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Nous avons pris le train pour Nice. Je dis nous, mais en réalité j'étais seule à voyager avec un ticket. Juanico est monté avec moi, comme s'il me disait au revoir, et il s'est faufilé dans le compartiment, il s'est installé dans le porte-bagages. Il a fait ça pour rire, parce que, en réalité, il n'en avait pas besoin. Il savait comment gruger les contrôleurs, c'était son métier.

Il n'y avait que trois personnes dans le compartiment. Deux en bas, et moi sur la couchette du haut. Je suis restée un bon moment debout dans le couloir, à fumer cigarette après cigarette, à regarder les lumières filer en arrière. Juanico est descendu de son perchoir. Il n'a rien dit. La marque du coup qu'il avait reçu sur la joue virait au bleu-noir. Quand j'ai su que son beau-père l'avait cogné, j'ai décidé qu'il partirait avec moi.

Je ne sais plus qui en a eu l'idée en premier. Peut-être que c'est lui. À force de répéter: «Un de ces jours, je me casserai.» Le jour était arrivé.

Il m'a parlé de son oncle à Nice, le frère de sa mère, un nommé Ramon Ursu. Il lui fallait juste quelqu'un pour monter dans le train, avec moi c'était plus facile. De toute façon, il serait parti. Il aurait cherché un poids lourd à Rungis, ou dans une station-service.

Ça me faisait quelque chose de m'en aller. Il y avait si longtemps que j'étais à Paris, j'avais l'impression que ça faisait des années et des années, je ne me souvenais plus très bien quand j'étais arrivée, à Austerlitz, avec Houriya. Il s'était passé tellement de choses. Je me sentais très vieille maintenant, pas réellement très vieille, mais différente, plus lourde, avec de l'expérience. Maintenant, je n'avais plus peur des mêmes choses. Je pouvais regarder les gens droit dans les yeux et leur mentir, même les affronter. Je pouvais lire leurs pensées dans leurs yeux, les deviner, et répondre avant qu'ils aient le temps de poser une question. Je pouvais même aboyer, comme ils savent si bien faire.

Mais je n'aurais plus pu faire ce que je faisais avant, voler dans un grand magasin, me glisser derrière quelqu'un et imaginer qu'il était ma famille, ou suivre un type dans la rue et me dire qu'il était mon grand amour.

J'avais compris que ce n'est pas Martial, ou Abel, ou Zohra, ou M. Delahaye qui sont dangereux, ce sont leurs victimes qui sont dangereuses, parce qu'elles sont consentantes.

J'avais compris que si les gens ont à choisir entre toi et leur bonheur, ce n'est pas toi qu'ils prennent.

À Lyon, j'étais très fatiguée. Je suis montée sur la couchette supérieure à tâtons. La dame en rose dormait au rez-de-chaussée, mais au premier, j'ai vu la tête ronde de l'Espagnole, qui brillait à la lumière de la gare. Je l'ai appelée comme ça, à cause de ses cheveux et de ses yeux très noirs. Je pensais qu'elle allait dire quelque chose, mais elle s'est contentée de me fixer sans ciller, sans sourire. Juanico s'était étalé sur la couchette, il ronflait presque. Il sentait fort la sueur, les habits sales. C'était comme d'être couché avec un clochard. Je l'ai repoussé vers le mur, mais les cahots le ramenaient sans arrêt. J'ai fini par m'endormir, d'un sommeil lourd entrecoupé d'éclairs de lumière et de coups des roues contre les rails.

C'est Juanico qui m'a tirée de ma torpeur. Il était descendu sans faire de bruit et il s'accrochait à l'échelle comme un singe, il disait tout près de mon oreille, pour ne pas avoir à crier: «Viens voir, tata Laïla, viens voir!» Je suis sortie à tâtons. Le compartiment était dans la pénombre, il faisait chaud, il y avait une odeur d'haleine. Dans le couloir, la fenêtre découpait un rectangle aveuglant. Giflée par les maisons et les pylônes, la mer brillait au soleil. Le train sinuait le long de la côte, passait des tunnels, ressortait, et la mer était toujours là, brillante au soleil, d'un bleu si violent que j'avais les yeux pleins de larmes,

Juanico dansait sur place. C'était la première fois qu'il voyait la mer. Quand il était venu de Roumanie, le train l'avait emmené, lui, sa mère et ses frères, de Timisoara, tout droit, sans s'arrêter, sauf pour passer la frontière à travers champs, entre l'Allemagne et la France, et rejoindre les camps de nomades.

