fasses autre chose, il faut que tu ailles à l'école.» Elle m'avait acheté des livres de français, d'espagnol, d'anglais, et des cahiers. Tagadirt était de son avis. «Tu ne dois pas devenir comme nous. Tu dois être quelqu'un d'important, comme le taleb, le doctor. Pas la khedima comme nous.» Je ne savais pas pourquoi elles disaient ça. C'était la première fois qu'on ne voulait pas me marier à quelqu'un. C'était la première fois qu'on voyait en moi autre chose qu'une bonne, bonne à rien, tout juste bonne à faire la cuisine de son mari. Je peux dire que ça m'a émue aux larmes, elles étaient vraiment mes bonnes princesses, je les ai embrassées.
Mais je ne pouvais pas rester à la maison pour étudier. C'était au-dessus de mes forces. Alors je prenais mes livres attachés par un élastique, comme les enfants qui vont à l'école, et je cherchais un endroit pour lire tranquille.
Au début, comme il faisait un très beau mois d'octobre, j'allais jusqu'au grand cimetière au-dessus de la mer, là où on voit si bien l'horizon, et je passais la matinée à lire au milieu des tombes. Quelquefois les oiseaux de mer flottaient devant moi, immobiles dans un courant de vent. Ou bien les gentils écureuils roux sortaient des monticules et me regardaient avec insolence. Mais je n'étais pas très rassurée, depuis ce qui m'était arrivé avec le vieux fils de chien. J'avais peur que pour se venger il n'avertisse la police. Alors j'ai cherché un autre endroit, et j'ai trouvé une bibliothèque de quartier, du côté du Musée d'archéologie. C'était une petite bibliothèque, avec juste quelques grandes tables de lecture et des chaises anciennes très lourdes. Elle était ouverte tous les jours sauf le dimanche et le lundi, et en dehors des moments où les lycéens, à la sortie des cours, venaient faire leurs devoirs, il n'y avait presque personne. Là, pendant ces mois j'ai pu lire tous les livres que je voulais, au hasard, sans aucun ordre, comme la fantaisie me prenait. J'ai lu des livres de géographie, de zoologie, et surtout des romans, Nana et Germinal de Zola, Madame Bovary et Trois Contes de Flaubert, Les Misérables de Victor Hugo, Une vie de Maupassant, L'Étranger et La Peste de Camus, Le Dernier des Justes de Schwarz-Bart, Le Devoir de violence de Yambo Ouologuem, L'Enfant de sable de Ben Jelloun, Pierrot mon ami de Queneau, Le Clan Morembert d'Exbrayat, L'île aux muettes de Bachellerie, La Billebaude de Vincenot, Moravagine de Cendrars. Je lisais aussi des traductions, La Case de l'oncle Tom, La Naissance de jalna, Mon petit doigt m'a dit, Les Saints Innocents, ou Premier Amour de Tourgueniev, que j'aimais beaucoup. Il faisait encore chaud dehors, et la bibliothèque était un endroit bien calme et frais, j'avais l'impression que personne ne viendrait m'y chercher. Dans la bibliothèque, j'ai fait connaissance de M. Rouchdi, qui avait été professeur de français dans un lycée. Quand j'étais fatiguée de lire, je sortais devant la bibliothèque, je m'asseyais sur un muret, dans le petit jardin poussiéreux, et M. Rouchdi venait fumer une cigarette et bavarder. Il ne m'avait rien demandé, mais je crois qu'il était intrigué de me voir lire tant de livres. C'est lui qui m'a donné des indications, qui m'a dit ce que je devrais lire en premier, qui m'a parlé des grands auteurs, de Voltaire, de Diderot, et aussi des modernes comme Colette, de la poésie de Rimbaud que je ne comprenais pas, mais que je trouvais belle. M. Rouchdi était pauvre, mais élégant, avec son complet-veston marron toujours bien repassé, sa chemise blanche et sa cravate bleu sombre. Il fumait beaucoup trop, sa moustache grise était jaunie par le tabac, mais j'aimais bien sa façon de tenir sa cigarette, entre le pouce et l'index, comme s'il montrait quelque chose avec une règle.
