Paris, au début, c'était magnifique. Je courais les rues. Je n'arrêtais pas. Houriya, elle, restait enfermée dans le meublé, elle faisait la cuisine, elle observait. Elle avait peur de tout. Comme autrefois au fondouk, c'était moi qui faisais les courses, qui allais partout. Je sortais le matin vers sept, huit heures, avec des sacs en plastique, j'achetais les pommes de terre (nous mangions surtout des pommes de terre bouillies), le pain, des tomates, du lait. La viande, c'était trop cher, et puis Houriya n'avait pas confiance. Elle craignait qu'on ne lui fasse manger du porc.
Il fallait faire des économies. La chambre coûtait cinq cents francs la semaine, plus l'électricité. On ne se chauffait pas. La cuisine était commune à tous les locataires. C'étaient tous des Noirs que Mlle Mayer logeait à quatre dans la même chambre. Elle-même habitait sur le palier et venait à tout moment surveiller ce qui se passait. Au bout de quelques jours, j'avais fait connaissance de Marie-Hélène, une Guadeloupéenne qui travaillait à l'hôpital Boucicaut, et de son ami José, un Antillais aussi, et tous les Africains, Nembaye, Madi, Antoine, Nono qui était plus petit que moi, très noir, et qui faisait de la boxe. Je les aimais bien, ils étaient drôles, ils s'amusaient de tout et parlaient de la propriétaire, Mlle Mayer, en disant «la vieille bique». Ou ils disaient «Chibania» parce que c'était le nom que Fatima, qui nous avait précédées dans la chambre, lui avait donné. Mlle Mayer avait dit en nous voyant: «En principe, je ne loue jamais aux Arabes.» Mais elle avait fait une exception, peut-être à cause de ma couleur.
Les premiers temps, j'aimais bien cette ville. Elle me faisait un peu peur, parce qu'elle était si grande, mais elle était remplie de choses extraordinaires, de gens hors du commun. Enfin, c'était ainsi que je la voyais.
D'abord, ce qui m'a étonnée, c'est les chiens.
Ils étaient partout.
Des grands, des gros, des petits courts sur pattes, des avec des poils si longs qu'on ne savait pas où était leur tête, où était leur queue, des tout frisés comme s'ils sortaient de chez le coiffeur, d'autres tondus en forme de lions, de taureaux, de moutons, de phoques. Certains étaient si petits qu'on aurait dit des rats, et tremblants comme eux, l'air méchant comme eux. D'autres étaient grands comme des veaux, comme des ânes, avec des babines ensanglantées et des joues qui pendent, et quand ils secouaient leur tête, ils éclaboussaient tout de leur bave. Il y en avait qui vivaient dans des appartements des beaux quartiers, et qui roulaient dans des voitures américaines, anglaises, italiennes. Il y en avait qui sortaient dans les bras de leurs maîtresses, tout enrubannés et habillés de petits gilets à carreaux. J'en ai même vu un qui se promenait au bout d'une longue laisse que sa maîtresse avait attachée à sa voiture.
Je ne veux pas dire qu'il n'y avait pas de chiens chez nous. Il y en avait beaucoup, mais ils se ressemblaient tous, couleur de poussière avec des yeux jaunes, le ventre si creux qu'ils auraient pu être des guêpes. Là-bas, j'avais appris à les surveiller. Quand je voyais un chien qui s'approchait trop, ou bien même qui ne s'écartait pas assez vite de mon chemin, je choisissais une pierre bien aiguisée et je levais la main au-dessus de ma tête, et en général, ça suffisait à éloigner l'animal. Je faisais cela sans même y penser. J'y étais tellement habituée que la première fois où, au Jardin des Plantes, un grand chien maigre au bout d'une très longue laisse qui semblait munie d'un ressort s'est approché pour me sentir les talons, j'ai fait le geste. Je n'avais pas la pierre, parce qu'à Paris on ne trouve pas facilement des cailloux dans les rues. Le chien m'a regardée avec étonnement, comme si je jouais à la balle. Mais sa patronne, elle, a compris, et elle m'a insultée comme si c'était à elle que j'avais voulu jeter la pierre.
Après, je ne me suis pas vraiment habituée, mais j'ai fait moins attention aux chiens. Ils appartenaient tous à des gens qui les tenaient en laisse, et par conséquent ils n'étaient pas dangereux, sauf leurs merdes sur lesquelles on pouvait glisser et se rompre les os.
Les rues de Paris me semblaient sans fin. Et certaines étaient réellement sans fin, avenues, boulevards qui se perdaient dans le flux des autos, qui disparaissaient entre les immeubles. Pour moi qui n'avais connu que le monde du Mellah et le bidonville de Tabriket, ou les petites rues bordées de jasmin du quartier de l'Océan, cette ville était immense, inépuisable. Je pensais que même si je voulais parcourir toutes les rues, l'une après l'autre, ma vie n'y suffirait pas. Je ne pourrais voir qu'une petite partie, un nombre restreint de visages.
C'étaient les visages que je regardais, surtout. Comme pour les chiens, il y en avait de toutes sortes. Des gras, des vieux, des jeunes, des en lame de couteau, des très pâles, couleur de terre blanche, et des très sombres, encore plus noirs que le mien, avec des yeux qui semblaient éclairés de l'intérieur.
Les premiers temps, je n'arrêtais pas de dévisager. J'avais l'impression parfois que mon regard était capté, sucé par le regard de l'autre, et que je ne pouvais plus m'en détacher. Alors, j'ai essayé les lunettes noires, comme un masque, mais il n'y avait pas assez de soleil, et je n'aimais pas l'idée que je pouvais perdre un détail, une expression, l'éclat d'un regard.
J'ai eu assez vite des problèmes. Des hommes que j'avais dévisagés me suivaient. Ils croyaient que j'étais prostituée, une petite immigrée de banlieue qui allait chercher de l'or dans les rues du centre. Ils s'approchaient. Ils n'osaient pas m'aborder, ils avaient peur d'un piège. Un jour, un homme un peu vieux m'a prise par le bras. «Et si tu venais dans ma voiture? On irait acheter un bon gâteau.»
Il serrait fort mon bras, il avait les yeux comme l'homme qui m'avait ennuyée au restaurant, autrefois, avec Houriya. J'étais au courant, comme vous le pensez bien. Je l'ai insulté en arabe d'abord, chien, entremetteur, maudite la religion de ta mère! Puis en espagnol: cono, pendejo, maricon! Et ça l'a tellement étonné qu'il m'a lâché le bras, et j'ai pu me sauver.