De temps en temps, il se tournait vers moi avec un large sourire qui faisait étinceler ses dents sur sa figure sombre, pour dire: «Tu vois? Tu vois ça?»

Les gens sont descendus les uns après les autres, dans toutes ces villes de la côte, Agay, Saint-Raphaël, Cannes, Antibes. On était seuls dans le wagon, avant d'arriver à Nice. Le train roulait le long d'une immense plage de galets, suivi par une route où les autos allaient à la même vitesse. Il y avait des vagues qui déferlaient en biais, des mouettes qui tourbillonnaient au-dessus des égouts. Le soleil brûlait à travers la glace. Il me semblait que je me réveillais, seulement, je sortais d'un long rêve, comme d'une maladie.

Sans quitter notre place dans le couloir, nous avons pris le petit déjeuner que j'avais apporté de Paris, des oranges (du Maroc) et des tranches de pain rassis, fourrées d'une barre de chocolat. Jamais nous n'aurions mangé du jambon, moi parce que c'était défendu, lui parce qu'il disait que ce n'était pas une nourriture d'homme. Une fois qu'on en discutait, il avait ajouté, je ne sais pas d'où il avait tiré cette idée, qu'on pouvait aisément vous faire manger de la chair humaine en vous disant que c'était du jambon. Il avait donné une claque sur sa fesse, pour montrer ce que c'était.


Nice était bien comme je l'imaginais. Une belle ville blanche, avec des coupoles et des bulbes, beaucoup de pigeons et des vieux, de grandes avenues bordées de platanes et encombrées d'autos jusque sur les trottoirs. Il y avait beaucoup d'Arabes, et pourtant, ça ne ressemblait pas à l'Afrique. Ça ne ressemblait même pas à l'Espagne.

C'était une ville pour rire, pour rêver, une ville pour se promener, comme nous faisions nous deux Juanico, en nous tenant par la main, en frère et sœur.

Les gens nous regardaient bizarrement, à cause de notre allure, notre habit, moi avec le blouson à franges de Nono, Jean et bottes tex mex, Juanico toujours avec ses haillons trop grands, ses trois T-shirts de couleurs différentes enfilés l'un sur l'autre, le plus long en dessous, le plus petit, mais le plus large, rayé bleu-blanc-rouge et rose par-dessus, et sa tignasse bouclée noire, et son visage cuivré d'Indien. On n'avait rien, pas de bagages, juste moi le sac de plage contenant mon vieux transistor, les petites choses de femmes et mon cher Frantz Fanon.

Il faisait délicieusement doux. On a marché toute la journée, au hasard, le long de la mer, dans les rues de la vieille ville, et même dans les collines pleines de vieux jardins. Juanico ne savait pas où habitait son oncle Ramon. Il avait seulement son nom et son adresse écrits de travers sur une enveloppe, comme ceci:


Ramon

Ursu

Camp d'accueil de Crémat


À midi, nous avons mangé encore du pain et du chocolat sur la grande plage de galets, entourés d'une nuée de mouettes. Juanico était comme un jeune chien, il courait en zigzag le long de la mer, il s'écroulait dans les galets au milieu des mouettes, et mille autres folies de ce genre. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Tout à coup, il avait vraiment l'air d'un enfant, il était libre, l'avenir n'existait plus. Et moi aussi, je ne pensais plus à ce qu'on ferait, où on dormirait, ce qu'on aurait à manger ce soir. J'ai jeté aux mouettes le dernier quignon de pain, d'ailleurs il était trop rassis. Si j'avais pu, j'aurais jeté mon sac de plage bleu à la mer, avec tout ce qu'il contenait. Mais ce n'est pas le transistor, ni le livre de Frantz Fanon qui m'en ont empêchée, un poste de radio, ce n'est rien qu'une boîte à musique, et un bouquin, ça se remplace. C'est plutôt l'enveloppe qui contenait le passeport de Marima, et la lettre que Hakim m'avait écrite avant de ramener son grand-père à Yamba sur la Falémé.