Quand la lumière déclinait, je retournais au Douar Tabriket. Tandis que la barque du passeur glissait sur l'eau pâle de l'estuaire, j'avais la tête toute bruissante des mots que je venais de lire, des personnages, des aventures que je venais de vivre. Je marchais ensuite dans les rues du campement, comme si j'arrivais d'un autre monde. Tagadirt avait préparé de la soupe et des dattes boukri, dures et sèches comme du sucre candi, elle avait fait cuire un pain rond dans son four en briques fermé par un bout de tôle, et il me semblait que je n'avais jamais rien goûté de meilleur, que je n'avais jamais mené une vie aussi insouciante. J'avais oublié Zohra, et tout ce qui m'était arrivé auparavant.
Houriya n'arrivait à la maison qu'à la nuit, éreintée, les joues brûlées par la vapeur des fers, les yeux rouges d'avoir cousu toute la journée. Elle geignait un peu, puis elle buvait plusieurs verres de thé, et elle se couchait. Mais elle ne dormait pas. Nous parlions dans la nuit, comme autrefois au fondouk. C'est-à-dire que c'est moi qui parlais toute seule, parce que je n'entendais pas ce qu'elle me disait, et je ne pouvais pas lire sur ses lèvres.
Elle sortait de temps à autre, le samedi soir. On venait la chercher en voiture. Mais elle ne voulait pas que ses amis sachent où elle habitait. Elle attendait sous un acacia malingre, à l'entrée du douar. La voiture l'emportait dans un nuage de poussière, poursuivie par des gosses qui lui jetaient des pierres.
Un soir, pendant que Tagadirt était occupée dehors, Houriya m'a chuchoté dans ma bonne oreille ce qu'elle allait faire: dès qu'elle aurait assez d'argent, elle prendrait le bateau, elle irait en Espagne et, de là, en France. Elle m'a montré ses économies, des liasses de dollars roulés et serrés par un élastique, qu'elle cachait dans une trousse de toilette sous les coussins. Elle m'a dit qu'il ne lui manquait plus que quelques liasses, pour payer le voyage, le passeur. Elle parlait bas, fébrilement, comme si elle avait bu. Moi, j'ai eu le cœur serré en voyant tout cet argent, parce que ça voulait dire que Houriya serait bientôt partie.
«Qu'est-ce que tu as?» Je l'irritais parce que je faisais une grimace, comme si j'allais pleurer. «Si tu t'en vas, qu'est-ce que je deviens? Je ne veux pas rester ici avec Tagadirt.» Elle m'a serrée contre elle. Elle essayait de me consoler avec de bonnes paroles, mais je voyais bien qu'elle avait tout décidé. Déjà son cœur n'était plus avec nous.
Elle était sûre d'elle, sous son aspect de poupée. Elle était toute menue, Houriya, avec de petites mains, et son visage au front bombé avait gardé l'expression butée de l'enfance. Elle avait décidé d'échapper à tout ça, ces rues poussiéreuses, cette route rugissante de camions, les toits de Fibrociment où la pluie faisait le bruit d'une avalanche, où le soleil vous brûlait comme un fer rouge. Les murs qui sentent l'odeur d'urine de la moisissure, les puits où l'eau est noire, venimeuse, les enfants nus qui jouent dans les tas d'ordures, les petites filles au visage barbouillé de suie, courbées sous les fagots comme des vieilles. Tout ce qui lui rappelait son enfance, la misère dans la campagne, où même l'eau qu'on boit a goût de pauvreté. Et surtout, ce qu'elle voulait fuir, c'étaient les fêtes avec les messieurs de la bonne société dans leurs limousines noires à glaces teintées, où il fallait faire semblant de rire, d'être gaie, heureuse, parce que le malheur ne plaît à personne. Et fuir toujours les envoyés de cet homme brutal qui, parce qu'on l'avait mariée à lui, croyait qu'il avait tous les droits sur son corps, jusqu'à la torture.