Après, j'ai senti tout de suite quand un homme me suivait. J'étais très douée pour le semer. Mais il y avait des femmes aussi. Elles étaient plus rusées. Elles s'arrangeaient pour me retrouver à un endroit d'où je ne pouvais pas partir, un passage protégé, ou dans un escalier roulant de magasin, ou dans un wagon de métro. Elles me faisaient peur. Elles étaient grandes, blanches, avec des casques de cheveux noirs, des vestes de cuir, des bottes. Elles avaient de drôles de voix rauques, un peu usées. Elles, je ne pouvais pas les insulter. Je m'en allais, le cœur battant, je traversais la rue entre les autos, je courais éperdument.
Un jour, dans les toilettes d'un café, j'ai eu très peur. C'était une grande salle au sous-sol, assez luxueuse, avec un miroir et des petites lampes tout autour. J'étais en train de me laver les mains, et de passer un peu d'eau sur mon front, comme j'avais l'habitude, pour aplatir mes cheveux rebelles, et à ma gauche est venue une femme, plutôt jeune, assez grasse, une femme avec un grand nez, des joues marquées de petites gerçures, et des cheveux blonds en chignon. Elle a commencé à se maquiller, et moi je l'ai regardée, juste une ou deux fois, très vite, dans le miroir, le temps de voir qu'elle avait les yeux d'un bleu un peu vert. Avec un petit pinceau, elle accrochait du noir à ses cils.
Et tout d'un coup, elle s'est mise en colère. J'ai entendu sa voix qui disait, avec un drôle de ton, méchant, métallique, la voix de Zohra quand elle se fâchait: «Pourquoi est-ce que tu me regardes? Qu'est-ce que j'ai?» Je me suis tournée vers elle. Je ne comprenais pas ce qu'elle disait.
«Réponds, petite garce, pourquoi tu me regardes comme ça?»
Ses yeux étaient un peu globuleux, si pâles que je voyais la pupille au centre, il me semblait qu'elle s'ouvrait et se fermait comme celle d'un chat. J'ai balbutié: «Je ne vous ai pas regardée…» Mais elle s'est avancée vers moi, pleine d'une rage froide qui m'a fait peur. «Si, tu m'as regardée, menteuse, t'avais les yeux rivés sur moi, pendant que je ne te regardais pas, j'ai senti tes yeux qui me bouffaient.» J'ai reculé vers l'autre bout des toilettes, tandis qu'elle marchait vers moi. Elle m'a attrapée par les cheveux, à pleines mains, et elle a penché ma tête en avant vers le lavabo. J'ai cru qu'elle allait me frapper, me cogner la tête sur la plaque de marbre, et j'ai hurlé. Elle m'a lâchée. «Saleté, va! Petite ordure!» Elle a pris ses affaires. «Ne me regarde pas. Baisse les yeux! Je te dis de baisser les yeux! Si tu me regardes, je te tue!» Elle est sortie. J'avais si peur que je ne tenais pas sur mes jambes. Mon cœur cognait dans ma poitrine, j'avais la nausée. Je ne suis plus jamais retournée dans les toilettes des sous-sols.
C'est comme cela que j'apprenais peu à peu ma nouvelle vie. Houriya, elle, n'arrivait pas à me suivre. Alourdie par sa grossesse, elle ne bougeait presque pas, ne sortant de la chambre que pour aller cuisiner, quand Marie-Hélène n'était pas là. Les Antillais lui faisaient peur. Elle disait qu'ils étaient sorciers. Mais je pensais qu'elle disait cela parce qu'ils étaient noirs comme moi. Houriya comptait ses économies tous les soirs. Il n'y avait que trois mois que nous avions quitté Melilla, et déjà les réserves avaient diminué de moitié. À ce train, avant l'automne, nous n'aurions plus rien.
Houriya avait l'air si sombre que je la consolais comme je pouvais. Je l'embrassais, je disais: «Tout va s'arranger, tu verras.» Je lui promettais mille choses, que nous allions trouver du travail, un joli appartement au bord du canal de l'Ourcq, et que nous pourrions vivre une vie normale, loin du taudis de Mlle Mayer.
C'est par Marie-Hélène que nous avons été sauvées. Alors que nous n'avions plus de quoi payer le loyer, à la fin de l'été, et que j'envisageais de reprendre mon vieux métier de voleuse, l'Antillaise m'a demandé un jour, dans la cuisine: «Et pour vous, ça irait, de travailler à l'hôpital?» Elle a demandé ça avec indifférence, mais dans ses yeux, j'ai compris qu'elle avait tout deviné, et qu'elle avait pitié de nous.
C'était un bon travail de fille de salle. J'ai été engagée tout de suite. Comme j'étais noire, elle m'a présentée comme sa nièce, elle a dit que j'avais des papiers, j'étais guadeloupéenne. Les autres s'étonnaient que je ne comprenne pas le créole, et Marie-Hélène a tout expliqué: «Elle est née là-bas, mais sa mère est venue tout de suite en métropole, alors elle a tout oublié.» Je n'ai même pas eu à changer de prénom, Laïla c'est un nom de là-bas. Elle m'a inscrite sous son nom de famille: Mangin.
Je travaillais de sept à une heure à Boucicaut, j'avais un demi-salaire, mais ça payait le loyer et quelques dépenses. L'argent de Houriya pourrait durer encore un peu. De plus, je pouvais manger à la cantine. Marie-Hélène gardait une place à côté d'elle, et elle remplissait son plateau pour moi. Elle était très douce, j'aimais bien son regard un peu humide. Elle était capable aussi de colères redoutables. Un jour que Mlle Mayer reprochait je ne sais plus quoi à Houriya et menaçait de la mettre à la porte, Marie-Hélène a pris un couteau de boucher dans la cuisine, elle a marché droit sur la propriétaire: «Je ne vous conseille pas d'essayer de mettre qui que ce soit à la porte. Avec tout l'argent que vous nous faites payer, espèce de vieille bique vicieuse!»