On a passé tout le mois de mai à Nice, sans rien faire, qu'aller à la décharge le matin, à la plage l'après-midi, et se balader dans les rues de la vieille ville.

Au début, ça a été un peu difficile au camp. C'était loin de tout, au nord, dans la vallée, plus loin que la banlieue, plus loin que les piliers de l'autoroute. C'était comme le Douar Tabriket, sauf que c'était dans les collines, loin de la mer, des collines âpres, nues, où le vent soufflait en rafales, où la poussière avait le goût de ciment. La cité était construite en contrebas de la décharge, des pavillons de parpaing crépis en rose, avec des toits de tuile, style provençal. Il y avait en tout une cinquantaine de maisonnettes, et j'imagine qu'au jour de l'inauguration, en présence des représentants de M. le Préfet et de M. le Maire, et du directeur régional de la caisse des HLM, ça devait être joli, photogénique, surtout si on ne cadrait pas sur les silos de la décharge. Mais au bout de quelques années, c'était devenu un bidonville comme les autres. La suie des incinérateurs s'était déposée sur les murs, et les papiers et les sacs de plastique faisaient une garniture sur l'enceinte de fil de fer, et les rues étaient devenues des chemins crevassés, des ornières boueuses.

Ce qui était bien, c'étaient les caravanes. Devant chaque maisonnette, les nomades avaient une ou deux caravanes, certaines sans roues, montées sur des briques. C'est dans une des caravanes que Ramon Ursu nous a logés, avec ses trois enfants, de l'âge de Juanico et plus jeunes, Malko, Georg et Éva. Le soir, on dérou- lait les sacs de couchage, les couvertures et on dormait à même le plancher de la caravane, serrés les uns contre les autres pour ne pas avoir froid.

Ramon Ursu était un grand type costaud, avec des cheveux et des sourcils très noirs, qui s'employait comme tâcheron dans les chantiers en construction. Il parlait très mal le français, mais Juanico a dit qu'il ne parlait pas mieux le roumain. Il ne parlait pas, voilà tout. Le soir, quand il revenait du travail, il s'asseyait sur le bord du lit, dans l'unique chambre de la maison, et il regardait la télévision en fumant.

Quand il a vu arriver Juanico, il n'a pas eu l'air étonné. Peut-être qu'il nous attendait, qu'on l'avait prévenu. Ramon Ursu vivait dans la maisonnette avec une grande femme blonde, au visage rouge, Éléna. Éva était sa fille, mais Georg et Malko étaient d'une autre femme qui avait abandonné Ramon.

Le matin, de bonne heure, avec Juanico et les garçons, nous allions à la décharge. Juanico appelait ça «travailler».

Les bennes arrivaient les unes derrière les autres, dans la grande salle du broyeur. Les garçons du camp étaient là, de chaque côté, et dès que le monceau d'ordures était par terre, ils se précipitaient comme des rats, avant que la pelleteuse n'attrape le chargement et l'expédie dans les mâchoires d'acier.

J'avais déjà vu des dépotoirs, à Tabriket, mais je n'avais jamais rien vu de tel. L'air était saturé d'une poussière fine, âcre, qui piquait les yeux et la gorge, une odeur de moisi, de sciure, de mort. Dans la pénombre, les camions manœuvraient, phares allumés, avertisseurs de recul qui couinaient, et du plafond tombaient des jets de lumière qui dessinaient des colonnes dans la poussière. Quand les mâchoires entraient en action, cisaillaient les pièces de bois, les branches, les sommiers, le bruit était assourdissant.