Un soir, elle était revenue saoule, elle avait un regard égaré, presque dément, elle m'a fait peur. À la lumière de la lampe à kérosène, je l'ai vue qui fouillait dans son coussin, elle comptait ses liasses de dollars de contrebande. Elle s'est aperçue que je ne dormais pas, que je la regardais. Elle s'est approchée de moi. «Tu ne m'empêcheras pas de partir, ni toi ni personne!» Je la fixais sans rien dire. «Je te tuerais, je te tuerais si tu essayais, je me tuerais si je devais rester ici.» Elle a dit ça, et elle a posé sur sa gorge le petit canif qu'elle portait toujours sur elle, pour se défendre contre les alcahuetes.
Après cela, elle n'en a plus parlé, et moi non plus je ne lui ai rien dit. J'étais sûre qu'elle allait partir, qu'elle avait rencontré un passeur. Alors l'idée m'est venue de partir moi aussi. Traverser, aller de l'autre côté de la mer, en Espagne, en France, en Allemagne, même en Belgique. Même en Amérique.
Mais je n'étais pas prête. Si je partais, il fallait que ça soit pour toujours, pour ne pas revenir. Je pensais à cela jour et nuit. Je marchais dans les allées du Douar Tabriket, mais je n'étais déjà plus là. J'enjambais les fossés, les flaques de boue, je contournais les groupes d'enfants, ou je remplissais les bidons de plastique au robinet, au bout de la rue principale, mais je faisais tout cela comme en songe.
J'ai commencé à lire des atlas, pour connaître les routes, les noms des villes, des ports. Je me suis inscrite aux cours d'anglais de l'USIS, aux cours d'allemand de l'Institut Goethe. Naturellement il fallait payer les droits, et toutes sortes d'autorisations et de références. Mais je mettais ma fameuse robe bleue à col blanc, que j'avais un peu rallongée avec du galon, et dont j'avais déplacé les boutons, je serrais ma tignasse roussâtre sous un bandeau blanc impeccable, et je leur racontais mon histoire, que j'étais orpheline, sans argent, et un peu sourde d'une oreille, et que j'étais prête à tout pour apprendre, pour voyager, pour devenir quelqu'un. Je pouvais payer en faisant le ménage, ou en écrivant des enveloppes, ou en classant les livres à la bibliothèque, n'importe quoi. Aux services culturels américains, j'avais tapé dans l'œil de la secrétaire, une dame noire opulente. La première fois que je suis entrée dans son bureau, elle s'est écriée: «Oh mon Dieu, j'aime vos cheveux!» Elle a passé la main sur mes mèches hérissées qui repoussaient le bandeau élastique, et elle m'a inscrite sans rien me demander d'autre.
Chez les Allemands, c'était M. Georg Schôn, un grand jeune homme maigre, avec un peu de cheveux blonds frisottés, et un regard gris sérieux et triste. Je l'amusais. Il m'a prise à l'essai dans sa classe. Je récitais parfaitement des listes de mots, des déclinaisons. Je faisais cela avec une voix bien claire, comme si je comprenais ce que je disais, comme si c'était de la poésie. M. Schôn m'a dit que j'avais une mémoire hors du commun. C'était peut-être à cause de ma mauvaise oreille.
Le soir, je ramenais les cours chez Tagadirt. Je lisais à la lumière d'une bougie, je faisais mes devoirs. Un jour, devant toute la classe, M. Schôn a montré ma copie. Une grosse tache grasse s'étalait au bas de la feuille.
«Qu'est-ce que c'est? Vous avez mangé en travaillant?»
Les autres élèves ricanaient.
«Non, monsieur. C'est une tache de cire.»
M. Schôn n'avait pas l'air de comprendre.
«C'est que je n'ai pas l'électricité. Je travaille avec une bougie. Voulez-vous que je recopie tout?»
Il m'a regardée d'un air perplexe.
«Non, non, ça ira.»
Mais après cela il était devenu un peu étrange. Il me regardait comme s'il pensait toujours à cette tache de bougie sur ma copie. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui le troublait. Souvent, il me retenait après la classe, il me posait des questions sur l'endroit où j'habitais, sur les gens qui vivaient là. Je ne comprenais pas où il voulait en venir. J'avais peur qu'il me dénonce à la police. Il avait un drôle de regard embué, toujours triste, et quand il me parlait il se tenait les mains, il tripotait ses doigts. Il me faisait penser à M. Delahaye, mais en plus gentil, en plus doux. C'était cette même façon de regarder un peu de côté, en battant des cils. Il disait qu'il m'obtiendrait une bourse, pour aller étudier en Allemagne, à Düsseldorf. C'était sa ville natale, il voulait que j'aille le retrouver là-bas. Il disait que je ferais de grandes choses, sûrement. J'allais devenir célèbre et riche, j'aurais ma photo dans les journaux.
