18

Je suis de retour, avec un autre nom, un autre visage.

Il y a longtemps que j'attends cet instant, c'est ma revanche. Peut-être que sans m'en rendre compte, j'ai tout fait pour qu'il arrive. Simone, qui en savait quelque chose, disait toujours qu'il n'y a pas de hasard.

À Nice, l'organisation du Festival m'a logée dans l'hôtel du bord de mer où la femme de bronze cherche toujours à s'échapper des murs qui l'écrasent. Il y avait toujours un piano sur l'estrade, et une voix qui tramait probablement sur la musique de Billie Holiday. Moi aussi, j'ai chanté ma chanson sur l'estrade, dans la nuit. Dans l'incroyable touffeur, sous un ciel gris plomb, j'ai marché chaque jour dans les rues de Nice, comme si je pouvais reconnaître quelque chose. La grande plage de cailloux était noire de monde, les rues étaient bouchées par les autos. Partout la foule harassée, désœuvrée.

Là où j'avais marché avec Juanico. J'ai pris un bus le long du torrent desséché, jusqu'aux piliers de l'autoroute, et j'ai cherché l'entrée du camp. Je dois être vraiment quelqu'un d'autre parce qu'à peine franchie la porte du camp, entre les barbelés, un homme m'a barré le passage avec sa camionnette. Il avait un regard brutal, méchant. Quand j'ai dit le nom de Raymond Ursu, et il s'est moqué de moi. Il a crié aux autres quelque chose que je n'ai pas compris, un nom déformé: «Roussou! Roussou!» Un autre homme est venu, grand, élégant malgré ses haillons, portant une petite moustache. Il m'a fait signe qu'il n'y avait personne, que tout le monde était parti. Il m'a raccompagnée à l'entrée du camp.

J'ai essayé de téléphoner à Jean, pour lui dire de venir, tout de suite. Pour lui parler du bébé que nous allons faire, dès mon retour. Mais à cause du décalage, je n'ai pu parler qu'au répondeur. Je ne savais pas quoi dire, j'ai dit que je rappellerais. J'avais la nausée, j'avais un point de côté. Je me souvenais de Houriya, quand elle marchait dans la montagne, avec le bébé dans son ventre. Pourquoi est-ce que moi je n'avais pas le même courage alors qu'il n'y a plus rien dans mon ventre? Tout d'un coup la musique m'étouffait. Je voulais seulement du silence, du soleil et du silence.

J'ai laissé un message pour l'organisation du Festival, j'ai dit que j'annulais tout. J'ai quitté l'hôtel dans l'après-midi, et j'ai pris un train de nuit pour Cerbère, pour Madrid, pour Algésiras. C'étaient les vacances, il y avait des touristes partout. Les hôtels étaient complets. À Algésiras, j'ai passé deux jours dans un parking poussiéreux, rempli de voitures arrêtées, de caravanes. J'ai dormi par terre, enroulée dans une couverture. Une famille marocaine a partagé avec moi de l'eau, du Fanta, du pain. Les enfants jouaient entre les voitures arrêtées, dansaient sur la musique de leurs radiocassettes. De temps à autre, des gardes armés de fusils-mitrailleurs passaient au loin, de l'autre côté de l'enceinte de barbelés. Le soleil brûlait au centre du ciel blanc. Mais les nuits étaient douces et fraîches. On parlait par gestes, on racontait des histoires, on comptait les heures, les jours, sur un calendrier. Au début, les enfants se moquaient de moi parce que j'étais sourde, et puis ils se sont habitués. Pour eux, c'était un jeu, rien de plus.

Au troisième soir, nous avons embarqué dans le car-ferry. Je ne savais plus très bien pourquoi j'étais là. Je suivais le mouvement des gens, sans comprendre. Je ne cherchais pas des souvenirs, ni le frisson de la nostalgie. Pas le retour au pays natal, d'ailleurs je n'en ai pas. Ni les deux rives. Ma rive, à présent, c'est celle du grand lac bleu sous le vent froid du Canada. C'était plutôt un fil qui se tendait jusqu'au centre de mon ventre et qui me tirait vers un endroit que je ne connais pas.

J'ai voyagé en autocar vers le sud. Il y avait des touristes allemandes en short, des Françaises à chapeaux, des Américaines en tongs. Je faisais un bout de route avec elles, puis elles s'en allaient dans une autre direction. À Marrakech, j'ai pris un bus vers la montagne, et elles sont parties vers la mer, Agadir, Essaouira, Tan Tan Plage.

Au Tizin Tichka, pendant que le chauffeur du car buvait son thé, j'ai acheté à un Chleuh une énorme ammonite pour Jean. Comme la pierre était trop lourde pour mon sac, le Chleuh a fabriqué un sac à dos avec un vieux sac de raphia. C'était un homme grand et fort, à la peau rouge comme les Indiens d'Amérique, vêtu d'un grand manteau de bure. Il m'a montré une carte postale que son frère lui a envoyée d'Amérique, d'un village dans la forêt, dans l'État de Washington.