Juanico, Malko et Georg fouillaient les décombres et apportaient leurs trouvailles jusqu'à moi. Des chaises estropiées, des casseroles cabossées, des coussins crevés, des planches hérissées de clous rouillés, mais aussi des habits, des chaussures, des jouets, des livres. C'étaient surtout les livres que Juanico m'apportait. Il ne regardait pas les titres. Il les posait sur un muret, à côté de moi, près de l'entrée du hall, et il repartait en courant accueillir une nouvelle benne.

Il y avait de tout. Des vieux Reader's Digest, des Historia périmés, des livres de classe d'avant la guerre, des romans policiers, des Masques, des Bibliothèques vertes, roses, des collections Rouge et or, des Séries noires. Je m'asseyais sur le muret, dans le vent, je lisais des pages. La Harpe d'herbes, par exemple:

«Quand donc ai-je entendu parler pour la première fois de la harpe d'herbes?

«Bien avant l'automne où nous allâmes habiter dans l'arbre; quelque automne auparavant, dirons-nous, et comme de juste, ce fut Dolly qui m'en parla; il n'y avait qu'elle pour inventer un nom pareil, une harpe d'herbes.»

Je lisais n'importe quoi: dans cette sorte d'enfer de la décharge, il me semblait que les mots n'avaient pas la même valeur. Ils étaient plus forts, ils résonnaient plus durablement. Même les titres des romans qu'on jette après les avoir lus, La Mante religieuse, La Porte qui s'ouvre, La Porte d'or, La Porte étroite, et pourtant une phrase saute aux yeux et reste imprimée dans votre mémoire comme:

«Pourquoi un jour prend-on le large?»

Ou bien cette page, échappée d'un vieux livre, miraculeusement intacte au milieu de la montagne de scories:

La grande plaine est blanche

Immobile et sans voix.

Pas un bruit, pas un son. Toute la vie est éteinte.

Mais on entend parfois, comme une morne plainte,

Quelque chien sans abri qui hurle au coin d'un bois.

Oh! La terrible nuit pour les petits oiseaux!

Un vent glacé frissonne et court par les allées.

Eux, n'ayant plus l'asile ombragé des berceaux,

Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.

Dans les grands arbres nus que couvre le verglas,

Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège.

De leur œil inquiet ils regardent la neige,

Attendant jusqu'au jour la nuit qui ne vient pas.

Après, c'était devenu un refrain, entre Juanico et moi. De temps en temps, dans la rue, ou bien quand on était enfoncés dans nos sacs de couchage, sur le plancher de la caravane, il commençait avec son drôle d'accent: «La terrible nuit pour les petits oiseaux!» Ou bien c'était moi qui disais: «Pas un bruit! Pas un son!» Je crois que c'était la seule fois de sa vie qu'il avait récité de la poésie!

Chaque matin, j'accourais à la décharge avec les gosses. C'était un jeu. J'étais exaltée à l'idée de ce qu'on allait trouver. Les bennes montaient et descendaient la collinette, pareilles à de gros insectes. Les tonnes d'ordures étaient déversées, raclées, pilées, broyées, et la poussière âcre montait sur toute la vallée, montait jusqu'au centre du ciel, tissant une grande tache brune dans le bleu de la stratosphère. Comment ne le sentaient-ils pas dans le reste de la ville? Ils jetaient leurs déchets, puis ils les oubliaient. Comme leurs déjections. Mais la poudre fine comme un pollen retombait sur eux, chaque jour, sur leurs cheveux, sur leurs mains, sur leurs parterres de roses. On trouvait de tout dans les décombres. Un matin, Malko est venu, tout fier. Il tenait dans ses mains un jouet, un chameau en cuir cousu, monté par son méhariste en costume rouge et turban blanc, sabre à la ceinture.

