Le fondouk était bien différent de tout ce que j'avais connu jusqu'alors.
C'était une maison ouverte aux quatre vents, située dans une rue passante encombrée de camionnettes, d'autos, de motocyclettes. Le marché était à deux pas, une grande bâtisse en ciment où on trouvait tout ce qu'on voulait, de la viande de boucherie, des légumes aussi bien que des babouches, des tapis ou des seaux en plastique.
En quittant la maison de Lalla Asma, je ne savais pas où aller. Je ne savais qu'une chose, c'est que je devais me cacher dans un endroit où Zohra et Abel ne me retrouveraientjamais, même s'ils envoyaient la police à ma recherche. Je trottais le long des rues à l'ombre, je rasais les murs comme un chat perdu. Dans ma tête résonnaient les cris de Zohra: «Sorcière! Meurtrière!» J'étais sûre que si elle me rattrapait, elle me ferait mettre en prison. Malgré moi, mes pas m'ont dirigée vers la rue où j'avais cherché un docteur pour Lalla Asma. Quand j'ai reconnu la bâtisse, avec sa grande porte à deux battants grands ouverts, mon cœur a bondi de joie. Là, j'étais sûre que Zohra ne pourrait pas me trouver.
Mme Jamila n'était pas dans le fondouk. Elle avait été appelée quelque part pour une urgence. Alors je me suis assise sagement sur le balcon, le dos contre le mur, et je l'ai attendue à côté de sa porte.
La première fois que j'étais venue, j'étais trop pressée, je n'avais pas eu le temps de regarder ce qui se passait dans l'hôtel. Maintenant, je détaillais tout: les gens qui entraient et sortaient sans cesse de la cour, les colporteurs en haillons chargés comme des baudets, les mar chands qui déposaient leurs ballots sous les arcades. Il y avait des marchands de légumes, des marchands de dattes, et des jeunes gens qui apportaient des cargaisons bizarres en équilibre sur leurs bicyclettes, des cartons de jouets en plastique, des cassettes de musique, des montres, des lunettes noires. Je connaissais toutes leurs marchandises, parce que souvent ils venaient frapper à la porte de Lalla Asma, et comme elle ne pouvait plus sortir faire des courses, elle leur faisait déballer leurs articles dans la cour, et elle leur achetait des choses dont elle n'avait pas besoin, des stylos, des savonnettes, ce qui mettait sa bru en colère: «Mère, qu'est-ce que vous allez en faire?» Lalla Asma hochait la tête: «Peut-être qu'un jour je serai contente d'avoir acheté ça.» Jamais je n'aurais imaginé que les vendeurs à la sauvette pouvaient se retrouver dans un endroit comme cette cour.
L'étage était habité par les jeunes femmes que j'avais vues la première fois, si élégantes et belles, que dans ma naïveté je les prenais pour des princesses. Pour l'heure, elles dormaient encore dans les chambres, derrière les hautes portes entrebâillées.
En scrutant à travers la fente, j'ai vu une des princesses couchée sur un grand lit. Au bout d'un instant, j'ai distingué sa forme. Elle était couchée toute nue sur les draps, le visage recouvert par ses cheveux, et j'ai été étonnée de voir son ventre très blanc, et son pubis entièrement épilé. Je n'avais jamais rien vu de tel. Lalla Asma ne m'emmenait jamais aux bains, et jusqu'aux derniers temps, elle ne voulait pas que je la voie dévêtue. Et mon corps maigre et noir ne ressemblait pas du tout à cette chair si blanche et à ce sexe endormi. Je crois que je me suis reculée, un peu effrayée, de la sueur au creux des paumes.
J'ai attendu longtemps sous la galerie, en concentrant mon attention sur le va-et-vient des marchands dans la cour. Je n'avais rien mangé depuis la veille, j'avais très faim, et je mourais de soif.