M. Rouchdi suivait tout ça. Je ne venais plus aussi souvent à la bibliothèque, à cause des cours d'allemand et d'anglais, mais quand je venais, il était là. Il lisait ses livres de philo, au fond de la salle. Au bout d'un moment, il sortait pour fumer sa cigarette, et j'allais le rejoindre dans le jardinet. Quand je lui ai parlé de M. Schôn, il a haussé les épaules: «Mais c'est u'il est amoureux de vous, voilà tout.» Il m'a considérée d'un air un peu sévère: «Et vous, mademoiselle? Est-ce que vous êtes amoureuse de lui?» Sa question m'a fait rire. «C'est à vous de décider, a conclu M. Rouchdi. Vous êtes jeune, vous avez la vie devant vous.» Puis il m'a recommandé de lire La Conscience de Zéno d'Italo Svevo. «Qui n'a pas lu ce livre-là n'a rien lu», a-t-il dit énigmatiquement. Après cela, il me parlait différemment. Il me lisait la poésie de Schehadé, d'Adonis. Un jour, pour le taquiner, je lui ai dit: «Je crois que je vais vraiment me marier avec M. Schôn.» Tout à coup, il a eu l'air accablé. Il m'a dit: «Je ne vous le conseille pas.» C'était ma vanité, j'étais sûre que M. Rouchdi était amoureux de moi, et je m'amusais à le voir changer de visage quand je lui parlais de mon mariage.
Ma vie studieuse a duré six mois pleins, jusqu'au printemps. J'ai décidé de ne plus aller à l'Institut. Il y avait des difficultés à la maison, Tagadirt se querellait tout le temps avec Houriya, elle l'accusait de profiter, de ne pas lui donner d'argent, même de la voler. Houriya se mettait en colère, elle jetait des insultes gros sières, elle sortait en claquant la porte. Elle disparaissait des nuits entières, et moi je restais sans dormir à guetter, comme si j'allais pouvoir entendre le bruit de ses pas dans la ruelle.
Et puis il y a eu ce qui est arrivé, un après-midi, dans la salle de classe. J'étais restée comme d'habitude, après le cours, comme il pleuvait, pour réviser des conjugaisons. M. Schôn était debout derrière moi, il suivait par-dessus mon épaule. J'avais mis une robe noire que Houriya m'avait prêtée, assez décolletée dans le dos. C'était la première fois que je mettais cette robe, parce qu'on était au printemps, et que j'en avais assez des tricots et des manteaux. Tout à coup, M. Schôn a plongé et il m'a embrassée dans le cou, juste un peu, très légèrement. C'était si rapide que je n'avais pas eu le temps de me rendre compte, ç'aurait pu être une mouche qui s'était posée et repartie. Mais j'ai vu M. Schôn derrière moi. Il était tout rouge, il soufflait comme s'il avait couru. Moi, j'aurais fait comme s'il ne s'était rien passé, je trouvais ça un peu ridicule, mais c'était plutôt drôle, cet homme si triste et si froid qui se conduisait soudain comme un petit garçon.
Mais lui s'était reculé. Maintenant il était tout pâle, il avait l'air encore plus triste. Il me regardait de loin, à travers ses iris gris, comme si j'étais un démon. Je ne sais pas ce qu'il a marmonné, je n'ai pas entendu les mots, mais j'ai compris que je devais m'en aller très vite. C'était incroyable, cet homme si grand, si important, un professeur d'allemand de l'université de Dûsseldorf qui s'était laissé aller à embrasser dans le cou une petite fille très noire du Douar Tabriket.
Alors j'ai rassemblé mes cahiers et mes livres, et je me suis sauvée sous la pluie fine qui dégoulinait dans mon dos, par le fameux décolleté qui avait fait tant d'effet à M. Schön.