Il y a eu une bagarre, aussi, un groupe d'Espagnols, des grands de vingt ans, chemises à fleurs, un bandana autour des cheveux. Ils nous ont insultés parce que Malko et Georg parlaient roumain. Ils sont venus voir ce qu'on avait trouvé, une roue de vélo, des casseroles, des tringles de rideaux, du fil de fer rouillé, des bouts de tôle, une machine à écrire, un parapluie noir impeccable, des bottes. Ils ont regardé mes livres, des romans d'espionnage, un bouquin de poèmes en italien, de Leopardi ou D'Annunzio. L'un d'eux feuilletait les bouquins, les rejetait avec dédain. Il m'a attrapée d'un mouvement par la nuque et il a essayé de m'embrasser. Je l'ai repoussé, et Juanico a sauté sur lui, s'est pendu à son cou en lui faisant une clef. Ils se sont battus avec une violence extraordinaire, roulant dans les détritus, mais sans un cri, juste avec des han! chaque fois qu'ils se frappaient à coups de poing, à coups de pied. Alors, les camions ont cessé de tourner, et les gens se sont attroupés pour regarder la bagarre. Malko et Georg se battaient contre un Espagnol, Juanico contre un autre. Et moi qui criais comme une folle, ma tignasse hérissée par le vent, mon blouson à lanières couvert de poussière, et la paire de bottes que j'avais repérée à côté de moi sur le muret.

Puis un employé de la décharge, un vieux, qui disait toujours des choses racistes sur les Noirs, les Arabes et les Gitans, a pris la lance d'arrosage qui sert à nettoyer l'aire de cette décharge, et il nous a arrosés d'eau glacée, si fort que Juanico a glissé sur le dos, comme un cafard, et que tous mes livres se sont envolés en lambeaux.

C'est ça qui m'a eue, ce jet d'eau glacée, dur comme un fouet, qui détruisait tous mes livres. Je haïssais ce type. J'ai crié: «Salaud! Cochon! Fumier!» Et j'ai continué avec mon répertoire en arabe, et c'était la dernière fois que je suis allée à la décharge.


Il y avait Sara. Je l'ai vue pour la première fois, un peu par hasard, dans ce bar de l'hôtel Concorde sur la Promenade. J'aimais bien cet hôtel, à cause d'une grande femme de bronze qui essayait de s'échapper de deux blocs de béton. Je suis entrée dans le hall pour demander qui l'avait faite, et le portier m'a dit le nom du sculpteur, Sosnovski, il l'a écrit pour moi sur un papier. Et c'était la fin de l'après-midi, j'avais laissé Juanico, parce qu'il n'était pas très sortable, avec ses T-shirts dégueulasses les uns sur les autres et sa tignasse ébouriffée – et je ne parle pas de son odeur. Et au fond du hall, j'ai entendu la musique. C'est curieux, parce que, en général, à cause de mon oreille gauche, je n'entends pas la musique de si loin. Mais là, le son arrivait jusqu'à moi, lourd et bas, avec des vibrations qui couraient sur ma peau, dans mon ventre.

J'ai marché à travers le hall, guidée par le son. Un instant, mon cœur a battu, parce que j'ai cru que j'avais retrouvé Simone, que c'était elle, là, debout au fond du bar, en train de chanter Black is the color of my true love's haïr.

Pour bien l'entendre, je me suis assise tout près d'elle, sur la marche du podium, et quand elle m'a vue, elle m'a souri comme si elle me connaissait, et je crois que c'est à son sourire que j'ai dû de ne pas être renvoyée par le barman, qui devait regarder de travers cette drôle de petite Noire avec tant de cheveux crépus, et vêtue en jean et veste de cuir à lanières.

J'ai écouté toutes les chansons, jusqu'à la nuit. Dans le bar, les gens bavardaient en buvant leur scotch, des couples se faisaient, se défaisaient. Il y en a même qui ont dansé. Mais moi je buvais les mots et la musique, je regardais la longue silhouette de la jeune femme, sa robe fourreau noire qui moulait son corps, son visage, ses cheveux coupés court.

Après, elle m'a parlé. J'avais du mal à comprendre, j'essayais de lire sur ses lèvres. Au bar, elle a bu un verre de Perrier, elle m'a dit qu'elle s'appelait Sara, qu'elle était de Chicago. Elle m'appelait «Sister Swallow», je ne sais pas pourquoi. Elle aussi, elle m'a dit: «/ love your haïr.» Elle m'a écrit son nom et son adresse sur une enveloppe, parce qu'elle partait bientôt. Moi, j'ai écrit mon nom, mais pour l'adresse, je ne savais pas. Alors, j'ai mis l'adresse de Béatrice.