C'est comme cela que je suis arrivée à Foum-Zguid. Au sud, la route va vers Tata, au nord vers Zagora. Droit devant, il n'y a que les pistes creusées par les camions et les sentiers pour les chèvres et les chameaux. Il y a l'étendue rêche, écorchée, les puits asséchés, les huttes de boue et de pierre pareilles à des nids de guêpes.

Voilà, je suis arrivée. Je ne peux pas aller plus loin. Je suis comme au bord de la mer, ou sur la rive d'un estuaire sans fin.

J'ai laissé mon sac et l'ammonite dans une chambre du village.

Au guide que j'ai engagé à l'hôtel, j'ai voulu poser pour la première fois la question que je garde dans ma bouche depuis si longtemps. «Est-ce qu'on a volé un enfant, ici, il y a quinze ans?» Mais je n'ai rien dit. De toute façon, je savais qu'il n'y avait pas de réponse. Depuis que je suis revenue, mon oreille s'est bien améliorée, mais est-ce que d'entendre les voix et les mots du langage est suffisant pour comprendre?

Les gens, ici, les gens que je vois, et ceux des villages que je ne vois pas, ils appartiennent à cette terre, comme je n'ai jamais appartenu nulle part. Ils font la guerre, certains viennent prendre une terre qui ne leur appartient pas, creuser des puits là où ce n'est pas à eux.

Les gens d'ici, les gens d'Asaka, Nakhila, Alougoum, les Ouled Aïssa, les Ouled Hilal, que peuvent-ils faire? Ils se battent, il y a des blessés, des morts. Les femmes pleurent. Il y a des enfants qui disparaissent. Voilà, c'est la réalité, que pouvons-nous faire?

C'est ici, j'en suis sûre maintenant. La lumière au zénith est si blanche, la rue si déserte. La lumière met des larmes dans les yeux. Le vent brûlant fait glisser la poussière le long des murs. Pour résister au vent et à la lumière, j'ai acheté un grand haïk bleu, comme les femmes d'ici, et je me suis enveloppée en laissant juste une fente pour les yeux. Dans mon ventre, il me semble que je sens déjà les coups légers de l'enfant que j'aurai, qui vivra. C'est pour lui aussi que je suis venue jusqu'ici, au bout du monde.

Le guide s'est lassé de me suivre dans mes allées et venues le long de la rue déserte. Il s'est assis sur une pierre, à l'ombre d'un mur, il fume une cigarette anglaise en me surveillant de loin. Lui n'est pas un Ouled Hilal, ni un Aïssa, ni un Khriouiga envahisseur. Il est trop grand, on voit bien qu'il vient de la ville, de Zagora, ou de Marrakech, peut-être même de Casa.

Loin, au bout de la rue, devant la dernière maison, là où commence le désert, une vieille femme en noir est assise sur un tabouret, devant la porte vide de sa cour. Son visage n'est pas caché par un voile, il est noir et ridé, pareil à un vieux cuir brûlé. Elle me regarde venir, sans baisser les yeux, son regard est coupant comme une pierre. Elle semble aussi vieille et dure que l'ammonite de Jean. Elle est une vraie Hilal, du peuple au croissant de lune.

Je me suis assise à côté de la vieille femme. Elle est si petite, si maigre, elle m'arrive à peine à l'épaule, comme une enfant. La rue est vide, écorchée par le soleil du désert. Mes lèvres sont sèches et fendues, tout à l'heure, en y passant le dos de ma main, j'ai vu du sang. La vieille femme ne me parle pas. Elle n'a pas bougé quand je me suis assise. Elle m'a seulement regardée, dans son visage de cuir noir, ses yeux sont brillants et lisses, très jeunes.

Je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Maintenant, je sais que je suis enfin arrivée au bout de mon voyage. C'est ici, nulle part ailleurs. La rue blanche comme le sel, les murs immobiles, le cri du corbeau. C'est ici que j'ai été volée, il y a quinze ans, il y a une éternité, par quelqu'un du clan Khriouiga, un ennemi de mon clan des Hilal, pour une histoire d'eau, une histoire de puits, une vengeance. Quand tu touches la mer, tu touches à l'autre rivage. Ici, en posant ma main sur la poussière du désert, je touche la terre où je suis née, je touche la main de ma mère.

Jean arrive demain, j'ai reçu son télégramme à l'hôtel de Casa. Maintenant, je suis libre, tout peut commencer. Comme mon illustre ancêtre (encore un!) Bilal, l'esclave que le Prophète a libéré et lancé dans le monde, je suis enfin sortie de l'âge de la famille, et j'entre dans celui de l'amour.

Avant de partir, j'ai touché la main de la vieille femme, lisse et dure comme une pierre du fond de la mer, une seule fois, légèrement, pour ne pas oublier.

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