C'étaient les fêtes que j'aimais bien, surtout. De temps en temps, pour un anniversaire, ou pour une autre occasion, les Noirs fermaient tous les rideaux, et l'appartement était plongé dans la pénombre. Les Africains jouaient du tambour, de grands tambours de bois couverts de peau, très doucement, du bout des doigts, et à la lumière des bougies, les garçons dansaient. Nono, le boxeur camerounais, dansait presque nu et quelquefois tout nu, au milieu du couloir, on entendait les rires dans les chambres, Marie-Hélène dont la voix éclatait, dans sa langue-violon. José, le copain de Marie-Hélène, avait sorti son saxo et jouait un air de jazz, un slow, avec de temps à autre une exclamation qui grinçait. Mlle Mayer se barricadait dans sa chambre ces jours-là, elle n'osait pas en sortir tant que la fête durait. Houriya ne sortait pas non plus, mais elle écoutait la musique. Et moi je passais mon temps à entrer et à sortir, je respirais l'odeur de la fumée, de la cuisine, je me faufilais au milieu des gens qui dansaient, j'aidais Marie-Hélène à ramasser les verres. J'apportais à Houriya des platées de nourriture, du riz-coco, des ragoûts de poisson, du plantain frit. Je dansais aussi, avec les Africains, ou avec un grand Noir antillais aux yeux verts, un certain Denys. Et comme il me serrait un peu trop, Marie-Hélène l'avait repoussé d'une bourrade: «Fais attention, cette fille-là est honnête, c'est ma nièce!» Quand la fête était finie, j'aidais Marie-Hélène à faire le ménage. Elle avait du mal à se baisser pour ramasser les assiettes en papier, les Kleenex. Elle a ricané: «Eh bien, je ne serai pas la seule.» Comme je la regardais sans comprendre: «Oui, la seule à avoir un bébé, quoi, tu ne t'en doutais pas?» Elle m'a considérée avec commisération. «Vraiment, tu es naïve, tu ne sais rien de la vie. Qu'est-ce qu'elle t'a appris, ta mère?» J'ai compris qu'elle parlait de Houriya. «Elle n'est pas ma mère, tu sais.» Marie-Hélène s'est mise à rire. «Oui, enfin, qui que ce soit, elle aura son gosse avant moi.»
C'était la première fois qu'on en parlait. Je sentais bien que j'aurais dû lui dire des choses, me confier, mais je ne savais pas faire ça. Je ne savais qu'inventer des histoires, parce que depuis que j'avais perdu ma maîtresse, c'est tout ce que j'avais pu faire. Une fois, j'ai commencé: «Je ne t'ai pas dit que je n'ai pas de parents?» Marie-Hélène m'a interrompue brusquement: «Écoute, Laïla, pas maintenant. Un jour, on se parlera. Mais pas maintenant. Je n'ai pas envie d'entendre ça, et toi tu n'as pas envie d'en parler.» Elle avait raison. Peut-être qu'elle avait compris que je ne dirais pas la vérité.
J'ai continué d'explorer Paris, tout l'été. Il faisait un temps magnifique, un ciel bleu sans un nuage, les arbres étaient encore très verts, brillants. Les orages d'août avaient grossi la Seine. L'après -midi, en sortant de l'hôpital, je marchais le long de la rivière, j'allais jusqu'aux ponts qui joignent les deux rives devant la grande église. Je n'étais pas encore rassasiée de marcher dans les rues, les avenues. Maintenant, j'allais plus loin. Je prenais quelquefois le métro, le plus souvent l'autobus. Je n'arrivais pas à m'habituer au métro. Marie-Hélène se moquait de moi, elle me disait: «Tu es bête, c'est bien, au contraire, en été il fait frais, en hiver il fait chaud. Tu n'as qu'à t'asseoir dans un coin avec un bouquin, personne ne fait attention à toi.» Mais ce n'était pas à cause des gens. C'était d'être sous terre qui me donnait le vertige. Je guettais la lumière du jour, j'avais un poids sur la poitrine. Je ne supportais que la ligne aérienne, près de la gare d'Austerlitz, ou du côté de Cambronne. Je prenais le bus au hasard, j'allais jusqu'au terminus. Je ne lisais pas les noms des rues. Je cherchais à voir le plus possible, les gens, les choses, les immeubles, les magasins, les squares.
Et puis je marchais dans tous ces quartiers: Bastille, Faidherbe-Chaligny, la Chaussée-d 'Antin, l'Opéra, la Madeleine, Sébastopol, la Contrescarpe, Denfert-Rochereau, Saint-Jacques, Saint-Antoine, Saint-Paul. Il y avait des quartiers bourgeois, élégants, qui dormaient à trois heures de l'après-midi, des quartiers populaires, des quartiers bruyants, de longs murs de brique rouge pareils à l'enceinte d'une prison, des escaliers, des rampes, des esplanades vides, des jardins poussiéreux pleins de gens bizarres, des squares à l'heure du goûter des enfants, des ponts de chemin de fer, des hôtels louches peuplés de filles en cuir noir, des magasins luxueux qui étalaient des montres, des bijoux, des sacs à main, des parfums. J'étais arrivée avec des sandales de cuir. À l'automne, elles tombaient en morceaux. Dans un magasin du côté de la porte d'Italie, j'ai acheté des tennis blancs en plastique, très laids, mais avec lesquels je pouvais faire des kilomètres.
Je marchais sans parler à personne. De temps en temps, des gens me regardaient, faisaient mine de m'aborder. Depuis ce qui s'était passé dans les toilettes du Regency, je ne regardais plus les gens dans les yeux. Je marchais l'air absent, comme si je savais où j'allais. Pour le cas où quelqu'un m'aurait suivie, j'entrais dans des immeubles, j'attendais dans l'obscurité, au fond d'un passage, je comptais jusqu'à cent, et je repartais.
Il y avait des endroits étranges, du côté des gares surtout. La rue Jean-Bouton, le quai de la Gare. Des jeunes garçons vêtus de blousons trop larges, des filles maigres, en jeans, en spencers. Leurs cheveux lavés au chlore, leur visage aigu, avec un regard absent, vide. Un jour, en rentrant chez nous, j'ai été prise dans une bagarre. C'était terrifiant, incompréhensible. D'abord, des hommes et des femmes qui couraient, en se bousculant, qui poussaient des cris rauques. Des Turcs, je crois, ou des Russes, je ne sais pas. Ensuite un petit groupe de jeunes en blousons de cuir, tenant à la main des matraques, des battes de base-bail. Ils sont passés tout près de moi, et comme je restais pétrifiée sur le bord du trottoir, l'un des garçons en cuir m'a poussée du plat de la main. J'ai vu son visage grimacer, sa bouche, ses yeux qui me fixaient une seconde, durcis et secs comme les yeux d'un lézard. Puis ils sont partis. J'étais tombée à genoux devant le caniveau, et je n'osais pas bouger. J'ai entendu la sirène de la police, et j'ai eu juste le temps de courir jusqu'à la porte de l'immeuble de Mlle Mayer.