Le pianiste avait recommencé à jouer. Elle est retournée sur le podium. Je suis restée jusqu'à la fin, à la nuit. Un grand type brun est venu la chercher. Il avait un complet, un pardessus vert et une écharpe blanche, comme au cinéma. Il a emmené Sara, elle glissait vers la sortie en ondulant et, en passant, elle m'a souri encore, de son sourire éclatant sur sa face noire. Elle semblait une star, une déesse, une fée.

Après, je suis revenue chaque jour, de cinq à neuf heures du soir, et je m'asseyais dans mon coin, au bord du podium. Si un garçon m'avait dit quelque chose, j'avais ma réponse prête: «C'est ma sœur.» Mais elle avait dû les prévenir, et personne ne m'a rien demandé.

Sara a chanté pour moi tout le mois de mai. Il y avait des orages, la pluie était magnifique. La mer mauvaise, verte, superbe. Juanico venait chaque jour avec moi, sur la plage, ou sur la grande digue aux blocs de béton jetés. Mais ça n'était pas trop un endroit pour une fille. Un jour, j'attendais Juanico, un homme est venu, il m'a montré son sexe circoncis. Il avait un regard étrange, perdu, et je n'ai même pas eu envie de lui crier, comme autrefois, au vieux du cimetière: «Sir halatik.» Des pêcheurs aussi, dans leur barque, comme s'ils relevaient leurs filets, mais ils me faisaient des gestes obscènes, ils criaient des insanités que je ne comprenais pas. Juanico était en colère. «Enfants de putain, je vous crèverai!» Il sautait de roche en roche, il gesticulait, il faisait mine de leur jeter des pierres.

Trop souvent, c'était ça qui me tuait. Il n'y avait pas un endroit paisible dans le monde, nulle part. Quand on trouvait un coin isolé, une anfractuosité, une grotte, une placette oubliée, il fallait toujours qu'il y ait un signe obscène, une merde, ou un voyeur.

Alors, chaque après-midi, j'étais au rendez-vous, pour écouter la musique de Sara, qui glissait comme une caresse.

Et chaque après-midi, on se parlait, à l'intermède. Enfin, on ne se parlait pas vraiment, parce qu'elle ne savait pas le français, et que je n'entendais pas bien ce qu'elle disait. Elle souriait. Elle disait, chaque fois: «Sister Swallow, I love your hair.» C'était devenu une rengaine.

Je restais jusqu'à la fin, et chaque soir, son ami venait la chercher, et elle passait devant moi sans rien dire, comme si on ne se connaissait pas, juste ses yeux qui s'amusaient, un petit sourire qui éclairait sa figure, et sa démarche ondulante, vers la porte de l'hôtel, vers la nuit. J'ai été amoureuse de Sara tout ce mois-là.

À cette époque-là, j'ai commencé à avoir des ennuis avec deux garçons du camp Crémat, deux frères, Dany et Hugues; Dany avait des cheveux bruns et bouclés, Hugues était grand et roux. Des Indiens. C'était comme ça que je les appelais, à cause de leurs chemises à fleurs, de leurs bandanas dans les cheveux, et leur voiture, une Chrysler avec laquelle ils faisaient des rodéos. Juanico, Malko et moi, nous étions montés dans leur voiture. Ils tournaient dans les rues, au hasard, en faisant hurler les pneus, ils poussaient des youyous. C'était fou. Les rues défilaient à toute allure, le vent froid s'engouffrait par les fenêtres ouvertes, je crois que c'est ça qui les enivrait, mais ils avaient fumé avant, tout l'après-midi, ils avaient les yeux rouges.

Je n'avais pas peur. Je n'ai jamais su avoir peur de gens comme Dany et Hugues, il me semble que je vois toujours les enfants en eux, les gosses qu'ils ont été, insolents, drôles, faibles.