En bas, dans la cour, il y avait un puits, et j'avais repéré sous les arcades un ballot de fruits secs entrouvert où les moineaux venaient picorer. Je me suis glissée par les escaliers jusqu'au ballot. J'avais un peu honte, parce que Lalla Asma m'avait toujours dit qu'il n'y a rien de pire que de voler autrui, moins à cause de ce qu'on lui prend qu'à cause de la tromperie. Mais j'avais faim, et les belles leçons de Lalla Asma étaient déjà loin.
Je me suis accroupie à côté du sac ouvert, et j'ai mangé des dattes et des figues séchées et des poignées de raisins secs que j'extrayais d'un emballage en plastique. Je crois que j'aurais mangé la plus grande partie du ballot, si le propriétaire des marchandises n'était pas arrivé silencieusement, par-derrière, et ne m'avait pas attrapée. Il me tenait de la main gauche par les cheveux, et de l'autre brandissait une courroie: «Petite négresse, voleuse! Je vais te montrer ce que je fais aux gens de ton espèce!» Je me souviens que ce qui me mortifiait le plus, ce n'était pas d'avoir été prise sur le fait, mais la façon que le marchand avait d'accrocher ses doigts dans l'épaisseur de mes cheveux et de m'appeler: «Saouda!» Parce que c'était quelque chose qu'on ne m'avait jamais dit, même Zohra quand elle était en colère. Elle savait que Lalla Asma ne l'aurait pas supporté.
Je me suis débattue et, pour lui faire lâcher prise, je l'ai mordu jusqu'au sang. Je lui ai fait face et je lui ai crié: «Je ne suis pas une voleuse! Je vous paierai ce que j'ai mangé!»
Au même moment, Mme Jamila est arrivée, et les dames de l'étage se sont penchées au balcon et ont commencé à invectiver le marchand ambulant, en lui criant des injures que je n'avais jamais entendues. Et même l'une des princesses, ne trouvant rien de mieux comme projectiles, lui lançait des piécettes de dix ou vingt centimes en lui criant: «Tiens, voilà ton argent, voleur, fils de chien!» Et lui restait hébété, reculant sous les lazzis des femmes et sous la pluie des piécettes, jusqu'à ce que Mme Jamila me prenne par le bras et m'emmène avec elle vers l'étage. Je crois que j'avais encore dans les mains les poignées de raisins secs que je n'avais pas lâchées, même quand le marchand m'avait tirée par les cheveux et m'avait battue avec sa courroie.
Mais j'avais si peur tout à coup, ou bien c'était l'accumulation de tout ce qui était arrivé ces derniers temps, avec Lalla Asma qui était tombée sur le carreau et Zohra qui m'avait chassée en me volant les boucles d'oreilles qui m'appartenaient. Je me suis mise à pleurer dans l'escalier, si fort que je n'arrivais plus à monter les marches. Et Mme Jamila qui n'était pas plus grande que moi m'a vraiment portée jusqu'en haut comme si j'étais un petit enfant. Elle répétait contre mon oreille: «Ma fille, ma fille», et moi je pleurais encore plus, d'avoir le même jour perdu ma grand-mère et trouvé une maman.
En haut de l'escalier, les princesses (car c'est ainsi que je les appelais au fond de moi, même quand j'ai compris qu'elles n'étaient pas précisément des princesses) m'attendaient avec mille caresses et démonstrations d'amitié. Elles m'ont demandé mon nom, et elles le répétaient entre elles: Laïla, Laïla. Elles m'ont apporté du thé fort et des pâtisseries au miel, et j'ai mangé tant que j'ai pu. Ensuite elles m'ont fait un lit dans une grande chambre sombre et fraîche, avec des coussins disposés par terre, et je me suis endormie tout de suite dans le brouhaha de l'hôtel, bercée par le grincement de la musique d'un poste de radio dans la cour. C'est ainsi que je suis entrée dans la vie de Mme Jamila la faiseuse d'anges et de ses six princesses.