Dans l'appartement, Houriya tremblait. Quand je suis entrée dans la pièce sombre, j'ai allumé la lumière, et je n'ai pas reconnu son regard, un regard de bête traquée. Ça m'a fait quelque chose, parce que je l'avais connue si insouciante, si gaie.
«Qu'est-ce que tu as?» Elle ne répondait pas. Elle regardait mes jambes, et je me suis aperçue que ce qu'elle fixait, c'était mon pantalon déchiré aux genoux, une tache de sang s'élargissait sur le tissu. Je lui ai dit: «Je suis tombée, j'ai dû manquer la marche.» Mais je savais qu'elle n'était pas dupe. Elle a dit, d'une voix étouffée: «Je voudrais m'en aller, je ne peux plus.» C'est moi qui ai dit, en tranchant, comme elle avant de partir: «C'est impossible. Tu ne peux pas retourner. Toi et moi, nous sommes bonnes pour la prison. Ton enfant, tu ne le verrais même pas. Ils te l'enlèveraient.» Je disais ça pour moi aussi. Pour ne pas oublier ce qu'ils m'avaient fait, quand j'étais enfant. Enlevée, fourrée dans un sac, battue et vendue. Et ces mains qui passaient sur moi, la brûlure dans mon ventre. La mémoire revenait tout d'un coup comme un acide dans la gorge. «Plutôt mourir.» J'ai dit cela, comme elle l'avait dit, à Tabriket, en posant un couteau sur sa gorge.
C'est vers la fin de l'été que j'ai fait connaissance du docteur Fromaigeat. Je pense qu'elle avait dû me remarquer quand je poussais dans les couloirs le chariot de linge à nettoyer. Le docteur Fromaigeat était neurologue, elle consultait au troisième, mais elle allait et venait sans cesse d'un service à un autre. Elle avait demandé mon nom à Marie-Hélène, et d'autres renseignements. Un jour, Marie-Hélène m'avait prise à part, à l'heure du repas. Elle parlait toujours avec la même voix, lente et chantante, mais c'était dans la profondeur de ses grands yeux dorés que je pouvais lire ses sentiments. De la gêne, et une sorte d'ironie, ou de méfiance. Elle a dit: «Tu sais, Laïla, tu fais ce que tu veux, mais je voulais te signaler qu'il y a quelqu'un de haut placé qui s'intéresse à toi.» Comme je la regardais sans comprendre, elle a dit: «C'est le docteur Fromaigeat, elle dirige le service de neurologie, elle veut t'aider. Elle est prête à te trouver du travail, si tu veux, tu peux la rencontrer.» J'étais réticente parce que je ne voulais pas, justement, faire connaissance de qui que ce soit, rencontrer qui que ce soit de nouveau. Je voulais continuer à glisser entre les gens, entre les choses, comme un poisson qui remonte un torrent.
Marie-Hélène s'est irritée: «Il faut tout de même que tu penses à ton avenir, je ne peux pas continuer à te faire venir ici sans papiers, c'est trop risqué, c'est moi qui risque de perdre ma place.» C'était la première fois qu'elle me faisait sentir qu'elle me rendait un service. Si j'avais pu, j'aurais simplement quitté l'hôpital, mais Houriya était déprimée et seule, nous avions terriblement besoin d'argent. T'ai dit: «Qu'est-ce que je dois faire?» Marie-Hélène m'a donné une bourrade. «Enfin, qu'est-ce que tu imagines? Cette dame te propose seulement de travailler chez elle, de faire le ménage et les courses, c'est tout. Tu travailleras tous les jours, et tu pourras manger chez elle à midi. Elle t'attendra chez elle demain après-midi, et tu peux commencer immédiatement. C'est bien ça que tu cherches?» J'ai baissé la tête. Je ne voulais pas contrarier Marie-Hélène. C'est vrai qu'elle avait fait beaucoup. Juste parce qu'elle avait de la sympathie, qu'elle aimait bien mes cheveux, ma peau noire, mes yeux comme les siens, des yeux de gazelle, disait ma maîtresse. Elle m'a embrassée. «Écoute, si tu veux, je viendrai avec toi, pour te présenter. Je demanderai à Cécile de me remplacer demain après-midi.»
Elle a fait comme elle a dit. Je ne crois pas qu'elle avait de réelles mauvaises intentions. Elle pensait m'aider, et peut-être qu'au fond elle était un peu envieuse, elle aurait voulu, elle aussi, que quelqu'un d'important la remarque. Elle était si humble, Marie-Hélène, si trompée par la vie, avec sa fille et les années où son exmari la battait chaque soir. Il lui manquait une incisive du jour où il l'avait poussée, la figure en avant, contre une armoire à glace. Elle voulait que je m'en sorte. Elle disait: «Regarde-moi, ma vie c'est rien du tout.» Elle voulait que je quitte Houriya. Elle voulait que je devienne quelqu'un.
La maison de Mme Fromaigeat était à Passy, dans une petite rue tranquille, un grand portail de fer et deux piliers, le chiffre 8 en fer forgé, une façade blanche avec un toit pointu et une petite fenêtre sous le toit, que j'ai aimée tout de suite.