Quelques jours plus tard, j'ai rencontré Aline Bossoutrot, une élève du cours d'allemand, par hasard, en me promenant du côté de la Porte du Vent. Elle m'a dit que M. Schôn regrettait beaucoup que j'aie abandonné, qu'il espérait que j'allais revenir, que j'étais sur la liste des élèves qu'il appuyait pour une bourse d'études en Allemagne. Je ne savais pas pourquoi cette fille me racontait tout cela. Peut-être qu'elle sortait avec M. Schôn, et qu'il l'avait mise dans la confidence. Elle avait l'air gentille et naïve, et je ne pouvais pas croire qu'il lui avait raconté ce qui s'était passé.
J'ai dit oui, bien sûr, j'allais revenir, le plus tôt possible, mais pour l'instant j'étais très occupée. Je voulais me débarrasser d'elle, je regardais de tous les côtés, je me disais que si ça continuait les sbires de Zohra n'auraient qu'à venir me cueillir. Aline a lu quelque chose dans mon regard, de la défiance, de la peur. Elle s'est penchée vers moi, elle m'a dit: «Laïla, est-ce que tu as des problèmes?» Elle était la fille d'un grand commerçant français qui avait le monopole des bicyclettes chinoises en Afrique. Est-ce qu'elle pouvait comprendre quelque chose à ma vie? J'avais surtout peur qu'on me remarque à cause d'elle, si blonde, si chic. J'ai dit, non, non, tout est OK, et je me suis sauvée, je me suis perdue dans la foule, j'ai fait un très grand détour pour arriver jusqu'au passeur.
Après cet incident, j'ai cessé de traverser. Je me sentais en sécurité de ce côté du fleuve. J'ai arrêté tous les cours, j'ai abandonné la bibliothèque du Musée et M. Rouchdi. Pendant des semaines, je n'osais plus sortir du Douar Tabriket. Je restais dans la maison de Tagadirt, dans la petite cour, sous l'auvent en plastique, à écouter le tintamarre de la pluie sur le Fibrociment, à regarder les trombes d'eau remplir les tambours.
C'était un temps long et triste. Houriya attendait un bébé, c'était pour ça qu'elle s'était querellée avec Tagadirt. Je n'ai rien demandé, mais j'ai pensé que c'était son amoureux qui venait la chercher en voiture. L'état de Tagadirt a brusquement empiré. Maintenant elle avait mal à l'aine jour et nuit, ses ganglions étaient durs et noirs comme des olives. Sa jambe était grise et gonflée, et elle ne la sentait pas plus que si elle avait été en bois. Elle passait la journée assise dans un fauteuil à regarder sa jambe, et à maudire l'araignée qui l'avait piquée. Elle accusait aussi les autres filles, Selima, Fatima, Aïcha, à cause de leurs disputes passées. Elle disait qu'elles étaient toutes des sorcières, des jeteuses de sorts. C'était le même mot que Zohra me disait autrefois: Sahra. Elle délirait, elle prétendait qu'elles avaient mis une épine dans sa chaussure. J'ai pensé que, tôt ou tard, ce serait moi qu'elle accuserait.
Pour la première fois, j'ai eu envie de partir, très loin. Partir à la recherche de ma mère, de ma tribu, au pays des Hilal, derrière les montagnes. Mais je n'étais pas prête. Peut-être que tout ça n'existait pas, que je l'avais inventé, en regardant mes boucles d'oreilles.
Cette nuit, je me suis blottie contre Houriya, j'ai appuyé mon oreille contre son ventre, comme si j'allais entendre battre le cœur du bébé.
«Quand partons-nous?» ai-je demandé.
Elle n'a pas répondu, mais avec mes mains j'ai perçu qu'elle pleurait, ou bien qu'elle riait en silence. Plus tard, elle m'a dit à l'oreille: «C'est pour bientôt. Bientôt, dès qu'il y aura deux places dans le bateau pour Malaga.»