Dany avait juste vingt ans, et son frère dix-huit, comme moi. Un peu avant la nuit, ils ont arrêté la Chrysler dans le parking d'un grand magasin de bricolage, du genre Bricoltou, Maison verte, je ne sais plus. On est descendus de voiture, et les deux frères ont commencé à parcourir les rayons du magasin, comme deux sauvages, avec leurs cheveux sur leurs épaules, leurs chemises à fleurs ouvertes dans le froid, et les gens restaient figés, engoncés dans leurs doudounes, ils les suivaient du regard, comme si deux loups couraient dans les rangées. Eux parlaient fort, en espagnol, ils s'appelaient d'un bout à l'autre du magasin, ils riaient, leurs dents étincelaient dans leurs visages sombres. Puis on repartait, on roulait au hasard, le long du fleuve, jusqu'à la montagne, on traversait des agglomérations endormies, déjà noyées dans une brume que trouait mal le halo jaune des réverbères.

On faisait des choses folles. On allait dans un cimetière, et on écoutait les tombes pour entendre respirer les morts. Dany était un peu dingue, je crois. L'oncle de Juanico nous avait prévenus: «N'allez pas avec eux, ils vous feront des ennuis.» J'aimais bien Hugues, je m'asseyais à l'avant, entre les deux frères. On s'arrêtait pour boire, et je flirtais un peu avec Hugues, pendant que Malko et Juanico fumaient dehors, assis sur le capot. Mais Dany a voulu m'embrasser, et comme je le repoussais, il est devenu furieux. Une veine saillait sur son front, ses yeux étincelaient. Il a pris un petit flacon d'essence à briquet dans la boîte à gants, il m'a aspergée et il a mis le feu. J'ai senti un grand souffle, comme une gifle, et je me suis retrouvée dehors en hurlant, avec ma poitrine et mes mains qui brûlaient. C'est Hugues qui a éteint le feu. Il m'a enveloppée dans son blouson, il m'a roulée par terre, il m'a donnée des coups de poing. J'étais hébétée, je ne comprenais pas. Pendant ce temps, Dany et Hugues se battaient, s'insultaient. Juanico et Malko regardaient sans bouger. Je crois qu'ils n'avaient pas bien compris. Moi, quand j'ai compris, je suis partie, j'ai traversé la route, et je les ai laissés là. J'ai été ramassée presque tout de suite par un automobiliste qui m'a conduite aux urgences. Il avait l'air gentil, il voulait rester, mais je l'ai remercié, je lui ai dit que ce n'était rien, juste un petit accident. L'interne de service m'a fait un pansement, j'étais brûlée aux seins, au cou, sur les bras.

L'interne m'a dit: «Qu'est-ce qui t'a fait ça?» Je savais qu'ils sont souvent des informateurs pour la police. J'avais mal, je me sentais faible, mais j'ai dit que ça allait bien. J'ai dit: «Oh rien, c'est juste un accident en voulant allumer du feu.» Il a eu l'air de me croire et j'ai seulement demandé un taxi pour rentrer à Crémat.

Après cela, il fallait que je m'en aille. Ramon Ursu n'a rien dit mais Éléna est venue dans la caravane. Elle a pris mes affaires, elle les a rangées dans mon sac. Elle m'avait donné un pull neuf, en laine rouge et noir. Elle me regardait durement, comme si elle me haïssait. Malko et Juanico jouaient au ballon dans la rue défoncée. J'ai dit à Éléna: «Et Juanico?» Elle a fait signe qu'il restait ici, avec eux. Je crois qu'elle avait raison, que c'était à cause de moi que ça ne se passait pas bien. C'était moi qui portais la poisse. A l'entrée, un groupe de Gitans discutait autour de carcasses de métal, comme des chasseurs qui auraient dépecé une proie. C'était tôt le dimanche, l'usine de broiement ne fonctionnait pas. J'ai mis le sac en bandoulière sur l'épaule gauche, à cause des brûlures. Le ciel était bien bleu, il y avait des hirondelles qui striaient l'espace, et j'entendais clairement leurs cris. J'ai pris un bus jusqu'à la gare, il me restait assez d'argent pour acheter un passage sur le prochain train pour Paris.

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