Marie-Hélène m'a présentée au docteur Fromaigeat. J'avais tellement entendu parler d'elle, j'avais peur de la rencontrer, je croyais rencontrer une de ces femmes du grand monde, comme Mme Delahaye à Rabat, avec ses bijoux en or et son tailleur gris impeccable, et un visage pâle avec des yeux froids, je m'étais préparée à l'idée que je m'enfuirais au premier mot désagréable. Mme Fromaigeat était tout le contraire. Elle était toute petite, vive, très brune, les yeux pétillants de malice, et avec ça vêtue bizarrement, un pantalon kaki trop large, et une sorte de longue blouse bleu ciel comme un tablier de campagne. Quand elle m'a vue, elle m'a embrassée. Elle s'est exclamée: «Mais elle est ravissante!» Elle nous a préparé du thé et des gâteaux, elle ne restait pas en place, elle sautillait à travers l'appartement comme un moineau. «Laïla, il faudra bien t'occuper de moi, veux-tu? Je n'ai pas d'enfants, tu seras ma fille, c'est toi qui vas tout organiser dans cette maison. Marie-Hélène m'a dit que tu t'occupais autrefois d'une vieille dame infirme? Eh bien, moi je ne suis pas si vieille et pas du tout infirme, mais j'ai besoin que tu me traites comme si je l'étais, tu comprends?» Je buvais le thé, je hochais la tête. J'avais du mal à croire qu'elle parlait ainsi de ma maîtresse, comme si réellement, ç'avait été mon travail, m'occuper d'une vieille infirme. Et au fond, je comprenais que c'était vrai, ç'avait été vraiment mon travail, depuis que j'étais toute petite.
J'ai bien aimé travailler chez Mme Fromaigeat Je restais chez elle toute la journée, je nettoyais la maison. J'avais retrouvé les gestes que je faisais autrefois, à la maison du Mellah, chez Lalla Asma. Je commençais par balayer la cour, puis le porche, je ramassais les feuilles qui tombaient des marronniers, les brindilles, les scories des immeubles voisins. Puis je lavais les carreaux, je secouais les tapis. Je balayais la moquette avec un balai de racines que j'avais trouvé à la cave. Un matin, Madame est venue, elle a éclaté de rire: «Mais non! Laïla, il faut utiliser l'aspirateur.» J'avais peur de cette machine qui grondait et sifflait et qui avalait tout, même les bas et les rideaux de tulle. Puis je m'y suis habituée.
J'allais faire les courses dans le quartier. Comme les magasins du coin étaient trop chers, je prenais le bus et j'allais jusqu'au marché d'Aligre, où j'achetais les oranges par paquets de deux kilos, les tomates, les courgettes, les melons. La cuisine débordait de fruits. Madame était ravie. Elle laissait un billet de cent francs sur la petite table de l'entrée, et dans une sou-coupe, je déposais le change, je m'efforçais de dépenser le moins possible. Je préparais sa salade, chaque jour différente, avec des olives de Tunisie, des raisins secs, des figues, des pâtissons, des kiwis, des avocats, des okras, des caramboles. Et de grandes feuilles de romaine, de frisée, de batavia, de la mâche, du pissenlit, des feuilles de courge, de chayote, du chou rouge. Je remplissais un grand bol blanc que je laissais sur la table, au centre d'une belle nappe blanche, avec l'argenterie qui brillait, et le pichet d'eau fraîche. Puis je m'en allais. Je retournais à l'appartement de Mlle Mayer, et là tout me semblait gris, triste, malheureux. Houriya était vautrée sur le sofa, elle grignotait du pain. Elle était arnère. «Tu m'abandonnes. Tu me laisses toute seule, et je passe ma vie à pleurer. Est-ce pour cela que je t'ai amenée ici?» Elle était jalouse, envieuse. «Maintenant que tu n'as plus besoin de moi, maintenant que tu as trouvé mieux que moi, tu vas t'en aller, tu vas m'oublier, et moi je mourrai dans ce trou noir sans personne pour me secourir!» J'essayais de la rassurer, je lui promettais que, dès que j'aurais économisé assez d'argent, nous irions vers le sud, à Marseille, à Nice. Je lui parlais comme à une enfant.
Peut-être qu'elle avait raison. Je voulais m'en aller. Je voulais être le plus loin possible de la rue Jean-Bouton, des hôtels minables, des trafiquants de came sur le trottoir, et des bandes de jeunes qui couraient avec leurs battes, pour frapper les Arabes et les Noirs sur leur passage.
Je ne me sentais bien que lorsque je poussais le portail de fer du 8, et que j'entrais dans la vieille maison silencieuse où j'avais tout rangé et tout agencé, comme si Lalla Asma était encore là, que c'était elle la véritable maîtresse de la maison.
Je pensais que, depuis que j'étais enfant, les gens n'avaient pas cessé de me prendre dans leurs filets. Ils m'engluaient. Ils me tendaient les pièges de leurs sentiments, de leurs faiblesses. Il y avait eu Lalla Asma, et puis sa belle-fille Zohra, et Mme Jamila, et Tagadirt, et maintenant, c'était Houriya. J'avais l'impression d'étouffer. Avec elle, je ne pourrais jamais m'en sortir. Il faudrait retourner, vivre à nouveau au Douar Tabriket, enfermée chez Tagadirt, avec comme seul horizon le bout de la ruelle défoncée et le pont de la future voie rapide, et les rats qui grincent sur les toits.
Ce n'était pas très gentil de ma part, j'en suis d'accord avec vous, mais je ne pouvais plus. À l'heure où je devais rentrer chez nous, rue Jean-Bouton, je suis restée chez Madame. J'ai continué à ranger la cuisine. J'astiquais les casseroles, les carreaux de faïence, les robinets. Je faisais cela pour ne pas réfléchir, pour ne pas penser.
Madame est rentrée un peu plus tôt. Quand elle m'a vue, elle n'a rien dit, elle a tout compris. Elle m'a embrassée, avant même d'ôter son imper et de lâcher ses clefs. Elle a dit: «Ça me fait bien plaisir, ma chérie, j'attendais ce jour-là, j'étais sûre qu'il arriverait.» Je ne savais pas trop ce qu'elle voulait dire. Elle m'avait déjà montré la chambre du fond, à côté de la cuisine, celle qui avait une sortie sur le palier de l'escalier de service. C'est là que j'avais posé mon sac, avec mon vieux transistor, tout ce que je possédais. Madame n'a pas posé de questions. Elle a fait tout de suite comme si c'était convenu, comme si j'habitais là depuis des mois et des années. Après Houriya, c'était reposant. Même Marie-Hélène était fatigante, elle voulait savoir, elle prenait parti. Je ne pensais même plus à Nono. Lui aussi m'enfermait dans ses nasses. Il voulait qu'on sorte ensemble, il voulait que j'accepte d'être sa fiancée. Il était gentil, il avait un bon rire, et je m'amusais bien avec lui, mais j'avais toujours peur qu'il ne se fasse ramasser par la police, parce qu'il était camerounais, sans papiers. J'avais l'impression que, tôt ou tard, il serait pris, et je ne voulais pas qu'on me prenne avec lui.