Maintenant, nous étions complices. L'après-midi, pendant que Tagadirt se reposait dans sa chambre, au lieu de nous occuper des tâches domestiques, nous avions des conciliabules. Houriya récitait les noms des villes où nous irions, des gens que nous verrions. Moi je ne connaissais que des noms d'écrivains ou de chanteurs. Je lui ai dit: José Cabanis, Claude Simon, et aussi Serge Gainsbourg, à cause de sa chanson Elisa. Houriya a dit: «Si tu veux, on ira les voir aussi.» Elle croyait que c'étaient des gens comme elle et moi, des gens qu'on pouvait voir.
Tagadirt sortait de sa chambre en boitant. Elle nous insultait. Elle avait compris que nous allions partir. Elle criait: «Allez où vous voulez, en France, en Amérique, aux démons si vous voulez! Mais ne revenez pas ici!»
Avec mes économies, j'avais acheté une radio au marché de la contrebande, près du fleuve. C'était un petit poste noir qui avait dû appartenir à un peintre, parce qu'il était moucheté de peinture blanche. Il s'appelait Realistic. Le soir, sur Radio Tangiers, j'écoutais Jimi Hendrix. Il y avait aussi, en fin d'après-midi, l'émission de Djemaa, j'aimais entendre sa voix, très jeune, très fraîche, un peu moqueuse. Il me semblait qu'elle était mon amie, qu'elle partageait ma vie. Je pensais: «C'est comme elle que je voudrais être.» Je notais dans un carnet tous les noms des chanteurs qu'elle présentait, j'essayais de transcrire les paroles des chansons en anglais, Foxy Lady. C'était étrange, ce printemps-là, mon dernier printemps africain. La pluie cascadait sur l'auvent en plastique dans la cour, débordait des tambours. Et la voix de Djemaa qui résonnait dans mon oreille, la musique du poste de radio, Nina Simone, Paul McCartney, Simon et Garfunkel, Cat Stevens qui chantait Longer Boats, tout cela comme une très longue attente. Et Houriya qui attendait aussi, allongée sur les coussins, les mains posées sur son ventre, déjà elle marchait en se dandinant comme un canard alors qu'elle n'était enceinte que d'un mois à peine. Et le Douar Tabriket autour de nous, qui semblait attendre indéfiniment quelque chose qui n'arriverait jamais. Les enfants sales qui erraient entre les flaques, les voix des femmes qui criaient. Le soir, l'appel à la prière qui résonnait au-dessus du fleuve, qui se mêlait aux clameurs des mouettes retour de la pêche. Et derrière nous, dans la nuit poussiéreuse, la route où avançaient les camions pareils à des insectes nuisibles.
Un soir, Tagadirt était au plus mal. Houriya m'a envoyée téléphoner à son fils. C'était moi qui parlais allemand. Quand je suis revenue, Tagadirt était déjà partie pour l'hôpital où on allait l'amputer. Tout s'est fait très vite. Le lendemain, en fin d'après-midi, nous nous sommes préparées pour le départ. Un camion nous conduirait à Melilla, et la même nuit, le passeur nous ferait embarquer dans le bateau de Malaga.
Nous avons compté fébrilement l'argent. Houriya a gardé ce qu'il fallait pour payer le passeur, et elle m'a donné le reste, une liasse de deux mille dollars serrée dans un gros élastique. Comme j'allais mettre la liasse dans ma poche, Houriya m'a dit: «Pas là! Tu te ferais tout voler.» Elle a pris un de ses soutiens-gorge, elle l'a rétréci en pinçant les bretelles, et elle a bourré les bonnets avec les liasses entourées de mouchoirs. Elle m'a mis le soutien-gorge. «Maintenant, tu as l'air d'une vraie femme! Tous les hommes vont te tomber dessus!» J'avais l'impression de porter deux énormes sacs sur ma poitrine, et les bretelles me sciaient les épaules. «Je ne pourrai jamais, halti. Ça me fait mal. Je vais perdre tout ton argent.» Houriya s'est mise en colère: «Cesse de pleurnicher, tu dois t'habituer, c'est toi qui gardes l'argent, il n'y a pas d'autre moyen.»
J'ai dit: «Peut-être qu'on devrait aller voir Tagadirt à l'hôpital?» Quand je pensais à elle, j'avais des remords, j'étais prête à renoncer. Mais Houriya avait un regard dur, déterminé. Elle avait la même expression que le jour où elle avait posé le canif sur sa gorge. «Non, on lui dira de nous rejoindre plus tard, dès qu'on aura un endroit.»
Nous avons attendu la camionnette au bord de la route jusqu'à la nuit. Déjà nous étions recouvertes de poussière, nous avions l'air de deux mendiantes.
À un moment, la camionnette est passée devant nous. Elle a ralenti, et elle s'est arrêtée un peu plus loin, tous feux éteints. J'avais peur, mais Houriya m'a tirée presque brutalement. Le chauffeur est descendu. Il m'a montrée à Houriya: «Elle est majeure?» Houriya a dit: «Tu as vu sa poitrine? Ou bien tu es aveugle?» Je crois qu'il était surtout étonné de ma couleur. Il devait penser que je venais du Soudan, du Sénégal. Houriya m'a fait monter à l'arrière de la camionnette, et elle est montée à son tour. Nous n'avions pas de bagages, c'était entendu. Juste un sac chacune, avec un peu de linge, et mon fameux poste de radio.
Comme le chauffeur ne démarrait pas tout de suite, elle lui a dit: «Qu'est-ce que tu attends, cono?» Le chauffeur a grommelé, moitié en espagnol, moitié en arabe. Houriya m'a dit: «Ils sont comme ça à Melilla.»
Nous sommes arrivés au port vers quatre heures du matin. Au moment de passer la douane, le chauffeur a frappé au carreau de la glace arrière et nous a fait signe de nous coucher. La plate-forme était encombrée de cartons de linge, sur lesquels il y avait marqué: BLANCO. Pour Houriya et pour moi, qui étions plutôt brunes, c'était comique.
La camionnette est passée lentement devant le poste de douane. Par la vitre arrière, j'ai vu les lampadaires jaunes glisser, puis tout est redevenu noir. Je me suis relevée pour regarder: c'était une ville moderne, laide, avec de grands immeubles sur pilotis. Il crachinait.
Sur le quai, il y avait déjà beaucoup de monde qui attendait le bateau. Des hommes surtout, et aussi quelques femmes enveloppées dans leurs manteaux, l'air frileux. Il n'y avait pas d'enfants.
Houriya et moi, nous nous sommes assises, le dos appuyé contre les murs des docks, à l'abri de la pluie fine. Houriya s'est endormie, la tête sur mon épaule. Il y avait si longtemps qu'elle attendait ce moment, et tout à coup elle ne pouvait plus résister à la fatigue. J'ai essayé d'allumer mon poste de radio, mais à cette heure-là Djemaa ne parlait plus. Il n'y avait que des craquements qui me faisaient sursauter, comme des insectes du bout du monde.
Un peu avant l'aurore, le bateau s'est rangé contre le quai. Une grosse vedette blanche au pont couvert d'une bâche. Les gens ont commencé à monter. Ils se dépêchaient pour avoir une place dans l'habitacle, et nous sommes montées les dernières. Nous nous sommes assises sur le pont, contre la paroi du garde-corps.
Le passeur circulait sans rien dire. Il tendait la main, et chacun remettait le reste de l'argent. Il enfournait les billets très vite, il disait de temps en temps, de sa voix nasillarde: OK, OK Autrement, il n'y avait personne qui songeait à parler. Tous écoutaient la vibration de la turbine, en attendant le moment où elle augmenterait pour le départ.
En quelques minutes, tout était prêt. Le marin a rejeté l'amarre, et le bateau a glissé lentement vers le chenal, en se dandinant sur la houle.
C'était ainsi. On partait, on s'en allait, on ne savait pas où, on ne savait pas quand on revien drait. Tout ce que nous avions connu s'en allait, disparaissait, je pensais à la maison du Mellah, si petite dans l'amas des maisons au bord du fleuve, déjà si loin, sur laquelle le jour se levait, et le Douar Tabriket, les femmes qui faisaient la queue devant le robinet d'eau froide. Peut-être que nous allions mourir là-bas, de l'autre côté de la mer, et ici personne n'en saurait jamais rien.