Chez Madame, c'était le repos. Ici, je savais que rien ne pouvait arriver. C'était un quartier bien, une petite rue courbe, de petites maisons avec des jardins, des immeubles riches, des enfants blonds en uniforme. La police ne venait pas rôder par ici. Les premiers temps, après mon installation à Passy, je dormais tout le temps. Il me semblait qu'il y avait des années que je n'avais pas dormi, parce que je vivais sous la menace d'avoir à m'en aller, ou parce que je craignais d'être reprise par la police de Zohra. Et à la rue Jean-Bouton, les disputes des Noirs et de Mlle Mayer, et les Punks qui couraient dans la ruelle armés de bâtons pour frapper les Arabes. Et la sirène de la police qui criait souvent, la nuit les ululements sinistres des ambulances.
Alors, je dormais jusqu'à neuf ou dix heures. Quelquefois, c'était Madame qui me réveillait. Elle écartait le rideau, et la lumière du soleil se glissait entre mes paupières. Je voyais par la fenêtre la vigne rouge. J'entendais pépier les oiseaux. Je restais en boule sur le lit, pour retarder le moment de me lever, et Madame s'asseyait au bord, elle passait doucement sa paume sur ma joue, comme si j'étais un petit chat. Sa voix aussi me caressait. Elle disait des mots très doux, qui glissaient comme dans un rêve. «Ma chérie, ne bouge pas, reste comme ça, ici, c'est ta maison, laisse-moi te bercer, tu es ma petite fille, tu es celle que j'attendais, laisse-moi te protéger, avec moi tu n'auras plus rien à craindre, je vais bien m'occuper de toi. Tu es ma fille, mon petit enfant…» Elle disait des mots comme ceux-là, tout près, contre mon oreille, bien d'autres choses, avec sa voix rocailleuse très grave et douce, et sa main chaude et sèche qui glissait sur mon visage, qui caressait mes cheveux dans le cou, ses doigts qui s'ouvraient dans mes boucles. Je ne sais pas si j'aimais cela. C'était étrange, c'était un rêve qui s'étirait, il me semblait que je flottais sur un nuage. Je frissonnais, je sentais une onde qui parcourait mon dos, qui remontait mon ventre, je sentais avec précision chaque nerf de ma peau, depuis mes pieds jusqu'à mes mains, et je ne pouvais pas bouger. Puis je m'endormais, et quand j'ouvrais à nouveau les yeux, il faisait grand jour et Madame était partie travailler. Alors, je me levais, j'allais à la salle de bains et je prenais une longue douche fraîche pour me réveiller.
Je n'allais plus très loin pour les courses. Maintenant, j'avais peur de quitter ce quartier, de m'éloigner de la rue tranquille, de perdre de vue la grille du numéro 8. J'allais à la boulangerie au bout de la rue, et près de la station du métro, j'achetais les fruits, les légumes, les fromages. Alors l'argent ne suffisait plus. Pour ne pas demander, je puisais dans mes propres économies. Je pensais que Mme Fromaigeat m'avait engagée parce que j'étais maligne, que je savais acheter, et je ne voulais pas qu'elle sache que j'étais devenue paresseuse, que je ne lui faisais plus faire d'économies. Et puis, plusieurs fois, parce que je n'avais plus assez d'argent, j'ai volé des choses, des paquets de saumon, des biscuits, ou bien du linge pour la maison. Je n'avais pas perdu la main, j'étais toujours aussi habile et les commerçants du quartier étaient naïfs, ils ne se méfiaient pas de moi. Une seule fois, j'ai eu un problème. Je n'ai pas compris tout de suite, mais ça m'a laissé une impression étrange, comme s'il y avait un secret, un sens secret que je ne parvenais pas à saisir. C'était une des vendeuses de la supérette, une jeune femme osseuse, avec des cheveux filasse. Quand je suis passée, elle me regardait fixement, et j'ai cru qu'elle m'avait repérée, qu'elle m'avait surprise en train de voler un cendrier. J'allais le sortir de ma poche pour le payer, mais elle a seulement dit, très lentement, en insistant sur chaque mot: «Alors, c'est toi la nouvelle?» J'ai balbutié: «La nouvelle quoi?» Elle me fixait toujours de ses yeux pâles et froids. Elle a dit: «Oui, oui, joli cœur.» Et elle a tout mis dans le sac, elle me l'a tendu, sans prendre mon argent. Je me suis sauvée en courant, comme si elle allait me rappeler.
Quelquefois, l'après-midi, j'appelais Houriya au téléphone. Pour que Mlle Mayer lui passe la communication, je lui racontais que j'étais loin, en Angleterre, en Amérique. Elle disait: «Ah bon?» avec sa petite voix flûtée. L'instant d'après, j'entendais la voix basse et rauque de Houriya. Elle me parlait en arabe, je lui répondais en français.
«Où es-tu?
– À Paris, pas en Amérique.
– Quand est-ce que tu reviens?
– Je ne sais pas. Écoute, je suis très occupée avec mon travail.
– Ouaha…
– Si, je t'assure, je n'ai absolument pas le temps. Et puis c'est loin, à l'autre bout de la ville.
– Ouaha, ouaha.
– Pourquoi dis-tu "ouaha"? Tu ne me crois pas?»
Un silence.
«Écoute, je viendrai te voir dès que je pourrai me libérer. Tu n'as besoin de rien? Tu as encore de l'argent?
– Ça va. Il y en a encore un peu.
– Je dois te laisser. Je te rappellerai.
– Pourquoi tu me mens? Tu ne viendras pas, jusqu'à ma mort.
– Écoute, je ne te mens pas. Je ne peux pas venir maintenant. Mais je te rappellerai.
– Bon.
– Au revoir.
– Salama, Laïla.
– Salama, halti.»
J'avais honte. Il aurait suffi d'une demi-heure de métro, et j'y étais. Mais rien que l'idée d'entrer dans la rue Jean-Bouton me donnait la nausée. C'était comme s'il y avait un mur qui me séparait de cet endroit.
Nono est venu un matin. Je ne sais pas comment il avait trouvé l'endroit, sans doute avait-il tiré les vers du nez à Marie-Hélène. Pourtant elle se méfiait de lui, mais il avait dû se renseigner à l'hôpital. Quand je suis sortie pour les courses, il était là. Il avait dû attendre un bon moment dans une encoignure de porte, avec juste son blouson de cuir, dans le vent froid de l'automne. Il reniflait. Il était enrhumé. Il avait l'air vraiment content de me voir, et je n'ai pas pu l'envoyer promener. Il était intimidé.
«Tu as changé.
– Ah oui? En mieux?»
Il souriait. «Tu as l'air d'une madame maintenant.»
C'était à cause des habits que Mme Fromaigeat m'avait achetés. Un pantalon fuseau noir, un pull à col en v, et un foulard rouge que j'avais noué autour du cou.
Je pensais que j'aurais horreur de rencontrer quelqu'un de mon autre vie, mais j'étais étonnée, parce qu'en fait j'étais assez contente de revoir Nono.
Il m'a accompagnée pendant les courses. Il portait les paquets. Il avait des épaules larges, un cou épais. Avec ça, un visage de gamin, et j'étais étonnée de sa taille. Il me semblait beaucoup plus petit. Les commerçants le trouvaient sympathique, blaguaient avec lui. Il y en a un qui a dit: «C'est votre frère?» Pour la première fois depuis des semaines, je m'amusais. Je sortais d'un rêve.
Nono m'a donné des nouvelles de la rue Jean-Bouton. Mlle Mayer avait eu des ennuis. La police avait fait une descente. Elle ne déclarait pas tous les occupants du garni. Ils l'avaient menacée d'une amende. «La vieille bique! Elle pleurait! Elle disait: C'est pas de ma faute ces Noirs-là ils sont tous pareils! Je ne les reconnais pas!
– Et ma tante?»
C'était comme cela que j'appelais Houriya.
Elle n'avait rien dit. Elle avait entrouvert sa porte, et elle l'avait refermée aussitôt. Elle avait peur de la police. Elle croyait qu'on venait l'arrêter pour la renvoyer à son mari. Mais les policiers avaient assez à faire avec les Antillais et les Africains. Nono s'était enfui par la gouttière. C'est pour cela qu'il était venu.
«Où t'es maintenant?»
Il a eu un geste vers l'autre côté de la ville, comme si ça pouvait se voir d'ici.
«Un copain m'a prêté un garage, c'est là que je dors…
– C'est où?»
– Il a réfléchi.
«C'est un nom bizarre, ça s'appelle la rue Javelot.» Il a montré un bout de papier où était griffonnée une adresse: 28 rue du Javelot. J'ai pensé que c'était un beau nom pour un guerrier camerounais.
«La nuit, ça va, mais le jour, c'est trop sombre, alors je vais m'entraîner au gymnase. J'ai un combat le mois prochain, le patron dit que je peux passer professionnel, il me donnera tous les papiers.»
Quand on est revenus au 8, il avait l'air frigorifié, et je l'ai fait entrer pour boire un café. Il était étonné par la maison. Il marchait tout dou cernent, comme s'il avait peur de faire craquer le plancher. On a traversé le salon, jusqu'à la grande cuisine blanche. Son étonnement m'amusait. Moi, il y avait longtemps que je connaissais les maisons des riches; depuis la villa de Mme Delahaye, rien ne me paraissait extraordinaire. Mais Nono était comme un enfant devant de nouveaux jouets. Il examinait la cafetière électrique, le grille-pain, il faisait coulisser les tiroirs sur roulement à billes, il faisait tourner les paniers en inox.
«C'est vraiment riche, ici.
– C'est vrai, ça te plaît?»
Il a eu son rire sonore.
«C'est mieux que le garage où je suis!»
J'ai mis mon bras autour de son cou.
«Si tu deviens un boxeur célèbre, tu pourras t'acheter la même maison.»
Il a réfléchi.
«Si ça arrive, c'est avec toi que je me marierai.»
Il avait l'air si sérieux que j'ai éclaté de rire. «Arrête tes conneries. Si tu deviens un boxeur célèbre, tu ne penseras plus à moi, tu te marieras avec une belle poupée blonde!»
Nono m'a regardée avec reproche.
«Pourquoi tu dis ça? C'est avec toi que je me marierai.»
Il a pris l'habitude de venir presque chaque matin, sauf les week-ends parce que Mme Fro maigeat restait à la maison. Il m'aidait à porter les courses, et je lui faisais un petit déjeuner copieux, avec des œufs, des tartines grillées et de grandes tasses de lait chaud.
Mme Fromaigeat ne disait rien, mais un jour, quelqu'un a dû lui parler, parce qu'elle a changé de visage. Elle est devenue brusque, méchante, elle me grondait pour un oui ou pour un non. Ou bien elle rentrait à l'improviste, l'air furieux, comme si elle avait oublié quelque chose, un trousseau de clefs, un dossier, n'importe quoi. Mais c'était pour voir si j'étais avec Nono, pour nous surprendre. Moi, j'ai compris tout de suite, et j'ai dit à Nono de ne plus venir, de m'attendre dans la rue. Il se moquait de moi: «Ta patronne, elle est jalouse!»
Ça m'ennuyait bien qu'elle soit devenue comme ça. J'avais l'impression que quelque chose se préparait. Je ne savais pas quoi. Entre-temps, Mme Fromaigeat m'avait donné une lettre mystérieuse. Il y avait écrit en tête: Police nationale. Commissariat du XVIe arrondissement. C'était une convocation en vue de ma régularisation. Mme Fromaigeat savait bien ce que c'était. Elle avait tout comploté, elle était amie avec le commissaire. Elle avait fourni les certificats de résidence, les déclarations sur l'honneur. Tout était prêt. Elle a fait semblant de chercher à comprendre. Elle m'a dit: «Je crois qu'ils vont accepter la demande de régularisation et puis tu pourras prendre la nationalité.» J'étais sidérée. J'ai failli dire: «Mais je n'ai rien demandé!» Et puis je me suis souvenue de Zohra, de son mari, de leur appartement où ils m'avaient enfermée pendant des mois, et du Douar Tabriket, des rats qui galopaient sur les toits en faisant grincer leurs griffes sur les tôles. J'ai dit: «Merci.» Elle m'a embrassée.
Peut-être que maintenant, Madame regrettait. Quand j'étais revenue du commissariat, un peu rouge parce qu'il faisait chaud, et puis l'employé était un peu trop empressé, j'ai dû tout raconter, les papiers que j'avais signés, les empreintes digitales, la dictée, et puis le nom qu'il avait choisi: Lise Henriette. Il trouvait que ça m'allait. Mme Fromaigeat avait ri, elle frappait dans ses mains, elle était enthousiaste comme si tout ça était pour elle. Bien sûr, je ne lui ai pas raconté l'employé qui s'était penché sur moi, sa main sur ma nuque, et quand il avait demandé doucement: «Comment dit-on je t'aime en arabe?» et que j'avais répondu: «Saafi…», le plus gros mot que je connaissais, parce que c'était celui que Houriya criait aux hommes qui l'emmerdaient à Tabriket. Elle n'aurait pas compris. Elle n'aurait pas compris comme tout ça m'était égal, que c'était trop tard, que ce n'était pas à moi qu'il fallait donner ces papiers, mais à Houriya.
Madame s'est radoucie un peu. Elle m'a dit: «Tu ne vas pas t'en aller? Dis, tu ne vas pas me laisser tomber?» Elle parlait comme Houriya, comme Tagadirt. Les gens étaient tous pareils.
Je serais restée longtemps avec elle, je crois même que j'y serais encore, s'il ne s'était pas passé cette chose, la nuit. J'ai du mal à comprendre comment c'est arrivé. C'était après le dîner, on avait parlé. Depuis quelque temps, je fumais avec elle des cigarettes américaines, et on parlait. On regardait un peu la télé du coin de l'œil, sans vraiment suivre. Il faisait encore chaud, c'était la fin septembre, les fenêtres étaient grandes ouvertes, il y avait un peu de pluie qui tombait sur les feuilles. Tout était tranquille rue des Marronniers, on n'aurait jamais pu croire que c'était dans une si grande ville où il se passait des choses terribles.
Mme Fromaigeat avait fait son thé du soir, des feuilles et des fleurs, un goût de poivre et de vanille, un peu écœurant. Je me suis endormie sur le canapé. J'avais l'impression de flotter. Non, je ne dormais pas, mais je sentais mon corps très léger, et je ne pouvais plus bouger les bras ni les jambes. Il me semblait que le visage de Madame était tout près de moi, brillant comme un astre, avec un sourire étrange, et ses yeux noirs, allongés, pareils à des yeux de chatte. Elle parlait, doucement, elle répétait: «Mon tit'enfant, mon tit'enfant» comme si elle ronronnait. Et je sentais sa main sèche et chaude qui glissait sur ma peau, par ma chemise déboutonnée, qui jouait avec les boutons de mes seins. J'avais le cœur qui battait à se rompre. J'entendais sa voix qui marmonnait: «mon tit'enfant», et je voulais qu'elle arrête, qu'elle se taise, je voulais qu'elle disparaisse, je voulais retourner dans un endroit où il n'y aurait personne, je voulais le cimetière où j'allais, au-dessus de la mer, avec le soleil qui faisait briller les stèles blanches dans l'herbe, les stèles sans nom, et les oiseaux suspendus dans le vent, leurs ailes coupantes comme des faux.
Le matin, quand je me suis réveillée, j'avais la bouche sèche, mal à la gueule. Je ne me souvenais pas bien de ce qui s'était passé. J'avais dormi sur le canapé du salon, mais j'étais enveloppée dans le peignoir de soie japonais de Madame. C'est ça d'abord qui m'a frappée, cette odeur de cuir de Russie qui entêtait. J'ai erré à travers la maison vide, en me cognant aux meubles. Je ne savais pas ce que je cherchais, je n'arrivais pas à penser à quelque chose. J'ai fait chauffer de l'eau pour mon café. Le soleil entrait dans la cuisine, au-dehors il faisait doux, la vigne vierge commençait à roussir dans l'encadrement de la fenêtre, et il y avait une bande de moineaux qui jacassaient.
Et tout d'un coup, comme ça, en buvant mon café, c'est devenu clair: il fallait que je m'en aille d'ici. Je sentais mon cœur battre très fort, la douleur de mon front cognait. Je tournais en rond, je renversais des chaises. Je disais: «La vieille bique! La vieille bique!» comme Marie-Hélène quand elle parlait de Mlle Mayer.
Maintenant je me souvenais de ce que Lalla Asma me racontait, elle disait: «Ne bois pas du thé d'une personne que tu ne connais pas, parce que tu boirais quelque chose que tu ne voudrais pas.» Elle parlait d'un homme qui invitait les filles à boire au café et leur faisait boire un breuvage, et quand elles étaient endormies, il les emmenait chez lui, les violait et leur coupait la gorge.
Et je me souvenais des thés que Madame me servait, ses yeux noirs qui brillaient pendant que je dodelinais de la tête. Hier, elle avait dû forcer sur le Rohypnol, et j'avais perdu connaissance. Je la détestais. Elle m'avait trompée. Elle n'était pas mon amie. Elle était quelqu'un comme les autres, comme Zohra, comme M. Delahaye, comme l'employé au commissariat. Je la haïssais, je l'aurais tuée. «La conne, la vieille conne!»
Je me suis habillée. J'ai remis le jean et le pull que j'avais en arrivant, j'ai jeté pêle-mêle tout ce que Mme Fromaigeat m'avait acheté. La petite chaîne en or, avec la plaque où était gravé son nom, je l'ai jetée aux chiottes, et j'ai tiré la chasse, mais la trombe d'eau n'a pas réussi à l'avaler. J'ai cherché ce que je pouvais faire pour me venger. Je ne voulais pas voler, je ne voulais rien prendre de chez elle. Je voulais seulement l'effacer de ma mémoire, elle, ses pré textes. Je suis allée dans son bureau, et j'ai commencé à jeter par terre tous ses livres, je les prenais dans la bibliothèque, je regardais le titre, et je le jetais au milieu de la pièce. Et puis j'ai été prise par une sorte de frénésie, j'envoyais voler les livres de plus en plus vite, ça faisait un grand bruit de papier qui se déchire, ça cognait aux murs. J'ai fait la même chose avec ses photos, avec ses lettres, avec ses papiers. Je crois que je parlais en même temps, je criais, je l'insultais, en arabe, en français, tout ce que je savais. Çam'a fait du bien.
Quand j'ai eu fini, le bureau et le salon de Madame ressemblaient à un champ après une tornade. Alors, j'ai pris mon sac, mon vieux poste de radio, et je suis partie.